Les nuits sans cauchemars ou sans rêves dans son lit se faisaient de plus en plus rare. Et lorsque cela se produisait, Lars en profitait pour s'atteler à des tâches auxquelles il n'avait pas eu le courage, et surtout le cœur de faire. Comme par exemple, nettoyer et ranger l'atelier de sa défunte sœur. Depuis qu'il avait remis les pieds en France, dans le domaine qu'ils avaient occupé des années auparavant, il avait fait en sorte de rendre sa superbe au modeste château qu'ils possédaient. Il avait engagé divers artisans, charpentiers, jardiniers, employa de nouveaux domestiques. L'endroit était presque comme neuf. Presque.

Seuls deux endroits subsistaient à l'abandon. Sous la colère et la tristesse, il n'arrivait pas à se faire à l'idée de laisser quelqu'un d'autre y mettre les pieds. Et c'était pire si c'était lui qui le faisait. Mais sous le ciel bleu, le soleil du printemps réchauffant doucement sa peau, se reflétant presque trop gaiement sur le petit lac près du jardin, après une nuit sans agitation, Lars avait puisé du courage quelque part, au fond de son âme et se tenait face à la serre abandonnée. Il nota dans un coin de sa tête qu'il devint appeler quelqu'un pour réparer les vitres brisés une fois les plantes grimpantes et les mauvaises herbes débarrassées. Et le travail risquait d'être… long. Aussi avait-il demandé à l'un de ses servants de quérir quelqu'un, peu importe qui, tant qu'ils savaient arracher des plantes, en ville. Il offrait bien évidemment une compensation financière et même un repas si les travaux se trouvaient être plus longs que prévu.

Le lycan soupira et fit le tour de la serre et put voir que des fleurs avaient déjà élu domiciles dans les parterres de fleur avec l'arrivée du printemps. Sa sœur avait normalement un carnet dans son atelier où elle notait tout sur comment s'occuper de ses fleurs. Est-ce qu'il aurait le courage de mettre le nez dedans ou allait-il repousser encore l'échéance? S'en occuper pourrait lui occuper l'esprit s'il n'avait plus de paperasse à faire. Mais un problème à la fois.

En ce jour ensoleillé, Lars n'avait pas mal. Son bras ne le lançait pas. Et son mal n'avait pas progressé depuis plusieurs mois déjà. Et s'il s'attelait à la tâche aussi? Ça l'occuperait pour la journée. Il pourrait s'occuper de l'intérieur pendant que l'autre personne faisait l'extérieur. Ça paraissait être une bonne idée, en théorie.

-Monseigneur? Voici la personne qui s'est porté volontaire pour le désherbage de la serre.

Le suédois, qui avait laissé tomber ses habits officieux pour des vêtements plus simples dans lesquels il pouvait bouger librement se tourna et ne réagit pas plus que ça à la jeune femme qui se tenait près de la servante. Homme ou femme, quelle importance, tant que le travail était fait.

-Merci. Comme vous voyez, y'a pas mal de boulot alors je vais être rapide. Il faut enlever les plantes grimpantes et les mauvaises herbes autour et à l'intérieur. Tous les outils ont été sortis mais si vous avez besoin de quelque chose, demandez aux domestiques. Faites attention aux vitres et aux morceaux de verre. Vous recevrez votre paie à la fin de la journée. Des questions?

Lars soupira. Il aurait du préciser quelqu'un qui ne parlait pas beaucoup aussi, dans son annonce. Il aurait le voir venir, celui là. Il n'avait pas le temps pour se préoccuper de ses bonnes manières. De toute façon, il ne verrait plus la jeune femme après le travail achevé alors à quand bon. Il ne manqua pas donc de rouler des yeux d'agacement devant la pluie de questions, les suppositions loufoques au sujet des femmes et des fleurs. Si elle avait un minimum le sens de l'observation, elle aurait vu qu'il ne portait pas de bague au doigt. Donc qu'il n'avait pas de femme. Dans son cas, il n'en avait plus. Ah, voilà qu'il partait sur un terrain glissant. Il répondit par toutes ses interrogations d'une voix cassante.

