Les jours de repos n’existent pas, lorsqu’une nation vous demande son attention pleine et entière. Aucun moment de repos réel, il faut apprendre à composer avec les temps forts et les moments plus calmes. Savoir jouer des horaires les moins suspectés et user – voire abuser – de ses moyens pour parvenir à ses fins. Eve de Harcourt n’a jamais été une personne encombrée par la crainte de ne pas arriver à concrétiser ses desseins. Mais parvenir à pareil résultat ne se fait pas avec hâte. Bien au contraire. Il s’agit généralement de faire les choses avec logique, beaucoup de pensée préalable, et ensuite, d’appliquer la trame directement établie d’une stratégie bien huilée. Avoir a minima, une alternative, et dans l’idéal plus de trois afin de toujours compter les coups à l’avance de ceux qui se dressent devant soi.
Quel meilleur moment dans une journée pour aller trouver les informations nécessaires à ses plus grands plans qu’aux aurores. La nuit avait été longue et si Eve devait être sincère, elle n’avait même plus le goût de rentrer pour même faire un brin de toilette ou changer sa tenue. Elle devrait se contenter de ne pas avoir changé de vêtements pour ses offices de la journée. Ceux-ci, cependant, ne commenceraient pas avant encore quelques heures. Alors elle avait fait le choix de retrouver les bâtiments de l’administration, son grade lui permettant sans aucune peine d’y pénétrer et de se voir ouvrir les bureaux des archives. Une immense bibliothèque qui semblait étroitement liée aux documentations de l’Eglise. L’endroit est paisible, les baies vitrées laissant filtrer les premières couleurs d’un nouveau jour.
La contemplation ne lui prend qu’un instant et Eve remonte les longues allées aux étagères débordantes de parchemins et registres aux reliures de cuir plus ou moins élimées. Un soupir et elle se laisse guider par les ouvrages, cherchant patiemment les ouvrages des lignées de grandes familles. Son regard tombe sur les pages dédiées à la famille dont elle a volé le patronyme, et, s’assurant qu’aucune âme n’est en ces lieux, vérifie, avec soulagement, que leurs existences à elle et Adam son trouvent bien inscrites au registre.
Maintenant il ne s’agissait plus que de trouver les noms des personnes souhaitées…
Les heures filent et Eve a trouvé place à l’une des tables d’étude où les pages se tournent sur l’histoire des duchés suédois… D’une main et tourne patiemment une nouvelle page, absorbée à sa lecture… Ce suffisamment pour ne pas réaliser qu’elle n’est probablement plus seule dans la pièce. A ses côtés, un ouvrage sur la descendance des nobles de Bourgogne est en vue, qui sait si elle l’a déjà feuilleté.
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Son arrivée à Paris lui avait demandé un temps d'adaptation. Les choses ne fonctionnaient pas de la même façon que sur leur territoire, les manières de faire étaient différentes également. Pourtant, Antoine était parvenu à se trouver sa place et à se recréer un genre de quotidien même s'il devait bien admettre que la capitale avait cet effet absolument fascinant de vous prendre au dépourvu à la moindre occasion. Comment le savait-il, demanderez vous? Parce qu'il en était un très bon exemple, vous répondrait-il. Et pour cause.
Il n'était là depuis longtemps, n'avait eu que l'occasion de repérer où s'était intégré au juste Gabriel, dans quelle mesure il allait pouvoir l'épauler, sa propre place avec ses propres appartements (et comprenez par là qu'il squattait allégrement ... Pas les siens.) et tandis qu'il venait de trouver ses marques vis à vis de son travail, le marquis avait débarqué en lui parlant d'une double rencontre qu'il venait d'avoir dans la journée, assez particulière pour alarmer le duo une fois Antoine mis au courant.
Alors, il n'avait pas encore eut le temps de s'intéresser au nom de Harcourt. Il avait jugé plus important de s'intéresser d'abord à cet inconnu effronté, en se basant sur les quelques informations qu'avaient pu lui fournir le marquis. Autant dire que pour le moment il faisait chou blanc. Qui aurait cru qu'il se retrouverait confronter à la seconde personne à la place, tiens?
Lorsqu'il arriva aux archives ce matin là, il n'avait aucune idée de la personne se trouvant déjà sur les lieux. Il avait bien connu une Harcourt à l'époque, mais ses souvenirs ne contenaient pas son visage ni son attitude passée. Il ne l'avait assez fréquenté pour ça. Il n'y avait qu'une chose marquée au fer rouge: le chagrin d'amour qu'elle avait infligé à Gabriel.
Il tiqua lorsqu'il mit la clé dans la porte des archives ce matin là et qu'il constata que la clé ne tourna pas. Parce que la porte était déjà ouverte. Il cligna plusieurs fois des yeux avant de récupérer sa clé et d'utiliser la poignée, rentrant à son tour dans la pièce.
- Il y a quelqu'un?
Il posa rapidement ce qu'il tenait en arrivant (du travail) et s'enfonça à son tour dans les rayons, observant rapidement s'il y avait des trous ou tout autre anomalie devant l'alerte ce qui s'était possiblement passé ici dans la nuit. Force était de constater que l'endroit était calme. Il finit cependant par trouver ce qu'il cherchait, où plutôt la personne qui était présente en ces lieux et qui lisait calmement sur un des bureaux présents. Ses épaules se relâchèrent comme une partie de la tension qui y était.
- Oh, pardonnez-moi, je ne m'attendais pas à de la visite si tôt.
Il ne reconnaissait pas la personne, mais il reconnaissait l'uniforme. Il s'inclina légèrement en une salutation d'usage et un sourire bienveillant se dessina sur son visage alors qu'il prenait note des ouvrages déjà présents aux côtés du visiteur de la journée, dont un présent dans un coin. S'il nota les inscriptions dessus il n'en montra rien.
- Avez vous déjà trouvé ce que vous cherchiez? Où puis je proposer mes services?
Après tout, il ignorait depuis combien de temps le militaire était présent ici, et le but de sa visite.
