Dim 17 Jan - 13:09
_ Sommes nous prêts, mon frère ?
Ulric, en réponse, saisit simplement les rênes de sa monture pour la conduire à l’extérieur. L’Ours gris marche dans la neige, suivi par son étalon au pelage sombre. Sa grande main usée se dépose fermement sur l’épaule de son fils aîné, lui confiant la protection de leur domaine d’une simple pression de ses doigts. Cette nouvelle responsabilité sur les épaules, son fils s’incline. Ulric, sans un regard, continue son avancée jusqu’à franchir les grandes portes en bois. Son regard d’acier défie les montagnes glacées. Sur ses traits burinés, s’étirent les cicatrices de voyages et d’affrontements passés. Les intempéries ont creusé ses cernes, la neige l’a tant préoccupé cette année. Le soleil a tanné son derme, le froid, à force de mordre sa peau à pleines dents, affronte à présent une barbe qu’il ne prend plus la peine de tailler. Les cicatrices qu’il affiche sont une fierté qu’il ne dissimule plus, telle celle qui traverse son arcade sourcilière, celle qui tranche son nez. Sous ses sourcils broussailleux, ses yeux clairs affrontent le vent glacé sans ciller. Le vent glacé agite en tous sens son vêtement et pourtant, son corps reste inflexible, il est le Rempart derrière lequel tant se sont réfugiés.
Aimable sent son cœur se serrer. Faire la route à ses côtés est toujours l’objet d’inquiétudes et pour autant, d’une joie qu’il n’oserait jamais lui avouer. Le chevalier guide sa monture et embrasse sa tendre épouse. Oh sa mie et ses sourires rayonnants l’échauffent bien plus sûrement que ne le ferait un feu d’hiver, et c’est avec une certaine tristesse qu’il l’enlace.
_ Le temps sera long, sans toi.
Ses lèvres trahissent sa peine ; par pudeur, son visage se referme et il se recule d’un pas. Ulric s’est déjà hissé sur sa monture ; le temps presse, il faut avancer une fois l’aube levée, profiter du jour pour franchir la forêt et descendre vers la vallée. Mais Aimable s’accorde quelques précieuses secondes, le temps de recueillir Richard et Isabeau entre ses bras solides, il les broie contre son torse et hume à plein nez leurs odeurs sucrées.
« Les enfants sentent toujours aussi bon… »
Aimable se détache et s’hisse alors sur sa monture, d’un claquement de ses talons, il l’invite à s’élancer. D’un trot rapide, elle rejoint celle d’Ulric et les deux frères s’éloignent de leur précieux village. On les salue, sur leur passage ; bergers ou encore, les femmes aux paniers emplis de glace qu’elles viennent récolter, certains empruntent, comme eux, le chemin en terre battue. Aimable sourit et parfois, sa main s’élève, Ulric, lui, continue son avancée. Imperturbable, prisonnier d’un silence derrière lequel il s’est tant de fois emprisonné.
Sous leurs capes épaisses et les fourrures qui protègent leurs cuisses, l’acier cliquète. Aimable sent rapidement la morsure du froid sur ses pommettes, cette sensation douloureuse et familière. Ses paupières se plissent et il tente d’ignorer les Ombres que la Voix esquisse.
Le silence d’Ulric est une compagnie qui prend ses aises ; combien de questions restent-elles sans réponses ? La Voix se tâche de faire la conversation, malgré tous les efforts d’Aimable pour l’ignorer. Leurs nuits, ils les passent dans des campements de fortune ; ils ne manquent pas d’argent, mais les êtres farouches qu’ils sont préfèrent la nature aux chambres des auberges bruyantes. Jusqu’au soir où enfin, ils discernent Paris. Bien loin de la beauté brute des montagnes, ce sont quelques maisonnées qui se présentent, puis elles s’agglutinent en troupeaux envahissants.
Les routes s’emplissent de monde et leurs chevaux s’ébrouent, ils piaffent, gagnés par la nervosité ambiante. Tant de mouvements, de vies, ce sont des cris qui se font entendre. Ulric s’enfonce sous sa pelisse alors que sa main se saisit de la crinière de sa monture ; étrangement, l’animal dresse la tête et semble s’apaiser, lorsqu’il flatte son encolure. Sa voix est un simple grondement rauque, alors qu’Aimable, lui, murmure d’une voix douce jusqu’à opter pour descendre de son cheval.
« Il y a tant de vies ici. Est-ce que tu aimes Paris, Aimable ? Tes amis y sont nombreux, mais rien ne vaut le foyer de nos montagnes, ces crocs de pierre dans lesquels nous sommes prisonniers ! Pourquoi nous en contenter ? Tu aimes tant être emprisonné, tu t’es marié, tu as enfanté, tu passes tes journées dans cette chapelle à prier Dieu et à te dédier à des règles qui t’enferment… »
Aimable saisit alors la croix qui repose sur son torse et finalement, Ulric descend de sa monture. Naturellement, l’on s’écarte et Aimable esquisse un faible sourire.
_ Malgré les années, tu restes toujours aussi impressionnant.
_ Non. Nous empestons.
Ulric, sur ce sage adage, prend la direction d’une auberge. Il est vrai que le temps du voyage, les deux hommes ont mis de côté leur hygiène ; la crasse protège bien du froid. Les vêtements sont souillés de terre, leurs parfums se mêlent de sueurs, d’odeurs équines et celles du cuir. Quelques pièces leur permettent d’acquérir une chambre et deux bassins pour se laver. Aimable préfère dresser un paravent pour éviter le regard de son frère. Oh, il n’a pas tant honte de leurs différences de carrure…Mais redoute le regard de son aîné. Ses yeux gris, fixés dans les siens, sont des lances qui l’écharpent. Il se sent mis à nu, dérangé de voir ses prunelles traquer les siennes, chercher au fond de ses pupilles le monstre qui s’y tapit. Et la Voix gronde, en lui. La rivalité entre ces deux êtres est une tension insupportable ; Ulric l’écrase sans cesse, cherchant en lui cette menace qu’il pourrait évincer… Et la Voix montre les crocs. Menaçante. Elle hurle, dans sa tête, profane des inepties, lui insuffle des visions qu’il se refuse de voir. A plusieurs reprises, Aimable se fige et porte ses mains à son crâne, profitant de l’abri offert par le paravent pour dissimuler la douleur qui lui vrille le crâne. La peur. La peur…
« Ce soir, nous nous lèverons, Aimable. Et nous irons le voir lorsqu’il dormira. Nous refermerons nos mains sur sa gorge ou nous planterons nos mains dans son torse. Nous déchirerons sa peau et nous lécherons le sang qui coule. Il sait ! Il sait de toute façon, il nous prend comme un monstre, tu es son frère c’est la seule chose qui l’empêche de te tuer mais dans ses yeux, il n’y a plus d’amour… Que le devoir de protéger sa famille… Et celle de tuer ce qui la menace. Lui aussi pense la même chose ! Il attend ! Chaque nuit, il dort avec son épée dans la main, il... »
_ … est bien gâté.
Surpris, Aimable sort alors de ses pensées et s’efforce d’ignorer la Voix. Hagard, ses yeux clignent et il se redresse, il devine l’ombre d’Ulric dans son dos.
« Il va nous tuer. Un jour, un soir, lorsque tu dormiras, il prendra son épée, tu es »
_ Ton prêtre est bien gâté.
Aimable se retourne. Ulric est assis derrière lui, l’épée entre ses doigts. Il aiguise son tranchant, la pierre glisse contre l’acier, un son qui a bercé toutes ses nuits jusqu’à arriver à Paris. Aimable esquisse un sourire, tâchant d’ignorer la Peur qui saisit son cœur, cette sensation désagréable qui descend dans son ventre. Le serpent se noue dans ses viscères et remonte dans sa gorge, alors que ses yeux bleus se détournent de ceux de son aîné, rejoignant les vivres rassemblées sur son lit.
_ Pourquoi ? Souhaites-tu donc un peu de chartreuse, mon frère ?
Un grognement rauque lui répond. Aimable, alors, finit de se laver avant de se redresser. Il récupère une serviette qu’il glisse autour de ses hanches avant d’ouvrir l’un des sacs. Sa main se referme alors sur la bouteille
« ABATS LA LUI SUR LE CRANE »
Il l’ignore, ouvre la bouteille et finalement, l’apporte à son frère. Ulric s’en saisit et boit une longue gorgée, avant d’essuyer ses lèvres d’un revers de manche. Puis il tend la bouteille à son frère et Aimable met quelques secondes à réagir.
_ Aimable.
_ Le voyage ne t’a pas été trop fatiguant ?
Ulric soupire, se lève et repose la bouteille contre le torse d’Aimable. Le chevalier hésite, mais s’en saisit et boit de longues gorgées. L’alcool est fort, un vertige l’emporte et il préfère se rasseoir, les coudes reposés sur ses cuisses. Il masse alors ses paupières.
Quand tombe le soir, Aimable s’allonge. Dans le lit voisin, Ulric est assis, les bras croisés sur son torse. Dort-il ? Ses yeux sont clos, son souffle est profond.
A ses côtés, l’épée à demi tirée de son fourreau.
La nuit est longue. Longue...
Les deux hommes attendent au point de rendez-vous.
Ulric soupire et détache son sac qu’il repose à des pieds, ses bras se croisent sur son torse. Aimable, à ses côtés, s’est finalement paisiblement adossé à une l’une des grilles délimitant les magnifiques jardins. Aimable y jette un regard, avant de sourire faiblement.
_ La beauté de cette nature civilisée est décidément bien fade comparée à celle de nos montagnes.
« Et pourtant, il y a tout autant de loups qui s’y dissimulent… »
_ Je peux attendre seul, Ulric.
Son frère l’ignore, à son habitude.
« Tu n'es jamais, JAMAIS seul… »
Les De Bayard tranchent de la Haute Noblesse. Leurs vêtements sont bien moins riches que celles des marchands dans cette rue… Les tissus sont sombres, usés. Les ornements d’argent qui brodent leurs épaules, leurs cols, sont abîmés et ont perdu de leur clarté. A l’image de leurs montagnes tant aimées, ils se tiennent droits et fiers. Malgré l’usure de leurs ornements d’argent, leurs traits tirés par le voyage, leurs yeux cernés. L’austérité et le sérieux de leur allure tranche avec la misère de leur manteau. Son piètre état dissimule l’armure, l’épée et sous cette apparence de mercenaires roturiers, c’est un Sang Bleu qui n’a eu cesse de couler au nom de cette Majesté, de cette Foi à laquelle ils se sont tant dévoués.
_ Est-ce que tu es prêt, Aimable ?
Aimable tourne alors les yeux vers Ulric. Mais son frère ne prononce pas le moindre mot. Un étrange silence est retombé et la rue elle-même semble soudain retenir son souffle. Est-ce la Voix qui le trompe ? Ou Ulric a-t-il donc pris la parole ? Le Chevalier hésite, avant qu’il ne se redresse, observant autour de lui, aux aguets. Ses yeux reviennent alors sur son frère et l’aîné braque vers lui ses yeux d’acier. Ces épées aux pointes effilées.
Prêt ? Prêt à quoi ?
Ulric lève alors un sourcil. Défiance ou surprise ? Aimable, décontenancé, baisse alors les prunelles.
_ … Voir ce prêtre ne pourra que te faire du bien.
Soupire Ulric, alors que la Voix éclate d’un rire cassant. Aimable sent le poids sur ses épaules s’alourdir, alors que ses yeux se détournent vers l’épée que son frère garde au fourreau.
_ Tu as raison. Je ne souhaite pas t'inquiéter.
Aimable murmure. Ses paupières s'alourdissent, alors qu'il ravale la peine qu'il ressent, cette honte viscérale. Celle d'être faible, d'être... étrange. De représenter une menace, toujours sous jacente. Cette malédiction, c'est toute sa famille qui doit l'endurer. Alors qu'Ulric entrouvre les lèvres, la paix se trouble, le bruit revient. Les lèvres de l'aîné se scellent. Des précieux mots qu'Aimable aurait tout donné pour entendre. Pour le soulager du terrible fardeau de cette culpabilité dont il ne parvient pas à se débarrasser. Souhaite-t-il le protéger des autres... Ou de lui-même, à ainsi rester ?
« Tu vas blesser ce Constantin, un jour, Aimable. Tu le blesseras. Tu l'as déjà effrayé... Nous l'avons déjà effrayé... Un jour, il nous dénoncera… »
_ C’est un grand honneur mon Père.
Aimable redresse les yeux et son faciès si froid s’éclaire d’un sourire prudent. Il s’approche d’un pas mais se retient d’une embrassade et pourtant, il a tant l’envie de serrer contre lui l’un de ses rares amis. Un homme fidèle, loyal et sincère comme il y en a si peu en ce monde !
Est-il prêt ? Non, il ne le sera jamais. Jamais face à tout ce qui l’attend. Mais épaulé par Constantin, c’est une nouvelle vigueur qui s’éveille. Combien même ne sont-ils pas unis par le sang, c’est leur Foi qui les rapproche et Aimable accorde au Seigneur quelques prières de remerciement. Sa tête s’incline face à Constantin et la Voix, la Voix enfin se tait !
_ Mon Père, je n’ai pas eu le temps de recevoir votre dernier courrier… J’ose espérer que notre venue ne soit pas une gêne dans votre emploi du temps, si vous le préférez, nous pourrons revenir demain. Vous déranger d’une quelconque manière serait bien là la dernière de nos volontés.
_ Nous vous avons apporté le sang de nos vignes et la chair de nos montagnes. Comme demandé, nous en avons laissé quelques uns aux Sœurs.
Ulric, finalement, élève son énorme main pour se saisir de celle du prêtre et la serrer avec force, pendant qu’Aimable se tient en retrait. Il redoute toujours le contact. De cette Voix qui pourrait s’éveiller.
Elle le HAIT. ELLE LE HAIT et elle le HURLE sans cesse dans sa TETE.
Ulric, en réponse, saisit simplement les rênes de sa monture pour la conduire à l’extérieur. L’Ours gris marche dans la neige, suivi par son étalon au pelage sombre. Sa grande main usée se dépose fermement sur l’épaule de son fils aîné, lui confiant la protection de leur domaine d’une simple pression de ses doigts. Cette nouvelle responsabilité sur les épaules, son fils s’incline. Ulric, sans un regard, continue son avancée jusqu’à franchir les grandes portes en bois. Son regard d’acier défie les montagnes glacées. Sur ses traits burinés, s’étirent les cicatrices de voyages et d’affrontements passés. Les intempéries ont creusé ses cernes, la neige l’a tant préoccupé cette année. Le soleil a tanné son derme, le froid, à force de mordre sa peau à pleines dents, affronte à présent une barbe qu’il ne prend plus la peine de tailler. Les cicatrices qu’il affiche sont une fierté qu’il ne dissimule plus, telle celle qui traverse son arcade sourcilière, celle qui tranche son nez. Sous ses sourcils broussailleux, ses yeux clairs affrontent le vent glacé sans ciller. Le vent glacé agite en tous sens son vêtement et pourtant, son corps reste inflexible, il est le Rempart derrière lequel tant se sont réfugiés.
Aimable sent son cœur se serrer. Faire la route à ses côtés est toujours l’objet d’inquiétudes et pour autant, d’une joie qu’il n’oserait jamais lui avouer. Le chevalier guide sa monture et embrasse sa tendre épouse. Oh sa mie et ses sourires rayonnants l’échauffent bien plus sûrement que ne le ferait un feu d’hiver, et c’est avec une certaine tristesse qu’il l’enlace.
_ Le temps sera long, sans toi.
Ses lèvres trahissent sa peine ; par pudeur, son visage se referme et il se recule d’un pas. Ulric s’est déjà hissé sur sa monture ; le temps presse, il faut avancer une fois l’aube levée, profiter du jour pour franchir la forêt et descendre vers la vallée. Mais Aimable s’accorde quelques précieuses secondes, le temps de recueillir Richard et Isabeau entre ses bras solides, il les broie contre son torse et hume à plein nez leurs odeurs sucrées.
« Les enfants sentent toujours aussi bon… »
Aimable se détache et s’hisse alors sur sa monture, d’un claquement de ses talons, il l’invite à s’élancer. D’un trot rapide, elle rejoint celle d’Ulric et les deux frères s’éloignent de leur précieux village. On les salue, sur leur passage ; bergers ou encore, les femmes aux paniers emplis de glace qu’elles viennent récolter, certains empruntent, comme eux, le chemin en terre battue. Aimable sourit et parfois, sa main s’élève, Ulric, lui, continue son avancée. Imperturbable, prisonnier d’un silence derrière lequel il s’est tant de fois emprisonné.
Sous leurs capes épaisses et les fourrures qui protègent leurs cuisses, l’acier cliquète. Aimable sent rapidement la morsure du froid sur ses pommettes, cette sensation douloureuse et familière. Ses paupières se plissent et il tente d’ignorer les Ombres que la Voix esquisse.
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Le voyage est long. Le silence d’Ulric est une compagnie qui prend ses aises ; combien de questions restent-elles sans réponses ? La Voix se tâche de faire la conversation, malgré tous les efforts d’Aimable pour l’ignorer. Leurs nuits, ils les passent dans des campements de fortune ; ils ne manquent pas d’argent, mais les êtres farouches qu’ils sont préfèrent la nature aux chambres des auberges bruyantes. Jusqu’au soir où enfin, ils discernent Paris. Bien loin de la beauté brute des montagnes, ce sont quelques maisonnées qui se présentent, puis elles s’agglutinent en troupeaux envahissants.
Les routes s’emplissent de monde et leurs chevaux s’ébrouent, ils piaffent, gagnés par la nervosité ambiante. Tant de mouvements, de vies, ce sont des cris qui se font entendre. Ulric s’enfonce sous sa pelisse alors que sa main se saisit de la crinière de sa monture ; étrangement, l’animal dresse la tête et semble s’apaiser, lorsqu’il flatte son encolure. Sa voix est un simple grondement rauque, alors qu’Aimable, lui, murmure d’une voix douce jusqu’à opter pour descendre de son cheval.
« Il y a tant de vies ici. Est-ce que tu aimes Paris, Aimable ? Tes amis y sont nombreux, mais rien ne vaut le foyer de nos montagnes, ces crocs de pierre dans lesquels nous sommes prisonniers ! Pourquoi nous en contenter ? Tu aimes tant être emprisonné, tu t’es marié, tu as enfanté, tu passes tes journées dans cette chapelle à prier Dieu et à te dédier à des règles qui t’enferment… »
Aimable saisit alors la croix qui repose sur son torse et finalement, Ulric descend de sa monture. Naturellement, l’on s’écarte et Aimable esquisse un faible sourire.
_ Malgré les années, tu restes toujours aussi impressionnant.
_ Non. Nous empestons.
Ulric, sur ce sage adage, prend la direction d’une auberge. Il est vrai que le temps du voyage, les deux hommes ont mis de côté leur hygiène ; la crasse protège bien du froid. Les vêtements sont souillés de terre, leurs parfums se mêlent de sueurs, d’odeurs équines et celles du cuir. Quelques pièces leur permettent d’acquérir une chambre et deux bassins pour se laver. Aimable préfère dresser un paravent pour éviter le regard de son frère. Oh, il n’a pas tant honte de leurs différences de carrure…Mais redoute le regard de son aîné. Ses yeux gris, fixés dans les siens, sont des lances qui l’écharpent. Il se sent mis à nu, dérangé de voir ses prunelles traquer les siennes, chercher au fond de ses pupilles le monstre qui s’y tapit. Et la Voix gronde, en lui. La rivalité entre ces deux êtres est une tension insupportable ; Ulric l’écrase sans cesse, cherchant en lui cette menace qu’il pourrait évincer… Et la Voix montre les crocs. Menaçante. Elle hurle, dans sa tête, profane des inepties, lui insuffle des visions qu’il se refuse de voir. A plusieurs reprises, Aimable se fige et porte ses mains à son crâne, profitant de l’abri offert par le paravent pour dissimuler la douleur qui lui vrille le crâne. La peur. La peur…
« Ce soir, nous nous lèverons, Aimable. Et nous irons le voir lorsqu’il dormira. Nous refermerons nos mains sur sa gorge ou nous planterons nos mains dans son torse. Nous déchirerons sa peau et nous lécherons le sang qui coule. Il sait ! Il sait de toute façon, il nous prend comme un monstre, tu es son frère c’est la seule chose qui l’empêche de te tuer mais dans ses yeux, il n’y a plus d’amour… Que le devoir de protéger sa famille… Et celle de tuer ce qui la menace. Lui aussi pense la même chose ! Il attend ! Chaque nuit, il dort avec son épée dans la main, il... »
_ … est bien gâté.
Surpris, Aimable sort alors de ses pensées et s’efforce d’ignorer la Voix. Hagard, ses yeux clignent et il se redresse, il devine l’ombre d’Ulric dans son dos.
« Il va nous tuer. Un jour, un soir, lorsque tu dormiras, il prendra son épée, tu es »
_ Ton prêtre est bien gâté.
Aimable se retourne. Ulric est assis derrière lui, l’épée entre ses doigts. Il aiguise son tranchant, la pierre glisse contre l’acier, un son qui a bercé toutes ses nuits jusqu’à arriver à Paris. Aimable esquisse un sourire, tâchant d’ignorer la Peur qui saisit son cœur, cette sensation désagréable qui descend dans son ventre. Le serpent se noue dans ses viscères et remonte dans sa gorge, alors que ses yeux bleus se détournent de ceux de son aîné, rejoignant les vivres rassemblées sur son lit.
_ Pourquoi ? Souhaites-tu donc un peu de chartreuse, mon frère ?
Un grognement rauque lui répond. Aimable, alors, finit de se laver avant de se redresser. Il récupère une serviette qu’il glisse autour de ses hanches avant d’ouvrir l’un des sacs. Sa main se referme alors sur la bouteille
« ABATS LA LUI SUR LE CRANE »
Il l’ignore, ouvre la bouteille et finalement, l’apporte à son frère. Ulric s’en saisit et boit une longue gorgée, avant d’essuyer ses lèvres d’un revers de manche. Puis il tend la bouteille à son frère et Aimable met quelques secondes à réagir.
_ Aimable.
_ Le voyage ne t’a pas été trop fatiguant ?
Ulric soupire, se lève et repose la bouteille contre le torse d’Aimable. Le chevalier hésite, mais s’en saisit et boit de longues gorgées. L’alcool est fort, un vertige l’emporte et il préfère se rasseoir, les coudes reposés sur ses cuisses. Il masse alors ses paupières.
Quand tombe le soir, Aimable s’allonge. Dans le lit voisin, Ulric est assis, les bras croisés sur son torse. Dort-il ? Ses yeux sont clos, son souffle est profond.
A ses côtés, l’épée à demi tirée de son fourreau.
La nuit est longue. Longue...
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Les deux hommes attendent au point de rendez-vous.
Ulric soupire et détache son sac qu’il repose à des pieds, ses bras se croisent sur son torse. Aimable, à ses côtés, s’est finalement paisiblement adossé à une l’une des grilles délimitant les magnifiques jardins. Aimable y jette un regard, avant de sourire faiblement.
_ La beauté de cette nature civilisée est décidément bien fade comparée à celle de nos montagnes.
« Et pourtant, il y a tout autant de loups qui s’y dissimulent… »
_ Je peux attendre seul, Ulric.
Son frère l’ignore, à son habitude.
« Tu n'es jamais, JAMAIS seul… »
Les De Bayard tranchent de la Haute Noblesse. Leurs vêtements sont bien moins riches que celles des marchands dans cette rue… Les tissus sont sombres, usés. Les ornements d’argent qui brodent leurs épaules, leurs cols, sont abîmés et ont perdu de leur clarté. A l’image de leurs montagnes tant aimées, ils se tiennent droits et fiers. Malgré l’usure de leurs ornements d’argent, leurs traits tirés par le voyage, leurs yeux cernés. L’austérité et le sérieux de leur allure tranche avec la misère de leur manteau. Son piètre état dissimule l’armure, l’épée et sous cette apparence de mercenaires roturiers, c’est un Sang Bleu qui n’a eu cesse de couler au nom de cette Majesté, de cette Foi à laquelle ils se sont tant dévoués.
_ Est-ce que tu es prêt, Aimable ?
Aimable tourne alors les yeux vers Ulric. Mais son frère ne prononce pas le moindre mot. Un étrange silence est retombé et la rue elle-même semble soudain retenir son souffle. Est-ce la Voix qui le trompe ? Ou Ulric a-t-il donc pris la parole ? Le Chevalier hésite, avant qu’il ne se redresse, observant autour de lui, aux aguets. Ses yeux reviennent alors sur son frère et l’aîné braque vers lui ses yeux d’acier. Ces épées aux pointes effilées.
Prêt ? Prêt à quoi ?
Ulric lève alors un sourcil. Défiance ou surprise ? Aimable, décontenancé, baisse alors les prunelles.
_ … Voir ce prêtre ne pourra que te faire du bien.
Soupire Ulric, alors que la Voix éclate d’un rire cassant. Aimable sent le poids sur ses épaules s’alourdir, alors que ses yeux se détournent vers l’épée que son frère garde au fourreau.
_ Tu as raison. Je ne souhaite pas t'inquiéter.
