Juchée sur le cheval qui lui avait été offert à l’occasion de son anniversaire, Victoire attendait que son invité arrive enfin. Elle était en avance et elle-même n’avait pas pensé qu’il lui faudrait si peu de temps pour s’apprêter ce matin-là. Soit, au plus vite leur moment aurait commencé, au plus vite elle pourrait ensuite s’en retourner aux affaires du pays.

Le pur-sang de robe perle renâcla quelque peu et, tandis que Victoire passait une main douce sur son encolure afin d’essayer de le calmer, ses accompagnateurs lui signalèrent l’arrivée du Duc. Alors, la Souveraine se redressa et tâcha d’apparaitre sous son meilleur jour. Elle ne devait pas donner une impression de négligence, surtout en face d’un Duc avec autant de puissance – et dire que ce Duché avait eu des frictions avec Jean il n’y a guère si longtemps, à bien y penser…

Son défunt mari lui avait toujours dit de savoir garder les personnes de pouvoir auprès de soi. C’était visiblement ce qu’il s’échinait à faire durant ses actions politiques au sein de l’Empire. Victoire avait en tête d’essayer de produire ces stratagèmes dans un premier temps. « Duc de Bourgogne, bien le bonjour. Avez-vous fait bonne route ? »

Le petit numéro du cavalier et de sa monture eut le mérite de faire hausser les sourcils à la Reine. Bon, après tout, pourquoi pas ? Elle s’abstint de tout commentaire supplémentaire. Puis, lorsque Guillaume se plaça à côté d’elle, Victoire fit signe à ses accompagnateurs que tout était sous contrôle. En pleine journée et en un tel lieu, elle était très confiante. Et elle ne craignait en rien le Duc. La petite troupe qui l’avait accompagnée se tiendrait bien en retrait, ce qui leur permettrait d’échanger de vive voix sans craindre d’elle entendu.

« Allons-y, si vous le permettez. » Elle fit avancer son étalon et poursuivit. « Merci à vous d’avoir accepté cette invitation, j’ai conscience qu’elle tombe assez brusquement et je m’en serais voulu de bousculé votre emploi du temps. » Mais puisque ce n’était pas le cas, elle pouvait laisser les fioritures du genre de côté. « Pour ma part je dois dire ne pas avoir eu beaucoup le temps pour me reposer, mais je m’assurerai de la faire une fois la délégation suédoise arrivée ici, en sécurité. »

Mais un sujet avait été abordé en filigranes par le Duc et Victoire choisi d’y faire un rebond. « Quant au fait qu’un souverain se doit d’être proche de son peuple, ce n’est pas l’impression que j’ai eue lors de mes actions au bal. Vous vous souviendrez, je pense, de l’entrée en matière catastrophique qui s’y est jouée, je pense. »

Si le rire du Duc eut le mérite de la surprendre, Victoire se reprit bien vite, concentrant son regard sur un point fictif par-delà l’encolure de sa monture. « Je vois que nous sommes d’accord sur un point, lequel étant que cette soirée eut le mérite d’être… riche en évènements inattendus. » Lorsqu’il invoque le nom d’Hélène, Victoire lui offre alors un regard plus franc.

« Ne vous méprenez pas, j’estime aussi avoir ma part de responsabilité. Je n’aurais jamais dû céder à sa, disons, proposition et rester fière sur mes choix premiers. Sans doute l’ignorez-vous, mais l’homme à qui j’ai fait faux-bond n’était autre que mon protecteur pour l’année en cours. Avez-vous eu connaissance de ce fait, Duc ? »

Peut-être ne connaissait-il pas l’origine même de ce titre très informel et si tel était le cas, Victoire se ferait un devoir – plus qu’une joie – de lui expliquer les tenants et les aboutissants de l’ensemble. « Je préfère être claire avec vous dès le départ, Duc, vous n’êtes à mes yeux pas plus valeureux que l’homme que j’ai maladroitement repoussé sur des conseils peu avisés et qui m’ont personnellement blessé. » Peut-être en disait-elle trop, mais Victoire ne voyait pas comment formuler sa pensée autrement.

