Le silence est une denrée rare en ces temps de fête. Fuir le florilège de la cour était une chance inespérée. On ne peut décemment imposer au Maréchal des armées de prendre part pleinement aux festivités s’il avance la sécurité de la couronne. Ce, à raisons. Les récents bruits laissaient parler de mouvements étranges dans la capitale. Un échange avec Stanislava avait même poussé Eve à se méfier des plus proches partisans de la cour. Alors Eve n’avait en rien laissé sa méfiance de côté, demandant au récemment nommé Commandant de mettre en position ses hommes les plus sûrs. Eve était presque persuadée d’avoir aperçu la silhouette si imposante d’Aimable de Bayard. Et si elle ne se trompait pas, d’autres soldats étaient mêlés à la foule sous couvert de protection pour la couronne.
Elle ne s’attendait pas cependant à ce qu’un certain Gabriel de Sercey se trouve ici. Un instant elle s’interrogea sur ses propres informations. Elle n’avait pas le souvenir que celui-ci ait été indiqué pour ses grades militaires. Mais après tout, il n’était aucune surprise qu’un Marquis récemment offert à la main de l’enfant de Bellevallée doive ainsi s’exposer aux regards du monde. Eve ne se fera pas remarquer, rejoignant simplement les jardins après un preste signe de tête à June. Elle pouvait lui faire confiance pour préserver la sécurité dans l’enceinte du bâtiment.
La foule ici n’est plus. Oh, bien sûr qu’elle avait croisé le chemin malheureux de quelques âmes forniquant allègrement sous les pergolas éparses des lieux. Ce qu’il était facile pour ces individus d’oublier que le monde pouvait être un tel danger. Aux aguets, elle était obligée de le rester. Contournant l’angle de l’édifice, la musique se fait plus intense, à l’instar des conversations plus sonores. La lumière de l’intérieur s’étire en de longs drapés aux couleurs chaudes, dessinant les reliefs de la végétation environnante. Mais son attention se trouve pleinement attirée par la voix interpelant dans la nuit, trop tranchée pour provenir de l’intérieur.
Quelle ne fut pas sa surprise de trouver celui qu’elle avait délibérément fuit dans les affres de cette soirée. Approchant d’un pas plus lent pour le laisser l’apercevoir avant d’être à portée, Eve reste dans son rôle, les écussons à sa veste l’affichant sans peine.
« Monsieur de Sercey. »
Eve note malgré elle qu’il porte une tenue somptueuse. Il n’était en rien surprenant que les pères et jeunes femmes s’empressent de vouloir abuser d’un si charmant parti. Pourtant, c’est autre chose qui retient surtout l’attention d’Eve. Cette fois-ci elle approche, inclinant légèrement le visage pour mieux surveiller l’air indisposé de l’autre homme.
« … Dois-je faire quérir un médecin ? Vous semblez pâle. »
Elle observe un instant les alentours et pince les lèvres, visiblement inquiète.
« Il est un endroit un peu plus écarté de la foule à quelques pas d’ici, je peux vous y guider si vous le souhaitez ? »
Fatigue, prétend-il. Ce n’est pourtant pas vraiment cela qu’elle lit sur ces traits tirés, sur ce visage d’albâtre perlant de sueur. La fièvre ? Eve pince les lèvres face à cette démonstration si humaine, reconnaissant avec une touche d’ennui que la lune, ce soir, n’est pas pleine. Une remarque bien simple qu’elle ne manque pas de tout simplement oublier le temps de prendre en charge l’autre homme. Elle a presque l’envie de lui souffler l’ordre basique du repos lorsqu’elle l’aperçoit tenter de sauver les apparences. Un comportement qu’elle trouve particulièrement sensible, si ce n’était pas simplement adorable. Un demi sourire inquiet se peint sur son visage alors qu’elle réalise qu’elle se trouve presque soulagée de ne pas entendre l’autre homme lui demander de passer son chemin. Approcher d’un pas et se laisser surprendre par ce rire. Par ce sourire.
Vous m’avez manqué, Gabriel, voudrait-elle presque murmurer, se perdant une seconde de trop dans le bleu de ses yeux.