Aimable murmure. Ses paupières s'alourdissent, alors qu'il ravale la peine qu'il ressent, cette honte viscérale. Celle d'être faible, d'être... étrange. De représenter une menace, toujours sous jacente. Cette malédiction, c'est toute sa famille qui doit l'endurer. Alors qu'Ulric entrouvre les lèvres, la paix se trouble, le bruit revient. Les lèvres de l'aîné se scellent. Des précieux mots qu'Aimable aurait tout donné pour entendre. Pour le soulager du terrible fardeau de cette culpabilité dont il ne parvient pas à se débarrasser. Souhaite-t-il le protéger des autres... Ou de lui-même, à ainsi rester ?
« Tu vas blesser ce Constantin, un jour, Aimable. Tu le blesseras. Tu l'as déjà effrayé... Nous l'avons déjà effrayé... Un jour, il nous dénoncera… »
_ C’est un grand honneur mon Père.
Aimable redresse les yeux et son faciès si froid s’éclaire d’un sourire prudent. Il s’approche d’un pas mais se retient d’une embrassade et pourtant, il a tant l’envie de serrer contre lui l’un de ses rares amis. Un homme fidèle, loyal et sincère comme il y en a si peu en ce monde !
Est-il prêt ? Non, il ne le sera jamais. Jamais face à tout ce qui l’attend. Mais épaulé par Constantin, c’est une nouvelle vigueur qui s’éveille. Combien même ne sont-ils pas unis par le sang, c’est leur Foi qui les rapproche et Aimable accorde au Seigneur quelques prières de remerciement. Sa tête s’incline face à Constantin et la Voix, la Voix enfin se tait !
_ Mon Père, je n’ai pas eu le temps de recevoir votre dernier courrier… J’ose espérer que notre venue ne soit pas une gêne dans votre emploi du temps, si vous le préférez, nous pourrons revenir demain. Vous déranger d’une quelconque manière serait bien là la dernière de nos volontés.
_ Nous vous avons apporté le sang de nos vignes et la chair de nos montagnes. Comme demandé, nous en avons laissé quelques uns aux Sœurs.
Ulric, finalement, élève son énorme main pour se saisir de celle du prêtre et la serrer avec force, pendant qu’Aimable se tient en retrait. Il redoute toujours le contact. De cette Voix qui pourrait s’éveiller.
Elle le HAIT. ELLE LE HAIT et elle le HURLE sans cesse dans sa TETE.
Dim 24 Jan - 3:05
@Aimable E. De Bayard
J'ai rêvé de grands paysages verts et d'un soleil perçant les nuages
Ce jour là, Constantin - enfin plutôt Émile puisqu'on parlait de l'homme et non du prêtre, était en joie. Une joie immense qui lui remplissait la poitrine et étirait ses sourires. Une joie qui l'avait tiré de son lit encore plus tôt que d'habitude pour aller houspiller Alfred et réveiller Béatrice, les tirant tout les deux de sous leur couette pour venir prendre le petit-déjeuner alors que le soleil s'était à peine levé. Même les chats qui l'attendaient d'ordinaire sur le rebord de sa fenêtre s'étaient paresseusement trainés jusqu'à sa lucarne où il déposait gamelles de lait et de bouillon d'os, leurs petits yeux en amande encore à moitié fermés et les membres endoloris par le sommeil. Ils ne s'attendaient certainement pas à ce que leur bienfaiteur ait avancé l'horaire de leur souper et baillaient lentement sous les caresses du prêtre qui leur chuchotait le planning de sa journée avec un sourire jusqu'aux oreilles :
▬ ...vois-tu Luc, cela fait depuis... oh au moins depuis Rome que je n'ai pas revu mon cher ami ! Sais-tu que ses deux enfants parlent maintenant ? Il est de passage à Paris avec son frère, quel dommage que le reste de sa famille soit resté au domaine, peut-être que la prochaine fois c'est moi qui pourrait lui rendre visite ? Haussant la voix pour pousser d'un revers de main un matou un peu plus glouton que ses camarades qui avait décidé de faire barrage de son corps entre le bol et le reste des félins : Hé, hé, du calme Thomas, laisse-en aux autres !
Bien entendu les chats n'avaient que cure du charabia du petit père, eux étaient là pour la pitance qu'on leur offrait mais au moins aucun d'eux n'osa le couper dans son monologue racontant leurs derniers échanges épistolaires et la décision de finalement se retrouver aux jardins royaux pour admirer les orangers. Avec un peu de chance, il resterait quelques fruits à cueillir quoiqu'il faisait encore un peu frisquet pour une seconde récolte de printemps.
Ce fut donc l'esprit empli de réflexions sur les oranges, le ciel des Alpes et le rire de Richard et d'Isabeau, que Constantin s'appliqua à remplir ses tâches du jour. On le remarqua encore plus distrait que d'ordinaire mais encore plus heureux également. Et le bonheur simplet du cardinal était suffisamment mielleux pour dégouliner sur son entourage qui lui pardonna ainsi aisément ses nombreuses petites maladresses.
« On dirait une jeune fiancée sur le point de retrouver son promis après la guerre » murmura un chambellan dans son dos avant de se faire taper sur les doigts par un curé qui ne partageait pas le même sens de l'humour.
Quand vint enfin l'heure de se mettre en route jusqu'au lieu du rendez-vous, Constantin pressa pour une fois le pas, peu désireux d'être en retard. Malheureusement, à peine fut-il descendu de sa calèche qu'il fut accosté par un groupe de promeneurs, puis par un autre tant et si bien que ce fut rapidement un petit attroupement qui se rassembla autour de lui, chacun désirant lui adresser ses salutations et lui demander chaparder un conseil, une bénédiction ou la promesse de sa présence à tel ou tel événement. Et Constantin, en bonne poire qu'il était, ne sut comment se défaire de toutes ces figures qui venaient lui serrer la pince dans l'espoir de lui soustraire une faveur. Le sourire toujours aux lèvres et le ton affable, il avançait lentement dans l'allée en approuvant d'un signe de tête les propos d'une dame, puis en faisant le signe de croix en réponse à une sollicitation d'un vieillard jusqu'à enfin distinguer au loin deux silhouettes salvatrices et familières.
▬ Ah veuillez m'excuser, on m'attend par là. Que Dieu vous garde. Commença-t-il timidement à répéter pour se défaire des passants qui ne s'écartèrent qu'au moment où ils tombèrent également en face de ces deux hommes venus d'ailleurs.
L'allure d'Aimable et de son frère jurait avec le reste des promeneurs et imposait certainement le respect - si ce n'était la peur. C'étaient deux gaillards issus du sud, des montagnes et de la neige. Deux loups bourrus parmi le troupeau de toutous bien toilettés de la Cour. Mais Constantin était heureux, sincèrement heureux de retrouver un morceau de sa région natale dans les visages aux traits durs et taillés par le vent et le soleil froid.
▬ Aimable, Ulric ! Le Seigneur vous bénisse tout les deux, je suis heureux de voir que vous avez fait bonne route. Il s'avança sans hésitation vers le plus âgé, tendant le bras pour échanger une poignée de mains qui lui rappela que décidément, il n'avait vraiment aucune force dans le corps, surtout contre les phalanges rugueuses de ce noble habitué à la rudesse des combats et de la vie en général. S'il le voulait, il pourrait même lui briser les os en un instant. Mais Constantin n'affichait aucune crainte, il avait pleinement confiance dans le grand homme et s'il trouvait Ulric toujours aussi intimidant, sa stature sévère mais sage lui rappelait les quelques vagues souvenirs qui lui restait de son père. C'était décidément un homme typique de sa région. J'ai croisé une nonne du Marais. L'abbaye entière vous est reconnaissante pour votre cadeau. L'abbesse est aux anges, un peu de vin de nos montagnes devrait réchauffer ses vieux os. Encore merci pour ce geste. Ses yeux glissèrent sur les vivres qu'on lui avait apporté. Béatrice et Alfred seraient ravis de découvrir à leur table ce soir ces spécialités locales et la maison serait probablement en liesse dans les jours à venir - même s'il ne pouvait s'empêcher que ces deux-là ne méritaient sans doute pas un tel présent autant que les soeurs du Marais. Oh il ne fallait pas ! C'est trop généreux... Souffla-t-il.
Il jeta un coup d'oeil par-dessus l'épaule d'Ulric, remarquant qu'Aimable était resté en retrait dans une sorte de politesse réservée. Décidément, malgré l'âge, le mariage et la venue au monde de deux gamins, ce cher Aimable restait toujours un peu gauche avec son entourage. Quel étrange personnage que cette montagne timide et pourtant si tendre à l'intérieur !
Constantin franchit la distance qui les séparait et entoura de ses deux bras le plus jeune des De Bayard, trop content d'avoir retrouvé son ami.
▬ Allons Aimable, approchez donc que je puisse vous voir ! Après une brève étreinte, suivie d'une faible tape dans son dos, il posa ses deux mains sur ses épaules et le toisa de haut en bas. Vous avez l'air toujours aussi sérieux mon ami. Pour ne pas dire soucieux. Heureusement notre Père tout là-haut est généreux avec vous, je ne compte pas plus de rides sur votre visage que sur le mien ! À moins que vous ne les dissimuliez sous votre barbe !
Il rit. Il était assez proche de son interlocuteur pour se permettre ce genre de boutade. Rares étaient les gens à Paris avec qui il avait le loisir (et le droit) de se montrer aussi familier.
Emboîtant le pas vers l'intérieur des jardins, Constantin fit signe aux deux frères de le suivre sans cesser de sourire :
▬ Marchons voulez-vous ? Les orangers sont par là, vous pourrez me conter vos dernières aventures sur le chemin. J'imagine que la route jusqu'à Paris n'a pas été de tout repos, on m'a dit que les routes n'étaient plus sûres dernièrement.
Ni les routes, ni les églises. Son épaule était encore souffrante de cette vile attaque dans les jardins de Notre-Dame. Ce monde était vraiment effrayant parfois, mais entouré des De Bayard, Constantin avait le sentiment intime de n'avoir absolument rien à craindre sinon peut-être le moment où il leur faudrait se dire adieu jusqu'à leurs prochaines retrouvailles.
▬ ...vois-tu Luc, cela fait depuis... oh au moins depuis Rome que je n'ai pas revu mon cher ami ! Sais-tu que ses deux enfants parlent maintenant ? Il est de passage à Paris avec son frère, quel dommage que le reste de sa famille soit resté au domaine, peut-être que la prochaine fois c'est moi qui pourrait lui rendre visite ? Haussant la voix pour pousser d'un revers de main un matou un peu plus glouton que ses camarades qui avait décidé de faire barrage de son corps entre le bol et le reste des félins : Hé, hé, du calme Thomas, laisse-en aux autres !
Bien entendu les chats n'avaient que cure du charabia du petit père, eux étaient là pour la pitance qu'on leur offrait mais au moins aucun d'eux n'osa le couper dans son monologue racontant leurs derniers échanges épistolaires et la décision de finalement se retrouver aux jardins royaux pour admirer les orangers. Avec un peu de chance, il resterait quelques fruits à cueillir quoiqu'il faisait encore un peu frisquet pour une seconde récolte de printemps.
Ce fut donc l'esprit empli de réflexions sur les oranges, le ciel des Alpes et le rire de Richard et d'Isabeau, que Constantin s'appliqua à remplir ses tâches du jour. On le remarqua encore plus distrait que d'ordinaire mais encore plus heureux également. Et le bonheur simplet du cardinal était suffisamment mielleux pour dégouliner sur son entourage qui lui pardonna ainsi aisément ses nombreuses petites maladresses.
« On dirait une jeune fiancée sur le point de retrouver son promis après la guerre » murmura un chambellan dans son dos avant de se faire taper sur les doigts par un curé qui ne partageait pas le même sens de l'humour.
Quand vint enfin l'heure de se mettre en route jusqu'au lieu du rendez-vous, Constantin pressa pour une fois le pas, peu désireux d'être en retard. Malheureusement, à peine fut-il descendu de sa calèche qu'il fut accosté par un groupe de promeneurs, puis par un autre tant et si bien que ce fut rapidement un petit attroupement qui se rassembla autour de lui, chacun désirant lui adresser ses salutations et lui demander chaparder un conseil, une bénédiction ou la promesse de sa présence à tel ou tel événement. Et Constantin, en bonne poire qu'il était, ne sut comment se défaire de toutes ces figures qui venaient lui serrer la pince dans l'espoir de lui soustraire une faveur. Le sourire toujours aux lèvres et le ton affable, il avançait lentement dans l'allée en approuvant d'un signe de tête les propos d'une dame, puis en faisant le signe de croix en réponse à une sollicitation d'un vieillard jusqu'à enfin distinguer au loin deux silhouettes salvatrices et familières.
▬ Ah veuillez m'excuser, on m'attend par là. Que Dieu vous garde. Commença-t-il timidement à répéter pour se défaire des passants qui ne s'écartèrent qu'au moment où ils tombèrent également en face de ces deux hommes venus d'ailleurs.
L'allure d'Aimable et de son frère jurait avec le reste des promeneurs et imposait certainement le respect - si ce n'était la peur. C'étaient deux gaillards issus du sud, des montagnes et de la neige. Deux loups bourrus parmi le troupeau de toutous bien toilettés de la Cour. Mais Constantin était heureux, sincèrement heureux de retrouver un morceau de sa région natale dans les visages aux traits durs et taillés par le vent et le soleil froid.
▬ Aimable, Ulric ! Le Seigneur vous bénisse tout les deux, je suis heureux de voir que vous avez fait bonne route. Il s'avança sans hésitation vers le plus âgé, tendant le bras pour échanger une poignée de mains qui lui rappela que décidément, il n'avait vraiment aucune force dans le corps, surtout contre les phalanges rugueuses de ce noble habitué à la rudesse des combats et de la vie en général. S'il le voulait, il pourrait même lui briser les os en un instant. Mais Constantin n'affichait aucune crainte, il avait pleinement confiance dans le grand homme et s'il trouvait Ulric toujours aussi intimidant, sa stature sévère mais sage lui rappelait les quelques vagues souvenirs qui lui restait de son père. C'était décidément un homme typique de sa région. J'ai croisé une nonne du Marais. L'abbaye entière vous est reconnaissante pour votre cadeau. L'abbesse est aux anges, un peu de vin de nos montagnes devrait réchauffer ses vieux os. Encore merci pour ce geste. Ses yeux glissèrent sur les vivres qu'on lui avait apporté. Béatrice et Alfred seraient ravis de découvrir à leur table ce soir ces spécialités locales et la maison serait probablement en liesse dans les jours à venir - même s'il ne pouvait s'empêcher que ces deux-là ne méritaient sans doute pas un tel présent autant que les soeurs du Marais. Oh il ne fallait pas ! C'est trop généreux... Souffla-t-il.
Il jeta un coup d'oeil par-dessus l'épaule d'Ulric, remarquant qu'Aimable était resté en retrait dans une sorte de politesse réservée. Décidément, malgré l'âge, le mariage et la venue au monde de deux gamins, ce cher Aimable restait toujours un peu gauche avec son entourage. Quel étrange personnage que cette montagne timide et pourtant si tendre à l'intérieur !
Constantin franchit la distance qui les séparait et entoura de ses deux bras le plus jeune des De Bayard, trop content d'avoir retrouvé son ami.
▬ Allons Aimable, approchez donc que je puisse vous voir ! Après une brève étreinte, suivie d'une faible tape dans son dos, il posa ses deux mains sur ses épaules et le toisa de haut en bas. Vous avez l'air toujours aussi sérieux mon ami. Pour ne pas dire soucieux. Heureusement notre Père tout là-haut est généreux avec vous, je ne compte pas plus de rides sur votre visage que sur le mien ! À moins que vous ne les dissimuliez sous votre barbe !
Il rit. Il était assez proche de son interlocuteur pour se permettre ce genre de boutade. Rares étaient les gens à Paris avec qui il avait le loisir (et le droit) de se montrer aussi familier.
Emboîtant le pas vers l'intérieur des jardins, Constantin fit signe aux deux frères de le suivre sans cesser de sourire :
▬ Marchons voulez-vous ? Les orangers sont par là, vous pourrez me conter vos dernières aventures sur le chemin. J'imagine que la route jusqu'à Paris n'a pas été de tout repos, on m'a dit que les routes n'étaient plus sûres dernièrement.
Ni les routes, ni les églises. Son épaule était encore souffrante de cette vile attaque dans les jardins de Notre-Dame. Ce monde était vraiment effrayant parfois, mais entouré des De Bayard, Constantin avait le sentiment intime de n'avoir absolument rien à craindre sinon peut-être le moment où il leur faudrait se dire adieu jusqu'à leurs prochaines retrouvailles.
Pardon pour le temps de réponse, j'espère que cela te va !
@Aimable E. De Bayard
Lun 25 Jan - 11:19
L’énorme main d’Ulric se referme sur celle du prêtre et Aimable croit même voir le poignet de Constantin disparaître sous les doigts épais de son frère aîné.
L’épais chevalier se contente d’un abaissement de sa poigne et pourtant, la secousse remonte jusqu’aux épaules frêles de Constantin. Un bref éclat de malice étincelle dans les yeux usés d’Ulric ; à croire qu’il persiste un peu d’innocence sous cette écorce si rude. Un homme aussi bon et inoffensif que Constantin franchit avec une surprenante aisance toutes les barrières qu’Ulric dresse. Malgré toutes ses méfiances, ses réticences, son désintérêt pour ceux qui sont autres que sa famille, malgré toutes ses cicatrices et la froideur de ses yeux, il abat sa main libre sur l’épaule du prêtre. La pression est étonnamment douce, malgré l’impact ; l’Ours a conscience de sa force. Ce peu d’affection est tout ce que cet homme peut donner.
Constantin ne manie ni l’épée, ni le bouclier. Et pourtant, c’est armé de sa seule âme qu’il peut mettre un cœur à nu.
Aimable a tant de respect pour lui. Tant d’affection pour cet homme qui lui a tant apporté. Déjà, voilà que Constantin l’enlace ! L’étreinte le surprend, et face à tant de douceur, Aimable sent ses propres murs s’effondrer. Il en oublie son éducation, les règles qu’il s’efforce de respecter. A son tour, il referme ses bras solides autour des épaules de son ami et le serre avec force contre lui. Le contact de la bure lui paraît si doux sous ses doigts, il hume son odeur, si différente de celle qu’il a l’habitude de percevoir. Son Père a toujours une fragrance douce, très différente des forts parfums de sueurs, de bétails et de cuir qu’il a l’habitude de sentir. Aimable, d’ailleurs, a crainte que le bain n’ait pas été suffisant pour le débarrasser de toutes les odeurs faisandées. Après un tel voyage, bien qu’il se soit fortement frotté de savon et ait changé ses vêtements pour l’occasion, il se sent toujours bien rustre face à lui.
Le contact ne dure que quelques secondes et suffit à ce qu’un soulagement le gagne tout entier. Semblable à ces fois où lorsqu’il entre à l’église, il trempe ses mains dans l’eau bénite, on signe son front, son torse, d’une croix. L’avoir contre lui est une bénédiction. Plus encore lorsqu’il a tant eu peur de le perdre. Il relâche finalement l’étau de ses bras et le contact perdure, les mains de Constantin se referment sur ses épaules. Ses épaules solides, nouées par le voyage et les soucis.
La dernière fois où ils se sont vus, Aimable était un jeune homme fougueux, péniblement contenu par l’étiquette et l’éducation stricte de ses frères. A présent, l’homme apparaît usé. Cette folle énergie semble avoir comme disparu, ses épaules sont plus voûtées, la nuque est raide. Le cheveu, brun, se mouchète discrètement de gris, comme son frère avec lequel il a pourtant plus d’une dizaine d’années de différences. Les rides parcourent son front, le coin de ses yeux, les cernes sous ses paupières trahissent de longues nuits. Constantin est le seul homme qu’Aimable accepte de regarder droit dans les yeux, bien que cette fois, ses prunelles se permettent une seule œillade. Quelques millisecondes, avant qu’Aimable ne parvienne à confier prudemment son regard à celui de son ami. Ses yeux d’un bleu si clair qu’il se rapproche du gris. Les pupilles, noires, puits obscur qu’il dissimule de nouveau. La crainte reste perceptible dans ce regard fuyant, plus présent qu’il ne l’était autrefois. Avant, il cherchait sans cesse le regard. C’était avec une force hors du commun qu’il plantait ses yeux dans ceux de Constantin, un geste de désespoir. Un appel à l’aide qu’aujourd’hui, il ne se permettait plus de faire.
Sa stature s’est renforcée. Son dos, son torse, sa taille, constituent un même bloc, il s’agit de son tronc. La nuque est épaisse, les muscles sont bien présents, développés, travaillés, recouverts d’un peu de graisse. Pour huiler le mouvement, protéger la morphologie trapue, les viscères si fragiles. On devine la présence de muscles plus noueux au niveau des bras, les mains de l’homme sont assez grandes, leur dos parcouru de veines bleues. Quelques cicatrices se sont ajoutées, le long de son nez, au coin de sa mâchoire, une de ses oreilles a légèrement perdu de sa courbure – on devine le tracé malheureux qu’une épée qui a laissé une cicatrice discrète sur le sommet de sa tête. Un casque l’a sûrement protégé – ou l’adversaire a été écarté avant que l’épée ne puisse infliger davantage de blessures. Comme tout guerrier, Aimable est un énième miraculé. Un survivant.
Le rire de Constantin est le chant d’une rivière pour un assoiffé. D’ailleurs, pour la première fois depuis bien longtemps, le visage d’Aimable abandonne son austérité. Enfin, ses yeux se plissent et l’on y devine la même malice que son frère, ses lèvres abandonnent leur prison et s’éclairent d’un sourire. Les rides prennent vie, et c’est l’histoire d’une longue amitié qu’elle vienne tracer sur son visage, animant ses prunelles d’affectueuses pattes d’oie, les rides sur son front s’effacent alors que se dessinent celles au coin de ses lèvres. Un son bref s’échappe de ses lèvres, comme un aboiement, c’est un jappement qu’il retient. Un rire qu’il n’a pas l’habitude de libérer.
_ Si vous n’étiez pas prêtre, Constantin, je vous accuserai de mentir. Le voyage a été particulièrement fatiguant et si loin de chez moi, je m’inquiète pour ma famille. Cependant, j’ai confiance en Dieu, en eux et le bonheur de vous retrouver efface la peine de ces quelques jours. Comment vous portez-vous, mon Père ?
Aimable se joint à la marche. C’est au tour d’Ulric, cette fois, de se glisser dans leur dos. L’homme immense est une sentinelle silencieuse, privilégiant l’observation à l’implication lorsqu’il s’agit de discussion. Il n’en reste pas pour autant absent, veillant naturellement sur les hommes qui le précèdent. Tel un chef de meute, il veille sur leurs arrières et croise ses bras épais dans son dos. Aimable se sent plus à l’aise alors qu’ils profitent d’un semblant d’intimité.
Les jardins sont si différents de ceux qu’ils connaissent. Il est vrai qu’il est triste de voir ces buissons dressés comme des soldats en plein salut, tous contraints de suivre un chemin soigneusement délimité. Aimable s’étonne de voir la nature ainsi domptée. Il prie Dieu pour que Paris n’emprisonne pas Constantin de la sorte ; il craindrait bien trop de voir son ami dépérir, contraint à survivre dans un espace – des règles – aussi étroit-es-.
_ La route nous est parue très longue. Le silence d’Ulric m’invite à la contemplation ; mais il est vrai que ces paysages n’ont pas le charme brut de nos montagnes. Grâce à Dieu et vos prières, notre chemin a été des plus paisibles… Nous n’avons été confrontés à aucune attaque, bien qu’à notre approche de Paris, nous avons pu croiser quelques passagers affolés. Leur calèche avait été attaquée par des brigands… Tous leurs bijoux avaient été volés. Il y avait déjà des soldats sur place, nous ne nous sommes guère éternisés. Notre plus grande difficulté a été la venue de la pluie ! Il a été pénible de dormir dans cette humidité et nos montures peinaient à avancer au travers des chemins embourbés. Marthe, d’ailleurs, se montre très fatiguée ; je l’ai confiée à un palefrenier. Notre famille vous offre ses salutations. Richard a souhaité à ce que je vous transmette, d’ailleurs, l’un de ses premiers courriers.
Aimable sourit avec toute la fierté d’un père, le torse gonflé par l’orgueil, il ressort de sa poche une lettre soigneusement refermée par un cachet de cire. On y reconnaît la chevalière de son père et leur blason, Aimable hausse les épaules.
_ Il n’a pas encore l’âge d’avoir sa chevalière. Mais nous approchons de la date de sa communion… Si jamais vous… Si jamais vous pouvez nous offrir l’immense honneur de votre présence, ce serait une immense joie pour nous. Néanmoins, si le Seigneur ou d’autres personnes requièrent votre présence à Paris, nous comprendrons tout à fait vos obligations. Considérez qu’il s’agit seulement d’une invitation.
Aimable toussote finalement et préfère se concentrer de nouveau sur le chemin qu’ils parcourent. Marcher en compagnie de son ami lui procure une joie… qu’il n’a plus ressentie pendant des mois. La Voix est silencieuse. La quiétude, la sérénité, le gagnent et il savoure religieusement la chaleur de leur étreinte, de son sourire si sincère.
Qu’il est appréciable d’oublier tous ses démons.
Constantin, l’homme capable d’exorciser le mal d’un simple regard.
Est-ce pour cela qu’il peine à soutenir le poids de ses prunelles dans les siennes ?
