Sans surprise, il n'avait que peu dormi depuis sa nomination, enchainant des nuits de travail et d'angoisse, enfermé dans son bureau au palais de l'archevêché ou dans sa petite chambre perdue au milieu de cette quelconque impasse parisienne. Quand il avait l'occasion de rentrer chez lui car les allées et venues du nouvel archevêque étaient toujours surveillés et qu'on lui avait fait à plusieurs reprises comprendre que pour sa propre sécurité il valait peut-être mieux abandonner cette maison pas assez bien gardée et surtout trop encombrée. Deux femmes célibataires et un vieil homme, quels drôles de colocataires pour l'homme le plus puissant de l'Eglise de France !
Autant dire que les terreurs nocturnes de ce pauvre Constantin ne s'étaient pas arrangées, au contraire, le stress et la fatigue nourrissant ses cauchemars.

Alors quelle ne fut sa surprise que de se réveiller en sursaut ce matin avec le nom d'Eve sur les lèvres. Une Eve qui ne ressemblait en rien à la seule personne qu'il connaissait portant ce singulier prénom. Non, Constantin n'avait pas rêvé du Maréchal mais d'une ravissante demoiselle à la peau brune et aux yeux verts qui n'était pas sans lui rappeler un mixte étrange entre la Dame de Constantinople et son neveu le Duc Van Heil. Quel curieux de songe... Quel agréable songe. Quand bien même il y avait eu des larmes cette nuit encore, le prêtre devait avouer - non sans une certaine once de culpabilité, avoir apprécié d'avoir aperçu le charmant minois d'une étrangère plutôt que les grimaces pleines de dents de ses habituels bourreaux noctambules.

Il était tôt encore. Béatrice et Alfred devaient dormir. Et Calla... Calla devait être occupée. Il n'était pas certain de savoir si l'infant s'adonnait parfois aux bras de Morphée ou si elle veillait sans cesse dans les couloirs de leur baraque à demi-restaurée mais déjà ses pensées étaient ailleurs. Enfilant une cape par-dessus de sa tunique de nuit et glissant dans ses souliers, Constantin s'étira paresseusement avant de tendre le bras vers le volet de son unique fenêtre, en déverrouillant le loquet pour répondre aux ronronnements des quelques chats qui l'attendaient derrière. Rapidement, la chambre fut prise d'assaut par plusieurs félins qui se firent un plaisir de venir mettre semer la pagaille ses draps et les papiers qui trainaient sur son bureau.

▬ Bonjour Luc, bonjour Jean. Bonjour à toi aussi Paul. Ronronna-t-il à son tour entre deux bâillements, sa main glissant sur le pelage d'un des matous venu se frotter à ses jambes.

Tandis que les premiers rayons du jour venaient de s'infiltrer dans la pièce, l'idée farfelue qu'aujourd'hui serait une belle journée lui traversa la tête. Allons, un peu de conviction petit Père. Peut-être que cet étrange rêve était un signe du Tout-Puissance. Aujourd'hui serait une belle journée.


Du moins se le répétait-il en descendant les escaliers et en traversant le jardin pour laisser sortir les poules.
Parce qu'en réalité, Constantin n'était pas au bout de ses peines. Car en ouvrant la grille du poulailler, il fut accueilli par un tonnerre de glouglous aussi furieux qu'apeurés.

▬ Allons Garance et Sainte Béthanie, un peu de patience, je vous amène le grain du petit-déjeuner avant la prière du matin. Visiblement ses colocataires ailées étaient agitées ce matin-là et en voyant une masse de cheveux rouges dans la paille, le religieux comprit rapidement pourquoi.

▬ Qu'est-ce... Ca-Ca... CALL-AAAAAAAAAH ! Se mit-il aussitôt à hurler en remarquant la présence inconnue avant d'être interrompu par le coup de patte professionnel d'une terreur à bec qui ne devait pas apprécier ses braillements matinaux et avait visé sa tête avec une justesse digne du plus habile des chasseurs de l'Eglise : Sainte Odette venait de le frapper pile entre les deux yeux ce qui eut pour effet de le faire tomber à la renverse... en plein dans le foin, un tourbillon de paille et de plumes virevoltant devant son regard hagard.

Par tous les Saints ! Aujourd'hui devait être une bonne journée !