Le plus curieux des messagers s’était présenté à sa porte. Maréchal tardif refermait à peine la porte de la salle de conseil lorsqu’à ses bottes de frotte une boule de poils qu’elle avait bien trop souvent aperçu aux côtés de sa Majesté. Ou plutôt devrait-elle dire, aux côtés de sa garde du corps. Oh, il n’était pas rare d’apercevoir l’animal faire la tournée des locaux. A cette heure-ci, le Palais est bien silencieux, si ce ne sont pour les quelques gardes qui veillent à la sécurité de la famille royale. Ah, sûrement le canidé cherchait-il à distraire quelqu’un pour réclamer des caresses. Levant les yeux au ciel, Eve soulève la créature et l’amène au hauteur d’yeux, soufflant doucement sur la fourrure couvrant ses yeux.

« N’es-tu pas un animal bien sociable ? Que dirait ta maîtresse si elle savait que tu détournes l’attention de ceux sensés faciliter son travail ? »

Une respiration haletante, une langue rose qui dépasse de babines luisantes de salive. Oui, un cabot à tous égards. Sauf pour ce bandana discutable qui arbore son collier, comme on porte à son jabot ses grades d’arme. Eve soupire et caresse l’animal sous le menton, se disant distraitement que si elle prodiguait les soins attendus, probablement Sire n’irait pas solliciter une autre âme… Doigts gantés contre la fourrure longue et chaude, l’idée passante qu’elle préférait nettement le pelage d’un certain loup l’effleure… Avant que ses doigts ne rencontrent la texture plus dure et inattendue d’un coin de parchemin.

Un sourcil haussé, et ne tenant pas à être vue trop longtemps stationnaire devant cette porte, Eve dépose le chien au sol et lui indique doucement.

« Suivez-moi, mon bon Sire. Votre mission mérite rétribution. »

Et à l’écho de ses talons battant les dalles des couloirs silencieux, le cliquetis et la respiration laborieuse de la bête s’enjoint. Bien. Eve paraît régale comme à son habitude, alors qu’elle salue les derniers gardes surveillant l’entrée de la bâtisse. Et c’est une fois loin du parvis et dans les rues de Paris qu’elle joue du bout des doigts avec la note fermement tenue à sa paume. Non. Elle ne ferait pas l’erreur de lire ces mots en public.

Le chemin jusqu’aux quartiers des nobles n’est pas bien long. Et ce n’est qu’une fois à l’abri de ses propres appartements, seule, qu’elle déplie un message qu’elle aurait espérer ne jamais trouver. Si les mots sont d’une rigueur simple, la signature, elle, fait manquer un battement au cœur d’Eve. Qu’importe les raisons silencieuses de cette demande, il n’était pas question de faillir à ses promesses.

Habilement, la voilà déjà à ôter sa tenue, nouant prudemment ses cheveux blonds afin de les dissimuler sous l’épais tissu d’une cape. Reprenant Sire sous son bras, elle lui souffle doucement.

« J’ose espérer qu’elle t’aura appris l’art du silence… »

D’une fenêtre entrouverte sans bruit, s’élance dans la nuit noire l’ombre d’un vampire. Personne en ces heures ne guette Paris. Et c’est au carreau discret d’un certain loup qu’elle frappe de ses phalanges, se hissant dans les quartiers plus chaleureux du Marquis. Oh, qu’elle aurait aimé finir sa nuit ici. Oublier dans ce regard azur qu’il est des choses qui ne peuvent se contrôler. Un baiser volé et Eve lui promet que si ce n’est cette nuit, elle reviendra une fois l’aube levée. Une dernière tendresse et la voilà discrètement élancée dans la capitale, jouant de l’obscurité totale et du silence pour se frayer un chemin jusqu’au lieu d’un curieux rendez-vous.

Le théâtre se pare de noir, les lieux encore en travaux ne laissant aucune place à quiconque en ces tardives heures liant nuit et jour. Certainement, d’autres y trouveraient quelque chose d’inquiétant. Elle, ne guette que le bruit d’un cœur battant. Pourquoi ne pas croire à un piège ?

Car les secrets les mieux gardés sont ceux de deux femmes étroitement enlacées.

Dans le noir de ces pièces trop immenses pour une seule âme égarée, la voix d’une douceur passée l’appelle à ses côtés. Qu’importe de vendre sa nature à celle qui l’a déjà dévoilée. Il ne faut qu’un battement de cils pour qu’Ivana se tienne à ses côtés, sa main pâle effleurant déjà la joue de sa chère et tendre.

« Edelweiss… »

Retrouvailles au goût amer. Leur silence était leur plus grande force. Mais cette digue rompue ne pouvait signifier qu’une chose. Que la guerre, qui, un jour les a séparées, était d’ores et déjà aux portes de les retrouver.

« Es-tu blessée… ? Que s’est-il passé ? » Chuhcote-t-elle dans la langue de leurs péchés.

L’inquiétude ne transparait pas à sa voix, mais à l’azur de ses yeux, l’évidence crie contre les jades désemparés. Eve soupire, le cœur voilé et repousse les pans de sa cape pour en extraire la fourrure d’un brillant allier.

« J’ose espérer que sa présence apportera également baume à ton cœur. »

Quelle peine pouvait donc résider aux yeux de celle qui un beau jour fut le soleil d’une contrée solitaire ? Eve n’a nul besoin de voir pour comprendre. Cette tension à son corps, la façon qu’elle avait de se tenir, comme si le monde entier avait fait le choix de l’affronter. Regard océan se perd sur les traits d’une douceur qu’elle ne saurait oublier. Une douceur parée de bleu et de noir. Une douceur qui fait blanchir les poings d’une amie sincère.