Non, il chasse l’inquiétude d’un battement de paupières.
_ Vous traite-t-on bien, mon ami ? Et qu’en est-il de votre vie sur Paris ?
Finalement, ses yeux reviennent le détailler. Attentif, il laisse son épaule effleurer la sienne, en un geste maladroit exprimant son soutien. Son affection. Puis il se redresse dignement et redirige son attention devant eux. Le contenu de son courrier l’a touché et bien qu’il ait tenté de le soulager de sa peine, il ignore s’il s’y est bien pris.
Il faut parfois laisser le sang, le pus, couler d’une plaie pour qu’elle puisse se refermer. A-t-il assez écouté sa tristesse pour qu’il puisse retrouver le sourire ?
Lui s’est tant de fois confié à Constantin et voir que son Père a suffisamment confiance en lui pour en faire de même est un soulagement sans nom. Cette sincérité entre eux lui a permis de lui offrir sa précieuse confiance : Constantin est le seul homme dont il ne se méfiera jamais.
L’épais chevalier se contente d’un abaissement de sa poigne et pourtant, la secousse remonte jusqu’aux épaules frêles de Constantin. Un bref éclat de malice étincelle dans les yeux usés d’Ulric ; à croire qu’il persiste un peu d’innocence sous cette écorce si rude. Un homme aussi bon et inoffensif que Constantin franchit avec une surprenante aisance toutes les barrières qu’Ulric dresse. Malgré toutes ses méfiances, ses réticences, son désintérêt pour ceux qui sont autres que sa famille, malgré toutes ses cicatrices et la froideur de ses yeux, il abat sa main libre sur l’épaule du prêtre. La pression est étonnamment douce, malgré l’impact ; l’Ours a conscience de sa force. Ce peu d’affection est tout ce que cet homme peut donner.
Constantin ne manie ni l’épée, ni le bouclier. Et pourtant, c’est armé de sa seule âme qu’il peut mettre un cœur à nu.
Aimable a tant de respect pour lui. Tant d’affection pour cet homme qui lui a tant apporté. Déjà, voilà que Constantin l’enlace ! L’étreinte le surprend, et face à tant de douceur, Aimable sent ses propres murs s’effondrer. Il en oublie son éducation, les règles qu’il s’efforce de respecter. A son tour, il referme ses bras solides autour des épaules de son ami et le serre avec force contre lui. Le contact de la bure lui paraît si doux sous ses doigts, il hume son odeur, si différente de celle qu’il a l’habitude de percevoir. Son Père a toujours une fragrance douce, très différente des forts parfums de sueurs, de bétails et de cuir qu’il a l’habitude de sentir. Aimable, d’ailleurs, a crainte que le bain n’ait pas été suffisant pour le débarrasser de toutes les odeurs faisandées. Après un tel voyage, bien qu’il se soit fortement frotté de savon et ait changé ses vêtements pour l’occasion, il se sent toujours bien rustre face à lui.
Le contact ne dure que quelques secondes et suffit à ce qu’un soulagement le gagne tout entier. Semblable à ces fois où lorsqu’il entre à l’église, il trempe ses mains dans l’eau bénite, on signe son front, son torse, d’une croix. L’avoir contre lui est une bénédiction. Plus encore lorsqu’il a tant eu peur de le perdre. Il relâche finalement l’étau de ses bras et le contact perdure, les mains de Constantin se referment sur ses épaules. Ses épaules solides, nouées par le voyage et les soucis.
La dernière fois où ils se sont vus, Aimable était un jeune homme fougueux, péniblement contenu par l’étiquette et l’éducation stricte de ses frères. A présent, l’homme apparaît usé. Cette folle énergie semble avoir comme disparu, ses épaules sont plus voûtées, la nuque est raide. Le cheveu, brun, se mouchète discrètement de gris, comme son frère avec lequel il a pourtant plus d’une dizaine d’années de différences. Les rides parcourent son front, le coin de ses yeux, les cernes sous ses paupières trahissent de longues nuits. Constantin est le seul homme qu’Aimable accepte de regarder droit dans les yeux, bien que cette fois, ses prunelles se permettent une seule œillade. Quelques millisecondes, avant qu’Aimable ne parvienne à confier prudemment son regard à celui de son ami. Ses yeux d’un bleu si clair qu’il se rapproche du gris. Les pupilles, noires, puits obscur qu’il dissimule de nouveau. La crainte reste perceptible dans ce regard fuyant, plus présent qu’il ne l’était autrefois. Avant, il cherchait sans cesse le regard. C’était avec une force hors du commun qu’il plantait ses yeux dans ceux de Constantin, un geste de désespoir. Un appel à l’aide qu’aujourd’hui, il ne se permettait plus de faire.
Sa stature s’est renforcée. Son dos, son torse, sa taille, constituent un même bloc, il s’agit de son tronc. La nuque est épaisse, les muscles sont bien présents, développés, travaillés, recouverts d’un peu de graisse. Pour huiler le mouvement, protéger la morphologie trapue, les viscères si fragiles. On devine la présence de muscles plus noueux au niveau des bras, les mains de l’homme sont assez grandes, leur dos parcouru de veines bleues. Quelques cicatrices se sont ajoutées, le long de son nez, au coin de sa mâchoire, une de ses oreilles a légèrement perdu de sa courbure – on devine le tracé malheureux qu’une épée qui a laissé une cicatrice discrète sur le sommet de sa tête. Un casque l’a sûrement protégé – ou l’adversaire a été écarté avant que l’épée ne puisse infliger davantage de blessures. Comme tout guerrier, Aimable est un énième miraculé. Un survivant.
Le rire de Constantin est le chant d’une rivière pour un assoiffé. D’ailleurs, pour la première fois depuis bien longtemps, le visage d’Aimable abandonne son austérité. Enfin, ses yeux se plissent et l’on y devine la même malice que son frère, ses lèvres abandonnent leur prison et s’éclairent d’un sourire. Les rides prennent vie, et c’est l’histoire d’une longue amitié qu’elle vienne tracer sur son visage, animant ses prunelles d’affectueuses pattes d’oie, les rides sur son front s’effacent alors que se dessinent celles au coin de ses lèvres. Un son bref s’échappe de ses lèvres, comme un aboiement, c’est un jappement qu’il retient. Un rire qu’il n’a pas l’habitude de libérer.
_ Si vous n’étiez pas prêtre, Constantin, je vous accuserai de mentir. Le voyage a été particulièrement fatiguant et si loin de chez moi, je m’inquiète pour ma famille. Cependant, j’ai confiance en Dieu, en eux et le bonheur de vous retrouver efface la peine de ces quelques jours. Comment vous portez-vous, mon Père ?
Aimable se joint à la marche. C’est au tour d’Ulric, cette fois, de se glisser dans leur dos. L’homme immense est une sentinelle silencieuse, privilégiant l’observation à l’implication lorsqu’il s’agit de discussion. Il n’en reste pas pour autant absent, veillant naturellement sur les hommes qui le précèdent. Tel un chef de meute, il veille sur leurs arrières et croise ses bras épais dans son dos. Aimable se sent plus à l’aise alors qu’ils profitent d’un semblant d’intimité.
Les jardins sont si différents de ceux qu’ils connaissent. Il est vrai qu’il est triste de voir ces buissons dressés comme des soldats en plein salut, tous contraints de suivre un chemin soigneusement délimité. Aimable s’étonne de voir la nature ainsi domptée. Il prie Dieu pour que Paris n’emprisonne pas Constantin de la sorte ; il craindrait bien trop de voir son ami dépérir, contraint à survivre dans un espace – des règles – aussi étroit-es-.
_ La route nous est parue très longue. Le silence d’Ulric m’invite à la contemplation ; mais il est vrai que ces paysages n’ont pas le charme brut de nos montagnes. Grâce à Dieu et vos prières, notre chemin a été des plus paisibles… Nous n’avons été confrontés à aucune attaque, bien qu’à notre approche de Paris, nous avons pu croiser quelques passagers affolés. Leur calèche avait été attaquée par des brigands… Tous leurs bijoux avaient été volés. Il y avait déjà des soldats sur place, nous ne nous sommes guère éternisés. Notre plus grande difficulté a été la venue de la pluie ! Il a été pénible de dormir dans cette humidité et nos montures peinaient à avancer au travers des chemins embourbés. Marthe, d’ailleurs, se montre très fatiguée ; je l’ai confiée à un palefrenier. Notre famille vous offre ses salutations. Richard a souhaité à ce que je vous transmette, d’ailleurs, l’un de ses premiers courriers.
Aimable sourit avec toute la fierté d’un père, le torse gonflé par l’orgueil, il ressort de sa poche une lettre soigneusement refermée par un cachet de cire. On y reconnaît la chevalière de son père et leur blason, Aimable hausse les épaules.
_ Il n’a pas encore l’âge d’avoir sa chevalière. Mais nous approchons de la date de sa communion… Si jamais vous… Si jamais vous pouvez nous offrir l’immense honneur de votre présence, ce serait une immense joie pour nous. Néanmoins, si le Seigneur ou d’autres personnes requièrent votre présence à Paris, nous comprendrons tout à fait vos obligations. Considérez qu’il s’agit seulement d’une invitation.
Aimable toussote finalement et préfère se concentrer de nouveau sur le chemin qu’ils parcourent. Marcher en compagnie de son ami lui procure une joie… qu’il n’a plus ressentie pendant des mois. La Voix est silencieuse. La quiétude, la sérénité, le gagnent et il savoure religieusement la chaleur de leur étreinte, de son sourire si sincère.
Qu’il est appréciable d’oublier tous ses démons.
Constantin, l’homme capable d’exorciser le mal d’un simple regard.
Est-ce pour cela qu’il peine à soutenir le poids de ses prunelles dans les siennes ?
Non, il chasse l’inquiétude d’un battement de paupières.
_ Vous traite-t-on bien, mon ami ? Et qu’en est-il de votre vie sur Paris ?
Finalement, ses yeux reviennent le détailler. Attentif, il laisse son épaule effleurer la sienne, en un geste maladroit exprimant son soutien. Son affection. Puis il se redresse dignement et redirige son attention devant eux. Le contenu de son courrier l’a touché et bien qu’il ait tenté de le soulager de sa peine, il ignore s’il s’y est bien pris.
Il faut parfois laisser le sang, le pus, couler d’une plaie pour qu’elle puisse se refermer. A-t-il assez écouté sa tristesse pour qu’il puisse retrouver le sourire ?
Lui s’est tant de fois confié à Constantin et voir que son Père a suffisamment confiance en lui pour en faire de même est un soulagement sans nom. Cette sincérité entre eux lui a permis de lui offrir sa précieuse confiance : Constantin est le seul homme dont il ne se méfiera jamais.
Mer 3 Fév - 1:54
@Aimable E. De Bayard
J'ai rêvé de grands paysages verts et d'un soleil perçant les nuages
Quand bien même à l'instar de son frère, Aimable le surplombait de par sa carrure de de chevalier, Constantin était parfaitement à l'aise à ses côtés. Une telle proximité physique avec un autre homme de la même trempe lui aurait certainement provoqué des sueurs froides, lui le saint petit Père venu de nulle part, incapable de manier de ne serait-ce que lever la main sur un chaton. Mais dans l'écho du rire d'Aimable, Constantin, Émile même, l'homme derrière le prêtre, s'oubliait. Oubliait son absence totale de force et puis au passage tous les tracas constants de son existence désormais passée en grande partie à se casser les dos et les yeux pour gratter sur du parchemin. Aimable était une bouffée de vent frais tout droit venu du Sud, la certitude tangible que tous les ennuis d'Émile étaient bien mondains, bien insignifiants à l'ombre gigantesque du De Bayard.
▬ Hé bien, je vous somme alors de trouver le temps de souffler à Paris avant de reprendre la route. Je prierai également pour votre trajet du retour et pour votre famille aussi. Il lui vint en mémoire les bouilles adorables des deux mômes d'Aimable, parfaits petits anges ébouriffés des Alpes qui avaient à la fois la douceur des traits de leur mère et la bienveillance tapie dans les prunelles de leur père. Constantin les aimait tant ses petits bouts même en dépit des kilomètres, les aimait comme lui n'aurait jamais de progéniture. C'était bien là le seul sacrifice religieux qui lui faisait de la peine. Je vais très bien. Très très bien maintenant que vous et Ulric êtes à mes côtés. Espérons que cette ballade vous reposera tous les deux. Paris n'a rien de nos hameaux de campagne : c'est une ville où la vie fuse par tous les sens au point d'en perdre la tête. Mais elle a quelques espaces où il fait bon de se promener. Venez, venez que je vous montre.
Et ce fut tout naturellement que son bras se glissa sous celui d'Aimable comme il l'aurait fait avec un enfant, une vieille dame, un boiteux. Comme il le faisait d'habitude dans son patelin natif où il promenait les anciens, tenait la main de bambins, soutenait le bras d'une mère esseulée ou tout simplement d'un passant qui avait besoin de parler. Cette proximité simplette que Paris noyait dans son océan de convenances sur lequel veillaient sans cesse des regards étrangers, critiques. Un cardinal, même proche du peuple, ne devait certainement pas marcher au bras d'un simple chevalier. Constantin, en particulier, devait certainement garder toute distance physique avec les autres. Mais voilà, pour une fois, Constantin s'oubliait, s'effaçait pour laisser place à Émile, Émile le naïf, le candide. Émile qui voulait juste prendre tout le monde par la main pour montrer les orangers tout en écoutant sagement le récit du voyage d'Aimable :
▬ Quelle horreur ! C'est donc vrai que plusieurs groupes de malandrins détroussent les honnêtes gens à la sortie de Paris ! Je demanderai au chef des armées de renforcer la sécurité sur les routes. Comme si le Comte de Harcourt n'avait que ça à faire.
Mais le prêtre ne continua pas sur cette lancée, son attention était désormais toute portée sur l'enveloppe que son ami venait de sortir de sa poche en lui expliquant qu'il s'agissait d'une missive de son ainé. Une étincelle de fierté émue éclata alors dans le regard de l'ecclésiaste qui accepta le papier à deux mains comme s'il s'agissait d'un trésor fragile dont il n'osait briser le seau.
▬ Oh je... C'est trop, c'est trop d'honneur ! Et lui qui n'avait rien prévu pour Richard ! Quelle andouille ! Il ouvrit la bouche pour s'exclamer que oui, mille fois oui, il serait heureux, que dire ravi, enchanté d'assister à la première communion du jeune De Bayard mais alors qu'il s'apprêtait à répondre, le poids de toutes ses préoccupations qui le liaient à Paris lui retomba dessus. Alors Constantin baissa les yeux pour cacher la déception qui s'y était logée en soufflant : Il faudra que j'écrive au Vatican pour leur en demander l'aval, j'ai tant de choses qui me retiennent à la capitale dans les mois à venir... Il était en réalité certain qu'on lui refuserait le droit de retourner dans les Alpes. Et quand bien même sa Papauté lui accorderait quelques semaines en dehors de la capitale, Constantin n'était pas certain de mériter de revoir un jour les pâturages de ses montagnes.
Il y avait sa chapelle à la charpente grinçante et pleine de toiles d'araignées, l'autel toujours couvert de poussière, les bancs bosselés par le poids du temps et la présence de ses fidèles, le cimetière avec ses chaines qui lâchaient à la moindre bourrasque. Ce cimetière qui ne cessait jamais de s'étendre, les fossés qui se creusaient, encore et encore, les gens se pressant autour de lui, bras tendus dans sa direction, chairs putréfiés, chairs pourrissantes sur des visages horrifiés. Et tout ces cris, ces cris qu'il n'arrivait plus à taire malgré la prière, malgré les bénédictions. Tout ces moutons que tu as mené au charnier, Émile.
L'espace d'un instant, Constantin sentit à nouveau ses épaules se contracter, le coeur s'affoler.
Non, non. Il ne pouvait pas revenir là-bas.
▬ Je vous promets de tout faire pour me libérer... Avait-il ajouté en baissant la voix, les yeux rivés sur l'allée devant eux, tentant de fuir les images des cadavres que le fossoyeur déchargeait de sa charrette foisonnante de mouches et de larves. Vous transmettrez mes plus sincères remerciements à votre fils. Je tâcherai de lui répondre le plus rapidement possible pour le féliciter. La lettre disparut dans une de ses poches. Il la lirait avec attention une fois rentré, dans le confort de son bureau.
Son pas s'accéléra, il jeta un coup d'oeil à Ulric et lui adressa un hochement de tête reconnaissant - car l'homme acceptait de les suivre tout en leur accordant une certaine distance pour ne pas troubler leurs retrouvailles. Puis, Constantin entraina son compagnon sur un sentir adjacent. S'il n'était pas bras-dessus, par-dessous avec Aimable, il aurait eu l'air de quelqu'un de très important entouré de deux imposants gardes du corps dans sa promenade.
Il bondit à la première occasion de changer de sujet
▬ Ah vous voyez que je ne suis pas à plaindre ! À vrai dire je me porte comme un charme, on me gâte beaucoup trop depuis mon entrée dans l'archevêché de Paris tant et si bien que c'en est parfois étouffant. Des fois je me demande ce que j'ai bien fait pour mériter tant d'attention... Tu sais très bien ce que tu as fait Constantin. Étaient-ils épiés en ce moment même ? Le Vatican avait toujours un oeil sur lui, veillant en silence sur ce dernier arrivé dans le cercle très fermé des cardinaux, attendant de voir s'il se montrerait à la hauteur de la tâche qu'on lui avait confié. C'est un grand privilège pour quelqu'un comme moi d'avoir été choisi pour représenter la maison de Dieu dans notre bon royaume. J'ai encore beaucoup à apprendre sur la Cour et la capitale mais c'est un travail si sacré qu'il comblerait n'importe quel prêcheur.
Il aurait pu se perdre un moment à conter tout le mondain de ses journées consacrées à l'administration, archivage et organisation de ce grand domaine dont il avait désormais la charge mais s'interrompit au moment où à l'horizon se profila une rangée d'arbres touffus dont les branches ployaient sous le poids de fruits à la peau rugueuse et à la couleur orangée. Ce fut alors en les pointant du doigt tel un gamin pressé de montrer sa dernière trouvaille qu'il s'écria :
▬ Regardez ! Ce sont les orangers venus du grand Est dont je vous parlais !
Lâchant le bras d'Aimable, l'évêque se hâta de rejoindre le premier de ces plants exotiques pour cueillir un premier fruit sous le regard réprobateur des jardiniers. Il revint vers le chevalier et lui tendit sa trouvaille ronde comme une pomme mais lourde comme une courge :
▬ Prenez Aimable, regardez comme la texture de la peau est étrange. Ça ne ressemble à rien de ce qui pousse par chez nous !
Ah oui décidément, en présence d'Aimable, Constantin s'oubliait.
▬ Hé bien, je vous somme alors de trouver le temps de souffler à Paris avant de reprendre la route. Je prierai également pour votre trajet du retour et pour votre famille aussi. Il lui vint en mémoire les bouilles adorables des deux mômes d'Aimable, parfaits petits anges ébouriffés des Alpes qui avaient à la fois la douceur des traits de leur mère et la bienveillance tapie dans les prunelles de leur père. Constantin les aimait tant ses petits bouts même en dépit des kilomètres, les aimait comme lui n'aurait jamais de progéniture. C'était bien là le seul sacrifice religieux qui lui faisait de la peine. Je vais très bien. Très très bien maintenant que vous et Ulric êtes à mes côtés. Espérons que cette ballade vous reposera tous les deux. Paris n'a rien de nos hameaux de campagne : c'est une ville où la vie fuse par tous les sens au point d'en perdre la tête. Mais elle a quelques espaces où il fait bon de se promener. Venez, venez que je vous montre.
Et ce fut tout naturellement que son bras se glissa sous celui d'Aimable comme il l'aurait fait avec un enfant, une vieille dame, un boiteux. Comme il le faisait d'habitude dans son patelin natif où il promenait les anciens, tenait la main de bambins, soutenait le bras d'une mère esseulée ou tout simplement d'un passant qui avait besoin de parler. Cette proximité simplette que Paris noyait dans son océan de convenances sur lequel veillaient sans cesse des regards étrangers, critiques. Un cardinal, même proche du peuple, ne devait certainement pas marcher au bras d'un simple chevalier. Constantin, en particulier, devait certainement garder toute distance physique avec les autres. Mais voilà, pour une fois, Constantin s'oubliait, s'effaçait pour laisser place à Émile, Émile le naïf, le candide. Émile qui voulait juste prendre tout le monde par la main pour montrer les orangers tout en écoutant sagement le récit du voyage d'Aimable :
▬ Quelle horreur ! C'est donc vrai que plusieurs groupes de malandrins détroussent les honnêtes gens à la sortie de Paris ! Je demanderai au chef des armées de renforcer la sécurité sur les routes. Comme si le Comte de Harcourt n'avait que ça à faire.
Mais le prêtre ne continua pas sur cette lancée, son attention était désormais toute portée sur l'enveloppe que son ami venait de sortir de sa poche en lui expliquant qu'il s'agissait d'une missive de son ainé. Une étincelle de fierté émue éclata alors dans le regard de l'ecclésiaste qui accepta le papier à deux mains comme s'il s'agissait d'un trésor fragile dont il n'osait briser le seau.
▬ Oh je... C'est trop, c'est trop d'honneur ! Et lui qui n'avait rien prévu pour Richard ! Quelle andouille ! Il ouvrit la bouche pour s'exclamer que oui, mille fois oui, il serait heureux, que dire ravi, enchanté d'assister à la première communion du jeune De Bayard mais alors qu'il s'apprêtait à répondre, le poids de toutes ses préoccupations qui le liaient à Paris lui retomba dessus. Alors Constantin baissa les yeux pour cacher la déception qui s'y était logée en soufflant : Il faudra que j'écrive au Vatican pour leur en demander l'aval, j'ai tant de choses qui me retiennent à la capitale dans les mois à venir... Il était en réalité certain qu'on lui refuserait le droit de retourner dans les Alpes. Et quand bien même sa Papauté lui accorderait quelques semaines en dehors de la capitale, Constantin n'était pas certain de mériter de revoir un jour les pâturages de ses montagnes.
Il y avait sa chapelle à la charpente grinçante et pleine de toiles d'araignées, l'autel toujours couvert de poussière, les bancs bosselés par le poids du temps et la présence de ses fidèles, le cimetière avec ses chaines qui lâchaient à la moindre bourrasque. Ce cimetière qui ne cessait jamais de s'étendre, les fossés qui se creusaient, encore et encore, les gens se pressant autour de lui, bras tendus dans sa direction, chairs putréfiés, chairs pourrissantes sur des visages horrifiés. Et tout ces cris, ces cris qu'il n'arrivait plus à taire malgré la prière, malgré les bénédictions. Tout ces moutons que tu as mené au charnier, Émile.
L'espace d'un instant, Constantin sentit à nouveau ses épaules se contracter, le coeur s'affoler.
Non, non. Il ne pouvait pas revenir là-bas.
▬ Je vous promets de tout faire pour me libérer... Avait-il ajouté en baissant la voix, les yeux rivés sur l'allée devant eux, tentant de fuir les images des cadavres que le fossoyeur déchargeait de sa charrette foisonnante de mouches et de larves. Vous transmettrez mes plus sincères remerciements à votre fils. Je tâcherai de lui répondre le plus rapidement possible pour le féliciter. La lettre disparut dans une de ses poches. Il la lirait avec attention une fois rentré, dans le confort de son bureau.
Son pas s'accéléra, il jeta un coup d'oeil à Ulric et lui adressa un hochement de tête reconnaissant - car l'homme acceptait de les suivre tout en leur accordant une certaine distance pour ne pas troubler leurs retrouvailles. Puis, Constantin entraina son compagnon sur un sentir adjacent. S'il n'était pas bras-dessus, par-dessous avec Aimable, il aurait eu l'air de quelqu'un de très important entouré de deux imposants gardes du corps dans sa promenade.
Il bondit à la première occasion de changer de sujet
▬ Ah vous voyez que je ne suis pas à plaindre ! À vrai dire je me porte comme un charme, on me gâte beaucoup trop depuis mon entrée dans l'archevêché de Paris tant et si bien que c'en est parfois étouffant. Des fois je me demande ce que j'ai bien fait pour mériter tant d'attention... Tu sais très bien ce que tu as fait Constantin. Étaient-ils épiés en ce moment même ? Le Vatican avait toujours un oeil sur lui, veillant en silence sur ce dernier arrivé dans le cercle très fermé des cardinaux, attendant de voir s'il se montrerait à la hauteur de la tâche qu'on lui avait confié. C'est un grand privilège pour quelqu'un comme moi d'avoir été choisi pour représenter la maison de Dieu dans notre bon royaume. J'ai encore beaucoup à apprendre sur la Cour et la capitale mais c'est un travail si sacré qu'il comblerait n'importe quel prêcheur.
Il aurait pu se perdre un moment à conter tout le mondain de ses journées consacrées à l'administration, archivage et organisation de ce grand domaine dont il avait désormais la charge mais s'interrompit au moment où à l'horizon se profila une rangée d'arbres touffus dont les branches ployaient sous le poids de fruits à la peau rugueuse et à la couleur orangée. Ce fut alors en les pointant du doigt tel un gamin pressé de montrer sa dernière trouvaille qu'il s'écria :
▬ Regardez ! Ce sont les orangers venus du grand Est dont je vous parlais !
