La chasse avait été bonne. Ce matin-là, je rentrais de ma sortie nocturne avec un cerf tout juste gras – ils commençaient tous à reprendre un peu de poids avec l’arrivée du Printemps après tout – mais qui saurait rassasier ma famille pour au moins deux jours. Ce qui voulait dire que demain, s’il n’y avait pas de réparation à effectuer dans la maison, je pourrais lézarder au soleil sans trop me faire houspiller par Sloan. Une bonne chose, en somme.

A peine avais-je poussé la porte qu’une silhouette bien connue se jeta sur moi, de son tout faible poids. « Oui oui Mordeuse. » dis-je en un râle plus bienveillant que je ne l’aurais véritablement voulu. Le cerf déposé sur le sol, je défends bien ma petite fille d’y toucher « Pas pour toi. »

C’est en voyant Sloan que je comprends que je suis peut-être rentré un peu Sali par ma chasse, en effet. Je n’avais pas été particulièrement soigneux, cette nuit. Je n’avais plus qu’à corriger ça et savait parfaitement comment le faire. « Je vais me baigner dans la rivière d’à côté, je reviens. » Puis, après une seconde de réflexion. « Mordeuse, viens ! Toi aussi t’as besoin d’un bain j’crois bien. » Heureusement que la source était encore pure, pas comme cette maudite Seine où les humains balancent tout ce qu’ils peuvent.
Ils me dégoutent tous, ceux-là.

Passer un peu de temps hors de la maison était toujours plaisant, surtout depuis la fin de cette maudite guerre. Au moins maintenant, même si je suis toujours sur le qui-vive – mon grand âge n’étant pas innocent dans ce calcul -je pouvais ne plus penser qu’à chaque maudite seconde de mon existence je peux me faire sauter dessus en vue d’un égorgement dans les règles. Et je peux sortir plus aisément avec Sloan, mes enfants et … Mordeuse, aussi.

C’était difficile de devoir la garder enfermée presque tout le temps pour son propre bien. Dans son malheur, je me dis que peut-être, elle aurait simplement été confondue avec un gros chiens et que de ce fait, les vampires et autres lycans mal embouchés n’auraient pas eu à lui porter le moindre intérêt. C’aurait été tant mieux mais puisque je n’en saurais jamais rien – et que ça me convient parfaitement comme ça -, autant passer à autre chose.

J’avais omis dans ma pensée un autre genre de prédateur. « Non, j’en ai pas vu. » Les Deux-Pattes comme elle les appellent, ni plus ni moins que des humains harassants et ô combien agaçants. Et dire que je l’ai été un jour, moi aussi. Mais bon. « Et tu t’en approches pas surtout. C’est un ordre. » Et j’entends bien à ce qu’elle m’obéisse. Elle plus que n’importe quel autre. Je la perdrais bien assez tôt pour ne pas précipiter sa chute.

C’est dur de ne pas sourire quand Mordeuse agit de la sorte. Parce que c’est une gamine que la vie n’a pas gâtée, quand même. Et pourtant, même si j’ai envie de rentrer dans son jeu, j’y arrive pas. « Arrêtes ça. » Je suis trop sec, je le sais. Sloan me l’a dit. Mes enfants aussi. Même moi je me le suis déjà dit. Mais c’est plus fort que moi, j’me dis que si je cède maintenant, je ne pourrais jamais encaisser son départ, quand il viendra.

Parce qu’il viendra quand moi j’aurais pas changé d’un pouce. Une partie de ma vie s’en ira définitivement et moi j’aurais pas été en mesure de le protéger. Jusqu’au bout cette foutue vie aura voulu me porter le coup fatal sans y parvenir. J’imagine que c’est une vengeance plus ou moins mérité. Chienne de vie. Pardon, Mordeuse.

« Ouai… Mais c’était y’a vraiment longtemps. T’étais loin d’être née. Et ta grand-mère non plus d’ailleurs. » Je devais bien avoir déjà deux cent… ou peut-être trois cent ans quand j’ai connu Velsa. Ça n’a plus vraiment d’importance, maintenant. « On est pas pareil, les deux-pattes et nous. On est pas fait pour vivre ensemble. »

Ça aussi, la vie s’est bien chargée de me l’apprendre.