Bien, au moins cet homme était franc et n’avait pas peur de lui adresser des propos de cette teneur alors qu’elle portait la couronne sur la tête. C’était une bonne chose. Victoire cherchait des alliés de poids et qui sauraient l’aiguiller sans craindre l’ire royal qu’elle pouvait représenter. Il était très important, selon elle, de bien s’entourer.

Si la mauvaise expérience du bal avait presque éclipsé leur rencontre officielle dans les jardins du palais, Victoire était revenue à des pensées bien meilleures concernant le Duc. Oh, bien sûr, elle allait profiter de cette entrevue pour le jauger et mettre en pratique les compétences qu’il disait vouloir apporter à la France. Quoi de mieux qu’une discussion à bâtons rompus pour cela ? Victoire était pragmatique et préférait mille fois une vérité blessante à un enrobage de politesses et de pieux mensonges pour conserver les apparences.

« Rassurez-vous, ma soirée fut bonne par la suite. J’ai pu danser avec mon cousin, le Duc d’Orléans ainsi qu’avec le jeune prince germain qui n’est autre que mon neveu par alliance. » Puisque le Duc semblait être au courant des tenants et des aboutissants de la protection de Sadie, inutile de faire un plaidoyer dessus et autant passer à d’autres sujets. « La ronde, si elle sut me surprendre, me laisse aujourd’hui un drôle de souvenir. » Mais pas négatif pour autant.

Ils avaient visiblement des points de vue parfaitement opposés en ce qui concernait la ronde. Bon, Victoire ne pouvait lui en vouloir de déplorer son incident vestimentaire, après tout elle-même n’aurait probablement pas bien vécu cela si une telle mésaventure avait décidé de poser ses griffes sur elle. Heureusement, la soirée aura au moins été clémente avec elle en ce sens. Victoire essayait de se raccrocher au peu de positif qu’elle retirait de cet événement.

D’un geste de la main, tout en battant l’air, Victoire s’essaya à rassurer le Duc quant à sa honte. « Allons, allons, ne vous flagellez pas ainsi. Personne n’aurait pu prévoir une chose pareille et je suis certain que cela ne restera pas bien longtemps dans les mémoires. »

Désireuse de changer de sujet, Victoire trouva le moment opportun pour tirer son intérêt sur une dimension toute autre du statut de Guillaume. « Avez-vous eu l’occasion de parler avec vos confrères Ducs, Guillaume ? Je crois qu’Alaric de Normandie est revenu… Ou va revenir prochainement à Paris. Il y a également mon cousin, Charles d’Orléans qui pourrait vous donner de précieux conseils. Ambrose, un autre de mes cousins, plus direct et également Duc d’Auvergne pourrait vous aider à prendre vos aises sur votre position qui, je le devine assez bien, peut se révéler être une charge de travail titanesque. N’hésitez pas à aller solliciter leurs aides, quitte à venir de ma part. Je n’aimerai pas vous savoir perdu sur la gestion de terres fraîchement échouées entre vos mains. »
Evidemment. Hélène lui ayant bien fait comprendre qu’il lui fallait se rattraper –même si elle n’entrevoyait pas encore la raison exacte -, Victoire ne ménageait pas ses efforts.

Victoire resserra les rênes de sa monture tandis qu’elle écoutait le discours de Guillaume. Il était bien au courant de ses relations. C’était à la fois assez déroutant sur le plan personnel et très intéressant sur le plan stratégique. Une personne sachant se placer au bon endroit et au bon moment pour en retirer des informations intéressantes pourrait être un pilier pour l’avenir d’un pays. La France, en l’occurrence.

« Je vois que vous êtes bien informé, Guillaume. » Elle fit une pause avant de reprendre. « En effet, certaines de mes décisions, que l’on a accueilli comme des maladresses, ont froissé certaines personnes dont je n’aurais pas dû écorcher l’égo, je m’en rends bien compte… » Et s’il n’y avait que ses décisions d’impliquées ; mais sa simple existence paraissait désormais inacceptable pour Ambrose ; ce très cher Ambrose qu’elle avait pourtant aimé tendrement des années auparavant.