Lâchant le bras d'Aimable, l'évêque se hâta de rejoindre le premier de ces plants exotiques pour cueillir un premier fruit sous le regard réprobateur des jardiniers. Il revint vers le chevalier et lui tendit sa trouvaille ronde comme une pomme mais lourde comme une courge :
▬ Prenez Aimable, regardez comme la texture de la peau est étrange. Ça ne ressemble à rien de ce qui pousse par chez nous !
Ah oui décidément, en présence d'Aimable, Constantin s'oubliait.
@Aimable E. De Bayard
Mer 3 Fév - 15:43
Aimable est peu accoutumé à la tendresse.
Bourru, il se contente de tapoter le dos de ses enfants lorsqu’ils l’enlacent. Maladroit, il baisse la tête lorsque son épouse caresse ses joues ou qu’elle prend ses mains entre les siennes.
L’étreinte du prêtre l’a surpris ; celle de son bras se glissant sous le sien lui suscite la même stupéfaction. D’ailleurs, il adresse un regard à son frère – et il ignore si Ulric lève les yeux face à sa sottise ou à la bonté du Prêtre. Peut-être un peu des deux ; l’aîné des De Bayard reste un bloc de marbre que seul l’acier parviendra à rompre la surface. Le temps a beau s’y acharner, les rides qu’il vient creuser sur ses traits burinés ne trahissent qu’une histoire, celle d’un homme usé par la vie. Aimable se laisse alors conduire, bien qu’au premier pas qu’ils esquissent, son corps résiste. Quel âne, se crache-t-il, avant de suivre docilement l’allure du prêtre. Il se redresse de toute sa hauteur, habitué à protéger de sa haute stature son épouse. Il manque déjà de la pression de son corps tendre contre le sien, lorsqu’elle cherche à échapper aux morsures du vent ou du froid.
Finalement, le Chevalier repose sa main libre sur celle d’Emile. Ses doigts sont courts, épais, protégés d’une peau rugueuse, abîmée, une vraie corne semblable au cuir de son épée. La pression est ferme, mais tendre, sur celle bien plus délicate du prêtre. Il l’invite à rester, appréciant sans l’avouer sa proximité. Ses doigts se détachent finalement, reviennent longer son flanc.
La déception, la peine, de son ami sont un véritable coup de poignard. Aimable l’accuse sans même frémir, bien qu’au fond de lui, un relent de culpabilité se fait ressentir. Culpabilité. Il s’apprête à lui proposer de décaler la date de la communion, la placer de sorte à arranger Constantin – enfin, les instances qui le commandent – avant de se résigner. Ne risque-t-il pas d’alourdir le fardeau de son ami, à insister ? Oh pourtant, que donnerait-il à Dieu pour que ce soit Constantin qui assure la communion de son fils. Pas ce prêtre qu’il ne peut pas supporter, cet homme froid et austère qui le juge derrière ses sourcils épais.
_ Loin de moi sont les volontés de vous contraindre ou de vous gêner. Si cela peut vous aider, nous pourrons déplacer la date de la communion à votre convenance, si Dieu nous l’autorise. Cependant, s’il vous est complexe d’abandonner votre Maison et vos ouailles, je l’entends. N’en ayez crainte. Vos prières nous combleront de bonheur, je vous l’assure. Et vous serez toujours le bienvenu dans nos maisons.
Le regarde fixe de Constantin fuit un danger – lequel ? Il tend l’oreille et prend le risque de consulter l’Ouroboros. Son silence le rassure : il n’y a rien à proximité. Alors sur quoi l’attention de son ami s’est portée ? Protecteur, il profite de leurs bras entremêlés pour le rapprocher de lui et ses yeux viennent prudemment chercher ceux de l’homme. Aimable ne regarde pas même son reflet dans les yeux… Mais Constantin est le seul homme à laquelle il accepte de dévoiler ses prunelles. Il lui est déjà arrivé de rester quelques minutes, à le laisser contempler les reflets de son âme ; ces prunelles où mer et ciel s’entremêlent sur une plage d’étoiles. Cette plage percée d’un puits sans fonds, d’une pupille profonde, l’obscurité où se tapit le Monstre. Mais la Voix se tait en présence de l’homme de foi. Aux aguets, se montre-t-elle méfiante ou n’a-t-elle simplement aucun intérêt ? Il ne souhaite pas savoir. Son silence est tout ce qui lui importe.
_ Mon ami… Vous semblez troublé.
Aimable l’a murmuré du bout des lèvres, avant que ses yeux ne s’élèvent à son tour pour observer l’allée. Sa voix n’en paraît que plus rauque, plus grave, pour autant, c’est bien l’homme qui parle.
_ Je suis à votre écoute. Comme je l’ai toujours été. Vous apporter mon aide, Emile… Est un devoir que je veillerai toujours assurer. Vous êtes mon ami. Et vous m’avez… aidé toutes les fois où j’ai failli m’égarer. Vous n’êtes pas seul. Et si je puis vous rendre ne serait-ce qu’un tant soit peu tout ce que vous m’avez offert… je n’hésiterai pas. Jamais.
Le Chevalier n’a pas le courage d’observer le visage de Constantin, lorsqu’il ose prononcer ce nom, cette identité, que l’Eglise a dissimulée. A se demander comment sait-il même ce secret. Il faut reconnaître que l’adresse confiée par Constantin eut été un indice incontestable – indice qu’Aimable a pris le risque de tenter.
Il a bien conscience que Constantin serait probablement de nature à se refermer, à enterrer au loin ses soucis. Il le sait, car pour réussir à sourire malgré toutes les épreuves que la vie inflige, le soutien de Dieu n’est pas toujours suffisant. Une écoute humaine est parfois nécessaire et sans cela, Aimable sait que son esprit aurait succombé. Il a confié ses plus terribles secrets à l’abri d’un confessionnal, sous l’écoute bienveillante de l’homme à ses côtés. Il Sait pour la Voix. Il a eu sa vie entre ses mains, tant de fois. Et jamais, jamais il n’a failli, jamais il ne l’a abandonné. Jamais ses yeux ne l’ont fixé avec froideur, dégoût ou terreur. Il l’a toujours vu et traité comme un homme, et c’est d’ailleurs son humanité qu’il a réussi à sauver. Certes, aidé par ses frères, ses sœurs, mais Constantin a été la seule personne à qui… il a tout avoué. Et bien qu’il connaisse l’existence de la Voix, les horreurs qu’elle susurre, voilà qu’encore aujourd’hui, il ose le toucher, il ose lui parler. Sa confiance est une bénédiction et une vie entière de reconnaissance ne suffirait pas à l’en remercier.
_ J’imagine que vos journées sont, en effet, des plus chargées et je ne puis qu’admirer votre courage face à toutes ces mondanités. Un homme comme moi se serait très vite égaré.
A la vue de son sourire impatient, le cœur si froid d’Aimable se réchauffe. Un sourire éclaire tendrement ses traits et à son tour, il s’approche du fruit qu’il lui tend pour le récupérer entre ses doigts. Avec une certaine surprise, il constate l’écorce rugueuse. Il l’approche de son nez, hume la fragrance étrange : l’acidité mêlée d’une aigreur qui lui fait froncer le nez, il en frissonne. Voilà qu’Ulric s’approche et un instant, les deux hommes bourrus ont toute l’allure de bêtes, reniflant et observant l’orange. Ulric finit par récupérer le fruit et teste l’écorce du bout des dents. L’aigreur est telle qu’il en grimace et Aimable voit pour la première fois le visage de son frère se froncer. Son nez se plisse, ses sourcils s’abattent rageusement sur ses yeux d’acier et l’homme crache un peu, préférant confier l’orange à Aimable.
_ Sa tête signifie : je n’y reviendrai pas !
Aimable en rit et son frère, en réponse, lui adresse un regard noir. Peu impressionné, c’est avec une complicité toute fraternelle qu’Aimable adresse une œillade à Ulric, hume de nouveau l’écorce. Sa main rejoint sa manche et il en extirpe un petit couteau dont il déplie la lame pour entailler la peau épaisse du fruit. Il l’ouvre, alors qu’Ulric croise ses bras épais sur son torse ; sa musculature est telle qu’elle tire les pans de sa veste.
_ Comme un marron ?
Demande-t-il de sa voix bourrue.
_ Je n’ai pas l’impression. En avez-vous déjà mangé, mon Père ?
Aimable élève alors les yeux en direction de Constantin et lui confie de nouveau le fruit, jusqu’à renifler ses doigts. Le parfum du fruit est si fort qu’il marque encore son derme…
Bourru, il se contente de tapoter le dos de ses enfants lorsqu’ils l’enlacent. Maladroit, il baisse la tête lorsque son épouse caresse ses joues ou qu’elle prend ses mains entre les siennes.
L’étreinte du prêtre l’a surpris ; celle de son bras se glissant sous le sien lui suscite la même stupéfaction. D’ailleurs, il adresse un regard à son frère – et il ignore si Ulric lève les yeux face à sa sottise ou à la bonté du Prêtre. Peut-être un peu des deux ; l’aîné des De Bayard reste un bloc de marbre que seul l’acier parviendra à rompre la surface. Le temps a beau s’y acharner, les rides qu’il vient creuser sur ses traits burinés ne trahissent qu’une histoire, celle d’un homme usé par la vie. Aimable se laisse alors conduire, bien qu’au premier pas qu’ils esquissent, son corps résiste. Quel âne, se crache-t-il, avant de suivre docilement l’allure du prêtre. Il se redresse de toute sa hauteur, habitué à protéger de sa haute stature son épouse. Il manque déjà de la pression de son corps tendre contre le sien, lorsqu’elle cherche à échapper aux morsures du vent ou du froid.
Finalement, le Chevalier repose sa main libre sur celle d’Emile. Ses doigts sont courts, épais, protégés d’une peau rugueuse, abîmée, une vraie corne semblable au cuir de son épée. La pression est ferme, mais tendre, sur celle bien plus délicate du prêtre. Il l’invite à rester, appréciant sans l’avouer sa proximité. Ses doigts se détachent finalement, reviennent longer son flanc.
La déception, la peine, de son ami sont un véritable coup de poignard. Aimable l’accuse sans même frémir, bien qu’au fond de lui, un relent de culpabilité se fait ressentir. Culpabilité. Il s’apprête à lui proposer de décaler la date de la communion, la placer de sorte à arranger Constantin – enfin, les instances qui le commandent – avant de se résigner. Ne risque-t-il pas d’alourdir le fardeau de son ami, à insister ? Oh pourtant, que donnerait-il à Dieu pour que ce soit Constantin qui assure la communion de son fils. Pas ce prêtre qu’il ne peut pas supporter, cet homme froid et austère qui le juge derrière ses sourcils épais.
_ Loin de moi sont les volontés de vous contraindre ou de vous gêner. Si cela peut vous aider, nous pourrons déplacer la date de la communion à votre convenance, si Dieu nous l’autorise. Cependant, s’il vous est complexe d’abandonner votre Maison et vos ouailles, je l’entends. N’en ayez crainte. Vos prières nous combleront de bonheur, je vous l’assure. Et vous serez toujours le bienvenu dans nos maisons.
Le regarde fixe de Constantin fuit un danger – lequel ? Il tend l’oreille et prend le risque de consulter l’Ouroboros. Son silence le rassure : il n’y a rien à proximité. Alors sur quoi l’attention de son ami s’est portée ? Protecteur, il profite de leurs bras entremêlés pour le rapprocher de lui et ses yeux viennent prudemment chercher ceux de l’homme. Aimable ne regarde pas même son reflet dans les yeux… Mais Constantin est le seul homme à laquelle il accepte de dévoiler ses prunelles. Il lui est déjà arrivé de rester quelques minutes, à le laisser contempler les reflets de son âme ; ces prunelles où mer et ciel s’entremêlent sur une plage d’étoiles. Cette plage percée d’un puits sans fonds, d’une pupille profonde, l’obscurité où se tapit le Monstre. Mais la Voix se tait en présence de l’homme de foi. Aux aguets, se montre-t-elle méfiante ou n’a-t-elle simplement aucun intérêt ? Il ne souhaite pas savoir. Son silence est tout ce qui lui importe.
_ Mon ami… Vous semblez troublé.
Aimable l’a murmuré du bout des lèvres, avant que ses yeux ne s’élèvent à son tour pour observer l’allée. Sa voix n’en paraît que plus rauque, plus grave, pour autant, c’est bien l’homme qui parle.
_ Je suis à votre écoute. Comme je l’ai toujours été. Vous apporter mon aide, Emile… Est un devoir que je veillerai toujours assurer. Vous êtes mon ami. Et vous m’avez… aidé toutes les fois où j’ai failli m’égarer. Vous n’êtes pas seul. Et si je puis vous rendre ne serait-ce qu’un tant soit peu tout ce que vous m’avez offert… je n’hésiterai pas. Jamais.
Le Chevalier n’a pas le courage d’observer le visage de Constantin, lorsqu’il ose prononcer ce nom, cette identité, que l’Eglise a dissimulée. A se demander comment sait-il même ce secret. Il faut reconnaître que l’adresse confiée par Constantin eut été un indice incontestable – indice qu’Aimable a pris le risque de tenter.
Il a bien conscience que Constantin serait probablement de nature à se refermer, à enterrer au loin ses soucis. Il le sait, car pour réussir à sourire malgré toutes les épreuves que la vie inflige, le soutien de Dieu n’est pas toujours suffisant. Une écoute humaine est parfois nécessaire et sans cela, Aimable sait que son esprit aurait succombé. Il a confié ses plus terribles secrets à l’abri d’un confessionnal, sous l’écoute bienveillante de l’homme à ses côtés. Il Sait pour la Voix. Il a eu sa vie entre ses mains, tant de fois. Et jamais, jamais il n’a failli, jamais il ne l’a abandonné. Jamais ses yeux ne l’ont fixé avec froideur, dégoût ou terreur. Il l’a toujours vu et traité comme un homme, et c’est d’ailleurs son humanité qu’il a réussi à sauver. Certes, aidé par ses frères, ses sœurs, mais Constantin a été la seule personne à qui… il a tout avoué. Et bien qu’il connaisse l’existence de la Voix, les horreurs qu’elle susurre, voilà qu’encore aujourd’hui, il ose le toucher, il ose lui parler. Sa confiance est une bénédiction et une vie entière de reconnaissance ne suffirait pas à l’en remercier.
_ J’imagine que vos journées sont, en effet, des plus chargées et je ne puis qu’admirer votre courage face à toutes ces mondanités. Un homme comme moi se serait très vite égaré.
A la vue de son sourire impatient, le cœur si froid d’Aimable se réchauffe. Un sourire éclaire tendrement ses traits et à son tour, il s’approche du fruit qu’il lui tend pour le récupérer entre ses doigts. Avec une certaine surprise, il constate l’écorce rugueuse. Il l’approche de son nez, hume la fragrance étrange : l’acidité mêlée d’une aigreur qui lui fait froncer le nez, il en frissonne. Voilà qu’Ulric s’approche et un instant, les deux hommes bourrus ont toute l’allure de bêtes, reniflant et observant l’orange. Ulric finit par récupérer le fruit et teste l’écorce du bout des dents. L’aigreur est telle qu’il en grimace et Aimable voit pour la première fois le visage de son frère se froncer. Son nez se plisse, ses sourcils s’abattent rageusement sur ses yeux d’acier et l’homme crache un peu, préférant confier l’orange à Aimable.
_ Sa tête signifie : je n’y reviendrai pas !
Aimable en rit et son frère, en réponse, lui adresse un regard noir. Peu impressionné, c’est avec une complicité toute fraternelle qu’Aimable adresse une œillade à Ulric, hume de nouveau l’écorce. Sa main rejoint sa manche et il en extirpe un petit couteau dont il déplie la lame pour entailler la peau épaisse du fruit. Il l’ouvre, alors qu’Ulric croise ses bras épais sur son torse ; sa musculature est telle qu’elle tire les pans de sa veste.
_ Comme un marron ?
Demande-t-il de sa voix bourrue.
_ Je n’ai pas l’impression. En avez-vous déjà mangé, mon Père ?
Aimable élève alors les yeux en direction de Constantin et lui confie de nouveau le fruit, jusqu’à renifler ses doigts. Le parfum du fruit est si fort qu’il marque encore son derme…
Ven 12 Fév - 0:59
@Aimable E. De Bayard
J'ai rêvé de grands paysages verts et d'un soleil perçant les nuages
Entendre son prénom, son véritable prénom, sortir des lèvres de son ami lui avait provoqué un pincement au coeur. Il avait beau oublier Constantin, Constantin ne pouvait jamais disparaitre vraiment.
Peut-être que dans un Paris plus doux, plus calme, un Paris où les regards ne s'arrêtaient pas sur eux, où le ciel n'était pas chargé de nuages et l'horizon recouvert de tours et citadelles, un Paris où on l'appellerait encore le bel Émile plutôt que Mon Père et qu'il aurait lui aussi une épouse et de beaux enfants plutôt qu'une paroisse et des milliers de fidèles... Un Paris libre en somme. Peut-être que dans un tel Paris, Émile aurait serré la paume abimée d'Aimable dans la sienne, aurait clos les paupières, aurait descellé ses lèvres et lui aurait conté les innombrables visites des démons lui tenant compagnie depuis des années jusqu'au chevet de son lit.
Seulement dans ce Paris peuplé, Paris frénétique, Paris grouillant, Paris fuyant, Émile n'y avait pas sa place. Alors Émile se taisait, terré derrière un Constantin souriant nonobstant la fatigue des nuits échappées. Un Constantin qui s'était défait avec douceur de la main de son ami, esquivant pudiquement les yeux bleus pour délicatement rejeter l'aide qu'on lui proposait avec pourtant tant de bienveillance :
▬ Votre sollicitude me touche au plus profond de mon âme mon ami. Je... Je marche seul sur le sentier que Dieu a choisi. Vous vous faîtes des idées, vous êtes trop bon. Je vous assure que je vais bien. Je dois juste encore trouver mes repères à ce nouveau poste, voilà tout.
La croix du chevalier au cerf d'argent était déjà si lourde à porter, il aurait fallu être un monstre dénué de coeur pour ajouter à celle-ci le poids de son propre fardeau. Non et puis, les problèmes de Constantin lui appartenaient à lui seul. Telle était la volonté du Divin. Telle était la contrepartie à payer pour avoir été destiné à accomplir de si grandes choses pour un si petit homme.
Non, dans ce Paris lumineux, Émile le bon berger devait s'éteindre et plier pour un Constantin bien plus éclatant.
Malgré tout, il suffisait parfois d'un simple fruit venu d'Asie pour assoupir ce Paris bruyant où les trois hommes venus des campagnes pouvaient se perdre en face d'une agrume si singulière.
Tour à tour, les deux frères observèrent l'orange, Ulric plus téméraire que son cadet s'aventura même à croquer dedans à pleines dents. Sa bravoure ne fut récompensée que par l'amertume répugnante de l'écorce qu'il recracha sous le rire à peine contenu du prêtre.
▬ Oui. L'intérieur est composé de plusieurs tranches juteuses collées entre elles comme des baies. Du bout des ongles, il éplucha le fruit, glissant la peau dans un mouchoir qu'il avait tiré d'une de ses poches. Le dessus n'est pas comestible mais il est si odorant qu'on peut le râper pour en faire des desserts ou du parfum. Il plaça presque solennellement une moitié entre les mains d'Aimable, l'autre entre celles d'Ulric comme il l'aurait fait à la messe en distribuant l'ostie. Certaines habitudes ne partaient pas. Vous pouvez goûter sans crainte maintenant. C'est amer par rapport à nos pommes ou nos fraises ici mais je vous assure que c'est délicieux ! Assura-t-il en se frottant les doigts pour se débarrasser du jus qui avait dégouliné dessus.
Observant attentivement la scène, un jeune jardinier curieux s'était rapproché, un seau d'eau à la main. Bien sûr, la présence du Grand Cardinal dans les jardins de la Reine n'était pas étrangère, mais elle demeurait suffisamment inhabituelle pour qu'on les observât avec intérêt. L'ouvrier attentif et probablement amusé également lui tendit le récipient pour qu'il puisse se rincer les doigts, ce que le prêtre fit en souriant et en dessinant le signe de croix sur sa tunique.
▬ Merci mon fils. Dieu soit avec toi. Vraiment on était jamais complètement seul à la capitale.
Sauf quand il s'agissait d'affronter ses propres cauchemars.
L'adolescent s'éclipsa alors que Constantin reprenait après avoir joint les mains dans son dos, bien droit sous le soleil timide du printemps :
▬ Pour revenir au sujet de votre famille, ne retardez pas la communion de votre ainé pour moi je vous prie. Mais laissez-moi d'abord écrire à mes supérieurs. Après la - je l'espère, restauration des quartiers défavorisés de Paris, je pourrais peut-être me concentrer à nouveau sur notre belle région des Alpes. Je vous tiendrais informé au plus vite.
Son regard s'arrêta sur Ulric. Plus il le dévisageait, plus il avait l'impression de redécouvrir le visage de son propre géniteur. Sans doute que le temps avait brouillé sa mémoire et que dans un élan de détresse, le prêtre redessinait les traits de son aïeul à travers le portrait de cette figure autoritaire absolument inébranlable. Il avait parfois honte d'avoir si peu de souvenirs de ses propres parents, comme si sa mémoire les avait effacés pour s'épargner une peine trop douloureuse à supporter.
▬ Votre femme est-elle en meilleure santé sir De Bayard ? Se risqua-t-il à demander, un voile d'inquiétude sur le visage.
Peut-être que dans un Paris plus doux, plus calme, un Paris où les regards ne s'arrêtaient pas sur eux, où le ciel n'était pas chargé de nuages et l'horizon recouvert de tours et citadelles, un Paris où on l'appellerait encore le bel Émile plutôt que Mon Père et qu'il aurait lui aussi une épouse et de beaux enfants plutôt qu'une paroisse et des milliers de fidèles... Un Paris libre en somme. Peut-être que dans un tel Paris, Émile aurait serré la paume abimée d'Aimable dans la sienne, aurait clos les paupières, aurait descellé ses lèvres et lui aurait conté les innombrables visites des démons lui tenant compagnie depuis des années jusqu'au chevet de son lit.
Seulement dans ce Paris peuplé, Paris frénétique, Paris grouillant, Paris fuyant, Émile n'y avait pas sa place. Alors Émile se taisait, terré derrière un Constantin souriant nonobstant la fatigue des nuits échappées. Un Constantin qui s'était défait avec douceur de la main de son ami, esquivant pudiquement les yeux bleus pour délicatement rejeter l'aide qu'on lui proposait avec pourtant tant de bienveillance :
▬ Votre sollicitude me touche au plus profond de mon âme mon ami. Je... Je marche seul sur le sentier que Dieu a choisi. Vous vous faîtes des idées, vous êtes trop bon. Je vous assure que je vais bien. Je dois juste encore trouver mes repères à ce nouveau poste, voilà tout.
La croix du chevalier au cerf d'argent était déjà si lourde à porter, il aurait fallu être un monstre dénué de coeur pour ajouter à celle-ci le poids de son propre fardeau. Non et puis, les problèmes de Constantin lui appartenaient à lui seul. Telle était la volonté du Divin. Telle était la contrepartie à payer pour avoir été destiné à accomplir de si grandes choses pour un si petit homme.
Non, dans ce Paris lumineux, Émile le bon berger devait s'éteindre et plier pour un Constantin bien plus éclatant.
Malgré tout, il suffisait parfois d'un simple fruit venu d'Asie pour assoupir ce Paris bruyant où les trois hommes venus des campagnes pouvaient se perdre en face d'une agrume si singulière.
Tour à tour, les deux frères observèrent l'orange, Ulric plus téméraire que son cadet s'aventura même à croquer dedans à pleines dents. Sa bravoure ne fut récompensée que par l'amertume répugnante de l'écorce qu'il recracha sous le rire à peine contenu du prêtre.
▬ Oui. L'intérieur est composé de plusieurs tranches juteuses collées entre elles comme des baies. Du bout des ongles, il éplucha le fruit, glissant la peau dans un mouchoir qu'il avait tiré d'une de ses poches. Le dessus n'est pas comestible mais il est si odorant qu'on peut le râper pour en faire des desserts ou du parfum. Il plaça presque solennellement une moitié entre les mains d'Aimable, l'autre entre celles d'Ulric comme il l'aurait fait à la messe en distribuant l'ostie. Certaines habitudes ne partaient pas. Vous pouvez goûter sans crainte maintenant. C'est amer par rapport à nos pommes ou nos fraises ici mais je vous assure que c'est délicieux ! Assura-t-il en se frottant les doigts pour se débarrasser du jus qui avait dégouliné dessus.
Observant attentivement la scène, un jeune jardinier curieux s'était rapproché, un seau d'eau à la main. Bien sûr, la présence du Grand Cardinal dans les jardins de la Reine n'était pas étrangère, mais elle demeurait suffisamment inhabituelle pour qu'on les observât avec intérêt. L'ouvrier attentif et probablement amusé également lui tendit le récipient pour qu'il puisse se rincer les doigts, ce que le prêtre fit en souriant et en dessinant le signe de croix sur sa tunique.
▬ Merci mon fils. Dieu soit avec toi. Vraiment on était jamais complètement seul à la capitale.
Sauf quand il s'agissait d'affronter ses propres cauchemars.
