Quand j'ouvrais les yeux, je revenais dans une réalité qu'il avait été bon de quitter l'espace d'un sommeil profond. À la seconde où mon esprit est assez tangible, mon cœur saigne et une souffrance persiste. Accrochée sur mon visage. Comme une brûlure oscillant entre des intensités de douleurs variant du pic au lancinant. Une journée de plus à faire subir à mes os, à mon ennui. Une journée de plus à lutter contre le monde et moi-même.
Surtout moi-même.

Tout avait terriblement changé autour de moi. Parfois il me semblait qu'une éternité s'était écoulée depuis que Johanna n'était plus mienne. Parfois, il me semblait qu'hier encore je consumais la joie de notre union. Mais le présent était bien plus cruel et je m'évadais du lit tandis que Nilith n'était nulle part aux alentours. Emprisonné entre le regret de l'avoir perdu, et l'espoir inébranlable de la récupérer. Égaré dans l'entre-deux avec aucune patience et une frustration née d'un caprice qui ne s'est jamais éreinté. Une ambition déposée sur un rêve plus limpide que jamais. Je ne doutais plus de sa réalisation, je m'échouais simplement dans le processus, assez attentif pour me planquer dans l'ombre et manigancer dans mon coin. Sage et invisible pour que tous m'oublient. Il me suffisait de noyer mon visage un instant dans l'eau glacé pour en ressortir neuf. Un masque de contentement par dessus le cloaque de colère sur mon cœur. Tss, ça me dégoûtait, tout ça était si humain. Et cela me restait en travers de la gorge, prêt à m'étouffer dans une rage qui ne voulait plus se tempérer. Qui ne trouvait plus de raisons pour oser se calmer.

À mon arrivée dans le salon, je restais sans bouger un instant. Tout semblait captiver par les mouvements gracieux de la jeune femme. Le mobilier, l'air, le son, la lumière à travers les grandes fenêtres. Tout était comme attirés vers Nilith tandis qu'elle tournait sur elle-même dans des pas de danse au rythme de la musique lointaine. Le son peinait à transpercer les murs mais semblaient résonner parfaitement sur la grâce de la demoiselle. Plus qu'un intérêt pour la danse, c'était surtout l'improbable qui captait mes yeux. L'observer ainsi c'était comme regarder une marionnette danser tandis qu'aucun marionnettiste n'était là pour la contrôler. Comme si je la voyais libre pour la première fois, comme si je la découvrais en train de faire quelque chose que son libre arbitre semblait lui avoir ordonné. Elle qui était si discrète, elle qui ne faisait qu'obéir, elle qui n'était rien d'autre qu'incorporée dans mon décor. Immobile, juste là pour être vivante, pour acquiescer aux bons vouloirs d'Élise, aux miens.

Je n'avais aucune peine pour Nilith. Elle était comme les autres, un pion pour reprendre Johanna. Mais je ne me sentis pas de la couper dans son élan. Au contraire, je lui devais bien ça. Alors je remplaçais l'invisible. J'emboîtais son pas et sans qu'elle puisse me voir venir ou s'y préparer, je me glissais vers elle pour suivre son rythme. Si j'avais survécu à travers les siècles ce n'était pas sans danser, sans se mélanger aux fêtes et s'acoquiner aux nobles qui n'avaient pas toujours mieux à faire que de s'égarer dans le faste et la débauche.
Alors gracieusement, j'accompagnais le pas de Nilith. Déposant mes mains sur elle, le regard qui attendait le sien.

« Ce n'est pas courant de te voir si vivante. »

Je la regardais fixement, serrant l'emprise avec asse poigne pour que ce ne soit pas si simple pour elle de s'en défaire. Si proche, avec encore toute cette frustration dans le fond de ma gorge, je lorgnais sur sa peau blanche pour y déglutir mon appétit. Je la relâchais aussitôt pour m'approcher de la fenêtre, je regardais la troupe danser, la musique persister, et soudainement, tout le bonheur des autres venait m'arracher les nerfs, lacérant ma peau dans un océan rouge qui ne faisait que bouillir frénétiquement attendant un réceptacle capable de l'encaisser.