Heureusement, rien n’est jamais compliqué avec Mordeuse. Enfin si on omet sa faible capacité à retenir ce qu’on lui dit de façon systématique mais bon, j’ai connu des gens qui étaient pareils et qui le faisait exprès. C’était pas le cas pour elle. Tant mieux car nous voici arrivé près du ruisseau. Immédiatement, elle saute dedans, comme un véritable chien surexcité. Je dois admettre que ça m’arrache un sourire.

J’ôte ma chemise mais conserve mon semblant de pantalon pour plonger dans l’eau. C’est encore très frais, la saison chaude se chargera de rendre ce genre de plongées plus agréables, plus tard. Pour le moment, c’est très bien comme ça. J’ai de l’eau jusqu’à mi-cuisse, c’est largement suffisant.

Puis je viens attraper Mordeuse par la nuque pour vérifier un peu son état général. « Bon alors, voyons voir si t’as encore des puces. » Ce serait problématique, je préfère arracher le mal à la racine que de le laisser se poursuivre, même si elle n’apprécie surement pas quand je lui retire quelques tiques bien accrochées. Ça fait un moment que sa fourrure n’a pas été entretenue, j’ai l’impression, il faudra que je lui donne un ou deux coups de brosses, prochainement. « C’est pas possible mais où tu vas te trainer, décidément ? »

Y’a plus de boue là-dedans que sur l’ensemble du chemin qui traverse la forêt.

Contre d’autres, je me serais surement énervé assez sèchement. Mais pas sur Mordeuse. Parce qu’elle n’est pas comme les autres, justement. Je ne peux décemment pas la punir pour quelque chose qu’elle n’appréhende même pas. Quelque fois, je me demande si elle ne serait pas tout simplement mieux dans une véritable meute de loups. Des loups normaux, évidemment. Enfin, non pas que notre condition soit anormale mais à mon sens le monde de la lycanthropie est trop vaste pour que Mordeuse puisse s’y épanouir pleinement.

Mais je crains trop de la laisser partir, je crois. J’ai peur qu’elle m’échappe comme Velsa m’a échappé avant elle, comme sa propre mère l’a fait aussi. Alors je sors juste du court d’eau et marche dans sa direction. Tant pis pour le pantalon, il séchera quand je marcherai. « Calme, calme Mordeuse. C’est terminé. » Jusqu’au prochain bain. Mais au moins là je lui ai retiré une bonne partie des parasites, ça devrait un peu moins la gratter pendant quelques jours.

« Et si on faisait la course ? C’est que tu ne m’a toujours pas battu ! » Je sais que si j’arrive à détourner son attention, elle ne m’en voudra plus très longtemps.

Je suis satisfait de voir que Mordeuse, aussitôt la course proposée, s’enfuit ventre à terre pour essayer de me distancer. Il ne m’en faut pas plus pour me jeter à sa poursuite, revêtant ma peau de loup.

Mais… Quelque chose ne va pas. C’est dans l’air. Je sens une odeur particulière qui m’empêche de poursuivre Mordeuse immédiatement. Ce n’est qu’en entendant, plus loin, les craquements de branches que l’on écrase que je comprends. Ça, ce n’est pas un cerf.
Ça, c’est un putain d’humain. Dans ma forêt. Dans mon domaine sécurisé.

Pourtant, je veux voir ce qu’il fait avant de décider de le tuer ou non. Mieux vaut éviter de faire disparaitre ces parasites trop rapidement, la curiosité en pousserait d’autres à venir inspecter les lieux et ce n’est pas souhaitable.

Mais lorsque je vois qu’il a une de ces armes de jet à portée de mains et qu’il vise quelque chose non loin, je ne réfléchis pas. Ça pourrait être Mordeuse autant qu’un faon, je m’en fiche. Je ne le laisserai pas agir à sa guise chez moi.