L'adolescent s'éclipsa alors que Constantin reprenait après avoir joint les mains dans son dos, bien droit sous le soleil timide du printemps :
▬ Pour revenir au sujet de votre famille, ne retardez pas la communion de votre ainé pour moi je vous prie. Mais laissez-moi d'abord écrire à mes supérieurs. Après la - je l'espère, restauration des quartiers défavorisés de Paris, je pourrais peut-être me concentrer à nouveau sur notre belle région des Alpes. Je vous tiendrais informé au plus vite.
Son regard s'arrêta sur Ulric. Plus il le dévisageait, plus il avait l'impression de redécouvrir le visage de son propre géniteur. Sans doute que le temps avait brouillé sa mémoire et que dans un élan de détresse, le prêtre redessinait les traits de son aïeul à travers le portrait de cette figure autoritaire absolument inébranlable. Il avait parfois honte d'avoir si peu de souvenirs de ses propres parents, comme si sa mémoire les avait effacés pour s'épargner une peine trop douloureuse à supporter.
▬ Votre femme est-elle en meilleure santé sir De Bayard ? Se risqua-t-il à demander, un voile d'inquiétude sur le visage.
@Aimable E. De Bayard
Lun 15 Fév - 11:24
Lorsque sa main se retire de la sienne, son premier réflexe est de vouloir la retenir.
A-t-il glissé ? Son corps s’est avancé, ses bras ont esquissé un geste pour le saisir. Jusqu’à ce que Constantin détourne les yeux. Son regard qui fuit les siens. En quelques pas, son ami se détache, s’arrache.
Le geste est pire qu’un coup d’estoc ; son souffle se retient et pour autant, la douleur pulse à chaque battement de cœur. Sa main, ouverte et délaissée, s’était naturellement élevée pour retrouver le contact familier. La présence de son ami. Sa chaleur et son humanité. Mais il y a cette distance. L’air qui l’effleure est une morsure bien différente de celle du froid auquel il est accoutumé. C’est plus sournois, plus vicieux, le poison remonte dans sa chair, et malgré la peine, sa main reste. Les doigts restent timidement entrouverts, la paume s’offre, ses yeux lui échappent et cherchent ceux de Constantin. Les graines sont germées, la souffrance éclot et finalement, ses doigts se rétractent. Les muscles se contractent. La fierté ravalée – les plus stupides diront. Non. C’est bien plus que cela. C’est le désespoir d’un cœur assoiffé d’amitié. L’éducation et la raison viennent le museler, le désir refoulé au plus profond de ses viscères. C’est accepter.
Accepter la liberté de l’autre, la respecter sans la contraindre.
Alors, Aimable croise docilement les bras sur son torse et ses yeux s’abaissent. La maîtrise. Le contrôle. Aimable est un homme habitué au silence, à la docilité, à sans cesse dompter la Bête et ses pulsions malignes. Vouer une telle affection à un homme, est un sentiment qu’il ne sait pas nommer. Ce n’est ni amour, ni amitié. C’est une émotion puissante, qui le saisit au plus profond de son être. Comparable au bonheur et à la quiétude de voir le soleil se lever. Un sentiment si pur qu’il craint parfois qu’il ne soit une passion éhontée. Que Dieu dirait-il de ce lien qui les unit ? Accepterait-il ? Ou n’y verrait-Il que la faim d’un Monstre, la possessivité d’un démon ? Aimable ferme les paupières, les doutes et les troubles s’enterrent au fond de sa chair. Il sait qu’ils reviendront. Que cette nuit, lorsqu’il cherchera le sommeil, ils s’arracheront de leurs tombes. Furies vengeresses, elles viendront le déchirer de leurs lames acérées, et le repos ne viendra pas.
Ses paupières s’entrouvrent et ses yeux, alors, s’abandonnent sur les lèvres de Constantin. Esquisse-t-il un sourire ? Pour autant, aucune joie ne vient soulager ses inquiétudes ; il devine sur ses traits une muselière semblable à la sienne. Que donnerait-il à Dieu pour avoir les mots, la bonté ou la délicatesse suffisants pour l’en libérer. La force, il l’a. Il n’est que violence et brutalité. Mais ce n’est pas ainsi qu’on s’affranchit des chaînes les plus ancrées, non. C’est l’esprit qui a la clef. Et ça… oh, ça, Aimable n’en a pas.
Le sien est un champ de guerre. Il est souillé de sang, de cauchemars, de vices, où subsiste un semblant d’humanité. Les mots qu’il manie ne sont pas suffisants pour vaincre la prison où se trouve Constantin et son corps, ses capacités de combat, sont inutiles. La douleur qu’il ressent, c’est bien plus que le désespoir, c’est bien plus que la fierté, c’est l’impuissance d’un homme incapable d’aider un de ses protégés. Assister à sa peine est une épreuve terrible. Est-ce une épreuve à laquelle Dieu souhaite le confronter ? Ses poings se serrent alors que sa détermination s’éveille, la volonté sort de son fourreau. Les mots ? Il ne les a pas. Eh bien tant pis. Il continuera à les chercher. Jusqu’au jour où il parviendra à débarrasser Constantin-Emil, de tout ce qui le retient.
_... Par respect envers votre amitié, je vous demande de préférer la vérité ou encore le silence… qu’au mensonge. Vous n’êtes pas bien. Pas aussi bien que vous le prétendez. Je l’ai lu dans vos courriers. La lumière est difficile à trouver entre ces hauts murs de pierres, et la confiance est… probablement encore plus complexe à dénicher parmi toutes ces âmes que vous côtoyez. Mais ... J’entends votre demande et la respecte. J’ai été moi-même assez sauvage, craintif, pour comprendre qu’il est parfois pénible de se livrer. Alors j’attendrai. J’attendrai le jour où vous vous sentirez prêt à parler. Le jour où je serais suffisamment… Digne pour vous écouter. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous soutenir dans ce que vous traversez et combien même ne serais-je peut être jamais informé de ce qui se terre dans votre tête… Je resterai à vos côtés. Vous ne serez jamais seul. Vous êtes… Vous êtes mon ami.
Ami. Un mot si simple, trop, pour décrire tout ce qu’il aimerait lui exprimer. Il est sa lumière. Sa rédemption. Son espoir. Il est l’homme pour lequel il se bat. L’homme qui a nourri l’enfant jusqu’à ce qu’il devienne Chevalier. Par ses sourires. Sa bonté. Cette douceur qu’il n’a jamais connue.
Car sous les traits taillés à la serpe, sous les cernes, Aimable a été un jeune adolescent. Timoré, complètement renfermé, tant occupé à ravaler ses larmes qu’il s’est noyé. Lorsqu’ils se sont connus, lorsque le Père a pris ses mains dans les siennes, ses mains aux ongles rongées, aux doigts mordus par ses propres dents, lorsque le Père a serré ses mains au creux des siennes si chaudes… Oh, qu’est ce qu’il a pleuré. Il a pleuré à s’en déchirer la cage thoracique, il a senti toute sa peine se déverser et cet homme l’a accueillie. Et lorsqu’il eut fini de sangloter, il a senti ses bras l’enlacer avec la tendresse d’une mère. Aucun de ses parents ne lui a offert une étreinte si douce. Et ce jour, il a fait une promesse. Celle de tenir face à la Voix. Celle de faire de son mieux, de faire le bien. De faire le bien et d’aimer un peu ce garçon qu’il était, assez pour ne plus vouloir attenter à sa vie. A l’époque, il avait si peur de l’Ouroboros qu’il en venait à espérer s’échapper comme son père l’avait fait ; ses poignets portaient les traces de sa lâcheté. Des cicatrices invisibles à présent. Effacées par le temps. Et pour autant, la douceur du Prêtre reste à ce jour toujours aussi vivace dans son esprit.
Il est son Sauveur. Et il est l’homme à qui il dédie sa vie.
L’orange est une distraction qui le soulage de sa gêne ; à son aveu, en effet, ses joues ont rougi comme celles d’une demoiselle.
Le rire du prêtre invite le visage d’Aimable à s’éclaircir ; ses traits se détendent et un sourire sincère reste sur ses lèvres, les yeux brillent d’une innocence malicieuse. Ulric se referme, son visage se renfrogne. Le fier chevalier, lui, ne voit que moqueries dans leurs esclaffes. Aimable, en réponse, abat lourdement sa main sur l’épaule de son aîné. Ce simple geste chasse la tension ; Ulric est un homme d’actes plus que de mots.
Il est amusant de voir les deux guerriers se rapprocher du prêtre pour observer avec curiosité ses gestes. Aimable récupère un petit morceau de peau. Il renifle l’écorce, s’imprègne de cette fragrance ; de toute sa vie, il se doute qu’il n’en sentira plus… Alors autant lui accorder une trace dans son esprit. Pour la décrire à ses enfants lorsqu’il rentrera. Lorsque chaque frère se retrouve avec un morceau d’orange entre les doigts, ils échangent un regard.
Apparemment, Ulric ne souhaite pas retenter si vite l’expérience. Il a déjà pris des risques ! D’un mouvement de tête, il ordonne à Aimable de commencer avant lui. Son frère lève légèrement les yeux au ciel et esquisse un sourire, approchant prudemment un des fragments entre ses lèvres avant de le croquer. Le jus acide mord ses papilles, lui rappelle l’aigreur des mûres sauvages, avant qu’il n’explore avec curiosité la douceur indéfinissable qui s’ensuit. La seule comparaison qui lui vint à l’esprit est celle d’une pomme verte, les premières du printemps, et encore ! Il a conscience que cela ne lui rend pas hommage. Il finit par avoir un petit signe de tête à son tour et Ulric croque à son tour le fruit. La nouvelle grimace qu’il affiche atteste que l’orange n’est décidément pas à son goût ; d’un grognement, il confie sa moitié à Aimable.
Le chevalier pouffe de nouveau et finit par glisser un autre morceau de fruits entre ses lèvres. Voyant Constantin s’essuyer les mains, il sort un mouchoir de sa poche. Mouchoir brodé à son nom. Tâché de sang. Mouchoir qu’il s’empresse de ranger alors dans sa poche en détournant les yeux. L’arrivée de l’ouvrier a peut-être suffi à ce que Constantin n’y prête aucune attention. Aimable l’espère.
_ Ce serait un grand plaisir, mon Père. Vous serez toujours le bienvenu sur nos terres.
Lorsque le regard de Constantin rejoint les traits d’Ulric, les ressemblances et les différences avec son frère s’en retrouvent accentuées. Le visage buriné, fait de pommettes, d’arcades saillantes, les yeux tapis dans l’obscurité d’orbites creusées, les joues rongées par une barbe de quelques jours. Ses mâchoires sont bien plus carrées, ses lèvres, inexistantes sous la barbe de quelques jours, poivre et sel où se mêle un peu de brun. Le nez est bien plus large, plus épais, cabossé de toutes parts à cause des coups reçus ; les rides sont nombreuses, vallées sur ce faciès montagneux, faits de reliefs et de creux. Et ses yeux sont bien plus bavards que son corps.
Quand Constantin l’aborde, le seul mouvement qui lui échappe est celui de son regard ; ses yeux d’acier transpercent ceux du prêtre et sans décence, sans douceur, il creuse jusqu’au fin fond de ses prunelles. Ulric est un homme méfiant, dont la carrure et l’esprit ont été dûment malmenés par la vie… mais qu’aucun Homme n’ose à présent défier. Pour autant, il n’y a ni haine, ni colère dans ses prunelles. Mais ce cœur, ce joyau brut qui tranche les mains, les mots maladroits. Il attend la moindre erreur pour un coup fatal.
_ Lorsque nous sommes partis, elle était fiévreuse. Elle n’avait pas quitté le lit depuis deux jours. Rien ne lui reste au ventre. J’attends des nouvelles.
Le regard d’Ulric maintient fermement celui du prêtre ; comme s’il l’avait saisi par le collet pour le soulever à sa hauteur. Et lorsqu’il est sûr que Constantin assume son regard, ses prunelles d’acier dérivent discrètement vers Aimable. Ses yeux restent quelques longues secondes sur son frère, de très longues secondes et pourtant, il suffit d’un battement de paupières pour qu’ils reviennent s’unir à ceux du prêtre. Ulric est un homme d’action – et ce geste, aussi simple soit il, parle à sa place.
Ce n’est pas pour sa femme qu’il est venu. C’est pour son frère.
_ Serait-il possible…
Ulric serre les mâchoires. La tension monte jusqu’à sa tempe, où l’ossature se dessine avec fermeté sous sa peau tannée.
_ J’aimerai me confesser, mon Père.
Cet échange parut très long. Et pourtant, quelques secondes à peine se sont échappées ; temps nécessaire pour permettre à Aimable de terminer le fruit tout en observant les jardins sans se préoccuper de cette discussion. Jusqu’à la demande de son frère, si déstabilisante qu’il avale de travers. Aimable referme son poing et l’abat contre son torse à quelques reprises jusqu’à reprendre son souffle, essuyant ses lèvres d’un revers de manche. La stupéfaction sur ses traits ne fait qu’accentuer l’étrangeté d’une telle demande, survenue à un moment des plus impromptus.
Ulric n’est pas un homme qui se confie. A personne, sauf à Dieu peut-être. Et encore… Il assume ses fautes et attend le jugement divin d’un pas ferme ; il sait qu’il a fauté et lui souhaite endurer les conséquences de ses actes. Il ne croit pas au pardon. Il ne le demande pas, de toute façon.
Alors l’entendre demander une confession serait comme entendre Constantin demander les soins d’une prostituée. Peinant à se départir de sa surprise, Aimable adresse un regard déconfit à son frère aîné dont le visage s’est de nouveau scellé. Et pour une fois, le grand guerrier a baissé les yeux face au regard du prêtre.
Ulric contemplant le sol est une vision effrayante, assez pour qu’Aimable sente la peur lui serrer le cœur.
A-t-il glissé ? Son corps s’est avancé, ses bras ont esquissé un geste pour le saisir. Jusqu’à ce que Constantin détourne les yeux. Son regard qui fuit les siens. En quelques pas, son ami se détache, s’arrache.
Le geste est pire qu’un coup d’estoc ; son souffle se retient et pour autant, la douleur pulse à chaque battement de cœur. Sa main, ouverte et délaissée, s’était naturellement élevée pour retrouver le contact familier. La présence de son ami. Sa chaleur et son humanité. Mais il y a cette distance. L’air qui l’effleure est une morsure bien différente de celle du froid auquel il est accoutumé. C’est plus sournois, plus vicieux, le poison remonte dans sa chair, et malgré la peine, sa main reste. Les doigts restent timidement entrouverts, la paume s’offre, ses yeux lui échappent et cherchent ceux de Constantin. Les graines sont germées, la souffrance éclot et finalement, ses doigts se rétractent. Les muscles se contractent. La fierté ravalée – les plus stupides diront. Non. C’est bien plus que cela. C’est le désespoir d’un cœur assoiffé d’amitié. L’éducation et la raison viennent le museler, le désir refoulé au plus profond de ses viscères. C’est accepter.
Accepter la liberté de l’autre, la respecter sans la contraindre.
Alors, Aimable croise docilement les bras sur son torse et ses yeux s’abaissent. La maîtrise. Le contrôle. Aimable est un homme habitué au silence, à la docilité, à sans cesse dompter la Bête et ses pulsions malignes. Vouer une telle affection à un homme, est un sentiment qu’il ne sait pas nommer. Ce n’est ni amour, ni amitié. C’est une émotion puissante, qui le saisit au plus profond de son être. Comparable au bonheur et à la quiétude de voir le soleil se lever. Un sentiment si pur qu’il craint parfois qu’il ne soit une passion éhontée. Que Dieu dirait-il de ce lien qui les unit ? Accepterait-il ? Ou n’y verrait-Il que la faim d’un Monstre, la possessivité d’un démon ? Aimable ferme les paupières, les doutes et les troubles s’enterrent au fond de sa chair. Il sait qu’ils reviendront. Que cette nuit, lorsqu’il cherchera le sommeil, ils s’arracheront de leurs tombes. Furies vengeresses, elles viendront le déchirer de leurs lames acérées, et le repos ne viendra pas.
Ses paupières s’entrouvrent et ses yeux, alors, s’abandonnent sur les lèvres de Constantin. Esquisse-t-il un sourire ? Pour autant, aucune joie ne vient soulager ses inquiétudes ; il devine sur ses traits une muselière semblable à la sienne. Que donnerait-il à Dieu pour avoir les mots, la bonté ou la délicatesse suffisants pour l’en libérer. La force, il l’a. Il n’est que violence et brutalité. Mais ce n’est pas ainsi qu’on s’affranchit des chaînes les plus ancrées, non. C’est l’esprit qui a la clef. Et ça… oh, ça, Aimable n’en a pas.
Le sien est un champ de guerre. Il est souillé de sang, de cauchemars, de vices, où subsiste un semblant d’humanité. Les mots qu’il manie ne sont pas suffisants pour vaincre la prison où se trouve Constantin et son corps, ses capacités de combat, sont inutiles. La douleur qu’il ressent, c’est bien plus que le désespoir, c’est bien plus que la fierté, c’est l’impuissance d’un homme incapable d’aider un de ses protégés. Assister à sa peine est une épreuve terrible. Est-ce une épreuve à laquelle Dieu souhaite le confronter ? Ses poings se serrent alors que sa détermination s’éveille, la volonté sort de son fourreau. Les mots ? Il ne les a pas. Eh bien tant pis. Il continuera à les chercher. Jusqu’au jour où il parviendra à débarrasser Constantin-Emil, de tout ce qui le retient.
_... Par respect envers votre amitié, je vous demande de préférer la vérité ou encore le silence… qu’au mensonge. Vous n’êtes pas bien. Pas aussi bien que vous le prétendez. Je l’ai lu dans vos courriers. La lumière est difficile à trouver entre ces hauts murs de pierres, et la confiance est… probablement encore plus complexe à dénicher parmi toutes ces âmes que vous côtoyez. Mais ... J’entends votre demande et la respecte. J’ai été moi-même assez sauvage, craintif, pour comprendre qu’il est parfois pénible de se livrer. Alors j’attendrai. J’attendrai le jour où vous vous sentirez prêt à parler. Le jour où je serais suffisamment… Digne pour vous écouter. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous soutenir dans ce que vous traversez et combien même ne serais-je peut être jamais informé de ce qui se terre dans votre tête… Je resterai à vos côtés. Vous ne serez jamais seul. Vous êtes… Vous êtes mon ami.
Ami. Un mot si simple, trop, pour décrire tout ce qu’il aimerait lui exprimer. Il est sa lumière. Sa rédemption. Son espoir. Il est l’homme pour lequel il se bat. L’homme qui a nourri l’enfant jusqu’à ce qu’il devienne Chevalier. Par ses sourires. Sa bonté. Cette douceur qu’il n’a jamais connue.
Car sous les traits taillés à la serpe, sous les cernes, Aimable a été un jeune adolescent. Timoré, complètement renfermé, tant occupé à ravaler ses larmes qu’il s’est noyé. Lorsqu’ils se sont connus, lorsque le Père a pris ses mains dans les siennes, ses mains aux ongles rongées, aux doigts mordus par ses propres dents, lorsque le Père a serré ses mains au creux des siennes si chaudes… Oh, qu’est ce qu’il a pleuré. Il a pleuré à s’en déchirer la cage thoracique, il a senti toute sa peine se déverser et cet homme l’a accueillie. Et lorsqu’il eut fini de sangloter, il a senti ses bras l’enlacer avec la tendresse d’une mère. Aucun de ses parents ne lui a offert une étreinte si douce. Et ce jour, il a fait une promesse. Celle de tenir face à la Voix. Celle de faire de son mieux, de faire le bien. De faire le bien et d’aimer un peu ce garçon qu’il était, assez pour ne plus vouloir attenter à sa vie. A l’époque, il avait si peur de l’Ouroboros qu’il en venait à espérer s’échapper comme son père l’avait fait ; ses poignets portaient les traces de sa lâcheté. Des cicatrices invisibles à présent. Effacées par le temps. Et pour autant, la douceur du Prêtre reste à ce jour toujours aussi vivace dans son esprit.
Il est son Sauveur. Et il est l’homme à qui il dédie sa vie.
L’orange est une distraction qui le soulage de sa gêne ; à son aveu, en effet, ses joues ont rougi comme celles d’une demoiselle.
Le rire du prêtre invite le visage d’Aimable à s’éclaircir ; ses traits se détendent et un sourire sincère reste sur ses lèvres, les yeux brillent d’une innocence malicieuse. Ulric se referme, son visage se renfrogne. Le fier chevalier, lui, ne voit que moqueries dans leurs esclaffes. Aimable, en réponse, abat lourdement sa main sur l’épaule de son aîné. Ce simple geste chasse la tension ; Ulric est un homme d’actes plus que de mots.
Il est amusant de voir les deux guerriers se rapprocher du prêtre pour observer avec curiosité ses gestes. Aimable récupère un petit morceau de peau. Il renifle l’écorce, s’imprègne de cette fragrance ; de toute sa vie, il se doute qu’il n’en sentira plus… Alors autant lui accorder une trace dans son esprit. Pour la décrire à ses enfants lorsqu’il rentrera. Lorsque chaque frère se retrouve avec un morceau d’orange entre les doigts, ils échangent un regard.
Apparemment, Ulric ne souhaite pas retenter si vite l’expérience. Il a déjà pris des risques ! D’un mouvement de tête, il ordonne à Aimable de commencer avant lui. Son frère lève légèrement les yeux au ciel et esquisse un sourire, approchant prudemment un des fragments entre ses lèvres avant de le croquer. Le jus acide mord ses papilles, lui rappelle l’aigreur des mûres sauvages, avant qu’il n’explore avec curiosité la douceur indéfinissable qui s’ensuit. La seule comparaison qui lui vint à l’esprit est celle d’une pomme verte, les premières du printemps, et encore ! Il a conscience que cela ne lui rend pas hommage. Il finit par avoir un petit signe de tête à son tour et Ulric croque à son tour le fruit. La nouvelle grimace qu’il affiche atteste que l’orange n’est décidément pas à son goût ; d’un grognement, il confie sa moitié à Aimable.
Le chevalier pouffe de nouveau et finit par glisser un autre morceau de fruits entre ses lèvres. Voyant Constantin s’essuyer les mains, il sort un mouchoir de sa poche. Mouchoir brodé à son nom. Tâché de sang. Mouchoir qu’il s’empresse de ranger alors dans sa poche en détournant les yeux. L’arrivée de l’ouvrier a peut-être suffi à ce que Constantin n’y prête aucune attention. Aimable l’espère.
_ Ce serait un grand plaisir, mon Père. Vous serez toujours le bienvenu sur nos terres.
Lorsque le regard de Constantin rejoint les traits d’Ulric, les ressemblances et les différences avec son frère s’en retrouvent accentuées. Le visage buriné, fait de pommettes, d’arcades saillantes, les yeux tapis dans l’obscurité d’orbites creusées, les joues rongées par une barbe de quelques jours. Ses mâchoires sont bien plus carrées, ses lèvres, inexistantes sous la barbe de quelques jours, poivre et sel où se mêle un peu de brun. Le nez est bien plus large, plus épais, cabossé de toutes parts à cause des coups reçus ; les rides sont nombreuses, vallées sur ce faciès montagneux, faits de reliefs et de creux. Et ses yeux sont bien plus bavards que son corps.
Quand Constantin l’aborde, le seul mouvement qui lui échappe est celui de son regard ; ses yeux d’acier transpercent ceux du prêtre et sans décence, sans douceur, il creuse jusqu’au fin fond de ses prunelles. Ulric est un homme méfiant, dont la carrure et l’esprit ont été dûment malmenés par la vie… mais qu’aucun Homme n’ose à présent défier. Pour autant, il n’y a ni haine, ni colère dans ses prunelles. Mais ce cœur, ce joyau brut qui tranche les mains, les mots maladroits. Il attend la moindre erreur pour un coup fatal.
_ Lorsque nous sommes partis, elle était fiévreuse. Elle n’avait pas quitté le lit depuis deux jours. Rien ne lui reste au ventre. J’attends des nouvelles.
Le regard d’Ulric maintient fermement celui du prêtre ; comme s’il l’avait saisi par le collet pour le soulever à sa hauteur. Et lorsqu’il est sûr que Constantin assume son regard, ses prunelles d’acier dérivent discrètement vers Aimable. Ses yeux restent quelques longues secondes sur son frère, de très longues secondes et pourtant, il suffit d’un battement de paupières pour qu’ils reviennent s’unir à ceux du prêtre. Ulric est un homme d’action – et ce geste, aussi simple soit il, parle à sa place.
Ce n’est pas pour sa femme qu’il est venu. C’est pour son frère.
_ Serait-il possible…
Ulric serre les mâchoires. La tension monte jusqu’à sa tempe, où l’ossature se dessine avec fermeté sous sa peau tannée.
_ J’aimerai me confesser, mon Père.
Cet échange parut très long. Et pourtant, quelques secondes à peine se sont échappées ; temps nécessaire pour permettre à Aimable de terminer le fruit tout en observant les jardins sans se préoccuper de cette discussion. Jusqu’à la demande de son frère, si déstabilisante qu’il avale de travers. Aimable referme son poing et l’abat contre son torse à quelques reprises jusqu’à reprendre son souffle, essuyant ses lèvres d’un revers de manche. La stupéfaction sur ses traits ne fait qu’accentuer l’étrangeté d’une telle demande, survenue à un moment des plus impromptus.
