Histoire

Frère St Hilaire, Émile Jourdan de son premier nom, n'avait jamais eu vocation à devenir serviteur de Dieu. À vrai dire, enfant, sa mère lui pinçait les cuisses pour l'empêcher de piquer du nez le dimanche alors qu'ils se mettaient tous à genoux dans la chapelle décrépie de leur petit village des Alpes, à la frontière des royaumes de France et d'Italie. Émile, petit, voulait devenir berger comme son père et le père de son père avant lui. Il voulait le ciel bleu des montagnes, le bêlement assourdissant de ses bêtes, l'amour de son chien de troupeau, la caresse de l'herbe sur sa peau. Il voulait que le petit oiseau échoué sur le toit de sa mansarde se remette à voler, que les agneaux de la brebis Mimoya soient en bonne santé, que le gros minet vivant dans la grande du patelin cesse de boiter. Des choses simples, des choses pures, qui se touchaient du bout des doigts et s'évanouissaient dans la brume du soir. Et les moutons d'Émile étaient bien gardés, les animaux de sa famille n'étaient jamais malades car ils étaient bon chrétiens et l'oisillon sur le toit avait à nouveau déployé ses ailes, les jumeaux de Mimoya n'étaient pas morts nés, le matou du village courrait comme un fou après les rats dans le foin. C'était le bon temps, c'était le temps de l'enfance.

Et puis le printemps d'après l'oiseau était revenu mourir sous sa fenêtre, les agneaux avaient été emportés par un mal inconnu, le matou s'était endormi dans le fossé. Et son père et sa mère furent emportés par une avalanche en hiver avec tout leur troupeau. Leurs corps n'avaient jamais été retrouvés.
Émile avait beaucoup pleuré. Il partit aux premières lueurs de l'aube avec son baton et son baluchon à la recherche de ses parents et de ses animaux. Il marcha longtemps sur les sentiers enneigés, jusqu'à avoir les pieds en sang et les doigts bleus, jusqu'à ce que le chasseur du bois voisin ne l'extirpe de la neige et ne le dépose sur le pavé de la maison de Dieu. Le prêtre local était âgé, mais il avait le coeur bon. Il sécha ses larmes, lui banda les pieds, réchauffa ses mains et lui dit qu'il n'était pas orphelin non, il était enfant de Dieu  car Dieu l'aimait et le Christ l'avait choisi lui et que tout arrivait pour une raison. Et comme Jesus portait la croix sur la montée au Golgotha, c'était à lui de porter sa peine sur le chemin de sa vie d'adulte. Émile ne comprenait pas bien pourquoi l'amour de Dieu se payait dans le sang de ses géniteurs et les meurtrissures que la neige et la marche avaient laissé sur son corps, mais quand il regardait les images de ce Christ écorché sur les sculptures, il se gardait bien de poser des questions dont les réponses menaçaient certainement de le garder éveillé la nuit. Toutefois il était reconnaissant envers cet homme qui lui offrit non seulement son toit, mais aussi un nom nouveau. Constantin comme le premier empereur romain chrétien et Hilaire le 46ème pape. Sa vie et son être appartenaient au Seigneur désormais.

Constantin grandit alors dans la chapelle sous la tutelle du prêtre qui lui apprit à lire et à écrire jusqu'à ce qu'il soit jugé en âge d'étudier au monastère de la région. Dans cette jolie abbaye au grand potager, Constantin commença son séminaire, suivit la voie que Dieu avait tracé pour lui car on ne cessait de lui répéter qu'il avait été choisi et si c'étaient les représentants de Dieu qui lui répétaient, qui était-il pour douter de leurs paroles ? Constantin était un élève intelligent, un peu distrait certes, mais discipliné et doté d'un talent certain pour guérir tant les maux de l'âme que ceux du corps qui le rendait très populaire, y compris auprès des sœurs du bâtiment voisin.

À la fin de sa vingtaine, Frère St Hilaire reçut enfin le sacerdoce ministériel et fut dépêché dans une petite église perdue au milieu des montagnes où il se consacra corps et âme à ses fidèles dans l'intimité sauvage de sa campagne jusqu'au milieu de l'an 1585 où la rumeur d'un prêtre capable de guérir les pestiférés se répandit comme une trainée de poudre dans toute la région. Rapidement son église fut prise d'assaut par les visites des malades. L'affaire prit une telle ampleur qu'elle parvint aux oreilles du Vatican qui dépêcha plusieurs hommes pour l'arrêter pour blasphème car Père St Hilaire bafouait la parole du Christ en niant l'autorité du Pape qui n'avait jamais autorisé tout ces pèlerinages spontanés jusqu'au pas de sa porte.
Père St Hilaire fut envoyé au Vatican puis jugé devant diverses instances ecclésiastiques d'Italie pendant près d'un an avant qu'on lui attribue de nouveau un ministère dans la banlieue de Paris. Mais l'année suivante, les autorités de Rome changèrent d'avis et le firent rapatrier au Vatican où on lui fit reprendre ses études jusqu'à ce qu'il puisse faire amende auprès du Pape lui-même qui le nomma évêque et le plaça dans l'archidiocèse de Paris.

À sa grande surprise, en 1590, à la mort de son prédécesseur ce fut le Père St Hilaire qui fut nommé Grand Cardinal et devint bras droit officiel de l'Archevêque. Un rôle qu'il soupçonnait aujourd'hui d'être une manigance du Vatican pour l'éloigner de ses fidèles à grands coups de paperasse et de requêtes administratives, tant et si bien que ses messes dans la belle Notre-Dame se firent de plus en plus rare...
Pendant ce temps, dans le Sud-Est de la France, dans la première église où il officia, les enterrements s'enchainaient à un rythme peut-être plus infernal qu'au temps de la peste...