Si la lecture n’est pas en soi fascinante, persiste malgré tout un sens d’intérêt à parcourir les lignes tracées en ces ouvrages. Les registres des familles sont une perle de cette époque où le monde s’est réveillé de la création de l’impression, consentant à entendre que l’archivage était un bien nécessaire pour ne jamais perdre ses souvenirs. Eve était l’une de ces ferventes personnes qui au travers des âges avait continué à consigner ses pensées et ses souvenirs en lettres brisées, noircissant dès que le temps le lui permettait, les pages de recueils si tendrement dissimulés dans une cache dans son refuge auprès de Sophie.
Traçant de ses doigts l’encre s’étirant en arabesques sophistiquées, relatant les hauts faits de la famille van Heil, Eve manque d’attention – ou fait-elle seulement semblant – et ne réalise pas l’entrée d’une nouvelle personne en ces lieux. Elle avait pourtant parfaitement entendu la clé dans la serrure. Un regard à la course du soleil lui indique que son temps est désormais compté, mais ne fait rien pour quitter sa position. Perdue à sa contemplation, voilà ce à quoi ressemble Eve de Harcourt lorsque l’individu se place devant elle.
Son regard se relève des pages et elle bat des cils avant de se redresser légèrement puis de se relever, un sourire gêné sur ses lèvres.
« Excusez mon intrusion en votre office… La garde m’a laissé l’accès le temps de quelques recherches. »
Eve replace ses cheveux derrière son oreille et observe les ouvrages dispersés sur le bureau, replaçant le tout en une pile un peu plus uniforme. Il fallait bien jouer sa part du jeu. Puis une légère pause, elle n’a pas cherché à cacher le sujet de ses recherches. Elle relève les yeux vers l’homme face à elle et incline très doucement la tête sur le côté.
« Il ne me semble pas que nous ayons été présentés… Eve de Harcourt, Maréchal des armées de France… » Une pause, et un sourire en coin étire la commissure de ses lèvres. « N’y voyez en aucun cas une tentative de vous impressionner, cependant. Je cherchais simplement à en apprendre davantage sur certains de mes hommes… »
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La personne présente l'était depuis un moment déjà. C'était ce qu'il pouvait noter de l'air rêveur et de la quantité d'ouvrages présents sur la table. Le Vicomte ne fit aucun commentaire à ce sujet. La porte d'entrée n'avait pas été fracturée, c'était le seul indice lui permettant de savoir que la personne avait autorisation d'être là, malgré ce qu'il pouvait dire ou faire. Exprimer un doute ou un mécontentement était donc inutile.
C'était donc pour ça qu'il avait opté pour une attitude ouverte, se contentant de hocher simplement la tête pour faire comprendre que l'information avait été noté.
- Je préfère m'être inquiété pour rien qu'avoir une mauvaise surprise.
D'autant que l'heure tournait et que si lui même était désormais présent en ces lieux, il se doutait bien que la personne en face allait bientôt être appelée par ses propres obligations.
Chose qui lui fut confirmée dés qu'il apprit le nom et le rang. Harcourt, un nom trop bien connu, Maréchal, le plus haut grade de l'armée du pays. Malgré lui, Antoine se montra curieux, curieux de savoir comment une famille qui n'était pas spécialement réputée pour ses faits d'armes avait pu se hisser à un tel poste.
- C'est un honneur de faire votre rencontre maréchal. Je me nomme Antoine de Saulx, pour vous servir.
Quelle ironie quand on y pensait. Antoine ne broncha cependant pas, peut être une légère surprise au fait qu'une telle personne soit en ces lieux, se contentant d'une nouvelle inclinaison polie devant quelqu'un de plus haut rang que lui.
- Je suis l'humble gardien de ces lieux. Permettez-moi de réitérer ma proposition de vous assister dans vos recherches. Pour que le maréchal en personne se déplace, j'ose supposer que ces informations vous sont nécessaires rapidement.
Et peut être pourrait-il se faire une vague idée de ce qu'il se passe? Après tout, il notait chaque passage de chaque personnes et force était de constater qu'il y avait peu de noble qui fréquentait ces couloirs. Une information, un nom, une archive, fusse-t-elle consultée ou apportée, l'était généralement par des domestiques ou des personnes de son rang. Rarement par la très haute noblesse elle même.
- Dites moi simplement ce que vous désirez, je le mettrai à votre disposition à votre prochaine visite. Ou tout autre personne que vous enverrez mais il me faudra un nom précis dans ce cas, ou un document signé de votre part...
Il l'intégrerait simplement à ses tâches habituelles. Quand au nom...
Il ne confiait pas n'importe quoi au premier venu qui se proclamait être là sous demande directe. Quel genre de gardien serait-il dans le cas contraire.
- Ha, mais je vous étouffe avec le protocole, sembla-t-il réaliser, ayant la décence de paraitre gêné alors qu'il se grattait la tempe, Si vous n'avez pas besoin de moi, je vous laisse à vos recherches maréchal.
Il se reprit et son sourire bienveillant retrouva sa place sur son visage.
- Appelez-moi si vous désirez quoi que ce soit. Ne vous inquiétez pas pour les ouvrages, je me chargerai de les remettre à leur place.
Et après une rapide salutation, il tourna lentement les talons pour repartir en direction de l'entrée et accessoirement de son bureau.
Cet homme avait-il seulement conscience de l’aura de calme qui l’entourait ? Surprise de voir un individu de la cour montrer telle patience. Eve ne peut s’empêcher un petit sourire rassuré… Qui aurait pu s’effacer à l’entente d’un nom familier. Mais elle incline simplement la tête sur le côté d’un mouvement léger, murmurant.
« Je n’avais pas le souvenir que les archives étaient tenues par quelqu’un d’aussi agréable… »
Oh, il était connu de tous que le précédent chargé des lieux était… On ne peut plus grincheux, et peu porté sur la communication. Un ermite en tous les sens du terme. Et une plaisanterie prouvant sans peine qu’elle n’était pas ici pour causer le moindre trouble.
« Vous ne devez pas être inconnu aux… nouveaux remaniements du corps militaire… Je voulais simplement en apprendre davantage sur certains éléments ayant attiré mon attention. »
Eve sait qu’elle doit toucher à une corde sensible. La famille de Saulx et celle de Sercey avaient déjà des liens étroits il y a soixante-dix ans… Rien n’aurait justifié que les choses ne soient pas toujours les mêmes aujourd’hui. Mais s’en cacher ferait d’elle une piètre menteuse, et l’erreur n’est pas un luxe qu’elle puisse se permettre.