-Et tu as la taille de quelqu'un qui n'en mange pas beaucoup.

Lars devait d'ailleurs baisser les yeux pour la regarder. Combien mesurait-elle? Un mètre soixante à tout casser. Pas plus grande que sa sœur, en tout cas. Et il ne lui donnait pas plus de la vingtaine, qui plus est.

-Tu as de vrais questions? Non? Alors, au boulot.

Il avait laissé tomber le vouvoiement - pourquoi s'embêter alors qu'elle ne le faisait pas - et la laissa commencer le boulot tandis qu'il retournait à l'intérieur du château pour aller se changer, passant dans la pièce à vivre, ignora les tableaux accrocher au mur, partit à l'étage pour sa chambre et enfiler des vêtements plus sobres. Torse nu, il observa son bras malade, plia et déplia ses doigts. Il n'avait éprouvé aucune douleur dans son membre ce matin, et c'était l'une des raisons pour laquelle il s'était mis en tête de terminer ce projet. Pour l'occasion donc, il enfila un épais et long gant en laine recouvrant l'entièreté de son bras, un simple haut en coton et redescendit pour retourner à la serre. Il enfila cette fois-ci une nouvelle paire de gant en cuir et s'approcha de la porte de la serre pour commencer à se débarrasser des plus embêtantes pour ouvrir la porte. Une fois celle-ci ouverte - il crut l'espace d'une seconde qu'il allait l'arracher - il ne retint pas son soupir en voyant le travail colossal qui l'attendait. Bon, autant s'y mettre tout de suite.

Il y avait tant de choses à faire mais Lars resta étrangement calme et commença parce qu'il avait sous la main. À savoir les mauvaises herbes sur ce qui devrait être un petit chemin pour pouvoir déambuler tranquillement dans la serre. Lentement, mais sûrement, un petit tas d'herbes se formait à l'entrée de la serre. Plongé dans sa tâche, ne pensant à rien, il se sentait étrangement bien. Dans sa besogne, il tombait parfois sur une petite pancarte en bois où avait été écrit le nom des fleurs. Du moins, il le supposait. Il n'arrivait pas à se souvenir comment elle s'organisait mais ça semblait logique. Même s'il était à l'abri, à l'ombre, une goutte de sueur glissa sur son front pale sous l'effort. Et des efforts, il en aurait besoin. Il mit sans doute une bonne heure et demi pour dégager le petit chemin et ne prit pas de pause pour s'attaquer cette fois-ci aux murs en verre qui cette fois-ci demandera sûrement plus de temps et de délicatesse. Du temps, il en avait, de la délicatesse. C'était à voir…

Le travail avançait lentement, mais sûrement. Il y avait… quelques chose d'apaisant dans cela. C'était peut-être répétitif mais ce n'était pas désagréable non plus. Il comprenait désormais pourquoi Astrid appelait cet endroit son havre de paix. Qui plus est, Lars à l'époque n'y mettait pratiquement jamais les pieds. Même les servantes ou les domestiques d'ailleurs. Peut-être son valet personnel, à la limite. Mais elle était la Reine de cet endroit. Et du bout des doigts, elle arrivait faire à pousser des fleurs aux milles couleurs. Cet endroit, si coloré à l'époque, aux milles parfums, n'était plus qu'un triste amalgame de vert et de marron, sentant la terre et le renfermé. Si au moins il pouvait aérer et lui donner un semblant de sa beauté d'antan, le lycan se disait qu'il pourrait lui faire honneur un minimum.

Tellement concentré dans sa besogne, il avait réussi à nettoyer un tiers des vitres. Il sortit pour prendre l'air et constata avec surprise que l'extérieur était bien avancé. Il chercha la jeune femme du regard - il ne sait toujours son nom et le lui demander ne lui traverse toujours pas l'esprit - et remarqua qu'elle n'était pas dans le coin. Il lui avait dit de se rendre à l'intérieur et si elle avait besoin de quoi que ce soit. Lars soupira et un frisson lui parcourut l'échine alors qu'une goutte de sueur coula le long de son dos. Pourquoi est-ce qu'il avait comme un mauvais pressentiment…? Il se rappela alors que la demoiselle était bavarde. Très bavarde.