Eve n’en dit rien et se contente de venir flanquer l’autre homme, une main svelte et rassurante contre son coude l’inciter à suivre et se laisser guider. Si de Sercey s’y montrait néanmoins réticent, Eve ne ferait rien pour appuyer ce geste qu’elle veut simplement rassurant.
« Je suis navré de vous apprendre que ces dames risquent davantage de s’inquiéter de votre condition que de votre charmante personne, Monsieur de Sercey. »
Il n’est jamais bon de se voir symptomatique d’une fièvre en telle période d’épidémie. La peste faisait encore des ravages, et l’idée que l’homme puisse en être atteint tord le cœur d’Eve d’un sentiment qu’elle étouffe d’une conversation plus légère.
« Le grand air des jardins vous fera certainement le plus grand bien… Si cela est nécessaire, je demanderai l’assistance de l’un de nos compagnons pour vous faire ramener jusqu’à votre demeure… »
Elle avait cependant l’espoir qu’il se sente plus à ses aises rapidement. Leurs pas dans les gravillons d’un chemin sont paisibles, un écho léger à mesure qu’ils s’éloignent du brouhaha de la foule de convives. Au détour d’un bosquet aux dahlias colorés, un banc de pierre se dessine auquel elle invite l’autre homme à s’installer, un petit sourire sur les lèvres la jeune femme se détourne et approche de la fontaine faisant face au banc.
« Ne vous sentez pas obligé de tenir les règles de bienséance. Je comprendrai sans peine que le carcan de cette tenue puisse vous être inconfortable. » Une pause et elle tourne un regard brillant d’amusement vers lui. « Aussi séduisant soyez-vous. Mais je présume que bien des dames ont dû vous souffler ces mêmes paroles à l’oreille, ce soir. »
Une pointe d’humour et elle longe un instant la fontaine, aux aguets, surveillant les alentours par réflexe.
« Je ne devrais cependant pas me rire de tout ceci… Ne suis-je pas le premier à avoir offert de surveiller l’extérieur du bâtiment… N’est-il pas complexe à nos âges d’être victime du célibat lorsque la cour ne souhaite que nous passer la corde au cou. »
Ou plus communément, la bague au doigt.
La remarque du jeune noble arrache sans la moindre peine un sourire au comte, notant distraitement qu’au moins, ce côté des jardins était envahi de fleurs moins odorantes que les rosiers disposés à quelques mètres de là. Eve pouvait admettre que certaines femmes – et certains hommes – ne manquaient pas d’abuser de ce genre de produits… Elle pour sa part n’y avait jamais trouvé le moindre intérêt – n’était-il pas là tout l’intérêt de dissimuler sa propre odeur ? Elle ne portait qu’un trait bien léger d’une plante qu’elle avait apprécié toute sa vie. A peine discernable contre son odeur naturelle. Qui avait donc dit que se dissimuler sous les traits du genre opposé lui ôtait tout droit à la moindre forme de coquetterie ?
Le regard d’Eve brille d’amusement alors qu’elle secoue doucement la tête à la plaisanterie de l’autre homme. Il y avait quelque chose de particulièrement agréable à le voir retrouver ses esprits… Et si seule la vérité devait être prononcée, Eve entendant malgré elle le rire d’un autre contre le timbre tranquille de la voix de Gabriel. Elle se détourne, dissimulant un sourire alors qu’elle observe le reflet de la lune. N’était-ce pas également au cours d’un bal qu’Eve avait rencontré une autre âme délicate de la famille de Sercey ? Le souvenir lui était tendrement nostalgique.
Perdue à sa contemplation, elle n’entendit le colonel s’approcher, et là, contre son oreille, le son de sa voix réveille un sentiment qu’elle n’avait plus ressenti depuis bien longtemps. Ramenant instinctivement ses bras contre sa propre taille, comme pour se protéger d’une sensation fantôme, elle ferme les yeux, ne réalisant pas qu’elle aurait espéré, malgré elle, qu’un jour ces mots lui aient réellement été adressés.