Baissant les yeux sur les pages devant elle, elle parcourt un instant les quelques hauts faits associés au patriarche du jeune Duc van Heil avant de relever les yeux sur Antoine.
« En réalité… Si cela n’est pas trop vous demander… Je souhaiterais réaliser un- contrôle. Je sais que la cour pense qu’un de Harcourt, un comte, de surcroît, ne devrait pas être à la tête de l’armée… Mais j’ai à cœur de faire les choses pour le bien de notre pays. La peste a réduit les rangs de nos soldats à un bien piètre nombre, et certaines personnes se sont hissées à de hauts postes par défaut. J’aimerais… »
Un silence, elle soupire et se passe une main sur le visage, massant sa tempe, tentant de réordonner ses idées correctement.
« Je sais qu’il n’est pas votre tâche de mener ce genre d’enquêtes, et je n’oserai vous en demander tant… Mais si d’une façon ou d’une autre vous parveniez à… Disons simplement retrouver les lignées des hauts gradés. Avec votre autorisation, j’aurai souhaité en apprendre plus sur les hommes composant le fleuron de la France. »
Son hésitation se lit sur son visage, même un bref instant. Elle n’est pas inquiète pour ses propos, non. Elle a peur que quelque chose ou quelqu’un se soit glissé dans les rangs. Quelqu’un qui ne soutiendrait pas leur reine. Ce n’était pas son rôle. Pas sa tâche, non. Peut-être fourrait elle son nez là où elle ne devrait pas. En réalité, c’était même très certainement le cas. Mais elle ne pouvait s’en empêcher. Repoussant ses boucles blondes derrière son oreille, elle esquisse un sourire gêné. Il est tellement plus facile d’être naturelle face à un homme qui ne la jugera pas pour son manque de rigueur militaire le temps d’une simple conversation.
« Excusez-moi, Monsieur de Saulx. Ma demande doit vous sembler insensée… »
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La remarque sur son prédécesseur lui arracha un rire alors qu'il se souvenait effectivement de la personne qu'il avait rencontré, son prédécesseur, une personne qui avait vu débarqué la "nouvelle génération" avec un mélange de mécontentement et de soulagement. Depuis, il faisait de son mieux pour être à la hauteur des attentes.
Il était prêt à tourner les talons et repartir aux dites tâches qu'étaient les siennes d'ailleurs, lorsqu'il fut retenu par la voix douce du comte qui attira de nouveau son attention.
Alors il écouta, sans l'interrompre, essayant de démêler un peu la demande réelle derrière les explications. Oui la peste avait ravagée le pays. Il savait, pour avoir le droit régulièrement à des papiers de décès, que les morts bien qu'ayant diminués, était toujours nombreux. Il y aura encore pendant un temps une certaine paranoïa quant au retour de l'épidémie, il en était certain.
- Maréchal, si vous me permettez...
Il aurait cru des noms précis. Les quelques ouvrages déjà présents donnaient des origines diverses, il aurait été logique de croire qu'en lieu de recherches générales, Eve avaient des recrues précises dont elle voulait connaître les origines. Même s'il y avait des exceptions, il devait admettre que certaines familles avait une telle réputation qu'on se doutait de quoi les héritiers seraient (ou pas) capables.
- Ne serais-ce pas une excellente occasion de permettre aux plus méritant de voir leurs efforts récompensés plutôt que d'offrir un poste sur un simple nom de famille?
Oui mais voilà.Il y avait des exceptions comme il disait. Et si on demandait à Antoine un exemple il se citerait automatiquement. Les Saulx constitués une famille de chevaliers. Antoine en avait appris les codes et les aptitudes de combat et pourtant il se retrouvait bureaucrate. Pour son plus grand plaisir. Il avait donné assez dans la guerre.
De plus, guerre et maladie avaient vu l'émergence de nouvelles famille et le déclin d'autres, avec des savoirs perdus à la clé.
- Cependant ne me méprenez pas, je ne conteste pas votre demande. Si vous désirez avoir une liste des précédents haut gradés de l'armée avec leur lignée, alors je m’attellerai à la tâche.
Les archives comportaient les traces de toutes les personnes s'étant présentées dans l'armée. Elle avait aussi toute la liste des promotions, par qui, pour qui, pour quel poste. à partir de là il pourrait tirer les arbres généalogique et, à n'en point douté, il savait que plusieurs noms reviendraient probablement dans les résultats demandé par le maréchal.
- Donnez moi simplement quelques jours pour fouiller les archives et être certains que je ne laisse pas un nom dans l’oubli.
Il devait avoir la liste des actuels membres de l'armée. Il commencerait par là.
Et... avant qu'il n'oublie.
- A quel grade dois-je m'arrêter?
Eve se laisse surprendre par l’aisance avec laquelle l’archiviste prend sa requête. Elle n’avait pourtant aucun lieu ou ordre sur cet homme, et il… avait simplement agréé à une demande qui, somme toute, aurait pu sonner complotiste. Oui, un comte mis en si haut poste ne pouvait certainement pas l’avoir fait sans verser le sang. A cela elle répondrait que sa reine lui a fait confiance. Qu’elle n’est nulle âme pour prétendre contester les choix de sa Majesté. Oui, Eve s’était attendue à ce que la paranoïa l’emporte. Que le reproche évident soit celui de vouloir mettre en place les individus de sa convenance, créer son petit royaume au sein du corps militaire.
Mais Antoine ne fit rien de tout ça.
Prise au dépourvu face à l’interprétation du jeune vicomte, le vampire l’observe, ingénu le temps d’un instant, le visage fermé de toute émotion nouvelle… L’écoute attentivement et quand malgré toutes ses hésitations, il s’excuse avant de préciser les valeurs de sa requête… Eve ne peut retenir un rire. Un rire léger, comme l’aube levante. Elle n’est pas fâchée, pas vexée, pas même heurtée. Non, rien de tout cela. Simplement allègre de découvrir qu’un tel homme se trouvait à la cour. Un homme qui voulait, comme elle, laisser aux gens du peuple le droit d’exister malgré leurs rangs.