Crocs étroitement serrés, le minois de la Petrova se referme alors qu’elle approche, effleure sans douleur la peau semée d’ecchymoses. Touche ce qui en ce monde devrait valoir la mort aux êtres qui s’en prenaient à leurs semblables. La guerre est finie. Mais la suivante venait de prendre vie.

Eve pourtant reste silencieuse. Couve du regard cette compagne précieuse qui se voile aux regards du monde. Il est à cette capitale une entité qui voudrait les arrêter. Une âme trop sachante détenant les secrets de leurs vies. Eve repousse les mèches carmines et hoche doucement la tête. L’église n’est nul secret. La Milice cependant… Ah… Pourquoi n’est-elle point étonnée ?

C’est pourtant la révélation suivante qui laisse ses sourcils se froncer. Qu’importe leurs noms. Pour le moment…

« Savent-ils où te trouver… ? As-tu un refuge où trouver la sécurité ? »

Car qu’importe leurs histoires et leurs passés. Edelweiss, Stanislava, tout ceci importait trop peu. Il tenait avant tout de préserver leur liberté. De préserver leur intégrité.

« Comment as-tu trouvé à t’échapper… ? Ah… »

Doucement, la blonde secoue la tête et inspire doucement, cherchant à apaiser ses pensées. Maintenant n’est pas le moment de perdre ses repères. Il s’agissait de parer leurs options. De trouver comment garder l’étroit nœud auquel elles s’étaient mêlées en entier. Mais voilà. Toutes ces personnes sont bien trop proches d’elles. Toutes ces personnes –

« Viens… Asseyons-nous… »

Doucement, ses doigts trouvent ceux de Stanislava, l’entraînant dans le plus grand des calmes vers l’une des loges aux assises de velours rouge. Faisant prendre place à la garde, Eve, elle reste immobile. S’agenouille face à elle et conserve sa main dans la sienne, cherchant patiemment son regard.

« Dis-moi. Dis-moi ce qu’il m’incombe de faire. Comment puis-je te protéger ? »

Comment puis-je nous protéger.

Il n’est pas qu’elles en ces jeux. D’autres seront pris dans cette toile d’araignée à l’étau se refermant progressivement sur les engeances qu’ils représentent. Comment survivre face à l’hostilité d’un combat qu’elles ont si longtemps réfuté. Fuir n’était plus une option. Pas en ces temps ou ces questions. Comment protéger ceux qui avaient gagné leur confiance et leur loyauté.

Comment protéger sa Majesté.

« Ne sait-elle pas qui tu es ? N’a-t-elle pas conscience… De notre différence ? »

Pourquoi s’incommoder de prononcer son nom, lorsque l’évidence à elle les lie. D’un soupir torturé, elle tente de reprendre ses sens, effleure de son pouce le dos de la main pâle de sa troublée compagnie.

« Je ne t’abandonnerai pas. Quel que soit ton nom. Nous serons deux. »

Comment protéger ce qui ne peut l’être ? Défendre ce que le cœur ne peut même à lui seul saisir en son ampleur ? Eve glisse ses doigts contre les cascades andrinoples coulant aux épaules de Stanislava et refuse de leur imposer la distance. Retient l’une des mains de la garde et presse son front contre sa tempe.

« Qu’importe. Il est à mon cœur une unique fleur que je protégerais jusqu’à ma mort. »

Il est tant de non-dits à leurs histoires. Tant de réalités qu’elles n’avaient jamais pu avouer. Pas par le passé. Pas en ces jours où leurs masques servaient à effacer leurs péchés. Eve cherche le regard de sa seule amie, celle-là qu’elle n’aurait eu besoin de revoir pour savoir qu’il est des secrets qui sont scellés à vie. Leurs existences si éparses et ne cessant pourtant jamais de se retrouver. Le destin est un rouage bien assassin. Une vérité qu’elles deux ne sauraient faire taire ou cesser. Et le reste du monde en un manège effréné continuera de s’emporter quand même à leurs sommeils emportés elles se seront abandonnées.

« La Milice… »

Une rumeur, simplement. Une chose que les cercles de créatures s’étaient soufflé alors que la guerre faisait rage. Une histoire, des balivernes. Comme cet ordre de la rose, cette église souterraine qui jamais ne trouverait à les arrêter.

« Crois-tu que sa connaissance des faits y change quoi que ce soit ? Crois-tu… » Crois-tu qu’elle comprenne, aimerait-elle demander. Doute malgré elle que leur souveraine dispose des épaules suffisantes pour ne pas terriblement céder à la lourdeur d’un aveu portant une telle part d’horreur et d’inexpliqué.

Mais que pouvait-elle faire, face au brasier de jade brûlant dans les prunelles d’Edelweiss ? Comment lui souffler qu’elle s’exposait à bien plus grave danger. Que le silence soit ce qui les a depuis la nuit des temps protégés. Caressant sa joue, elle embrasse sa pommette en un réconfort qu’elle sait insuffisant.

« Je ne t’abandonnerai pas. Quel que soit ton choix. Quelle que soit ta vérité… »

Mais révéler ainsi leur existence… Stanislava n’emporterait-elle pas avec elle le risque de tous les rendre vulnérable ? De faire d’eux toutes les victimes d’une conscience bien trop humaine pour être celle que le monde qualifie des monstres de la nuit ?

Comment comprendre lorsque la trame de cette histoire ne lui est pas révélée ? Qu’il ne tienne qu’à son cœur de la retenir et l’épauler.

« Shhh… Je suis là… »

L’attirer à elle comme on console une enfant. Car il n’est que cela qu’elle puisse faire. Car dans la pénombre il n’y a plus qu’elles deux. Comment faire lorsque l’on voit ce qui semblait inébranlable s’écrouler ? Lorsque le monde entier ne demande qu’à nous effacer ?

« Je suis avec toi… »