Elle reste pourtant sotte lorsqu’il s’éloigne, une fragilité évidente dans son regard qu’elle ne tourne pas vers lui. Non, elle ne pouvait pas se permettre d’exposer ceci. Pas à lui. Pas à quiconque.
« Un maréchal et son colonel filant le parfait amour au cours de l’eau. »
L’idée était saugrenue. Eve avait décidé d’oublier son propre genre pour ne plus souffrir de son propre cœur, de sa propre condition. Alors pourquoi finit-elle par se retourner, observant la silhouette lui tournant le dos. Là, sous la lune, ses mèches brunes couvrent la ligne pâle de son visage d’un voile éthéré. Sa gorge se noue et elle oublie ses dernières paroles. Oublie que cet instant n’est pas un souvenir. Pas un instant volé.
Ce n’est que lorsque leurs regards se croisent à nouveau qu’elle réalise son erreur, détournant le visage, une chaleur infime rosissant sa peau d’albâtre. Elle s’éclaircit la voix et presse ses doigts glacés contre sa joue, tentant de dissimuler son émoi. Répondre. Sa Majesté, elle, n’en rirait pas. Non. Dieu n’approuverait pas- … Non. Les mots viennent à lui manquer et contre son gré, ses doigts effleurent le pendentif à sa gorge sous le pli du jabot délicat ornant son col.
Pourquoi ? Pourquoi l’idée, aussi saugrenue soit-elle, ne l’avait pas laissée indifférente ?
« Je serai honoré si… Pas dans l’immédiat bien sûr mais.. Si je m’en montre digne, m’accorderiez vous votre main ? »
Eve inspire lentement, le cœur lourd. La légèreté de l’instant lui échappe. Rester aux côtés de cet homme lui rappelait trop de souvenirs. Finissant enfin par se détourner, elle ne perd pas sa superbe en prononçant calmement.
« Vous me voyez ravi de vous trouver en de meilleures conditions, Monsieur de Sercey. Je crois qu’il est cependant temps pour moi de reprendre mes fonctions. Je regretterai de manquer à mes devoirs. »
Oui, ses devoirs. Son allégeance pour Victoire était la seule raison de sa fuite…
Mal à l’aise… Était-ce tout simplement ça ? Le poids de sa main contre l’épaule du maréchal pourrait le faire flancher. Comme si d’un coup, le poids du monde entier s’était à nouveau écrasé sur elle. Elle regrette. Elle regrette tant de choses. L’absence de son frère. Sa nouvelle position. Sa présence au côté d’un fantôme réveillant tant d’émotions au fond d’elle. Sa vie entière était basée sur le contrôle, sur le règne autoritaire qu’elle tenait sur ses sentiments. Pourquoi maintenant ? Il n’était personne. Le descendant d’un homme qui avait certainement dû l’oublier sans la moindre peine. N’avait-il pas eu des enfants, après tout ? Gabriel devant elle en était la preuve.
Non. Non elle ne peut pas. Elle ne peut pas. Pas ça. Pas maintenant.
Eve lève une main devant ses yeux, voilant son trouble, baissant la tête un instant alors qu’elle devrait simplement se détourner et s’éloigner. Elle entend sa voix et superpose sans réfléchir, ce timbre suave, à celui de l’homme qu’elle avait un jour connu. Était-elle vraiment si pathétique que ses souvenirs réprimés parviendraient à l’étouffer ? Oppressée, elle pince ses lèvres et ne réalise pas. Ne réalise pas que les mots lui échappent sans qu’elle n’en ait vraiment eu l’intention, ses mots en partie emportés par la brise faisant danser les branchages environnants, faisant tournoyer l’onde délicate de la fontaine.
« - croire au destin. »
Eve se tend et d’un mouvement, défait les boutons de sa chemise à son col. Elle n’avait pas le luxe du passé. Chaque nouvelle vie effaçait la précédente. C’était ainsi. Ils en avaient décidé de la sorte, Adam et elle, il y a bien longtemps. Oui. Elle n’a pas le choix. Elle ne l’a jamais eu.