D’un geste de la main, elle signe un léger non avant de porter sa main à ses lèvres, couvrant son éclat. Il ne dure pourtant qu’un bref instant avant qu’elle ne porte un regard brillant de contentement sur le jeune homme, souriant alors qu’elle prend appui contre le bord du bureau pour se pencher légèrement vers l’autre occupant des archives.
« Excusez mon hilarité, Monsieur de Saulx. Il m’était si commun de recevoir la désapprobation de l’homme vous ayant précédé, je ne peux que trouver plaisir à découvrir une âme aiguisée en ces lieux. »
Une expiration légèrement chevrotante, son sourire est si vrai qu’il pourrait presque être douloureux. Depuis combien de temps n’avait-elle pas ressenti tel sentiment ? D’un geste, elle repousse ses cheveux derrière son épaule et reprend, ses yeux clairs contre ceux tout aussi magnifiques de son vis-à-vis.
« Je suis navré pour cette méprise. Mon intention n’est pas de remettre des noms connus au cœur de l’armée. Tant d’hommes et de femmes se sont illustrés par leur bravoure au cours de la guerre. Et d’autres, malgré leur armoiries, ont manqué à l’appel. J’ai beau avoir rejoint les rangs il y a plusieurs années, je ne pourrai prétendre connaître mes pairs à leur seule apparente fonction… Je voudrais simplement savoir qui sont mes hommes. Et savoir qui devraient être mes hommes. »
Elle ne dirait de vive voix que son intention était de sévir contre ceux qui n’avaient pas servi à hauteur de leur rang. Les titres n’existent pas pour dorer les blasons, mais bel et bien pour souligner la loyauté des uns, au détriment des autres.
« Mais, soyez assuré, Monsieur, qu’un regard tiers sur la situation ne serait certainement pas de refus. Après tout, n’êtes vous pas vous-même issu de l’une de ces grandes familles militaires au propos desquelles nous nous entretenons… ? »
Un sourire plus léger et elle referme l’ouvrage devant elle, traçant la gravure dorée du nom du duché de van Heil.
« Je n’ai pas besoin de beaucoup. Si vous acceptiez de mener vos recherches depuis les colonels généraux jusqu’à mon rang, je vous serais obligé, Monsieur. »
Alors pourquoi tenait-elle l’ouvrage de la lignée des de Sercey, dont le prétendu fils héritier n’était pas à l’un de ces rangs… Ah, qui savait.
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- Disons plutôt un égoïste qui voit aussi son propre intérêt à ne pas suivre la carrière prédéfinie liée à son titre.
Il savait aussi que certains (nobles ou moins nobles) n'attendaient qu'une occasion de pouvoir faire leur preuve et monter en grade. Ces personnes là seraient assurément de sérieux atouts pour une armée au plus mal. Leur jeunesse et leur volonté seraient ce qui leur permettrait de remporter une éventuelle victoire, si conflit il devait y avoir lieu. Et dans un contexte comme celui qu'il vivait actuellement, entre maladie et tensions politiques, c'était malheureusement une possibilité qu'ils ne pouvaient mettre de côté.
- Je peux comprendre la logique derrière le fait de remettre en place des anciennes familles. Après tout, si elles ont tenues leur place aussi longtemps ce n'est pas par hasard non plus.
Ne restait plus qu'à déterminer qui se reposait sur ses lauriers et qui était toujours au top. Il ne pouvait qu'être impressionné que le Comte se décide à donner un tel coup de balais... Parce qu'il était sûr et certain que ceux qui se retrouveraient mis en défaut allait tout faire pour garder leur position et les privilèges associés.
D'ailleurs, en parlant de ça... Il ne put empêcher un "Ha..." vaguement gêné, accompagné d'un sourire navré alors qu'on lui rappelait gentiment que... Oui. Il était issu d'une famille militaire.
- Si j'avais un doute sur le fait que vous aviez commencé vos recherches, plaisanta-t-il un instant avant de se reprendre, en effet, notre famille est fière d'avoir donné à la France de grands guerriers. On a aussi donné quelques hommes d'Eglise... Pour ma part, je suis de la première branche.
Oh des Saulx qui avaient rejoint les rangs oui... Mais étrangement jamais très haut dans la hiérarchie. Enfin c'était un autre problème.
- Si je peux vous aider, je serais plus qu'heureux de vous prêter un regard neutre sur une situation.
Après tout, en tant que gardien des archives, son regard sur tout son ancien domaine de prédilection aurait un certain recul.
Son regard glissa sur le nouveau document que tenait Eve et il pencha légèrement la tête en reconnaissant le nom imprimé dessus. Oui, le fait qu'il y ait des recherches sur Gabriel n'était pas spécialement une bonne chose, mais en même temps, la "justification" apporté par le comte était tout à fait légitime à ce qu'il faisait.
- Les de Sercey...? (son sourire se fit plus franc, plus amusé) Le marquis aurait-il déjà fait parler de lui maréchal ? Effectivement il ne serait pas étonnant de retrouver leur nom dans les archives.
Les colonels-généraux jusqu'au Maréchal donc... D'autant que le grade de Maréchal n'était pas si ancien que ça. Ce qui ferait que les recherches ne devaient pas prendre trop de temps pour le coup, il hocha légèrement la tête.
- Ce n'est pas un très gros travail que vous me demandez là Maréchal, il sera fait.
Aurait-elle un jour cru trouver une conversation acceptable auprès de l’intendant des archives du palais ? Jamais, voilà la réponse qu’elle aurait servie à quiconque l’aurait interrogée. Sa satisfaction à découvrir le nouveau responsable des lieux était toute particulière. Peut-être pourrait-elle enfin assouvir sa soif de connaissances en venant se perdre plus souvent entre les pages ternies par les années. Oh, elle avait bien essayé de temps de l’ancien responsable mais… Eve n’avait pas fini comme étant la personne la plus appréciée des lieux. Pour cette raison, découvrir Antoine était un délice tout particulier. Un homme qui n’hésitait pas à partager ses idées sans pour autant s’en rendre venimeux. Qu’y avait-il de plus à désirer dans une discussion à cette époque ?
« Disons simplement que si je confie cette tâche à l’un ou l’autre de mes hommes, je ne serai jamais certain de la sincérité de leurs rapports… » Un silence et elle sourit, quelque chose d’amusé. « Voilà, je sonne enfin paranoïaque… »
Elle n’en avait aucune honte, cependant. Si la France traversait effectivement une période de paix, rien ne laissait présager qu’avec la montée au pouvoir de Victoire de France, les choses persisteraient dans cette direction.