Il jura entre ses dents et retourna donc à l'intérieur, partit en cuisine pour se désaltérer un peu et bingo ! Elle était là, à discuter avec les domestiques, et de ce qu'il entendrait, cherchait à glaner des informations sur lui. Un lourd grognement s'échappa de sa gorge alors qu'il se plantait juste derrière elle. Il ne suffit que d'un regard pour qu'Annabelle baisse les yeux et s'excuse pour reprendre son travail. Quand à la demoiselle, il planta son regard dur dans le sien et cracha les premiers avertissements.

-Je te surprends encore une fois à poser ce genre de questions, je vais chercher quelqu'un d'autre pour finir le travail. Et tu peux faire également une croix sur ta paie. Retourne bosser.

Il ne lui laissa pas le temps de répondre que le suédois se dirigea vers une cruche d'eau pour se servir une grande coupe d'eau avant de retourner à bosser, non sans avoir l'air plus renfrogné que jamais. Lui qui avait commencé la journée de bonne humeur, il avait suffit qu'une demoiselle en manque de potins vienne mettre son grain de sel. Pourquoi est-ce qu'il ne la renvoyait pas ? Parce que c'était une perte de temps. Et plus il passait de temps dans ou près de cette serre, plus il sentait ses vieux souvenirs le rattraper. Et il aimerait en finir avant de craquer.

Alors il reprit sa tache. Continua à arracher. Arracher. Encore et encore. Espérant bêtement chasser également la noirceur dans son cœur. Mais en vain.

Parce qu’il y a bien longtemps qu’il n’avait pas utilisé son corps de la sorte, Lars se surprit finalement à entendre son propre estomac gargouiller après de nouvelles heures de labeur. Le front en sueur, il s’épongea avec le dos de sa main et souffla tout en constatant l’avancée de son travail. L’intérieur était pratiquement terminé. Il ne resterait plus qu’à défricher la terre et replanter des graines et arroser tous les jours. S’il s’en souvenait, il y avait un carnet quelque part sur des fleurs, écrit avec assiduité par sa sœur. Dans son atelier, peut-être ? Il devrait y jeter un coup d’oeil. Pendant quelques secondes, il observa la serre dans son ensemble et put voir les pétales colorés tout autour de lui. Sa longue chevelure presque immaculée brillant au soleil. Son rire clair et doux. Chantonnant doucement une chanson de leur pays.

-Astrid…

Son prénom roula étrangement sur sa langue. Personne ne répondit. Plus personne ne répondra. À quoi bon entretenir ce jardin, cette serre dans ce cas ? Qu’est-ce qui le poussait à le faire puisque plus personne ne viendra en ses lieux. Ah, si… Il s’en souvenait maintenant. Il avait décidé de remettre les lieux en état pour sa « succession ». Et à ce sujet, il serait temps de rédiger les dernières lettres pour régler les derniers détails.

Il s’occupera de tout ça plus tard. Pour l’heure, il devait se remplir la panse. Et celle de son employée également. Il sortit à nouveau de la serre pour constater à nouveau qu’elle avait bien avancé. Et qu’elle s’était même occupée des racines. Par contre, elle n’était pas dans le coin. Où était-elle encore partie ? Maintenant qu’il lui trouvait des bons points, voilà qu’elle trouvait encore un moyen de l’énerver. À croire qu’elle le faisait exprès. Il ne lui faut pourtant pas longtemps pour la retrouver un peu plus loin, visiblement plongée dans de la lecture. Qu’est-ce qu’elle lisait ? Lars s’approcha alors d’elle et reconnut sans peine le carnet. Qu’il récupéra sans sommation, lui lançant un regard froid.

-C’est plus fort que toi que de mettre ton nez dans les affaires des autres, hein ? Si tu veux manger, je te conseille d’aller en cuisine maintenant avant qu’il n’y ait plus rien.