Le visage fermé, elle referme son poing sur le pendentif reposé tendrement contre sa clavicule, et dans un son sec, arrache le bijou de sa gorge, conservant l’objet contre sa paume, les formes si somptueuses du motif s’imprimant contre sa peau. Son cœur manque un battement alors qu’elle détourne le regard, les jointures de ses doigts blanchies contre l’intense pression de ses doigts. Elle devrait s’en débarrasser. Le jeter à la mer, ou dans cette fontaine.
Pourtant sous la lune, le balancier léger de la chaîne en or se meut d’un ballet lent et calme… Jusqu’à ce qu’elle en vienne à trembler. Une inspiration et elle bloque son souffle. Une fois unique, elle bat des cils et lorsqu’elle tourne à nouveau son regard sur Gabriel, le bleu limpide de ses yeux est intact. Un sourire léger et elle se courbe d’une légère révérence.
« Veuillez m’excuser mon égarement. »
A quoi bon.
« La fatigue a simplement dû me rattraper. »
Encore un mensonge. Un de plus.
Comme si tout avait été préalablement orchestré, la façade d’Eve ne suffit pas. Comment rattraper cet instant ? Comment retrouver l’ordre des choses lorsque l’on a déjà affiché une plaie si béante ? Avait-elle un jour seulement aussi visiblement montré les lambeaux qu’elle cachait désespérément derrière un voile charismatique ? Son sourire est impeccable, pourtant. Sa voix était restée sûre. Rien n’aurait dû la trahir. Rien.
Alors pourquoi ses doigts continuent-ils de trembler ?
Elle doit s’en cacher. Elle doit tout dissimuler. S’apprêtant à enfoncer son poing dans sa poche, c’est pourtant le toucher délicat de Gabriel qui la fait sursauter d’un mouvement discret. Elle était pourtant sûre qu’elle ne l’avait pas quitté des yeux… Adam lui reprocherait d’être trop distraite. De laisser une telle ouverture dans sa garde. Elle devrait avoir honte, ainsi perdue dans ses propres rêveries. En proie à ses tristes démons.
Elle déglutit, et malgré elle, si le tremblement de sa main cesse au contact chaud et rassurant de l’autre homme, elle se retrouve impuissante. Impuissante face au déclic qui la submerge. Comme la goutte d’eau de trop, c’est tout autre chose qui se brise en silence. Mentir, oui. Cacher la vérité. La mince couche de tissu séparant leurs deux peaux ne suffit pourtant pas à cacher la chaleur des doigts contre les siens. Depuis quand cette chaleur lui a-t-elle manqué ? Pourquoi ne pouvait-elle que voir ses yeux à lui. Il n’existe pas.
Il n’existe plus.
Alors pourquoi dans la quiétude d’une nuit festive, peut-elle lire dans les yeux de Gabriel ce qu’elle cherche à étouffer depuis bien longtemps ? Sa gorge se noue, son cœur rate un battement, puis deux. Est-ce qu’il l’entend ? Est-ce qu’il le voit, ce fragment de verre qui heurte le sol sans que rien ne puisse le rattraper ?
Son poing se desserre alors qu’il lui somme sans un mot de ne pas le faire. Pourquoi un geste muet pouvait-il porter tant de signification ? Elle ne saura jamais. Elle ne saura jamais pourquoi là, devant les yeux de Gabriel, ses prunelles couleur d’azure se sont emplies d’eau. Elle n’a pas la fierté injuste de se détourner. Rien n’aurait pu en être tiré. Lorsqu’elle finit par ramener sa main libre devant son visage, c’est tête baissée qu’elle perd pied. Que le monde entier semble la rattraper.
Aucun mot ne lui vient, aucun autre sentiment que le sens d’une solitude ineffable.