Ulric n’est pas un homme qui se confie. A personne, sauf à Dieu peut-être. Et encore… Il assume ses fautes et attend le jugement divin d’un pas ferme ; il sait qu’il a fauté et lui souhaite endurer les conséquences de ses actes. Il ne croit pas au pardon. Il ne le demande pas, de toute façon.
Alors l’entendre demander une confession serait comme entendre Constantin demander les soins d’une prostituée. Peinant à se départir de sa surprise, Aimable adresse un regard déconfit à son frère aîné dont le visage s’est de nouveau scellé. Et pour une fois, le grand guerrier a baissé les yeux face au regard du prêtre.
Ulric contemplant le sol est une vision effrayante, assez pour qu’Aimable sente la peur lui serrer le cœur.
Dim 21 Fév - 1:04
@Aimable E. De Bayard
J'ai rêvé de grands paysages verts et d'un soleil perçant les nuages
La gentillesse de son ami c'était en soit comme un rayon de soleil à travers le ciel gris de Paris. Mais ah, qui n'avait jamais fixé l'astre solaire sans se brûler la rétine ? Aimable voulait bien faire comme toujours, mais à insister pour trouver la petite bête qui dérangeait son compagnon, ce dernier ne fit que se refrogner. Certes, Constantin n'allait pas bien. Mais il n'était pas question de son bien-être, il était question de tout l'archidiocèse de Paris, ses églises, ses fidèles, ses collègues, ses papiers, ses démons qui le traquaient dans l'ombre. Tout ces yeux braqués sur lui. Constantin n'allait peut-être pas bien mais il ne pouvait pas se permettre de l'admettre. Surtout devant Aimable, Aimable qui avait tant de soucis. Non vraiment, le cardinal était loin d'être à plaindre. Il avait le mal du pays et manquait de sommeil et voilà tout. Tout s'enterrait dans le cimetière infernal de ses sourires et de ses cernes, des cauchemars et des angoisses cachés bien au fond de sa tête, entassés dans un coin de son être pour ne ressortir que dans l'obscurité de ses terreurs nocturnes.
Mais peut-être qu'un jour... Peut-être que quand Paris aurait ralenti, que le Vatican aurait relâché sa poigne ou que les croyants seraient enfin bien gardés, peut-être que oui ce serait au tour de Constantin de s'asseoir à côté d'Aimable et de laisser surgir les larmes. De gros chagrins le long de ses joues pommettes saillantes où y couleraient toute sa culpabilité, ses incertitudes, ses défaites. Le long récit de ce qui s'était réellement produit ces dernières années, les allers-et-retours à Rome, les interrogatoires dans les sous-sols du Vatican, les messes prises d'assaut par les pèlerins de sa paroisse d'antan, le grand catalogue des souffrances, des douleurs de la chair et toutes les choses qu'il avait récolté, collectionné puis enfoui dans le charnier de son passé. Un jour peut-être. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui il y avait tant à faire et surtout tant à craindre.
▬ Merci Aimable. Avait-il soufflé parce que merci c'était tout ce qu'il était capable de répondre face à un tel déferlement de bienveillance. Constantin était habitué à offrir son aide et non pas à la recevoir.
Mais il retint qu'en ce jour de printemps dans les jardins de Paris, Aimable lui avait tendu la main. Il retint qu'il aurait toujours une épaule sur qui compter quand viendrait le moment où il aurait le droit de s'y appuyer.
L'orange disparut dans les mains calleuses des deux De Bayard. Celles de Constantin furent nettoyées dans le seau. Il ne prêta pas attention au mouchoir sorti par le plus jeune, occupé à secouer ses doigts dans l'air pour les sécher, l'esprit un peu plus léger après ce moment de douceur. Aimable et Ulric étaient deux enfants bien différents, Constantin ne put s'empêcher de s'imaginer ce que ça devait être de grandir dans une famille si nombreuse, dans une maison remplie d'enfants avec des parents aimants. Et vivants. Chez lui il y avait bien le rire caverneux de son père, le chant fluet de sa mère et tout les appels des moutons. Mais ah des frères et des soeurs en même temps, compagnons de jeu, de bagarre, de secrets, d'infortune, aucun. Après lui, sa pauvre génitrice n'avait jamais enfanté que des petits êtres trop frêles et trop délicats pour survivre aux neiges de l'hiver. Il valait mieux ne pas trop y penser.
La femme d'Ulric donc. La question postée, le désormais chef de famille soutint son regard un instant, la figure toujours aussi fermée, aussi dure. Il avait cette façon de vous regarder qui vous faisait soudainement sentir tout nu et tout vulnérable, comme si on ne pouvait rien lui cacher. Et pourtant pour peu qu'on ne baissait la tête, on n'y trouvait rien d'hostile ou de menaçant dans les pupilles de cet homme usé par une vie martiale. Constantin n'avait jamais été brave, jamais téméraire et pourtant, il ne fuit pas les prunelles du combattant malgré son air intimidant. C'était étrange comme il se sentait au contraire en sécurité à ses côtés. Un agneau auprès du gros molosse supposé le protéger. Il ne saurait bien l'expliquer.
▬ Je suis navré de l'apprendre. Je prierai à nouveau pour son rétablissement. Si seulement il pouvait la voir... Non. Non. Quelle pensée insidieuse. Il fallait faire confiance au Seigneur et laissait les choses aller de leur propre cours.
Mais d'un mouvement infime, les yeux d'Ulric glissèrent sur son frère alors qu'il lui demanda à se confesser. La réaction d'Aimable ne lui échappa pas : il était frappé par la surprise. Constantin s'en retrouva lui-même un peu déstabilisé mais en soit il comprit surtout qu'Ulric avait quelque chose d'important à lui dire quant à son ami.
▬ Bien entendu mon fils. Il avait pris sa voix d'évêque et lui désigna du doigt une allée menant à un petit kiosque caché par la verdure. Là ils ne seraient pas dérangés. Ce n'était pas le confessionnal d'une église mais ça ferait bien l'affaire. Le prêtre avait l'habitude d'entendre des confessions en dehors de ses chapelles du Sud, dans le silence respectueux des montagnes là où bergères et bucherons venaient à lui et qu'il les écoutait, assis dans l'herbe, sur un rocher, sous l'oeil muet des grands paysages alpins. Venez, je connais un endroit où nous pourrons discuter. Il jeta un coup d'oeil à Aimable et lui adressa un petit hochement de tête. Aimable, me permettez-vous de vous emprunter votre frère quelques instants ? Il savait que le chevalier serait incapable de dire non.
Bientôt Constantin et Ulric s'assirent sur le banc en bois d'un minuscule pavillon mangé par la mousse et enfoui sous les branches sauvages d'un bosquet de tilleuls qui avaient trop grandi.
▬ Que le seigneur vous inspire les paroles justes et les sentiments vrais pour confesser avec contrition vos péchés... Prononça solennellement Constantin en dessinant le signe de croix après avoir béni son interlocuteur.
Il était quasiment sûr que ce n'était pas de ses péchés que voulait s'entretenir Ulric mais de quelque chose de bien plus grave. Et de bien plus sombre.
Est-ce qu'Aimable n'allait pas bien également ?
Mais peut-être qu'un jour... Peut-être que quand Paris aurait ralenti, que le Vatican aurait relâché sa poigne ou que les croyants seraient enfin bien gardés, peut-être que oui ce serait au tour de Constantin de s'asseoir à côté d'Aimable et de laisser surgir les larmes. De gros chagrins le long de ses joues pommettes saillantes où y couleraient toute sa culpabilité, ses incertitudes, ses défaites. Le long récit de ce qui s'était réellement produit ces dernières années, les allers-et-retours à Rome, les interrogatoires dans les sous-sols du Vatican, les messes prises d'assaut par les pèlerins de sa paroisse d'antan, le grand catalogue des souffrances, des douleurs de la chair et toutes les choses qu'il avait récolté, collectionné puis enfoui dans le charnier de son passé. Un jour peut-être. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui il y avait tant à faire et surtout tant à craindre.
▬ Merci Aimable. Avait-il soufflé parce que merci c'était tout ce qu'il était capable de répondre face à un tel déferlement de bienveillance. Constantin était habitué à offrir son aide et non pas à la recevoir.
Mais il retint qu'en ce jour de printemps dans les jardins de Paris, Aimable lui avait tendu la main. Il retint qu'il aurait toujours une épaule sur qui compter quand viendrait le moment où il aurait le droit de s'y appuyer.
L'orange disparut dans les mains calleuses des deux De Bayard. Celles de Constantin furent nettoyées dans le seau. Il ne prêta pas attention au mouchoir sorti par le plus jeune, occupé à secouer ses doigts dans l'air pour les sécher, l'esprit un peu plus léger après ce moment de douceur. Aimable et Ulric étaient deux enfants bien différents, Constantin ne put s'empêcher de s'imaginer ce que ça devait être de grandir dans une famille si nombreuse, dans une maison remplie d'enfants avec des parents aimants. Et vivants. Chez lui il y avait bien le rire caverneux de son père, le chant fluet de sa mère et tout les appels des moutons. Mais ah des frères et des soeurs en même temps, compagnons de jeu, de bagarre, de secrets, d'infortune, aucun. Après lui, sa pauvre génitrice n'avait jamais enfanté que des petits êtres trop frêles et trop délicats pour survivre aux neiges de l'hiver. Il valait mieux ne pas trop y penser.
La femme d'Ulric donc. La question postée, le désormais chef de famille soutint son regard un instant, la figure toujours aussi fermée, aussi dure. Il avait cette façon de vous regarder qui vous faisait soudainement sentir tout nu et tout vulnérable, comme si on ne pouvait rien lui cacher. Et pourtant pour peu qu'on ne baissait la tête, on n'y trouvait rien d'hostile ou de menaçant dans les pupilles de cet homme usé par une vie martiale. Constantin n'avait jamais été brave, jamais téméraire et pourtant, il ne fuit pas les prunelles du combattant malgré son air intimidant. C'était étrange comme il se sentait au contraire en sécurité à ses côtés. Un agneau auprès du gros molosse supposé le protéger. Il ne saurait bien l'expliquer.
▬ Je suis navré de l'apprendre. Je prierai à nouveau pour son rétablissement. Si seulement il pouvait la voir... Non. Non. Quelle pensée insidieuse. Il fallait faire confiance au Seigneur et laissait les choses aller de leur propre cours.
Mais d'un mouvement infime, les yeux d'Ulric glissèrent sur son frère alors qu'il lui demanda à se confesser. La réaction d'Aimable ne lui échappa pas : il était frappé par la surprise. Constantin s'en retrouva lui-même un peu déstabilisé mais en soit il comprit surtout qu'Ulric avait quelque chose d'important à lui dire quant à son ami.
▬ Bien entendu mon fils. Il avait pris sa voix d'évêque et lui désigna du doigt une allée menant à un petit kiosque caché par la verdure. Là ils ne seraient pas dérangés. Ce n'était pas le confessionnal d'une église mais ça ferait bien l'affaire. Le prêtre avait l'habitude d'entendre des confessions en dehors de ses chapelles du Sud, dans le silence respectueux des montagnes là où bergères et bucherons venaient à lui et qu'il les écoutait, assis dans l'herbe, sur un rocher, sous l'oeil muet des grands paysages alpins. Venez, je connais un endroit où nous pourrons discuter. Il jeta un coup d'oeil à Aimable et lui adressa un petit hochement de tête. Aimable, me permettez-vous de vous emprunter votre frère quelques instants ? Il savait que le chevalier serait incapable de dire non.
Bientôt Constantin et Ulric s'assirent sur le banc en bois d'un minuscule pavillon mangé par la mousse et enfoui sous les branches sauvages d'un bosquet de tilleuls qui avaient trop grandi.
▬ Que le seigneur vous inspire les paroles justes et les sentiments vrais pour confesser avec contrition vos péchés... Prononça solennellement Constantin en dessinant le signe de croix après avoir béni son interlocuteur.
Il était quasiment sûr que ce n'était pas de ses péchés que voulait s'entretenir Ulric mais de quelque chose de bien plus grave. Et de bien plus sombre.
Est-ce qu'Aimable n'allait pas bien également ?
@Aimable E. De Bayard
Mar 23 Fév - 11:15
Le simple remerciement de son ami est une porte que l’on referme. Sans violence, peut-être même avec un sourire gêné ou en détournant les yeux. L’impuissance qu’il ressent en cet instant s’accompagne d’une certaine culpabilité ; sa maladresse fait qu’il ne cesse de marcher sur les pieds des autres, envahir leur intimité. Par sa présence, ses questions gênantes et ses mots décidément bien mal maniés.
L’enfant aimant qu’il renferme aimerait saisir Constantin pour le serrer dans ses bras, sans un mot. Mais l’homme dans lequel cette innocence est emprisonnée se contente de garder les bras croisés sur son torse, contenant bien que mal cette affection débordante. Un homme n’a pas à tant aimer… A part si Dieu le lui autorise, mais ce rôle ne revient pas à un Chevalier.
Lorsque les yeux de Constantin viennent s’unir à ceux d’Ulric, le temps semble se figer. Aimable lui-même préfère détourner le regard, à jamais incapable d’endurer l’intensité des prunelles de celles de son frère… Mais leur Père, lui, ne baisse pas même la tête et étonnamment, le grand homme ne s’en vexe pas, au contraire. Savoir que Constantin accepte la dureté de son regard semble détendre Ulric ; ses énormes épaules se rabaissent alors qu’humblement, ses pupilles s’inclinent face à celles du prêtre. Ce geste de sa part compte autant que s’il avait courbé l’échine et c’est à son tour d’aborder la posture d’un enfant ; ses énormes mains se rejoignent contre son ventre et Ulric fait tourner son alliance entre ses doigts.
Aimable entrouvre les lèvres. Son visage trahit une inquiétude présente et on l’entendrait presque gémir lorsqu’il esquisse un pas vers son frère. Son regard clair, pour une fois, s’élève à la recherche des yeux de son frère alors que sa main va pour rejoindre son épaule. Ulric répond d’un regard si froid qu’Aimable suspend son geste. Comme s’il avait dressé son épée pour le faire reculer, Aimable préfère s’écarter et cette fois, fixe de nouveau le sol. Sa nuque présentée à l’acier de son frère, Ulric semble le tenir en joue quelques minutes, la tension est étrangement palpable, où l’affection de l’un se fait rabattre d’un simple battement de paupières. Ulric tient plus du père que du frère, d’ailleurs, et une fois son arme rengainée, il engage le pas à Constantin. Aimable reste en retrait.
Le chevalier, sans frère ni ami pour l’accompagner, n’apparaît que plus isolé au sein des jardins royaux. On le voit chercher un refuge dans lequel se dissimuler, un terrier où se réfugier pour s’y faire oublier. Il hésite à s’approcher des orangers, mais leur parfum amer et sucré lui rappelle la sensation qui étreint son cœur. Désagréable, son âme comme assaillie par un acide qu’il n’arrive pas à nommer. Finalement, Aimable se recule et c’est près d’une haie qu’il s’assoit à même le sol. Sa main récupère la croix qu’il garde autour du cou et le chapelet rejoint ses doigts. Il n’est pas constitué de perles, mais d’une chaîne qu’il fait paisiblement glisser entre ses paumes. Comme l’alliance de son frère, les cercles sont à présent déformés ; trahissent l’usure.
Du côté de Constantin, Ulric laisse le prêtre le devancer. Il marche à sa suite ; son pas est pesant, parfois, l’on entend le cliquetis de son épée ou des quelques pièces d’armure qu’il garde. L’homme est si massif qu’il doit incliner la tête pour pénétrer dans le pavillon et il apparaît hésitant face au banc en bois sur lequel Constantin s’est assis. Ulric fronce le nez, comme face à l’orange et finalement, teste la solidité du bois en y apposant sa semelle. Un pied fragile comme celui du prêtre n’aurait probablement pas supporté la pression que le Chevalier exerce sur le bois ; d’ailleurs, il proteste, pousse un grincement terrible, mais endure l’assaut. Ulric finit par avoir un reniflement et s’affale assez lourdement près de Constantin ; le banc se soulève légèrement, contraignant Ulric à bousculer légèrement le prêtre pour s’installer plus au milieu.
Penaud et maladroit, l’homme se contente d’un grognement et préfère reposer ses coudes sur ses cuisses, comme si se pencher lui ferait prendre moins de place ; la stratégie n’est pas la meilleure mais au moins, le banc reste en place et Ulric peut dissimuler son visage derrière son épaule massive.
Après la bénédiction et l’invitation de Constantin à se confier, un silence prend ses aises. A dire vrai, l’on se demande si Ulric a même entendu le prêtre ; il ne bronche pas d’un pouce. L’on entend seulement les murmures du vent, le craquement du bois. L’envol d’un oiseau. Son gazouillis, enfin, arrache une réaction à Ulric qui lève les yeux pour l’observer.
Ses grandes mains continuent à jouer avec son alliance. Parfois, le soleil se reflète dans l’éclat de la bague. Il l’a retirée de ses gros doigts, pour la faire tourner plus aisément. En un geste régulier, si familier que la bague en est usée ; combien de fois le guerrier l’a-t-il fait tourner pour s’apaiser ? L’alliance s’en est même déformée, pour s’adapter à la pression des muscles mais aussi, celle d’un esprit plus dur que l’acier. Bien que ce bout de métal se plie, ce n’est jamais le cas pour l’âme des De Bayard, s’amuse-t-on à dire. Ulric a brisé plus d’une fois son épée et n’a pour autant jamais mis genou à terre, comme son frère.
_ Je ne sais pas par quoi commencer. J’ai pas l’habitude.
Le ton est presque agressif, la voix bourrue gronde comme une chute de rochers, c’est une colère qui en effraierait certains. Les plus stupides penseront qu’elle est dirigée vers Constantin ; mais tel un chien qui montre les crocs, c’est son propre aveu qui l’effraie. Parler est une épreuve pour un homme comme lui et l’une de ses jambes s’agite, nerveusement, parcourue d’une nervosité qu’Ulric n’admettra jamais.
_ J’aime ma famille. C’est tout ce que j’ai et c’est tout ce qui compte pour moi.
Sa langue semble lardée de coups de poignards à chaque syllabe. La tension de l’homme gagne son dos, les muscles se gonflent et tirent sur les vêtements. Ses mâchoires se tendent alors que la bague finit de tourner entre ses doigts, il la serre contre sa paume.
_ La première fois que j’ai vu ça, je pensais que… que c’était… c’était juste un cauchemar. J’avais été blessé. J’avais perdu du sang, peut-être reçu un coup sur le crâne. Mais la fois d’après, c’était… C’était différent.
Ulric peine à respirer. Dans cette posture, il écrase lui-même sa cage thoracique et doit finalement se redresser ; Constantin doit probablement se pousser pour lui permettre de bouger. A se demander comment ils tiennent tous deux sur ce banc – opération du Saint-Esprit, Dieu est probablement à leurs côtés à les écouter.
Le chevalier, d’ailleurs, observe toujours le ciel et l’oiseau qui s’est envolé. Il rumine, ça se voit dans ses yeux gris où le battement de ses paupières est le marteau qui broie le métal acéré. Ses mâchoires esquissent un geste, mais aucun mot franchit ses lèvres. La scène qu’il revit sous ses yeux est si vive qu’il serre ses poings, les jointures blanchissent, mais l’homme soupire et ses mains retombent plus faiblement, il glisse l’alliance à son doigt.
_ J’étais bien réveillé, cette fois. J’étais calme. Je ne m’y attendais pas. Et je l’ai vu. Je l’ai vu pour la deuxième fois. C’était pas Aimable mais c’est lui, je sais que c’est lui.
Ses poings se serrent de nouveau. Et les mots qu’il prononce sont comme s’il s’enfonçait une lame dans sa propre chair, ce sont ses veines qu’il coupe, des bandages qu’il arrache, c’est une blessure profonde, si profonde qu’elle s’est infectée, la peine et la souffrance montent jusqu’à ce visage si dur. Malgré ses mâchoires serrées, son regard s’effondre ; malgré ses épaules contractées, son dos s’affaisse alors qu’une peine mêlée de peur montent à ses yeux. Les noient de larmes qu’un homme comme lui ne versera jamais, qu’il ravale avec toute sa hargne, le guerrier garde les lèvres et les poings fermés. Il endure, en silence, jusqu’à trouver la force de parler de nouveau.
_ Ô Seigneur. J’ai menti. Je lui ai menti mon Père. Ce n’est pas un loup qui a tué notre chèvre, c’était lui, je l’ai vu faire. Et je l’ai vu encore d’autres fois. Que dois-je faire ? Je… Quand je le vois, je me dis que… qu’il faudrait avoir le courage de terminer ce combat. Que je devrais avoir ce courage. Ca serait le libérer. Ca nous libérerait tous. Mais je ne peux pas. Je ne peux pas, quand il me regarde, j’en suis incapable, je ne peux pas… je ne peux pas faire ça. Qu’est-ce que Dieu attend de moi face à ça ? Et ne me parlez pas d’amour, j’fais que ça, c’est ce qui m’empêche de…
Ulric retombe dans le silence alors que sa tête s’incline. Son souffle semble lui manquer, jusqu’à ce qu’un lourd soupir s’arrache de ses lèvres, frayant péniblement son passage entre ses muscles contractés.
_ J’ai commis beaucoup de péchés dans ma vie. Je n’attends pas le paradis, je n’espère pas vraiment la rédemption mon Père. J’assumerai mes fautes, cette culpabilité repose sur mes épaules. Mais pour Aimable, je... Qu’est ce que Dieu attend de moi ? Suis-je cruel de… de le laisser vivre ou d’en venir à… à penser à ça… Je ne me le pardonne pas. Je ne peux pas me le pardonner.
L’enfant aimant qu’il renferme aimerait saisir Constantin pour le serrer dans ses bras, sans un mot. Mais l’homme dans lequel cette innocence est emprisonnée se contente de garder les bras croisés sur son torse, contenant bien que mal cette affection débordante. Un homme n’a pas à tant aimer… A part si Dieu le lui autorise, mais ce rôle ne revient pas à un Chevalier.
Lorsque les yeux de Constantin viennent s’unir à ceux d’Ulric, le temps semble se figer. Aimable lui-même préfère détourner le regard, à jamais incapable d’endurer l’intensité des prunelles de celles de son frère… Mais leur Père, lui, ne baisse pas même la tête et étonnamment, le grand homme ne s’en vexe pas, au contraire. Savoir que Constantin accepte la dureté de son regard semble détendre Ulric ; ses énormes épaules se rabaissent alors qu’humblement, ses pupilles s’inclinent face à celles du prêtre. Ce geste de sa part compte autant que s’il avait courbé l’échine et c’est à son tour d’aborder la posture d’un enfant ; ses énormes mains se rejoignent contre son ventre et Ulric fait tourner son alliance entre ses doigts.
Aimable entrouvre les lèvres. Son visage trahit une inquiétude présente et on l’entendrait presque gémir lorsqu’il esquisse un pas vers son frère. Son regard clair, pour une fois, s’élève à la recherche des yeux de son frère alors que sa main va pour rejoindre son épaule. Ulric répond d’un regard si froid qu’Aimable suspend son geste. Comme s’il avait dressé son épée pour le faire reculer, Aimable préfère s’écarter et cette fois, fixe de nouveau le sol. Sa nuque présentée à l’acier de son frère, Ulric semble le tenir en joue quelques minutes, la tension est étrangement palpable, où l’affection de l’un se fait rabattre d’un simple battement de paupières. Ulric tient plus du père que du frère, d’ailleurs, et une fois son arme rengainée, il engage le pas à Constantin. Aimable reste en retrait.
Le chevalier, sans frère ni ami pour l’accompagner, n’apparaît que plus isolé au sein des jardins royaux. On le voit chercher un refuge dans lequel se dissimuler, un terrier où se réfugier pour s’y faire oublier. Il hésite à s’approcher des orangers, mais leur parfum amer et sucré lui rappelle la sensation qui étreint son cœur. Désagréable, son âme comme assaillie par un acide qu’il n’arrive pas à nommer. Finalement, Aimable se recule et c’est près d’une haie qu’il s’assoit à même le sol. Sa main récupère la croix qu’il garde autour du cou et le chapelet rejoint ses doigts. Il n’est pas constitué de perles, mais d’une chaîne qu’il fait paisiblement glisser entre ses paumes. Comme l’alliance de son frère, les cercles sont à présent déformés ; trahissent l’usure.
Du côté de Constantin, Ulric laisse le prêtre le devancer. Il marche à sa suite ; son pas est pesant, parfois, l’on entend le cliquetis de son épée ou des quelques pièces d’armure qu’il garde. L’homme est si massif qu’il doit incliner la tête pour pénétrer dans le pavillon et il apparaît hésitant face au banc en bois sur lequel Constantin s’est assis. Ulric fronce le nez, comme face à l’orange et finalement, teste la solidité du bois en y apposant sa semelle. Un pied fragile comme celui du prêtre n’aurait probablement pas supporté la pression que le Chevalier exerce sur le bois ; d’ailleurs, il proteste, pousse un grincement terrible, mais endure l’assaut. Ulric finit par avoir un reniflement et s’affale assez lourdement près de Constantin ; le banc se soulève légèrement, contraignant Ulric à bousculer légèrement le prêtre pour s’installer plus au milieu.