« Mais j’entends sans peine vos propos. Il n’est aucune honte de vouer sa vie à d’autres arts que celui de la guerre. La famille de Harcourt est elle-même connue pour ses talents en politique et diplomatie… Je doute d’être le plus diplomate des miens. »
Pire encore serait Adam… Mais quel autre choix avaient-ils alors qu’ils se dissimulaient au sein d’une si grande famille. Leur place était assurée par des alliances plus que discutables, et Eve ne ferait rien pour souiller son nom.
Eve finit par contourner le bureau, curieuse d’entendre mention aussi directe de la famille de Sercey. Haussant un sourcil, elle vient s’asseoir doucement à l’avant du bureau, jambes croisées devant elles, étudiant curieusement le jeune vicomte. Alors ces deux là sont encore amis même après toutes ces années. Probablement était-ce normal, pour ces deux jeunes hommes, de laisser les générations tisser des amitiés éternelles.
« Le marquis de Sercey a simplement captivé mon attention… Il m’était nécessaire d’effectuer quelques recherches pour m’assurer du bien fondé de mes idées. Le duc van Heil recevra prestement ma demande pour que le jeune Gabriel de Sercey puisse gravir les échelons, à son juste titre. » Une pause et elle porte un doigt devant ses lèvres, un sourire énigmatique aux lèvres. « Ne lui en parlez pas avant l’annonce officielle. »
Oh, Eve ne risquait grand rien à lui révéler ce genre d’informations. Elle appréciait simplement la compagnie… Finissant enfin par se redresser, elle rajuste sa tenue plus convenablement et repousse finalement ses cheveux une ultime fois.
« Verriez-vous un quelconque problème à ce que je revienne visiter vos archives ? L’endroit est si calme, je m’y sens presque comme chez moi. »
Comme le petit appartement chez sa jolie Sophie. Les livres ont après tout toujours été sa préférence. Et si elle devait manœuvrer en politique, elle aurait tôt fait de s’informer sur toutes les familles qui risquaient de vouloir sa tête.
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Il eut un léger sourire en coin devant la prétendue "paranoïa" du nouveau maréchal.
- Hé. Compréhensible.
La vraie paranoïa serait de penser que personne ne pourrait effectuer ce travail avec neutralité. Après il était aussi certain qu'il y avait des honnêtes gentilhomme dans l'armée, ceux qui ferait un tel travail sans chercher à se mettre en avant.
Mais pour le coup ce n'était pas à lui de faire une quelconque morale là dessus et il n'était qu'un exécutant au final. Tout comme le comte de Harcourt devant lui, il avait fait ses propres choix et décidé finalement de suivre sa propre voie. Il n'y avait bien qu'une chose qui n'avait pas changé, c'étaient les relations privilégiées que les Saulx entretenaient avec les Sercey.
- Mes lèvres sont scellées maréchal.
Le sourire qu'arborait Antoine était pourtant un... satisfait. Parce que mine de rien, le loup-garou était content de voir que son alpha semblait finalement s'être résigné à son sort et avait décidé de reprendre un peu du poil de la bête plutôt que de laisser vivre tranquillement dans les baraques des nouvelles recrues de l'armée.
Définitivement de bonne humeur, son sourire ne le quitta pas et il hocha simplement la tête alors qu'Eve se redressait, probablement pour repartir à son propre travail. Le jour l'appelait, après tout.
- Je ne suis pas celui qui va protester contre un peu de compagnie, ria-t-il, Si vous désirez un lieu de repos, les archives vous accueilleront à bras ouverts.
C'était toujours quelque chose d'agréable de voir des gens venir ici pour autre chose qu'une simple information et repartir. Les archives étaient une représentation de ce qui est et a été, mais il trouvait dommage qu'il était aussi synonyme d'oubli pour la majorité des gens.
- Je vous laisse retourner à vos responsabilités Comte de Harcourt, j'espère que vous passerez une agréable journée.
Il s'effaça pour lui laisser le passage au jeune homme après une dernière légère inclinaison en guise de salutation.
- Si de hasard vous ne pouviez revenir dans les prochains jours, je vous ferais savoir que le compte rendu est prêt.
Et lui même prit le chemin du travail, après avoir ouvert légèrement les fenêtres et s'être emparé des tomes laissés là pour les ranger à leur juste place.
Quel étrange sentiment qu’est-ce celui d’avoir entretenu une conversation qui ne laisse pas le goût amer de l’échec ou du mensonge ? Tout ceci était presque étrange, pour ne pas simplement dire unique. Depuis combien d’années Eve n’avait pas eu à jouer de son rôle, de son tempérament, ou simplement de ses charmes pour obtenir ce qu’elle désirait. Perdue dans la contemplation bien surprenante d’un homme dont elle pense ne rien connaître, elle ne peut s’empêcher de sourire en réalisant que peut-être, dans ce capharnaüm éclectique elle était parvenue à trouver la trace d’un allier. Oh, elle n’irait certainement pas jusqu’à parler de confiance ou simplement d’amitié. Mais que pouvait-elle faire lorsque ce rire la prenait au dépourvu, dans une pièce où la mort est le principal thème d’une littérature quelque peu oubliée ?
« J’espère que vous ne regretterez pas vos paroles, Monsieur. »
Il aurait été idiot de croire qu’Eve ne trouvait pas la moindre occasion pour s’enfermer dans un endroit où une once de tranquillité pouvait se faire sentir. Oh, non, elle n’aurait pas évincé ses tâches, ou même bâclé le moindre de ses faits et gestes, là n’est pas l’idée. Mais lorsque les nuits sont longues, et que l’idée de quitter la cour ne réveille qu’un sentiment intense de solitude… Un endroit où se retrouver sans devoir traverser Paris n’était qu’un atout supplémentaire.
« Permettez-moi malgré tout de vous remercier de votre temps et de votre aide. Je vous souhaite une bonne journée, et tâcherai de revenir vous consulter prestement. »
Un sourire, un dernier regard, et lorsqu’Eve sort enfin des archives, c’est le cœur plus tranquille que lorsqu’elle y était entrée. Quelle situation bien étrange que de penser, même un bref instant, qu’Eve pourrait trouver un peu de quiétude sans avoir à fuir le genre humain. Ce jour-là, c’est le cœur un peu plus léger qu’elle repart à ses tâches.