Un homme qui n’avait fait preuve que de méfiance à son égard à leur première rencontre. Tout avait joué pour que les circonstances les éloignent malgré leurs positions respectives dans l’armée. Il n’y aurait dû y avoir qu’un lien de subordination entre eux. Seulement ça. Mais Eve a toujours été curieuse. Et Eve n’a jamais su ne pas donner vie à ses curiosités. C’était comme ça qu’elle s’était approchée de Gabriel. Comme ça qu’elle s’était approchée d’un jeune homme qui dans le passé avait eu une douceur telle qu’il était parvenu à toucher quelque chose qu’Eve n’avait jamais ressenti auparavant. Curieuse d’un nouvel homme, plus sobre, plus austère, qui portait les mêmes yeux de glace. Sa curiosité finirait par la tuer. Elle en est intimement persuadée.
Mais quelle conviction la protégerait de lui ? De ses doigts agrippant les siens avec confiance, et pourtant sans la moindre forme de contrainte. Gabriel, sans le moindre effort, rattrape cette chute vertigineuse. Reprend dans ses bras un cœur brisé qui n’avait jusque-là jamais trouvé à se révéler. Quelle ironie qu’était cette vie. Quelle mascarade infâme que de devoir s’infliger l’immonde sentiment de ne plus être maître de soi-même.
Pour ce qu’aucun son ne lui échappe, ses sanglots sont pourtant marqués contre son corps alors qu’elle se replie instinctivement contre l’homme. Son bras ne la repousse pas, ou plutôt, elle ne fait aucun mouvement pour le repousser. Qu’avait-elle fait ? Ce n’était pas l’endroit. Pas le moment. Rien de tout ceci n’aurait dû se passer ainsi. Rien de tout ceci ne devrait arriver. Pas sa main qui agrippe le pan de la veste du marquis. Pas son front contre sa clavicule. Mais son odeur lui rappelle ces étreintes suaves partagées là où le monde leur donnait le droit de se rencontrer. Son odeur celle d’une nuit paisible au creux des bras d’un autre qui lui ressemblait pourtant tellement. Sans réfléchir, elle se laisse aller un peu plus contre lui. Contre la chaleur si réconfortante d’un corps qu’elle jurerait connaître.
Combien de temps était-elle restée là, pleurant contre un homme qui ne lui devait rien ? Combien de temps lui fallut-il pour retrouver son souffle, lèvres rougies de les avoir trop mordues, cils blonds trempés de ses larmes, à l’instar de ses joues à peine rougies par l’émotion. Il n’avait probablement pas pu se passer plus d’une poignée de minutes avant qu’elle ne se redresse, juste un peu, semblant presque retrouver le sens de son poids sur ses propres jambes. Ses doigts se spasment sous la chaleur agréable de la paume du marquis, et elle ne fait pourtant rien pour s’éloigner. Rien. Elle ne relève même pas le visage, honteuse et gênée lorsque le son de sa voix porte à peine entre leurs deux corps enlacés.
« Pardonnez-moi, Gabriel… »
De sa main libre elle tente d’effacer les traces de cet éclat, ses doigts contre ceux de l’homme se tendant une seconde alors qu’elle ne trouve pas la force de s’éloigner. Et dans le silence, sa voix n’a jamais été plus fragile.
« Accordez-moi encore un instant… S’il vous plaît. »
A penser qu’il y a plusieurs semaines de cela, aucun d’eux deux ne parvenaient à montrer le moindre signe de confiance l’un envers l’autre. Et désormais… Désormais, à sentir ses doigts chauds contre sa peau, même au travers de ses gants, la laissait presque au bord des larmes à nouveau. Elle ne relâche pourtant rien. L’observe sans rajouter quoi que ce soit, parce qu’il ne demande rien. Parce qu’il n’a pas l’air de vouloir comprendre. Il… aurait presque déjà compris, en réalité.
Eve n’a pas le réflexe de tendre l’oreille. Se laisse faire comme une enfant alors qu’il sèche ses larmes, la voix douce. Il la tire à nouveau contre lui et il… lui faut quelques instants. Quelques instants pour qu’elle vienne glisser sa main contre le flanc de Gabriel pour s’agripper à lui, venant presser doucement sa joue contre son épaule, comme il y a bien longtemps. Elle n’a pas le droit à ceci. Et pourtant, lorsqu’il lui offre le temps dont elle aura besoin, comment ne pas céder ? Comment ne pas vouloir davantage ? Ne pas vouloir se perdre dans la douceur d’un homme qu’elle voudrait être celui de son passé. Aurait-il ainsi vieilli ? Aurait-il traversé la guerre et la peste… ? Aurait-il perdu certains de ses proches ? Serait-il marié… ? L’idée fait naître un sourire triste à la commissure de ses lèvres.