C'était étrange de voir à quel point le temps avait écorché ce qui devait m'appartenir. Comme si le destin se jouait encore de moi, poussant à la décomposition toutes les choses qu'il avait si malicieusement agitées sous mon nez. Zuicher, ma sœur, le clan, Johanna, tout cet entourage disparu à travers les siècles comme si tout le monde avait sous-estimé ma portée. L'allonge de mon ambition, la force de ma poigne pour m'emparer de ce que j'estime être mien. De ce que la nature impose comme hiérarchie naturelle. Je les regardais vivoter à travers la fenêtre et je sentais mon corps entier se crisper. Depuis longtemps déjà j'avais tempéré l'envie, mais la colère sonnait toujours dans des roulements sourds de tambours. Je les regardais jouir d'une liberté imposée par la masse, et je n'osais imaginer quel présent nous pourrions vivre si nous avions pas été si peu à tenter de transformer l'humanité. Les faire transcender leurs états d'êtres inférieurs pour passer en haut de l'échelle. Peu importait si la plupart y restaient. Peu importait leurs hurlements de douleurs, leurs sangs au sol et leurs visages bloqués dans l'horreur. Ils ne méritaient pas mieux après leurs échecs. Morts ou dévorés, quels autres destins les mortels pouvaient-ils espérer ?

Au son de la voix de Nilith, je me retournais vers elle. Sans lui donner la réponse, je gardais mes yeux sur elle. Plongé dans les siens, me tracassant ce qu'il pouvait y avoir derrière. Il y avait quelque chose de captivant dans ce que dégageait Nilith. Un étrange mystère alléchant. Quels secrets se cachaient sa docilité ? Je me demandais qui avait bien pu briser cette poupée, et surtout, comment avait-il fait ? Je ne décrochais pas la jeune femme des yeux tandis que j'avançais doucement vers elle. Plus nous partagions nos quotidiens, plus nous jouons cette mascarade avec public, et plus je me laissais glisser dans d'absurdes pensées. Délicatement, elle portait sa main pour défaire l'écharpe qui lui recouvrait habituellement le cou. Ma signature déjà sur place, elle relevait ses cheveux en m'invitant à m'égarer dans la tentation de la soif. Je m'approchais encore. Cette obéissance sans faille, cette dévotion, tout ce qui manquait à mon idylle.
Tout ce qui manquait à Johanna.

J'arrivais devant elle pour sèchement l'attirer contre moi. M'agrippant à sa taille, serrant sa frêle silhouette contre la mienne. De mon autre main, j'attrapais la sienne et lentement, je reprenais les pas de danse oubliés plus tôt. Doucement, un pas après l'autre, loin du rythme de la musique. Juste des pas lents, sans la quitter des yeux, avant de la faire plonger. Sans équilibre, juste retenu par mon bras autour de sa taille. Et à ce moment seulement, je mordais. Plantant mes crocs dans sa chair sans aucune forme de délicatesse ou de douceur. M'abreuvant de son sang si médiocre. Laissant le liquide pourpre baver de mes lèvres tandis que je relevais la tête. Et à nouveau les yeux dans les yeux, je relâchais mon emprise. Enlevant mon bras de sa taille sèchement, laissant Nilith, alors en équilibre, au sol.

« Comme si cela contenterait ma soif. »

Et dans ces moments-là, où je la regardais si docile. Si dévouée à mon existence. Où j'enviais ce caractère, me demandant pourquoi Johanna ne pouvait pas lui ressembler. Je me haïssais. Me détestant d'une pensée traître à mon amour, d'un idéal facile que je me suis vu rêver pendant onze ans. Un espoir qui était resté encore et toujours dans le creux de mon cœur. Dans mon esprit, comme une récurrence sempiternelle. Je regardais Nilith et tout ce je désirais c'était Johanna.
Celle que mon emprise ne relâcherait jamais.