Normalement, un plat avec du pain et du fromage avait été mis de côté pour elle mais il préférait qu’elle se dépêche de manger avant de reprendre juste après pour finir sa dernière tâche. Il n’attendit même pas sa réponse pour lui même se diriger vers le château et prendre également son déjeuner dans son bureau, tout en consultant le fameux carnet pour choisir les fleurs qu’il allait planter.

Consulter ainsi le carnet d’Astrid après autant d’années lui procurait un drôle de sentiment. À vrai dire, c’était même la première fois qu’il y touchait. Et il put voir à quel point elle aimait beaucoup les fleurs. Toutes ses notes, tous ses détails. Sa passion n’avait véritablement pas de limites. Il l’avait toujours regardé d’un œil attendrissant, presque amusé depuis qu’elle était petite lorsqu’elle lui parlait de ses plantes. Il ne pouvait pas spécialement lui répondre ou faire la conversation mais prenait le temps de l’écouter. Il regrettait un peu de ne pas avoir engager plus la conversation avec elle. Il regrettait tant de choses.

Mais les remords n’eurent pas le temps de serrer à nouveau son coeur qu’on ouvrit la porte de son bureau. Sans frapper, qui plus est. Il ne s’étonna même pas qu’il s’agissait de la demoiselle qu’il avait engagé. C’est qu’elle se baladait comme si elle était chez dans son château en plus ! Un nouveau grognement résonna au fond de sa gorge, le loup en lui fort mécontent de voir quelqu’un empiéter autant sur son territoire. Il se releva un peu brusquement tandis qu’elle parlait, parlait, pour essayer de se justifier. Lui conseiller de sourire. Lui. Sourire. Et comme si elle n’était pas assez dans de sales draps, elle osa prononcer son prénom. Avant de fuir. Et elle avait raison.

Lars sortit en trombe de son bureau, le visage tiré par la colère, attirant l’attention de deux domestiques présents. Ils s’écartèrent de lui pour éviter son courroux. Mais le duc ne les verra pas se précipiter dans les cuisines pour appeler de l’aide. Toute son attention est portée sur cette impertinente qui s’affairait dans le jardin comme si de rien n’était. Il fondit sur elle comme un aigle sur sa proie et de sa main droite enserra son avant-bras et la redressa avec une certaine brusquerie et force, l’empêchant de s’enfuir pour planter ses yeux gris sombres dans les siennes. La voix qui sortit est rauque, profonde et terriblement menaçante.

-Tout ce que tu avais à faire c’était d’arracher les mauvaises herbes. Rien d’autre. Je ne te paie pas pour fouiner dans mon château. Si tu t’en étais tenu à cela, on aurait fini depuis bien longtemps. Mais non, mademoiselle ne peut pas s’empêcher d’aller fouiller dans des affaires qui ne sont pas à elle.

Pendant tout son discours, ses pupilles avaient viré vers le jaune. Ses dents commencèrent lentement à grandir, sa voix

-Continue comme ça et ne t’étonne pas si un jour tu te retrouves égorgée et violée dans une ruelle sombre. C’est ce qui risque de t’arriver à force de te comporter de la sorte. Tu finiras comme une pauvre catin qui ne pourra même plus vendre son corps.
-Monseigneur !

Deux paires de mains viennent tenter de le faire lâcher la demoiselle et de le calmer. Sa respiration est laborieuse, saccadée tandis qu’on l’éloigne de quelques pas d’Eléonore qu’il avait fini par relâcher. Sa peau était devenue rouge là où il l’avait tenu avec force.

-Donnez lui son argent et renvoyez la où vous l’avez trouvé !

Un nouveau grognement et Lars se dégagea de la prise de ses domestiques avant de retourner dans sa demeure et s’enfermer dans son bureau. Quiconque avec une once d’intelligence ne viendrait pas le déranger. Et même si quelqu’un osait s’approcher de la porte, il n’entendrait qu’injures et des grondements semblables à celui d’un loup.