Et les jours s’enchaînent, ne laissant pas la place à la moindre seconde de répit. C’est pourtant sur l’heure d’un déjeuner qu’elle avait fini par éconduire pour protéger sa santé mentale – une histoire de mariage arrangé auquel il devrait être part, sans façon – qu’Eve avait pris la direction des archives du palais. Fuyant le zénith dans les ombres des bâtiments, elle frappe doucement à la porte avant de s’y glisser. Peut-être aurait-elle dû attendre, mais les regards des gens de la cour laissaient entendre qu’elle devrait converser et… Non. Vraiment pas.
Lorsque la porte se referme enfin, elle s’adosse à la surface solide et ferme les yeux, passant ses mains sur son visage. Elle avait besoin d’une pause, juste quelques minutes pour retrouver son calme. Paris toute entière semblait en ébullition. Ou peut-être était-ce seulement elle.
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Les jours qui suivirent furent... normaux. Antoine n'eut que peu de visite mais il n'allait pas spécialement se plaindre. S'il appréciait la compagnie, il aimait tout autant quelques moments de solitudes, à profiter de l'odeur des parchemins et du papier vieillissant. Probablement même une de ses odeurs préférées d'ailleurs. Alors il avait effectué son travail, le maréchal restant une pensée lointaine.
Pourtant, fidèle à sa parole, il avait fait ce qu'on lui avait demandé, il était d'ailleurs en train de rédiger un message à l'intention d'Eve lorsqu'on frappa à la porte, attirant son attention. Il n'a pas le temps de dire quoi que ce soit qu'une silhouette ouvre la porte, entre et la referme prestement, utilisant la porte pour se maintenir debout. Le loup garou reconnu la silhouette et se redressa légèrement, abandonnant sa plume, alors qu'il posait ses bras sur le bureau.
- Diantre maréchal, qui donc fuyez vous donc pour être dans un tel état? mais le ton était amusé pour que la question soit réellement incisive.
Il n'attendait pas de réponse. Posant ses mains sur la surface en bois, il se redressa en une attitude polie, saluant le gradé comme sa position l'exigeait. Le papier fut agrippé et rangé dans un tiroir. C'était dommage mais il le jetterai lorsqu'il en aurait l'occasion, une autre fois.
- J'espère au moins pouvoir vous apporter une bonne nouvelle. Vous arrivez juste à temps.
Il fit quelques pas, rejoignant l'endroit où était stocké le travail, les registres, les documents en attente d'être recensé plus classés et ajoutés aux nouveaux. Il en sorti une petit liasse de feuilles gardées ensemble par un ruban quelconque. Liasse qui fut déposée doucement en bord du bureau, du côté du maréchal.
- Je vous en prie, installez vous et soufflez un peu.
En d'autres circonstances, il lui aurait proposé une boisson ou une collation, mais ces deux choses étaient totalement interdites ici, pour une raison qui n'avait même pas besoin d'être expliquée.
- Si vous désirez prendre le temps de les consulter ici, les archives vous protégeront encore un peu
C’est sûrement sans surprise qu’elle aurait dû entendre la voix du Vicomte de Saulx. Pourtant lorsqu’Eve relève le regard, ce sont dans deux améthystes rieuses, et sans réellement le vouloir, elle sent une pointe de gêne brûler ses joues d’ordinaire bien pâles. D’un geste qu’elle essaye de rendre assuré, elle repousse timidement ses cheveux derrière son oreille et se redresse, n’osant pas croiser le regard du jeune homme.
« Disons que certaines personnes sont particulièrement insistantes… »
Pourtant il faut bien qu’elle se détache de la porte, le regard un peu fuyant d’avoir été ainsi prise sur le fait. Elle approche du bureau lorsque les feuilles y sont disposées, curieuse de réaliser que l’archiviste avait fait un travail prompt et, elle l’espérait, efficace. Observant l’ensemble de documents, elle le soulève, murmurant d’une voix distraite.
« Vous êtes donc encore plus efficace que votre prédécesseur, en plus d’être agréable… »
Son regard croise celui d’Antoine et elle lui offre un petit sourire, l’air ennuyée, quand bien même légèrement mutin.
« Merci… Mais je vous en prie, ne dites mot à quiconque de ce que vous venez de voir. La cour est déjà bien trop intéressée par mon cas, je ne suis pas prêt à endurer des moqueries en prime de tout cela… »
Tirant la chaise à l’opposé du bureau du Vicomte, elle s’assied et pose les feuilles sur le bord du bureau, commençant déjà à lire les premières lignes tandis qu’elle noue habilement ses cheveux en un chignon, le force de l’habitude, le ruban nettement attaché contre ses boucles blondes. Sans interruption, elle défait le cordon retenant les pages et commence son inspection des documents. Dire qu’Eve est une personne assidue serait peu représentatif. Son silence est religieux alors qu’elle parcourt diligemment un travail fait à la perfection. Du bout des doigts elle parcourt les caractères encrés de certains noms, se mordant distraitement l’intérieur de la joue. Elle reconnaissant la majorité, mais si certains patronymes font effectivement amende honorable, d’autres elle estimait encensés pour les mauvaises raisons.
C’est dans ce silence paisible, cachée entre les hautes étagères pour fuir aussi bien la foule que le soleil de midi qui lui est si nocif qu’elle oublie la présence de l’autre homme. Après plusieurs longs instants, Eve tire une petite bourse en tissu de l’intérieur de la poche de sa veste et fronce les sourcils avant de relever les yeux sur Antoine. Elle hésite un instant et défait le fil en cuir retenant le précieux contenu de son butin avant de le tend au regard du Vicomte, une moue gênée sur le regard.
« Je sais qu’il n’est pas recommandé de consommer la moindre chose ici, mais… »
A l’intérieur de l’écrin de tissu, un ensemble de petits cubes plus colorés les uns que les autres. Un péché mignon qu’Eve n’avait jamais eu l’intention d’afficher, mais il était un peu trop tard pour revenir en arrière. Après tout, des confiseries en sucre cristallisé ne risquaient pas de salir les documents des archives… Pas vrai ?