Penaud et maladroit, l’homme se contente d’un grognement et préfère reposer ses coudes sur ses cuisses, comme si se pencher lui ferait prendre moins de place ; la stratégie n’est pas la meilleure mais au moins, le banc reste en place et Ulric peut dissimuler son visage derrière son épaule massive.
Après la bénédiction et l’invitation de Constantin à se confier, un silence prend ses aises. A dire vrai, l’on se demande si Ulric a même entendu le prêtre ; il ne bronche pas d’un pouce. L’on entend seulement les murmures du vent, le craquement du bois. L’envol d’un oiseau. Son gazouillis, enfin, arrache une réaction à Ulric qui lève les yeux pour l’observer.
Ses grandes mains continuent à jouer avec son alliance. Parfois, le soleil se reflète dans l’éclat de la bague. Il l’a retirée de ses gros doigts, pour la faire tourner plus aisément. En un geste régulier, si familier que la bague en est usée ; combien de fois le guerrier l’a-t-il fait tourner pour s’apaiser ? L’alliance s’en est même déformée, pour s’adapter à la pression des muscles mais aussi, celle d’un esprit plus dur que l’acier. Bien que ce bout de métal se plie, ce n’est jamais le cas pour l’âme des De Bayard, s’amuse-t-on à dire. Ulric a brisé plus d’une fois son épée et n’a pour autant jamais mis genou à terre, comme son frère.
_ Je ne sais pas par quoi commencer. J’ai pas l’habitude.
Le ton est presque agressif, la voix bourrue gronde comme une chute de rochers, c’est une colère qui en effraierait certains. Les plus stupides penseront qu’elle est dirigée vers Constantin ; mais tel un chien qui montre les crocs, c’est son propre aveu qui l’effraie. Parler est une épreuve pour un homme comme lui et l’une de ses jambes s’agite, nerveusement, parcourue d’une nervosité qu’Ulric n’admettra jamais.
_ J’aime ma famille. C’est tout ce que j’ai et c’est tout ce qui compte pour moi.
Sa langue semble lardée de coups de poignards à chaque syllabe. La tension de l’homme gagne son dos, les muscles se gonflent et tirent sur les vêtements. Ses mâchoires se tendent alors que la bague finit de tourner entre ses doigts, il la serre contre sa paume.
_ La première fois que j’ai vu ça, je pensais que… que c’était… c’était juste un cauchemar. J’avais été blessé. J’avais perdu du sang, peut-être reçu un coup sur le crâne. Mais la fois d’après, c’était… C’était différent.
Ulric peine à respirer. Dans cette posture, il écrase lui-même sa cage thoracique et doit finalement se redresser ; Constantin doit probablement se pousser pour lui permettre de bouger. A se demander comment ils tiennent tous deux sur ce banc – opération du Saint-Esprit, Dieu est probablement à leurs côtés à les écouter.
Le chevalier, d’ailleurs, observe toujours le ciel et l’oiseau qui s’est envolé. Il rumine, ça se voit dans ses yeux gris où le battement de ses paupières est le marteau qui broie le métal acéré. Ses mâchoires esquissent un geste, mais aucun mot franchit ses lèvres. La scène qu’il revit sous ses yeux est si vive qu’il serre ses poings, les jointures blanchissent, mais l’homme soupire et ses mains retombent plus faiblement, il glisse l’alliance à son doigt.
_ J’étais bien réveillé, cette fois. J’étais calme. Je ne m’y attendais pas. Et je l’ai vu. Je l’ai vu pour la deuxième fois. C’était pas Aimable mais c’est lui, je sais que c’est lui.
Ses poings se serrent de nouveau. Et les mots qu’il prononce sont comme s’il s’enfonçait une lame dans sa propre chair, ce sont ses veines qu’il coupe, des bandages qu’il arrache, c’est une blessure profonde, si profonde qu’elle s’est infectée, la peine et la souffrance montent jusqu’à ce visage si dur. Malgré ses mâchoires serrées, son regard s’effondre ; malgré ses épaules contractées, son dos s’affaisse alors qu’une peine mêlée de peur montent à ses yeux. Les noient de larmes qu’un homme comme lui ne versera jamais, qu’il ravale avec toute sa hargne, le guerrier garde les lèvres et les poings fermés. Il endure, en silence, jusqu’à trouver la force de parler de nouveau.
_ Ô Seigneur. J’ai menti. Je lui ai menti mon Père. Ce n’est pas un loup qui a tué notre chèvre, c’était lui, je l’ai vu faire. Et je l’ai vu encore d’autres fois. Que dois-je faire ? Je… Quand je le vois, je me dis que… qu’il faudrait avoir le courage de terminer ce combat. Que je devrais avoir ce courage. Ca serait le libérer. Ca nous libérerait tous. Mais je ne peux pas. Je ne peux pas, quand il me regarde, j’en suis incapable, je ne peux pas… je ne peux pas faire ça. Qu’est-ce que Dieu attend de moi face à ça ? Et ne me parlez pas d’amour, j’fais que ça, c’est ce qui m’empêche de…
Ulric retombe dans le silence alors que sa tête s’incline. Son souffle semble lui manquer, jusqu’à ce qu’un lourd soupir s’arrache de ses lèvres, frayant péniblement son passage entre ses muscles contractés.
_ J’ai commis beaucoup de péchés dans ma vie. Je n’attends pas le paradis, je n’espère pas vraiment la rédemption mon Père. J’assumerai mes fautes, cette culpabilité repose sur mes épaules. Mais pour Aimable, je... Qu’est ce que Dieu attend de moi ? Suis-je cruel de… de le laisser vivre ou d’en venir à… à penser à ça… Je ne me le pardonne pas. Je ne peux pas me le pardonner.
Dim 28 Fév - 21:13
@Aimable E. De Bayard
J'ai rêvé de grands paysages verts et d'un soleil perçant les nuages
Et le silence retomba. Lourd. Comme un coup de hache sur le billot. Ce n'était pas le genre de silence tranquille de deux hommes occupés à contempler la nature, c'était un silence annonciateur de mauvais présages. De ceux qui s'immisçaient entre les corps et collaient à la peau. De ceux qui se faisaient si épais que le simple fait d'ouvrir la bouche pour les briser paraissait soudainement impossible. Même le banc qui avait plié, écrasé par la forteresse de métal et de muscles qu'était Ulric ne fit plus un bruit. Pourtant, Constantin s'abstint bien de dire un mot. Il sentait les poids invisibles perchés sur les épaules du De Bayard, penché, tendu sous l'effet d'une pression palpable, propre à celle des hommes qui n'avaient pas l'habitude de se confier, pour qui prendre la parole était violence quand plonger une épée dans une gorge était anodin. Les hommes de guerre étaient souvent comme ça. Constantin se disait que c'était parce qu'il fallait se faire dur, couvrir son corps d'acier et son âme d'indifférence pour mener la lame. Alors Constantin attendit. Ce n'était pas à lui de forcer la porte au risque d'en briser le verrou.
▬ Ce n'est pas grave Ulric, prenez le temps qu'il vous faut. Nous avons le temps. Murmura-t-il, sa voix douce, faible face aux grognements de son interlocuteur. Ils avaient en effet tout le temps du monde dans ce silence opaque comme une bulle autour du pavillon.
Son regard descendit jusqu'à la jambe du militaire qui s'agitait nerveusement, remonta jusqu'à ses doigts en train de malmener son alliance, s'attarda un instant sur la gorge nouée de cet homme si massif et qui étrangement paraissait si vulnérable.
Le prêtre hocha la tête alors qu'Ulric cherchait par où commencer, le banc craqua quand il se redressa. Le coeur de Constantin également alors qu'il fut poussé un peu plus vers l'extrémité du meuble en bois. Son coeur savait qu'il ne parlait pas d'une bête. Pas à proprement parler. Son coeur savait qu'il parlait d'Aimable. Ulric fixait un point invisible dans le ciel, agité, nerveux. L'exercice était une déconstruction pour lui, se mettre à nu, retirer l'armure pour laisser entrevoir des blessures, des cauchemars difficilement avoués. On ne s'y faisait jamais vraiment réellement. Et lui non plus quelque part. Combien de malheurs avait-il épongé pour lui au fil des années, des histoires à fendre l'âme dont il ne pouvait s'empêcher de garder des petits morceaux sur lui comme pour alléger les souffrances des autres ? Collection d'aiguilles dans sa poitrine.
Mais celle-là, de confession, c'était un couteau, un coup dans son torse. Celui qu'il attendait avec une crainte presque suppliante depuis si longtemps. Et il avait honte d'admettre qu'il s'était préparé à la recevoir.
Doucement, comme il s'approcherait d'un animal blessé, le cardinal posa une main sur l'épaule du guerrier. Peut-être ne la sentait-il pas cette main délicate et blanche à travers le tissu des vêtements et la peau tannée par le soleil et la dureté des combats. Ou peut-être que si. Parce que la paume s'enfonça un peu plus sur la chemise du désormais ainé de Bayard tandis que les larmes coulaient le long de ses joues. Elles s'éclataient sur ses genoux. Constantin lui tapotait lentement le dos sans rien dire. La porte s'ouvrait en craquant, la carapace se morcelait pour laisser éclater une vérité atroce que tout deux redoutaient : Aimable. Que faire du si doux Aimable tourmenté par des forces qui les dépassaient ? Cet Aimable si gentil à l'âme si torturée. Chien de berger qui devenait loup féroce. Chien fou. Et pour les chiens fous, qu'une seule solution : la mort.
▬ Ulric... Je sais que vous faîtes au mieux. Mais il savait surtout qu'il n'avait pas de bonne réponse à lui donner. J'entends votre souffrance et je la partage et notre Seigneur et son Fils Jesus-Christ aussi. Il le pensait réellement. Mais entendre ce n'était pas alléger. Et Ulric s'il était chrétien n'était pas homme à trouver consolation dans les nombreuses leçons de la Bible. Vous me demandez ce que Dieu attend de vous mais en réalité c'est vous qui attendez que Dieu vous souffle comment vaincre vos souffrances et quel chemin vous devez emprunter. Sa main retomba sur ses propres genoux, il baissa la tête, fixant ses paumes. Des paumes lisses, épargnées par la dureté de la vie. Des paumes qui devraient être noires, sales de tout le sang qu'elles avaient versé à leur façon. Si Dieu m'avait soufflé comment vaincre la douleur des hommes, vous et moi ne serions pas ici maintenant. Si Dieu m'avait appris à triompher des malheurs, le monde tel que nous le connaissons serait bien différent. Si Dieu a laissé les romains lever la main sur son fils, c'est parce que Dieu nous veut libres et cette liberté se paye au prix d'un tribut bien lourd. Car les offrandes du Seigneur se payaient toujours dans le sang. Des bénédictions à double-tranchant. Constantin payait la sienne et il savait que toute une vie d'abnégation et de misère ne suffiraient à purger sa dette.
Il ferma les yeux, joignit les mains, inspira, expira un long instant, lui aussi sur le point d'avouer quelque chose de terrible : son impuissance.
▬ Je... je n'ai pas de réponses à vous donner Ulric. Seulement mon soutien. Mais il rouvrit les yeux et tourna la tête vers son interlocuteur. L'inquiétude se lisait sur son visage, le chagrin aussi. Toutefois, il y avait une espèce de sérénité lascive qui émanait de lui, une tranquillité bien mystérieuse comme un voile entre lui et le chevalier, toile qu'il avait construite à force d'expérience. Peu importait la douleur, Constantin était péniblement habitué à endurer les tourments d'autrui. Je sais que vous faîtes au mieux. Avait-il répété avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres : A-t-il levé la main sur des innocents ? Non, non, il n'était pas temps de raisonner, d'analyser la situation comme il le faisait si bien avec ses autres fidèles. Il était temps de s'arrêter sur le vrai problème : Vous pensez... qu'il souffre ?
Son regard se fit humide, l'évêque fuit le visage d'Ulric et essuya bien vite le cadavre d'une larme avant de lâcher :
▬ Je suis navré, je... je voulais croire que ce n'était pas à ce point. Quel genre d'ami était-il pour être complètement aveugle au mal qui rongeait son compagnon ? Je viendrais au domaine avant la fin de la saison.Ajouta-t-il sur un ton qui indiquait qu'il avait pris sa décision.
Contre l'avis du Vatican si on lui refusait de lever son interdiction de quitter la banlieue de Paris.
Car il le fallait.
▬ Ce n'est pas grave Ulric, prenez le temps qu'il vous faut. Nous avons le temps. Murmura-t-il, sa voix douce, faible face aux grognements de son interlocuteur. Ils avaient en effet tout le temps du monde dans ce silence opaque comme une bulle autour du pavillon.
Son regard descendit jusqu'à la jambe du militaire qui s'agitait nerveusement, remonta jusqu'à ses doigts en train de malmener son alliance, s'attarda un instant sur la gorge nouée de cet homme si massif et qui étrangement paraissait si vulnérable.
Le prêtre hocha la tête alors qu'Ulric cherchait par où commencer, le banc craqua quand il se redressa. Le coeur de Constantin également alors qu'il fut poussé un peu plus vers l'extrémité du meuble en bois. Son coeur savait qu'il ne parlait pas d'une bête. Pas à proprement parler. Son coeur savait qu'il parlait d'Aimable. Ulric fixait un point invisible dans le ciel, agité, nerveux. L'exercice était une déconstruction pour lui, se mettre à nu, retirer l'armure pour laisser entrevoir des blessures, des cauchemars difficilement avoués. On ne s'y faisait jamais vraiment réellement. Et lui non plus quelque part. Combien de malheurs avait-il épongé pour lui au fil des années, des histoires à fendre l'âme dont il ne pouvait s'empêcher de garder des petits morceaux sur lui comme pour alléger les souffrances des autres ? Collection d'aiguilles dans sa poitrine.
Mais celle-là, de confession, c'était un couteau, un coup dans son torse. Celui qu'il attendait avec une crainte presque suppliante depuis si longtemps. Et il avait honte d'admettre qu'il s'était préparé à la recevoir.
Doucement, comme il s'approcherait d'un animal blessé, le cardinal posa une main sur l'épaule du guerrier. Peut-être ne la sentait-il pas cette main délicate et blanche à travers le tissu des vêtements et la peau tannée par le soleil et la dureté des combats. Ou peut-être que si. Parce que la paume s'enfonça un peu plus sur la chemise du désormais ainé de Bayard tandis que les larmes coulaient le long de ses joues. Elles s'éclataient sur ses genoux. Constantin lui tapotait lentement le dos sans rien dire. La porte s'ouvrait en craquant, la carapace se morcelait pour laisser éclater une vérité atroce que tout deux redoutaient : Aimable. Que faire du si doux Aimable tourmenté par des forces qui les dépassaient ? Cet Aimable si gentil à l'âme si torturée. Chien de berger qui devenait loup féroce. Chien fou. Et pour les chiens fous, qu'une seule solution : la mort.
▬ Ulric... Je sais que vous faîtes au mieux. Mais il savait surtout qu'il n'avait pas de bonne réponse à lui donner. J'entends votre souffrance et je la partage et notre Seigneur et son Fils Jesus-Christ aussi. Il le pensait réellement. Mais entendre ce n'était pas alléger. Et Ulric s'il était chrétien n'était pas homme à trouver consolation dans les nombreuses leçons de la Bible. Vous me demandez ce que Dieu attend de vous mais en réalité c'est vous qui attendez que Dieu vous souffle comment vaincre vos souffrances et quel chemin vous devez emprunter. Sa main retomba sur ses propres genoux, il baissa la tête, fixant ses paumes. Des paumes lisses, épargnées par la dureté de la vie. Des paumes qui devraient être noires, sales de tout le sang qu'elles avaient versé à leur façon. Si Dieu m'avait soufflé comment vaincre la douleur des hommes, vous et moi ne serions pas ici maintenant. Si Dieu m'avait appris à triompher des malheurs, le monde tel que nous le connaissons serait bien différent. Si Dieu a laissé les romains lever la main sur son fils, c'est parce que Dieu nous veut libres et cette liberté se paye au prix d'un tribut bien lourd. Car les offrandes du Seigneur se payaient toujours dans le sang. Des bénédictions à double-tranchant. Constantin payait la sienne et il savait que toute une vie d'abnégation et de misère ne suffiraient à purger sa dette.
Il ferma les yeux, joignit les mains, inspira, expira un long instant, lui aussi sur le point d'avouer quelque chose de terrible : son impuissance.
▬ Je... je n'ai pas de réponses à vous donner Ulric. Seulement mon soutien. Mais il rouvrit les yeux et tourna la tête vers son interlocuteur. L'inquiétude se lisait sur son visage, le chagrin aussi. Toutefois, il y avait une espèce de sérénité lascive qui émanait de lui, une tranquillité bien mystérieuse comme un voile entre lui et le chevalier, toile qu'il avait construite à force d'expérience. Peu importait la douleur, Constantin était péniblement habitué à endurer les tourments d'autrui. Je sais que vous faîtes au mieux. Avait-il répété avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres : A-t-il levé la main sur des innocents ? Non, non, il n'était pas temps de raisonner, d'analyser la situation comme il le faisait si bien avec ses autres fidèles. Il était temps de s'arrêter sur le vrai problème : Vous pensez... qu'il souffre ?
Son regard se fit humide, l'évêque fuit le visage d'Ulric et essuya bien vite le cadavre d'une larme avant de lâcher :
▬ Je suis navré, je... je voulais croire que ce n'était pas à ce point. Quel genre d'ami était-il pour être complètement aveugle au mal qui rongeait son compagnon ? Je viendrais au domaine avant la fin de la saison.Ajouta-t-il sur un ton qui indiquait qu'il avait pris sa décision.
Contre l'avis du Vatican si on lui refusait de lever son interdiction de quitter la banlieue de Paris.
Car il le fallait.
@Aimable E. De Bayard
Sam 6 Mar - 21:30
L’homme de pierre ne réagit pas à la main qui se repose sur son épaule. Peut-être me l’a-t-il pas même senti, le métal, le vêtement, recouvrent une peau épaisse comme du cuir. Si lardée de cicatrices que la douleur est probablement l’une des dernières sensations qu’il parvient à ressentir. Lorsque la paume s’enfonce, elle est rapidement freinée par la musculature d’acier. La chaleur l’invite à baisser la tête ; Ulric De Bayard accepte à grands peines ce simple geste de soutien.
Il se bat seul depuis si longtemps. Il porte tout seul depuis si longtemps. Se confier à Dieu ne lui apporte guère de réconfort ; ses mots n’ont fait que raviver la douleur, la vérité est un sel qu’il a frotté sur ses plaies, ses mâchoires se serrent. Au travers des mots du Cardinal, lui ne voit que l’abandon de Dieu. Comment peut-Il leur infliger de telles épreuves ? Dieu leur fait-il payer les morts que leur famille a causées ? Ces guerres, ces croisades, c’est en Sa gloire qu’ils les ont menées ! Et pourquoi est-ce à eux de payer les actes de leurs aînés ? Où est Sa reconnaissance face à tous leurs sacrifices ? L’aide qu’il leur apporte n’est qu’un espoir, une idée, un concept auquel un esprit pragmatique comme celui d’Ulric peine à s’accrocher. Dieu les a tant de fois guidés, au travers de son Fils, pourquoi faut-il à présent que les Hommes soient laissés à une soi-disante liberté ?
Pour autant, Ulric n’abandonne pas sa foi. Il croit toujours en Lui et sa bonté, mais il sait qu’aucun paradis ne l’attend. Il ne cherche pas la rédemption, il ne la mérite pas, il ne la demandera jamais. Mais Aimable, Aimable, c’est différent.
Le grand chevalier écoute, en silence, les paroles du prêtre. La tension de son corps ne se relâche pas ; à dire vrai, il remonte le pont-levis qu’il a fait l’erreur d’abaisser. Son visage s’est de nouveau fermé, plus aucune émotion ne s’échappe de son regard d’acier ; elles sont en joue, menacées par ses pensées et ces règles qu’il s’impose. Ulric pense que sa force provient de sa capacité à contenir et à résister aux tensions qu’il ressent. Ses aveux ne l’ont pas soulagé, la solution ne lui est pas apportée et, frustré, il laisse échapper un grognement agacé. Il a tant de choses à faire et à penser. Il est loin d’être submergé, mais son esprit peine à trouver le repos ; lui qui n’était pas inquiet s’étonne à ruminer le soir, lorsqu’il peine à trouver le sommeil. Tout était plus simple, lorsque Baptiste décidait. Il suivait ses ordres, sans discuter. Il n’avait pas à réfléchir, il n’avait pas à penser.
Ulric est habitué à ce que tous ses problèmes se résolvent à l’aide d’un peu d’intimidation ou d’un coup d’épée bien placé. Mais depuis le décès de Baptiste, les adversaires qu’il doit affronter sont plus éthérés. Ils n’ont pas tous du sang à verser – pas un sang qu’il accepte de faire couler en tous cas. Aimable… Aimable. A deux reprises, il aurait pu abattre son épée pour en terminer. Il l’a déjà blessé. Mais il n’a jamais réussi à trouver le courage d’abattre sa lame. Pas quand la Chose criait. Pas quand la Chose levait ses… mains et gémissait. Pas quand il voyait ses yeux enfoncés dans ses orbites et reconnaissait cette posture prostrée, celle de son petit frère effrayé. Aimable qui l’appelait lors des longues nuits d’hiver. Qui pleurait, parfois en dehors de sa chambre, son corps frigorifié par la neige, ses yeux écarquillés d’une horreur qu’un enfant n’avait pas à affronter.
Son impuissance est terrible et parfois, il se demande si Hildegard aurait eu le courage de l’achever. D’abattre sa lame sur son crâne, d’oublier que leur frère se cache sous ce masque. Il n’y arrivait pas. Il finissait par le voir, le reconnaître, il avait même l’impression de l’entendre, à moins que ce ne soit un mensonge du démon. Et face à cette impuissance, Ulric se sentait saisi de haine. Pour lui, pour son frère. Pour Constantin. Pour Dieu. Malgré tous ses efforts, malgré toute la force qu’il s’est efforcé de développer, il reste des combats qu’il ne vaincra jamais. Son poing se serre, et ses pensées, lourdes de colère, déversent un poison embrasé dans son esprit. La rage n’est que le masque de larmes qu’il n’arrivera pas à verser. Il s’efforce de la contenir, de la ravaler. Ulric n’est pas un homme violent. Il se défoulera ce soir, à l’entraînement.
Ses yeux finissent par se planter dans ceux de Constantin. La haine aiguise son regard, ce ne sont que des lames prêtes à le transpercer. Pour autant, cette colère, ce n’est pas vers lui qu’elle est braquée. C’est sur leur impuissance, c’est sur ce problème qu’il ne saurait résoudre qu’avec la force et sa seule stratégie, il est incapable de l’appliquer.
_ Je fais au mieux… Mais ce n’est pas assez. Ce n’est jamais… assez.
Ulric surprend alors le geste du prêtre, lorsqu’il essuie sa larme. Et étrangement, cette vision suffit à l’apaiser. C’est comme s’il avait pleuré sur sa plaie, pour en chasser le sel. L’eau calme les brûlures de son esprit échaudé, alors qu’un élan d’affection sincère l’invite soudain à emprisonner l’une des mains du prêtre dans son énorme main. Il la lui serre, sans la lui broyer et d’un battement de paupières, chasse ses préoccupations. Les yeux de Constantin sont humides et Ulric s’en sent coupable ; il ne veut pas l’avoir blessé. Il est si rude, parfois, qu’il heurte sans se rendre compte alors, en réponse, il repose son autre main sur la première pour offrir ses excuses à l’homme de Foi.
_ … Je n’aurais pas dû vous dire tout cela. N’y pensez plus et n’en parlez pas. A personne. C’est pour sa… notre sécurité.
Ulric soupire. Il préfère ne pas répondre. Il ne sait pas ce qu’Aimable fait, lorsqu’il n’est plus lui. Lorsqu’il s’égare dans la plaine et disparaît dans les forêts. Tout ce qu’il sait, c’est que… Non. Il ne doit pas y penser.
_ Peut-être… ne souffre-t-il pas autant que je le pense.
Mais lorsqu’il prononce ces mots, les yeux d’Ulric sont emplis… d’un sentiment indéfinissable. Si l’on ne vantait pas le courage du De Bayard, on le dirait tétanisé. Sidéré. Les prunelles figées, prisonnières de visions ou de souvenirs dont quelques secondes lui sont nécessaires pour s’en arracher, pour revenir à la réalité.
Ulric entrouvre les lèvres. Il veut parler des cris. De ce désespoir qu’il a déjà saisi, dans les yeux si clairs de son frère. De cette froide détermination qu’il a saisie, une seule fois, lorsqu’Aimable s’est éloigné dans les bois. Une corde à la selle de sa fidèle jument. C’était bien avant Richard et Isabeau. Parfois, il a peur de revoir cette lueur dans son regard.
_.... Merci, mon Père. Je pense que… vous voir lui apporterait déjà beaucoup.
Ulric, bougon, a une petite moue. Il n’a pas encore relâché les mains du prêtre et finalement, l’on pourrait croire que les rôles se sont inversés. Dans cette posture, naturellement protecteur, l’épaule d’Ulric s’est prudemment reposée contre celle de leur ami, et lorsqu’il le relâche, lui aussi appose maladroitement sa paume dans le dos du prêtre pour le tapoter légèrement.