J’ai manqué de vigilance. Je devrais me reprendre pour les fois suivantes. Comme quoi on ne peut jamais se laisser aller avec des humains dans les parages. Jamais, jamais, jamais. Je les hais. Je vais les massacrer.

Lui, pour commencer. Non pas parce qu’il m’a blessé. Ce n’est pas agréable et je mentirais si je disais que je n’ai rien senti, mais les Seldjoukides ou les arènes illégales m’ont laissée dans les chaires des blessures plus douloureuses que ça. Mais quand même, quelle invention affreuse que cette chose-là, que ce bâton de métal. Pourquoi faut-il que l’humain ne s’illustre que dans l’horreur ? C’est quand même fou d’en arriver là.

J’allais pour prendre un risque, pour attaquer de nouveau, mais Mordeuse me surprend en venant planter ses crocs là où j’avais laissé les miens peu de temps avant, dans la chaire de ce monstre-là.

Il cri. C’est parfait. Je n’attends pas une seconde de plus pour attraper son crâne entre mes crocs et serrer, serrer fort, toujours plus fort. Je suis satisfait quand j’entends sa respiration se noyer dans un flot de sang.

Putain. Le sien est même pas bon. Tch. Mais au moins, maintenant, il ne représente plus un danger notoire. Ce qui m’emmerde, c’est qu’il va falloir qu’on se débarrasse du corps et des traces. Sait-on jamais que des amis à lui viennent voir ce qu’il fait. On ne peut pas se permettre ce genre de chose.

Je relâche ma prise qui retombe sur le sol en un son fort peu gracieux et j’essaie de reprendre mon souffle. Puis je regarde Mordeuse. « Tu vois, Mordeuse, c’est pour ça qu’il faut éviter les Deux-Pattes. »

Et dire qu’elle a failli finir en fourrure bon marché. Rien que l’idée me fait frémir.

Je sens Mordeuse se lover contre moi et mes appréhensions s’envolent rapidement. Pour autant, je dois être prudent. Ce n’est pas une option. Il faut enterrer ce foutu corps le temps qu’il se dessèche et on le ressortira dans quelques mois pour le brûler. Technique habituelle.

Ma patte me lance encore. Je verrais les dégâts une fois rentré à la maison. Nous devons quitter ce sentier forestier rapidement. Mais je ne peux pas me permettre de faire plusieurs allers-retours sans me soigner, ça mettrais du sang partout et conduirait potentiellement d’autres humains vers notre chez-nous. Et c’était hors de questions. Sloan est enceinte, on ne peut pas se permettre d’être en état de faiblesse.

Alors je traîne le cadavre dans les buissons et marque de ma patte valide l’écorce d’un arbre proche. Un coup de griffe et le repère est fin prêt. Ensuite je me retourne vers Mordeuse. « Oui, tout bien. Maintenant viens là. » Et je l’attrape par l’encolure pour mieux la soulever aussi délicatement que possible. Je ne veux pas la blesser, mais je veux qu’elle se tienne tranquille.

Nous voilà repartis vers la maison. Heureusement que ce n’était pas très loin non plus. Je vois ma femme s’approcher de nous, probablement la détonation l’aura alerté que quelque chose n’allait pas. Avant qu’elle ne me dise quoi que ce soit, le libère Mordeuse sur le sol poussiéreux et je m’adresse à mes gosses. « Ingo, Aimée, nettoyer la gueule de Mordeuse, elle a plein de sang humain, faut pas qu’elle le garde. » Et surtout, il ne faut pas qu’elle y prenne goût. « Caesar, Dagmar, Lilian… Y’a un cadavre de chasseur, plus bas sur le sentier. Je l’ai caché dans les buissons, allez rapidement effacer toutes les traces et enterrer le corps dans les plaines. »

Tout ce petit monde s’agite et moi, je reprends forme humaine, râlant sur ma main que je présente à Sloan tandis qu’elle couvre mes épaule d’un drap usé. La plaie est laide mais avec un cataplasme et une bonne nuit de sommeil, ça ira mieux. C’est pas comme dans l’arène et le collier dans les chaire. C’est juste un rappel que l’humain sera toujours là pour vouloir nous faire taire.