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Le gardien des lieux eut un rire à l'explication du maréchal. Il compatissait à ce problème que tous les jeunes gens encore célibataires ne connaissait que trop bien. Et comment leur en vouloir lorsque la moyenne d'âge pour les mariages de la noblesse était de quinze ans, et que l'appel de l'horloge rendaient certain(e)s désespérés au point de jeter leur dévolu sur le premier parti accessible?
Et puis le compliment, qui le prit un peu par surprise et qui eut le mérite de transformer son rire en une quinte de toux gênée, ses joues prenant une légère tinte rose pendant quelques secondes.
- Mes lèvres sont scellées maréchal, souffla-t-il en se reprenant contenance.
Heureusement pour lui, cela passerait sans doute inaperçu et il n'opposa aucune résistance lorsqu'Eve s'installa face à lui. Il l'observa nouer ses cheveux avant de secouer la tête et de se reconcentrer sur son propre travail. C'est ainsi que le silence et la tranquillité revient entre eux et dans les lieux, seulement troublé par le bruit léger de la plume d'Antoine sur le papier, l'un comme l'autre retournant à leurs pensées, leur préoccupations, oubliant la présence de l'autre.
Ce qui parvient à le déconcentrer? Une odeur de sucre envahie soudain ses narines et le Vicomte cligna plusieurs fois des yeux avant de relever la tête, observant les carrés colorés étalé sur le bureau entre eux deux, un peu surpris. Surprise qui ne fit qu'augmenter lorsque la sucrerie lui fut gentiment proposée.
- Ho je... Merci mais je ne vais pas vous ôter la friandise de la bouche.
Pas qu'il ne voulait pas. Non. Les carrés de sucre étaient définitivement tentant s'il était honnête. C'est justement pour ça qu'il refusait. C'était toujours plus compliqué d'arrêter le sucre quand on avait mis le nez dedans et il n'avait pas non plus de quoi boire pour évacuer cette sensation dans la bouche. Une sensation qu'il connaissait que trop bien. Eve pouvait filer. Pas lui, pas tout de suite.
- Je ne pourrais simplement pas vous laisser consulter les archives après coup.
Il lui offrit un léger sourire désolé.
- J'espère que vous le comprendrez.
Une autre bonne raison de ne pas toucher ces carrés si tentant. Il préférait ne pas prendre de risque et laisser des traces d'un mélange sucre/salive qui laisserait définitivement des traces. C'était aussi une raison pour laquelle il n'avait pas de thé ici, même s'il aurait adoré une tasse, là maintenant. Il s'autorisa une légère toux.
- Peut-être une autre fois, Monsieur de Harcourt. Surtout si je dois effectuer des recherches complémentaires. Est ce que mon travail vous satisfait?
La moue légère qui se forme sur ses lèvres serait presque attachante si elle ne relevait pas la pointe d’espièglerie au fond de ses grands yeux bleus. C’aurait été trop beau de ne pas être reprise quant à son initiative. Abandonnant les sucreries sur le bureau, se refusant elle-même d’y toucher, elle croise diligemment les jambes et se replace dans le fauteuil qu’elle occupe, observant les pages avec intérêt.
« En réalité, je pense même que vous avez fait un meilleur travail que tout ce que j’aurai pu moi-même entreprendre. Il n’est pas à dire que certains ont l’esprit de synthèse plus que d’autres. »
Une qualité qu’Eve ne saurait refuser à l’autre homme. Pas plus qu’elle ne peut évader l’idée que sa proposition avait été appréciée. Un silence supplémentaire s’étire, bref et agréable, elle ne semble visiblement pas déçue, en atteste le sourire qui a fleuri sur son minois. Elle finit par nouer à nouveau les pages, comme elles lui avaient été confiées et elle incline la tête sur le côté, considérant la lueur extérieure. Le zénith était passé… Peut-être que…
« Puis-je vous récompenser de votre labeur ardu en vous offrant un déjeuner ? »
L’heure n’était pas encore suffisamment tardive pour que l’idée soit à proscrire, et eu égard à l’heure à laquelle elle s’était invitée dans les archives, elle doutait que l’autre homme ait d’ores et déjà pris le temps de casser la croûte convenablement aujourd’hui. Elle se redresse puis se relève, croisant le regard de son interlocuteur.
« Je ne serai probablement pas efficace à mes tâches avec le ventre vide, et il m’est assuré que la réflexion est tout aussi éreintante que le combat. Me feriez-vous l’honneur de votre compagnie ? » Un silence et la commissure de ses lèvres s’étire d’une ombre de malice. « Je ne vous cacherai pas, par ailleurs, qu’il puisse s’agir d’un plan machiavélique de ma part d’avoir ces dames s’intéresser à vous plutôt qu’à moi. Mais je ne pourrais certainement pas leur reprocher de s’attarder sur tel homme. »
Le compliment ne se cache de rien, pas plus que la façon que ses yeux ont de le scruter un long instant. Elle n’avait pas manqué ce regard qu’il avait laissé tarder sur elle lorsqu’elle avait noué ses cheveux. D’un mouvement élégant, elle défait le ruban et une cascade d’or dévale contre ses épaules, laissant les couleurs du jour s’étaler contre ses lignes. Elle détourne pourtant les yeux par preuve de respect et finit par récupérer le carré de cuir contenant les sucreries, refermant tranquillement le lien pour les dissimuler au regard du monde.
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Le compliment lui allait droit au cœur. Il n'en dit rien mais tairait que c'était pas tant un esprit de synthèse que par habitude de travailler ainsi. Gabriel appréciait davantage les récits concis qui allaient directement au but plutôt que ceux qui s'attardaient sur tous les détails avant de finalement délivrer l'objectif initial de la requête et s'il devait être parfaitement honnête lui même n'avait pas forcément le temps où l'envie de se perdre dans les méandres d'une lettre qui aurait pu être résumée en quatre ou cinq lignes.
Alors il se contenta d'un vague "mhhh" avant de replonger dans son propre travail et ses propres papiers pour un temps. Comme à chaque fois, le temps passa sans qu'il ne le remarque, plongé dans sa routine et ses habitudes, ses papiers et ses annotations, ses classements... bref son travail. Il n'en fut tiré que bien plus tard, par une question innocente qui eut le mérite de le faire sortir de ses pensées. Il releva la tête pour observer Eve.