_ Nous avons peu d’amis. Je remercie Dieu de nous avoir permis de vous connaître. Même si vous n’apportez aucune réponse et que vous n’avez aucun courage… Vous êtes présent. Et c’est une qualité assez rare pour que je parvienne à la remarquer. Merci pour votre loyauté. Peut-être est-ce l'une des solutions dont nous avons nécessité.
Aimable... ne s'en est encore jamais pris à sa famille. Et face à lui, il n'a mené aucune attaque. Il a reçu les coups. S'est enfui. Est-ce les liens du sang qui l'ont retenu ? Les liens d'un coeur humain, sous cette écorce de chairs et d'os ?
Eux, ils sont là pour se battre. Ils sont là pour avoir du courage. Pour défendre ceux qui ne le peuvent pas.
Ils ont besoin d’âmes pour les pleurer. Ils ont besoin d’amis, pour verser les larmes que eux ne parviennent pas à libérer.
_ Quand vous irez mieux, on retournera le voir, si vous le voulez bien. Je pense qu’il s’inquiète.
Aimable, en effet, attend patiemment. Les coudes reposés sur ses genoux, il a fermé les yeux et garde songeusement sa croix d’argent entre ses doigts. Il prie Dieu pour que tout se passe bien et lorsqu’il entend les pas familiers revenir vers lui, il se redresse aussitôt, aux aguets. Ses yeux clairs viennent chercher le regard de Constantin, comme un enfant viendrait se saisir de sa main. Lorsque leurs yeux s’effleurent, Aimable incline la tête avec respect mais l’on croirait presque le voir sourire sous ses traits tirés.
_ Je vous laisse. Besoin de faire un tour.
Sur ces mots, Ulric s’en va. Aimable ne le retient pas. Il sait que son frère apprécie sa solitude. Rapidement, il réduit la distance qui le sépare de Constantin, jusqu’à se placer près de lui. Bien qu’il déteste les contacts physiques, son bras s’offre en une invitation timide.
_ J’espère que nous ne prenons pas trop de votre temps, avez-vous des obligations ce soir ?
Il se bat seul depuis si longtemps. Il porte tout seul depuis si longtemps. Se confier à Dieu ne lui apporte guère de réconfort ; ses mots n’ont fait que raviver la douleur, la vérité est un sel qu’il a frotté sur ses plaies, ses mâchoires se serrent. Au travers des mots du Cardinal, lui ne voit que l’abandon de Dieu. Comment peut-Il leur infliger de telles épreuves ? Dieu leur fait-il payer les morts que leur famille a causées ? Ces guerres, ces croisades, c’est en Sa gloire qu’ils les ont menées ! Et pourquoi est-ce à eux de payer les actes de leurs aînés ? Où est Sa reconnaissance face à tous leurs sacrifices ? L’aide qu’il leur apporte n’est qu’un espoir, une idée, un concept auquel un esprit pragmatique comme celui d’Ulric peine à s’accrocher. Dieu les a tant de fois guidés, au travers de son Fils, pourquoi faut-il à présent que les Hommes soient laissés à une soi-disante liberté ?
Pour autant, Ulric n’abandonne pas sa foi. Il croit toujours en Lui et sa bonté, mais il sait qu’aucun paradis ne l’attend. Il ne cherche pas la rédemption, il ne la mérite pas, il ne la demandera jamais. Mais Aimable, Aimable, c’est différent.
Le grand chevalier écoute, en silence, les paroles du prêtre. La tension de son corps ne se relâche pas ; à dire vrai, il remonte le pont-levis qu’il a fait l’erreur d’abaisser. Son visage s’est de nouveau fermé, plus aucune émotion ne s’échappe de son regard d’acier ; elles sont en joue, menacées par ses pensées et ces règles qu’il s’impose. Ulric pense que sa force provient de sa capacité à contenir et à résister aux tensions qu’il ressent. Ses aveux ne l’ont pas soulagé, la solution ne lui est pas apportée et, frustré, il laisse échapper un grognement agacé. Il a tant de choses à faire et à penser. Il est loin d’être submergé, mais son esprit peine à trouver le repos ; lui qui n’était pas inquiet s’étonne à ruminer le soir, lorsqu’il peine à trouver le sommeil. Tout était plus simple, lorsque Baptiste décidait. Il suivait ses ordres, sans discuter. Il n’avait pas à réfléchir, il n’avait pas à penser.
Ulric est habitué à ce que tous ses problèmes se résolvent à l’aide d’un peu d’intimidation ou d’un coup d’épée bien placé. Mais depuis le décès de Baptiste, les adversaires qu’il doit affronter sont plus éthérés. Ils n’ont pas tous du sang à verser – pas un sang qu’il accepte de faire couler en tous cas. Aimable… Aimable. A deux reprises, il aurait pu abattre son épée pour en terminer. Il l’a déjà blessé. Mais il n’a jamais réussi à trouver le courage d’abattre sa lame. Pas quand la Chose criait. Pas quand la Chose levait ses… mains et gémissait. Pas quand il voyait ses yeux enfoncés dans ses orbites et reconnaissait cette posture prostrée, celle de son petit frère effrayé. Aimable qui l’appelait lors des longues nuits d’hiver. Qui pleurait, parfois en dehors de sa chambre, son corps frigorifié par la neige, ses yeux écarquillés d’une horreur qu’un enfant n’avait pas à affronter.
Son impuissance est terrible et parfois, il se demande si Hildegard aurait eu le courage de l’achever. D’abattre sa lame sur son crâne, d’oublier que leur frère se cache sous ce masque. Il n’y arrivait pas. Il finissait par le voir, le reconnaître, il avait même l’impression de l’entendre, à moins que ce ne soit un mensonge du démon. Et face à cette impuissance, Ulric se sentait saisi de haine. Pour lui, pour son frère. Pour Constantin. Pour Dieu. Malgré tous ses efforts, malgré toute la force qu’il s’est efforcé de développer, il reste des combats qu’il ne vaincra jamais. Son poing se serre, et ses pensées, lourdes de colère, déversent un poison embrasé dans son esprit. La rage n’est que le masque de larmes qu’il n’arrivera pas à verser. Il s’efforce de la contenir, de la ravaler. Ulric n’est pas un homme violent. Il se défoulera ce soir, à l’entraînement.
Ses yeux finissent par se planter dans ceux de Constantin. La haine aiguise son regard, ce ne sont que des lames prêtes à le transpercer. Pour autant, cette colère, ce n’est pas vers lui qu’elle est braquée. C’est sur leur impuissance, c’est sur ce problème qu’il ne saurait résoudre qu’avec la force et sa seule stratégie, il est incapable de l’appliquer.
_ Je fais au mieux… Mais ce n’est pas assez. Ce n’est jamais… assez.
Ulric surprend alors le geste du prêtre, lorsqu’il essuie sa larme. Et étrangement, cette vision suffit à l’apaiser. C’est comme s’il avait pleuré sur sa plaie, pour en chasser le sel. L’eau calme les brûlures de son esprit échaudé, alors qu’un élan d’affection sincère l’invite soudain à emprisonner l’une des mains du prêtre dans son énorme main. Il la lui serre, sans la lui broyer et d’un battement de paupières, chasse ses préoccupations. Les yeux de Constantin sont humides et Ulric s’en sent coupable ; il ne veut pas l’avoir blessé. Il est si rude, parfois, qu’il heurte sans se rendre compte alors, en réponse, il repose son autre main sur la première pour offrir ses excuses à l’homme de Foi.
_ … Je n’aurais pas dû vous dire tout cela. N’y pensez plus et n’en parlez pas. A personne. C’est pour sa… notre sécurité.
Ulric soupire. Il préfère ne pas répondre. Il ne sait pas ce qu’Aimable fait, lorsqu’il n’est plus lui. Lorsqu’il s’égare dans la plaine et disparaît dans les forêts. Tout ce qu’il sait, c’est que… Non. Il ne doit pas y penser.
_ Peut-être… ne souffre-t-il pas autant que je le pense.
Mais lorsqu’il prononce ces mots, les yeux d’Ulric sont emplis… d’un sentiment indéfinissable. Si l’on ne vantait pas le courage du De Bayard, on le dirait tétanisé. Sidéré. Les prunelles figées, prisonnières de visions ou de souvenirs dont quelques secondes lui sont nécessaires pour s’en arracher, pour revenir à la réalité.
Ulric entrouvre les lèvres. Il veut parler des cris. De ce désespoir qu’il a déjà saisi, dans les yeux si clairs de son frère. De cette froide détermination qu’il a saisie, une seule fois, lorsqu’Aimable s’est éloigné dans les bois. Une corde à la selle de sa fidèle jument. C’était bien avant Richard et Isabeau. Parfois, il a peur de revoir cette lueur dans son regard.
_.... Merci, mon Père. Je pense que… vous voir lui apporterait déjà beaucoup.
Ulric, bougon, a une petite moue. Il n’a pas encore relâché les mains du prêtre et finalement, l’on pourrait croire que les rôles se sont inversés. Dans cette posture, naturellement protecteur, l’épaule d’Ulric s’est prudemment reposée contre celle de leur ami, et lorsqu’il le relâche, lui aussi appose maladroitement sa paume dans le dos du prêtre pour le tapoter légèrement.
_ Nous avons peu d’amis. Je remercie Dieu de nous avoir permis de vous connaître. Même si vous n’apportez aucune réponse et que vous n’avez aucun courage… Vous êtes présent. Et c’est une qualité assez rare pour que je parvienne à la remarquer. Merci pour votre loyauté. Peut-être est-ce l'une des solutions dont nous avons nécessité.
Aimable... ne s'en est encore jamais pris à sa famille. Et face à lui, il n'a mené aucune attaque. Il a reçu les coups. S'est enfui. Est-ce les liens du sang qui l'ont retenu ? Les liens d'un coeur humain, sous cette écorce de chairs et d'os ?
Eux, ils sont là pour se battre. Ils sont là pour avoir du courage. Pour défendre ceux qui ne le peuvent pas.
Ils ont besoin d’âmes pour les pleurer. Ils ont besoin d’amis, pour verser les larmes que eux ne parviennent pas à libérer.
_ Quand vous irez mieux, on retournera le voir, si vous le voulez bien. Je pense qu’il s’inquiète.
Aimable, en effet, attend patiemment. Les coudes reposés sur ses genoux, il a fermé les yeux et garde songeusement sa croix d’argent entre ses doigts. Il prie Dieu pour que tout se passe bien et lorsqu’il entend les pas familiers revenir vers lui, il se redresse aussitôt, aux aguets. Ses yeux clairs viennent chercher le regard de Constantin, comme un enfant viendrait se saisir de sa main. Lorsque leurs yeux s’effleurent, Aimable incline la tête avec respect mais l’on croirait presque le voir sourire sous ses traits tirés.
_ Je vous laisse. Besoin de faire un tour.
Sur ces mots, Ulric s’en va. Aimable ne le retient pas. Il sait que son frère apprécie sa solitude. Rapidement, il réduit la distance qui le sépare de Constantin, jusqu’à se placer près de lui. Bien qu’il déteste les contacts physiques, son bras s’offre en une invitation timide.
_ J’espère que nous ne prenons pas trop de votre temps, avez-vous des obligations ce soir ?
Lun 8 Mar - 23:52
@Aimable E. De Bayard
J'ai rêvé de grands paysages verts et d'un soleil perçant les nuages
Constantin était beaucoup de choses : naïf, timide, couard, angoissé mais Constantin n'était pas bête. Et il n'était pas un menteur non plus. Il savait très bien que sa réponse - ou plutôt son absence de réponse n'était pas ce qu'Ulric qu'attendait. Ulric croyait aux choses concrètes, à la force des gestes plutôt qu'au poids des mots, Ulric n'était pas le genre d'homme à trouver du réconfort dans le silence des prières, dans l'espoir incertain et pourtant si charmeur que les choses allaient finir par s'arranger. Oui les choses finissaient forcément par s'arranger pas vrai ? D'une façon ou d'une autre car Dieu était bon, Constantin devait s'accrocher à cette conviction pour lui-même et pour les autres. Sans la foi il n'était rien, rien de plus qu'une âme damnée.
▬ C'est faux Ulric. Je sais que c'est assez. Eut-il tout de même l'assurance de répondre. Oui faire au mieux était tout ce qu'ils pouvaient faire et c'était bien assez. Dieu ferait les choses à sa guise et Dieu les aimait.
Hélas, la porte entrouverte par le chevalier se referma dans un claquement sec. Les vieilles habitudes ne mourraient jamais vraiment : l'ainé De Bayard se recroquevillait dans sa coquille maintenant qu'il avait compris qu'il n'y avait pas de solution prédéfinie à l'affliction qui frappait son coeur.
Qu'il était compliqué d'être humain.
L'évêque s'en voulut une nouvelle fois d'être si impuissant, si insignifiant. Si ordinaire, comme tous les autres sous le regard du Très-Haut, à attendre un signe du ciel, à attendre que le vent ne change de direction. Toutefois, dans un geste définitivement inhabituel, les mains d'Ulric vinrent chercher les siennes. Le prêtre lui jeta un regard dans lequel se lisait aisément la surprise et puis il sécha rapidement ses larmes pour sourire avec la candeur d'un enfant heureux. Sincèrement heureux. Malgré l'âge, Constantin avait encore gardé des mimiques innocentes, des amours innocentes. Malgré l'âge, Constantin se surprenait toujours à trouver du soleil dans les plus petits signes de l'univers que Dieu lui envoyait.
▬ Je suis tout de même heureux que vous m'ayez ouvert un peu votre âme Ulric. Le cardinal savait que c'était un privilège que peu, très peu de gens auraient un jour l'honneur de connaitre. Pas même la plupart des membres de sa famille. Bien entendu mes lèvres sont scellées. Outre le secret de la confession, il y avait sa loyauté pour la famille De Bayard et pour son ami. Tant que des innocents n'étaient pas mis au danger, il ne dirait rien à personne. Peut-être devriez-vous tout simplement lui demander ? S'il souffre je veux dire. Peut-être que dans le fond celui qui subissait le plus dans cette histoire ce n'était pas Aimable mais son frère, terré depuis si longtemps, seul dans sa muraille de non-dits.
Le prêtre ne put retenir un rire léger devant le compliment du quarantenaire qui avait au moins le mérite d'être honnête ce qui le touchait beaucoup car recevoir l'approbation d'un homme comme lui n'était pas chose aisée. Effectivement, personne ne qualifierait Constantin de brave ou de fort. Personne ne le qualifierait de beaucoup de qualités en somme. Parfois il lui semblait que son rôle se limitait simplement à celui d'exister sans pouvoir rien faire, immobile, inutile. Mais parfois il se rappelait que le simple fait d'exister même en silence était en soit une grande victoire sur les maux de ce monde.
▬ Remerciez Dieu de vous avoir donné une famille. Hoqueta-t-il en faisant de son mieux pour ne pas trembler sous l'accolade puissante de l'ainé. Ils ont beaucoup de chance de vous avoir et inversement.
Et ils restèrent un nouvel instant sans rien dire. Leur mutisme était pesant mais il l'était moins qu'avant. L'orage ne venait pas de passer mais au moins ses nuages semblaient un peu plus clairs désormais. Oui, après la pluie venait le beau temps. À vrai dire, l'évêque aurait pu rester un long moment à méditer sur le sens de leur conversation si Ulric ne l'avait pas ramené à la réalité en lui rappelant qu'Aimable les attendait toujours.
▬ Ah, ah oui. Laissez-moi juste vous bénir. Se ressaisit le prêtre avant de dessiner le signe de croix et de rapidement prononcer la formule qui marquait la fin de la confession. Ulric ne se soucierait pas de ce genre de détails, Constantin si. Que Dieu notre Père [...] Et moi, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, je vous pardonne tous vos péchés. Amen. Il se leva. Allons-y.
Le dernier De Bayard n'avait pas bougé. Comme un chien qui guettait le retour de ses proches, il se redressa instantanément à l'approche de leurs pas et à nouveau, il lui sembla presque être heureux de retomber sur la figure de Constantin. Ce dernier lui souriait franchement.
▬ Pardon pour l'attente ! Ulric en profita pour se retirer, sans doute avait-il finalement besoin de digérer ce qui venait de se produire, aussi bien personne ne le retint. Constantin le regarda s'éloigner avant de remarquer qu'Aimable s'était rapproché de lui, comme s'il cherchait à nouveau le contact sans oser le demander. Il lui tendit alors une nouvelle fois le bras avec un hochement de tête tout en répondant :
▬ Ah oui ne m'en parlez pas. Je suis navré, j'ai oublié de vous le dire mais je dois partir dès demain pour une affaire urgente dans la région d'Évreux. Je dois donc m'assurer que les choses soient en ordre pour mon départ. Peut-être qu'avec un peu de chances je serais de retour avant votre départ mais j'en doute. Pour être tout à fait franc, il avait laissé Béatrice et ses hommes s'occuper des préparatifs, en grande partie que cela le contrariait fortement d'avoir été mandaté pour une affaire de disparitions sur fond de sorcellerie. Comme si un évêque pourrait y faire quelque chose. Mais il voulait profiter du peu de temps qui lui restait avec son ami et se dépêcha alors de changer de sujet : Par là mon ami ! Allons voir si les cerisiers sont déjà en fleurs.
Et Constantin se mit à beaucoup lui parler. Lui parler de choses plus légères : des moutons de Paris et de comment leurs couleurs et leurs toisons différaient de celles des bêtes du Sud, des travaux à venir dans les quartiers délabrés, de la belle Hélène ottomane qu'il avait baptisé il y avait peu et qu'ils pourraient peut-être croiser dans cette allée du jardin, des maux de dos de son valet Alfred, de son projet d'élever des poules mais que les poules seraient sûrement malheureuses (autant que les valets) dans le palais de l'archevêché et des dernières rumeurs que les soeurs du Marais soufflaient sur leur comparse, l'abbesse de Bonlieu qui portait les armes au couvent. Des choses insignifiantes, des choses futiles mais des choses qui comptaient beaucoup pour lui qui n'avait personne avec qui se montrer candide. Il n'était pas certain de pouvoir aider Aimable ou son frère Ulric, mais celui-ci lui avait donné la confiance qui lui manquait. Être là était suffisant. Faire au mieux était suffisant. Aux côtés d'Aimable, il se sentait suffisant. Et à la fin de leur ballade il lui promit en lui prenant les deux mains avec cette fois-ci beaucoup d'enthousiasme de venir à la communion de Richard.
Ce fut une belle après-midi.
C'était le beau temps avant l'orage. Avant que la tempête des disparitions d'Orambre ne balaye tout sur son passage.
Constantin ne le savait pas, mais c'était encore le beau temps de l'innocence. Et même s'il avait su, il n'aurait rien demandé de plus que de revivre exactement à la seconde près cette après-midi.
▬ C'est faux Ulric. Je sais que c'est assez. Eut-il tout de même l'assurance de répondre. Oui faire au mieux était tout ce qu'ils pouvaient faire et c'était bien assez. Dieu ferait les choses à sa guise et Dieu les aimait.
Hélas, la porte entrouverte par le chevalier se referma dans un claquement sec. Les vieilles habitudes ne mourraient jamais vraiment : l'ainé De Bayard se recroquevillait dans sa coquille maintenant qu'il avait compris qu'il n'y avait pas de solution prédéfinie à l'affliction qui frappait son coeur.
Qu'il était compliqué d'être humain.
L'évêque s'en voulut une nouvelle fois d'être si impuissant, si insignifiant. Si ordinaire, comme tous les autres sous le regard du Très-Haut, à attendre un signe du ciel, à attendre que le vent ne change de direction. Toutefois, dans un geste définitivement inhabituel, les mains d'Ulric vinrent chercher les siennes. Le prêtre lui jeta un regard dans lequel se lisait aisément la surprise et puis il sécha rapidement ses larmes pour sourire avec la candeur d'un enfant heureux. Sincèrement heureux. Malgré l'âge, Constantin avait encore gardé des mimiques innocentes, des amours innocentes. Malgré l'âge, Constantin se surprenait toujours à trouver du soleil dans les plus petits signes de l'univers que Dieu lui envoyait.
▬ Je suis tout de même heureux que vous m'ayez ouvert un peu votre âme Ulric. Le cardinal savait que c'était un privilège que peu, très peu de gens auraient un jour l'honneur de connaitre. Pas même la plupart des membres de sa famille. Bien entendu mes lèvres sont scellées. Outre le secret de la confession, il y avait sa loyauté pour la famille De Bayard et pour son ami. Tant que des innocents n'étaient pas mis au danger, il ne dirait rien à personne. Peut-être devriez-vous tout simplement lui demander ? S'il souffre je veux dire. Peut-être que dans le fond celui qui subissait le plus dans cette histoire ce n'était pas Aimable mais son frère, terré depuis si longtemps, seul dans sa muraille de non-dits.
Le prêtre ne put retenir un rire léger devant le compliment du quarantenaire qui avait au moins le mérite d'être honnête ce qui le touchait beaucoup car recevoir l'approbation d'un homme comme lui n'était pas chose aisée. Effectivement, personne ne qualifierait Constantin de brave ou de fort. Personne ne le qualifierait de beaucoup de qualités en somme. Parfois il lui semblait que son rôle se limitait simplement à celui d'exister sans pouvoir rien faire, immobile, inutile. Mais parfois il se rappelait que le simple fait d'exister même en silence était en soit une grande victoire sur les maux de ce monde.
▬ Remerciez Dieu de vous avoir donné une famille. Hoqueta-t-il en faisant de son mieux pour ne pas trembler sous l'accolade puissante de l'ainé. Ils ont beaucoup de chance de vous avoir et inversement.
Et ils restèrent un nouvel instant sans rien dire. Leur mutisme était pesant mais il l'était moins qu'avant. L'orage ne venait pas de passer mais au moins ses nuages semblaient un peu plus clairs désormais. Oui, après la pluie venait le beau temps. À vrai dire, l'évêque aurait pu rester un long moment à méditer sur le sens de leur conversation si Ulric ne l'avait pas ramené à la réalité en lui rappelant qu'Aimable les attendait toujours.
▬ Ah, ah oui. Laissez-moi juste vous bénir. Se ressaisit le prêtre avant de dessiner le signe de croix et de rapidement prononcer la formule qui marquait la fin de la confession. Ulric ne se soucierait pas de ce genre de détails, Constantin si. Que Dieu notre Père [...] Et moi, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, je vous pardonne tous vos péchés. Amen. Il se leva. Allons-y.
Le dernier De Bayard n'avait pas bougé. Comme un chien qui guettait le retour de ses proches, il se redressa instantanément à l'approche de leurs pas et à nouveau, il lui sembla presque être heureux de retomber sur la figure de Constantin. Ce dernier lui souriait franchement.
▬ Pardon pour l'attente ! Ulric en profita pour se retirer, sans doute avait-il finalement besoin de digérer ce qui venait de se produire, aussi bien personne ne le retint. Constantin le regarda s'éloigner avant de remarquer qu'Aimable s'était rapproché de lui, comme s'il cherchait à nouveau le contact sans oser le demander. Il lui tendit alors une nouvelle fois le bras avec un hochement de tête tout en répondant :
▬ Ah oui ne m'en parlez pas. Je suis navré, j'ai oublié de vous le dire mais je dois partir dès demain pour une affaire urgente dans la région d'Évreux. Je dois donc m'assurer que les choses soient en ordre pour mon départ. Peut-être qu'avec un peu de chances je serais de retour avant votre départ mais j'en doute. Pour être tout à fait franc, il avait laissé Béatrice et ses hommes s'occuper des préparatifs, en grande partie que cela le contrariait fortement d'avoir été mandaté pour une affaire de disparitions sur fond de sorcellerie. Comme si un évêque pourrait y faire quelque chose. Mais il voulait profiter du peu de temps qui lui restait avec son ami et se dépêcha alors de changer de sujet : Par là mon ami ! Allons voir si les cerisiers sont déjà en fleurs.
Et Constantin se mit à beaucoup lui parler. Lui parler de choses plus légères : des moutons de Paris et de comment leurs couleurs et leurs toisons différaient de celles des bêtes du Sud, des travaux à venir dans les quartiers délabrés, de la belle Hélène ottomane qu'il avait baptisé il y avait peu et qu'ils pourraient peut-être croiser dans cette allée du jardin, des maux de dos de son valet Alfred, de son projet d'élever des poules mais que les poules seraient sûrement malheureuses (autant que les valets) dans le palais de l'archevêché et des dernières rumeurs que les soeurs du Marais soufflaient sur leur comparse, l'abbesse de Bonlieu qui portait les armes au couvent. Des choses insignifiantes, des choses futiles mais des choses qui comptaient beaucoup pour lui qui n'avait personne avec qui se montrer candide. Il n'était pas certain de pouvoir aider Aimable ou son frère Ulric, mais celui-ci lui avait donné la confiance qui lui manquait. Être là était suffisant. Faire au mieux était suffisant. Aux côtés d'Aimable, il se sentait suffisant. Et à la fin de leur ballade il lui promit en lui prenant les deux mains avec cette fois-ci beaucoup d'enthousiasme de venir à la communion de Richard.
Ce fut une belle après-midi.
C'était le beau temps avant l'orage. Avant que la tempête des disparitions d'Orambre ne balaye tout sur son passage.
Constantin ne le savait pas, mais c'était encore le beau temps de l'innocence. Et même s'il avait su, il n'aurait rien demandé de plus que de revivre exactement à la seconde près cette après-midi.
@Aimable E. De Bayard