Avec du sang toujours autour de ma bouche, toujours en surplomb de Nilith, je m'éloignais en essuyant le rebord de mes lèvres. Fermant les yeux en lui tournant le dos, c'était comme si la réalité venait me chercher dans mon onirisme pour me rappeler qu'elle n'était pas celle que je voulais. Cette jalousie, cette frustration, je pourrais l'abattre. Là. Lui monter dessus pour emprisonner sa gorge et la laisser inerte sur le plancher. N'importe quoi pour faire jaillir de mon corps les affres de mes échecs répétitifs.
Pourtant, dans le silence étrange d'une intensité morcelée, je suppliais ma demande.

« Peux-tu continuer de danser ? »

Pourtant, je ne pouvais pas me résigner d'abandonner l'attrait du rêve.

Si je fermais les yeux je pouvais être n'importe où. Dans les limbes de mes souvenirs où trônent encore quelques ombres, quelques lumières de mon vécu. Plus récemment, dans l'idylle désormais achevée, arrachée, de mon présent. Peu importe aujourd'hui, vivement le jour d'après. Celui où je serais prêt.
Celui où sur toutes mes hésitations j'aurais fait un trait.

Si je fermais les yeux je pouvais être n'importe où. Laisser le temps glisser sur moi pour m'apporter le fruit de mes actes cachés. De mes secrets inavoués. Mais je me repositionnais en face d'elle, pas une once de peur dans le regard. Pas une once d'agressivité, de dégoût. Rien. S'exécutant sans rechigner à mon souhait. Entièrement bâtie pour répondre à mes ordres et mes désirs. Je la regardais et je serrais les dents en me demandant jusqu'où je pouvais aller. Quelles seraient mes limites face à un esprit déjà absent ? Face à une enveloppe charnelle dont l'âme vagabonde dans des abysses qui semblent inatteignables ? Et sans m'en apercevoir, alors que ses mouvements gracieux enivraient toute la pièce, je me demandais s'il existait un geste, un mot, un contexte pouvait redonner vie à cette poupée désenchantée.
Sans m'en apercevoir, je cherchais une excuse.

Si je fermais les yeux je pouvais être n'importe où. Mais je gardais les yeux rivés sur elle. Tournant dans son sens inverse pour retourner auprès de la fenêtre. La troupe avait avancé, la musique se faisait plus lointaine. Plus en retrait. Pourtant, Nilith dansait sans restreinte. Comme si elle possédait l'espace, les yeux clos et dans une aisance incongrue. Ses cheveux reluisants sur les faisceaux lumineux, c'était comme si elle prenait vie.

Et je ne savais plus vraiment pourquoi je me cherchais une excuse. Étrangement apaisé par ce spectacle, étrangement respirant plus doucement. M'autorisant à être moins blessé, m'autorisant à ne pas subir la pression de la colère dans le creux de la tempe. Comme si l'éternité était trop courte pour dévorer les cieux avant qu'ils ne me tombent dessus. Constamment dans une fuite frénétique du monde qui semble, ad vitam aeternam, vouloir m'avaler d'une traite. Un instant égaré où il n'y aurait rien à détruire, peu importe le temps qui s'écoule. Peu importe le sang qui coule.

« Tu voudrais rattraper la troupe ? »

Pourquoi ?
Je n'avais pas de peine pour Nilith. Ni de réelle compassion. Nous étions deux inconnus dans une illusion. Un éphémère partenariat. Alors, pourquoi ?
Je me cherchais une excuse pour lui faire plaisir. Comme pour ranimer cette inertie, dans un complexe du sauveur qui arpentait facilement mon ego pour gravir sur mon arrogance.
Je me cherchais une excuse pour sortir. Fuir cette intimité pour ne pas succomber aux extrêmes de mes pensées. D'explorer les limites de ses yeux sans expression.
Je me cherchais une excuse pour ne pas m'effondrer. Couler sous la frustration, consumé par la rage, par la sauvagerie de mon impatience qui hurlait au carnage. Quelqu'un peut-il entendre les tambours battants de mon âme ? Car dans les profondeurs de mon être sonne les mélodies barbares d'un chaos assourdissant.

Si je fermais les yeux, je pourrais me voir les décimer les uns après les autres et voir combien de sacrifice devrais-je faire pour récupérer mon amour.