De mal en pis. Voilà comment le commun des mortels appelle la brusque dégringolade de tout ce qui se trouve autour de soi. Un ras de marée. Une avalanche. Eve se souvient avec ironie des paroles d’Antoine de Saulx. Qu’il ne lui fallait pas un nouveau masque, mais un havre de paix. Quelle impressionnante farce. Il n’était plus question d’aucun des deux si ce n’était la lente et sinueuse hypocrisie qu’un mensonge monté de toutes pièces lui évoquait. Douloureux rappel à l’ordre qu’était celui d’être mise face au mur. Scellée sous terre là où rien ni personne ne saura la retrouver. Là où rien ni personne ne pensera même à la chercher.

Les choses se sont accélérées, suite à la disparition de June. Aussi vite fût-il retrouvé que la noblesse, et particulièrement la cour, semblait en effervescence. Entre ce désir inatteignable d’effacer les nouvelles traces d’une histoire entachant les commérages actuels. Un enlèvement ? Après l’attaque de la princesse et l’attaque des quartiers armés ? Attentait-on à la Reine ? A l’intégrité de la France ? June était après tout Duc d’un pays lointain. S’agissait-il alors d’un incident diplomatique ou d’un pur hasard ? Eve ne trouverait certainement jamais la réponse, d’autant plus que le silence que le jeune commandant avait laissé dans son sillage ne présageait rien de bon aux yeux d’Eve.

Mais la confiance était de mise. Et après de longues heures à parlementer, il avait été décidé de le mettre à l’arrêt… et elle n’avait même pas trouvé la force de lever les yeux au ciel lorsqu’elle avait entendu qu’il s’était engagé pour une mission pour la Reine.

Oui, les jours derniers avaient été difficiles à assimiler. Et tout ce qu’elle ne pouvait dédier à son travail, elle l’avait consciencieusement scellé au fond d’une boîte qu’elle ne toucherait plus jamais. Une missive de plus dont l’encre serait perdue aux mains d’un frère qui se moquait de ses torts et travers. La réalité percutante qu’il n’y avait plus rien, ni personne à qui se raccrocher sans causer de dommages collatéraux. Non, Eve ne croyait plus en rien. Même les archives, jusque-là un sanctuaire de silence et de quiétude, étaient devenu l’antre d’un mal qu’elle ne pourrait affronter. Et à toutes les fois que son regard tombait sur lui…

Le cœur d’Eve se serre alors qu’elle rejoint enfin l’avenue principale. Tombé l’habit militaire, elle souhaitait simplement profiter de quelques instants de silence. Le jour était avancé, mais le soleil n’était pas encore dans le dernier quart de sa déchéance. Simplement être quiconque, quand bien même l’anonymat n’existait plus. Repousse ses cheveux blonds par-dessus son épaule et dépasse les ombres des ruelles, les babillages des passants se hâtant d’une course à l’autre. Une charrette tirant les premiers foins avance lentement sur les pavés, et Eve a le vain espoir de trouver juste quelques minutes de sérénité…

C’était sans compter sur ce qui se tapit dans l’ombre.

Une journée normale. Une seule. C’était tout ce qu’elle avait pu demander au jour levant, et au crépuscule couchant. Mais de toute évidence, Eve avait d’ores et déjà épuisé son quota de chance pour l’année. Enfin, quelqu’un d’autre semblait passer une bien plus mauvaise journée qu’elle. Comment le sait-elle ? Simplement parce qu’on la hèle et que lorsqu’elle se retourne, elle a le déplaisir d’admirer la chute d’une jeune fille… et de l’intégralité de son panier de pommes. Quelques-unes roulent à ses pieds, et d’autres, emportées par l’inertie, rebondissent sur le pavé avant de s’échouer pathétiquement dans l’eau croupie de la Seine en contrebas. Ah.

Il ne faut que quelques fractions de secondes pour qu’Eve franchisse la distance la séparant de la demoiselle et ne s’agenouille à ses côtés pour l’aider à se redresser, l’air visiblement tracassée.

« Ma demoiselle, est-ce que tout va bien ? »

Enfin, vu la saleté sur ses vêtements et l’état de ses pommes… L’aidant patiemment à retrouver une position verticale plus correcte, Eve finit par se saisir du panier pour le remettre d’aplomb et ramasse les quelques pommes n’ayant pas vécu un funeste destin pour les remettre dans leur cocon d’osier. Hésite de longues secondes, quelque peu incertaine quant à la marche à suivre et demande, un sourcil arqué.

« Excusez mon indiscrétion mais… Il me semble que vous veniez tout juste de m’interpeller… ? Puis-je vous aider d’une quelconque… autre façon ? »

Peut-être qu’Eve n’était pas tombée à la renverse, mais de toute évidence… Rien ne voulait aller en son sens. Pas même une simple soirée tranquille. D’un geste de main elle repousse ses boucles blondes derrière son oreille et rajoute.

« Je ne suis pas spécialement connaisseur en matière de pommes mais peut-être puis-je vous porter assistance ? »

Au moins une situation dont elle pouvait prendre la charge sans que les choses ne deviennent complexes. Presque un soulagement, en réalité. Peu importe l’horreur qui lui serait tombée dessus, Eve n’aurait probablement que trop mal toléré cela… D’autant plus que depuis quelques jours… Elle repousse l’idée de sa conscience avant de se laisser happer par la peine et les remords. Inspire et repense aux paroles d’Antoine, là où tout pouvait reprendre un peu plus de couleurs. Là où le monde pouvait peut-être redevenir un semblant plus doux. Plus… vivable. Moins oppressant.