« Sachez, Guillaume, que j’attache une importance capitale au tempérament de mes proches. Si votre tâche se révèle couronnée de succès ou que du moins vous êtes motivé à aller de l’avant, cela vous portera loin dans les sphères politiques. J’ai besoin de m’entourer d’alliés sur lesquels je puisse compter en toutes circonstances. » Un peu comme dans un mariage, même si elle se retiendra bien de faire la comparaison. Ce n’était pas le lieu ou même le moment de faire ce genre de chose.

Elle ne pouvait nier que les premiers mots de Guillaume firent naître en elle un bien étrange sentiment. Elle qui était française de naissance, elle avait été pendant presque la moitié de sa vie germanique par le mariage – et elle avait adoré cela. Victoire savait donc que la Bourgogne en particulier avait eu à subir le courroux du Saint-Empire Romain Germanique à plusieurs égards. Et inversement.

Qu’il était étrange, donc, de l’entendre parler de « voie de rébellion » quand elle avait successivement été des deux côtés de la ligne. Ceci étant dit, elle était reine de la France, maintenant. Et il lui fallait tenir les rênes qu’on lui avait mis dans les mains de la même manière qu’elle le faisait avec sa présente monture.

Elle devait donc s’en réjouir, même si l’arrière-goût amer était toujours là. « Rébellion, oui… »

Son regard se perdit vers un nouveau point invisible. « Guillaume, avez-vous quelque chose à protéger ? Quelque chose pour laquelle vous donneriez jusqu’à votre vie ? » Sans doute mettait-elle trop de personnel dans cette question, mais c’était quelque chose d’important pour elle, pour jauger les dires de son vis-à-vis. Elle, donnerait n’importe quoi pour Lallie et Basile.

Bien, elle comprenait maintenant pourquoi le discours de Guillaume semblait si prévisible. Il est vrai que le pauvre n’avait plus de famille – du moins, aucune qu’il n’avait réussi à joindre pour l’heure – et se retrouvait si isolé que sans doute le travail et la gestion de ses terres lui donnaient l’illusion de ne pas tout perdre. Victoire comprenait. Il était grand temps pour elle de savoir miser sur le pragmatisme à avoir en pareille situation. « Je vois. Je suis navrée pour vous, Guillaume. »

Car même Ambrose, s’il refusait de lui parler dorénavant, restait un membre de sa famille pour lequel Victoire se battrait bec et ongles au besoin. Alors, le temps ayant filé bien plus qu’elle ne l’avait imaginé durant cette balade à dos de cheval, elle délivra quelques nouvelles paroles. « Je vais bientôt devoir songer à me marier et à fournir de nouveaux héritiers à la France puisque tel est mon rôle en tant que femme. » Et si cela pouvait éviter à Lallie et Basile d’avoir ce poids sur leurs épaules… C’était une solution envisageable. « Je vais avoir besoin d’une personne pour m’aiguiller dans cette voie. J’ai déjà mes conseillers, il est vrai, mais dans le cas où nous serions dans une impasse lors des discussions, j’ai besoin d’une personne hors de ces débats pour me donner un avis objectif sur la situation, sur la question. »

Son regard tomba sur Guillaume. « Si la perspective de me conseiller ne représente pas pour vous un poids supplémentaire, je pourrais vous proposer le titre de Chancelier de la Cour. »

La réaction de Guillaume satisfit Victoire. Il semblait intéressé par l’offre et c’était en soit une bonne chose.
« Fort bien. Je vais prendre le temps d’y réfléchir plus avant et je reviendrais vers vous sitôt qu’aura mûrit ma décision. Ne vous en faites pas, Guillaume, je ne vous laisserais pas sans réponse. » Ce serait là un irrespect dont elle ne s’imaginait pas capable de se vêtir.

« En revanche, il vous faudra songer à quelqu’un pour administrer vos terres en votre absence. Je vous suggère donc de songer à votre contingent de personnes prêtes à prendre la charge de vos affaires terriennes en votre absence. » Peut-être Dame de Constantinople serait heureuse de tenir pareil rôle ? Victoire glissera peut-être un mot ou deux en ce sens à Guillaume par la suite.

Mais pas pour le moment. L’homme devait déjà réfléchir à s’il était capable de ce genre de prodige. « Nous devrions rentrer, il se fait tard. »