Et si lorsqu’elle ferme les yeux, le pendentif lui échappe des mains sans qu’elle ne le réalise, c’est uniquement parce qu’elle s’est perdue contre les battements rassurants de ce cœur chaud. Se laisser bercer est une imbécilité. Une imbécilité qui la pousse à murmurer, si bas qu’elle espérerait ne pas être entendue.
« Merci. »
Son cœur n’est peut-être pas en état, mais elle se sent enfin apaisée. Presque lovée contre un homme dont elle ne sait finalement rien, elle finit pourtant par se détacher de lui, l’ombre d’un sourire et elle détourne enfin les yeux, embarrassée.
« Que dirait le peuple s’il nous voyait… »
Un maréchal et son colonel… Un rire, léger, encore marqué de ses larmes passées dans l’émotion qui serre sa voix, mais elle murmure malgré tout, baissant les yeux.
« Vous aviez raison, j’aurai dû fuir avec vous. »
Et le poids de ces mots, un rappel de sa plaisanterie d’il y a quelques instants, n’aurait jamais pu être plus vraie. Elle aurait dû… Eve s’empêche de pousser la réflexion. Elle ne pourrait rien changer. Mais dans un aveu sans aucune signification, il ne pourrait rien en tirer. Le passé n’était plus à refaire. Elle devrait se contenter d’apprendre à apprécier le descendant de… un soupir. Oui… L’homme qu’elle a aimé.
Tout ceci devrait s’évaporer. Disparaître pour ne jamais refaire surface. Eve reprend son souffle et pointe son regard sur la fontaine, essayant de s’apaiser encore un instant sur l’onde tranquille. Il ne fallait pas oublier que le monde ne s’arrêterait pas ici. Elle devait passer à autre chose. Eve tire un ruban de sa poche et noue ses cheveux en un simple point bas contre sa nuque. Il fallait qu’elle reprenne ses devoirs.
Le vide passif dans ses pensées lui laisse un sentiment de quiétude qu’elle ne pense pas avoir ressenti depuis longtemps. Peut-être était-il tout simplement temps qu’elle quitte les lieux. Elle devrait peut-être demander à Gabriel de garder le silence… Mais l’idée lui serre le cœur. Cet homme ne lui devait rien, et pourtant il venait de la consoler de la façon la plus rassurante du monde. Aucun mot n’aurait aidé davantage.
Elle se laisse pourtant surprendre par le geste de Sercey, prise au dépourvu lorsque ses doigts se referment sur son poignet, la vulnérabilité dans son regard est toujours présente. Oh que ce pincement au cœur lui fait mal, lorsqu’il repose le pendentif au creux de sa main. Ses lèvres se pincent, sourcils légèrement froncés en une légère douleur mais elle le laisse faire. Referme ses doigts contre le bijou.
« Merci… »
Eve ramène doucement sa main contenant son plus précieux souvenir contre sa poitrine et ferme les yeux. Elle ne doit pas s’accrocher à sa chaleur. Elle ne peut pas. Un léger soupir et elle sourit, l’ombre d’elle-même, mais elle fait l’effort, aussi dur soit-il de reposer ses yeux sur les siens.
« Passez une bonne soirée, Gabriel. »
Une salutation polie, son dos courbé alors qu’elle finit par lui tourner le dos, ses doigts toujours refermés sur une rose aux tons bleus qu’elle ne saurait oublier. Si une seconde elle avait pensé que cet homme était celui de son passé, tout doute était désormais oublié. Son sourire s’efface mais elle ne laisse pas pour autant ses épaules s’affaisser. Qu’attendait-elle, de toute façon ? Qu’il soit aussi une créature nocturne… ? Quelle idiotie…
Oui, quelle idiote.