Les pommes remises dans le joli panier en osier, la vampire s’étonne à trouver la scène quelque peu bucolique. La jeune fille semble ne pas s’être blessée, et elle aurait certainement pu passer son chemin… Si seulement ladite demoiselle n’avait pas requis son assistance. Aller visiter le centre-ville ainsi chargée ? Eve observe la jeune brune et si l’idée lui semble absolument sotte – et peut-être même bien curieuse – elle n’a pas l’idée de se méfier. En rétrospective, probablement se reprochera-t-elle de ne pas avoir fait davantage confiance à son instinct.

« Ma foi, je me rendais vers la grand’place, je présume que je pourrais sans mal vous guider jusqu’à une partie plus vivante du centre-ville. »

Suivre les quais de scène depuis les quartiers militaires n’était pas bien complexe. Et si elle avait la ferme intention de proposer un repas chaud à Antoine… Un détour ne pourrait probablement pas lui faire de mal. Offrant son bras à la demoiselle – plus par souhait que celle-ci ne réitère pas une chute indélicate qu’autre chose, quand bien même il s’agissait aussi d’un signe de courtoisie habituelle – elle reprend plus calmement.

« Nous ne sommes pas bien loin de l’île de la Cité, où se trouve Notre-Dame de Paris… Quand bien même je ne doute pas que vous l’ayez certainement déjà aperçue depuis votre arrivée. »

Il était complexe de rater pareil édifice. Mais la place recoupant les quartiers nobles n’était pas bien loin en passant par ce chemin, et laisserait la demoiselle dans les alentours des quartiers chics du centre-ville… Car non, Eve n’avait pas non plus vocation à rester trop longtemps à s’investir comme guide touristique.

« D’où nous venez vous donc, ma Dame, s’il vous est gré d’assouvir cette indiscrétion ? »

Après tout, s’ils devaient faire un bout de chemin ensemble, il valait mieux converser pour rendre la balade moins gênante, n’est-ce pas ?

HRP:

L’intérêt de la demoiselle semble tout naturel. Il n’est pas bien rare de croiser des provinciaux où des visiteurs venus d’autres nations perdus dans la Capitale. Quand bien même il est aujourd’hui bien rare de rencontrer de nombreux étrangers en ce royaume. Mais Eve ne s’interroge pas, n’a pas réellement à cœur ni même à la pensée que ces détails, plus qu’ne cordiale conversation, devraient lui mettre la puce à l’oreille. Sûrement est-ce là la seconde erreur qu’elle aura commise ce jour… Enfin… Elle pensera seconde en espérant que troisième n’advienne pas.

« Oui, la cathédrale est aussi impressionnante que le laisse présager son seul nom. Les vitraux et la résonnance en son sein sont absolument délicieux… Et les offices y sont somptueux… »

Vérités mêlées de ses plus beaux mensonges. Comment pourrait-elle en savoir la moindre chose, elle dont la nature l’empêchait d’approcher ou même de toucher l’édifice sacré trônant en plein cœur de Paris. Il était heureux que tant de badauds se vantent ainsi des beautés de l’imposante maison du Seigneur. Au moins, raconter les détails ineptes de ceux ne sachant pas se taire sur le sujet devenait une mince affaire… D’autant qu’Eve n’avait en aucun cas l’intention d’approcher du bâtiment, bien au contraire.

Longeant tranquillement les quais de Seine, et ce jusqu’à atteindre le pont menant jusqu’au cœur de la ville – et les deux imposants bâtiments siégeant de part et d’autre de leur chemin – Eve laisse échapper un son surpris à l’information offerte.

« Bien entendu. Quand bien même je constate que vous aurez trouvé meilleur augure à venir vivre au royaume français. Mais ceci n’est pas réellement une discussion appropriée, je pense que vous en conviendrez. » Nul intérêt d’engager les sujets de politique de façon hâtive avec une parfaite inconnue. Une roturière, de surcroit. Le maréchal ne ferait qu’attiser l’inconfort chez sa compagnie du moment. Plutôt viser les conversations simples, oui.

« Ma terre natale se trouve en Normandie, un duché plus à l’ouest d’ici, bordant la mer près de nos voisins britanniques… Vous pourriez donc dire que la France m’a connue toute sa vie. » Et bien plus encore. Le mensonge est si simple contre sa langue. « Mais j’ai eu depuis plusieurs années l’opportunité de venir établir mes appartements ici-même. Il ne manque jamais d’ouvrage à réaliser dans un si grand endroit. »

Qu’il s’agisse de la guerre, de la peste ou de la pauvreté, nul ne pouvait dire que l’oisiveté était une chose aisée à Paris.

La Seine court en un bruit tranquille sous leurs pas, calèches et piétons longeant à allure plus ou moins tranquille les lieux. Le pont franchi les amène sans surprise vers la cathédrale, naturellement plus proche depuis ce flanc de Seine… Et c’est sans réellement l’indiquer qu’Eve reprend, un air détendu dans ses manières.

« Le Palais de Justice se trouve à votre gauche. Ils y cherchent actuellement de jeunes officiers. Peut-être avez-vous dans votre entourage une quelconque personne intéressée par ce corps de métier. »

Ah, tout sauf la cathédrale.