- Déjeuner?
Il hésita. Oh pas que l'idée était déplaisante en soit, non, pas du tout. Il se demanda un instant si c'était une bonne idée d'attirer ainsi l'attention en fréquentant le comte de Harcourt, tout aussi charmante sa compagnie pouvait-elle être. D'autant que...
- Je n'ai fais que mon travail maréchal, nul besoin de vous sentir redevable.
Et pourtant Eve lui offrit une explication plausible et il fut bien obligé de sourire sous l'amusement lorsque le "plan" de l'autre homme lui fut exposé. Il secoua doucement la tête, son regard ayant quitté son interlocuteur avant de replonger dans les yeux bleus.
- Quel tactique fourbe. Je crains que vous ne finissiez déçu maréchal. Je ne suis qu'un simple Vicomte. Ce n'est donc pas vers moi que ces dames se tourneront en premier.
Non, il ne rougit pas sous le compliment. Rosit peut être un peu, mais ça ne dura pas. Mais en tout cas, il était vaguement curieux de voir la tête que ferait Eve si ces dames daignaient les approcher.
- Mais à défaut d'un bouclier, je vous apporterai un soutien moral. offra-t-il avec un sourire.
Pourtant il savait qu'il devrait se méfier. Il ne savait pas au juste si c'était voulu mais... En fait si ça l'était n'est ce pas? Nouer ses cheveux pour les dénouer plus tard et le laisser observer les longues mèches retombées doucement autour du visage. Le Vicomte ne put que le regarder avant de détourner quelque peu le regard, un peu gêné, ne sachant comment prendre l'attitude.
S'il avait eut à faire à une dame, il aurait sans conteste dit qu'il y avait une subtile tentative de séduction sur sa personne. Si le Vicomte n'avait aucun a priori contre les amours homosexuels, il doutait un peu que ce genre de jeu soit aussi... ouvert? Enfin... L’Église n'aimait pas beaucoup ce genre d'attitude donc il fallait manœuvrer avec une certaine discrétion.
Il se retint de tousser, resta un peu perplexe.
- Avez-vous un endroit en tête? Vous me parliez de ces dames, j'ose donc supposer que vous désirez m'entraîner en ville.
Il se fit pensif un instant, le regard perdu sur un point quelconque. Il avait des souvenirs de certains lieux où il avait déjeuner bien sûr, mais après 70 ans, pouvait-il encore espérer les retrouver?
- J'espère que vous ne comptez pas sur mes conseils, fit-il avec un sourire désolé, A mon grand regret je n'ai pas beaucoup mis le nez hors de ces lieux, je ne connais pas bien Paris. Je m'en remets donc à vous.
« Fourberie est parfois mère de préservation, Monsieur de Saulx. »
Finissant de se redresser et laissant les feuillets rédigés de la main d’Antoine sur le bureau – elle viendrait les récupérer en revenant, c’était certain – elle tourne son attention pleine et entière vers le jeune homme. Elle n’avait pas de souvenir précis en compagnie de l’aïeul de cet homme, mais ses réactions bercées d’innocence ne faisaient que plaire à Eve. Il n’en fallait pas davantage pour la satisfaire de la compagnie actuelle.
« Ne vous en faites pas, j’ai bien conscience que Paris n’est pas votre villégiature habituelle. Je n’ai pas eu le plaisir d’aller visiter vos contrées Bourguignonnes… Quand bien même bon nombre des vôtres se trouvent actuellement dans mon entourage. Peut-être pourrais-je un jour espérer visiter vos propriétés pour une partie de chasse. »
Discussion simple et évidente, elle n’a pas intérêt à éveiller les soupçons du jeune homme, non. Elle attend qu’Antoine contourne le bureau pour se planter devant lui et souffler doucement.
« Mais avant cela, il serait temps d’ouvrir votre appétit. »
Oh, elle sait qu’elle joue à un jeu dangereux… Que pensait-elle donc en ne voulant pas susciter trop la curiosité du Vicomte il y a quelques instants ? Un sourire en coin étire la commissure de ses lèvres alors qu’elle vient presser du bout des doigts l’une de friandises contre les lèvres du jeune homme. Un clin d’œil complice et elle poursuit.
« Notre petit secret. »
Il n’y avait là aucune once de malice mal placée, non. Elle avait seulement vu ses regards. Pourquoi ne pas s’en délecter un instant de plus ?
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- Certes. Je ne suis cependant pas la bonne carte à jouer pour obtenir ce que vous désirez, fit-il avec un sourire en coin.
Comme il l’avait déjà souligné, il n’était que Vicomte. Cela ne voulait pas dire qu’on ne s’intéressait pas à lui, mais les demoiselles n’étaient pas idiotes et la leçon leur avait été enseigné dés le plus jeune âge : trouver le meilleur parti commençait par s’intéresser au titre de noblesse. Face à un Comte célibataire, il ne serait que second choix. Sauf si les sentiments étaient impliqués dans l’équation, mais ce n’était manifestement pas le cas de ce que sous entendait Eve à ce moment.
- Je n’ai pas vraiment quitter la Bourgogne en dehors de la capitale. Nous sommes quittes sur ce point-là, s’amusa-t-il sur l’instant, avant de prendre la direction de la sortie.
Quel étrange changement d’atmosphère que celui qui venait de s’opérer malgré lui entre les deux personnes présentes de la pièce. Le Vicomte n’était pas certain de pouvoir dire s’il l’appréciait ou non. Une des raisons étant qu’il n’était pas habitué à ce genre de comportement. Oh bien sûr il avait déjà flirté lui-même avec certaines demoiselles, s’étaient plutôt amusé de leur attitude faussement outrée de ces dernières lorsqu’il (ou un des compagnons avec qui il était sur le moment) s’autoriser une avance plus poussée.
Mais ceci ? c’était un tout autre niveau.
- Que… ?
Il n’eut pas le temps de finir sa question qu’il se retrouva avec un carré de sucre dans la bouche. Il referma par réflexe ses lèvres sur le bonbon, laissant le sucre envahir son palais. Ses yeux s’écarquillèrent sous l’audace et la surprise et à sa grande honte, il ne sut faire autre chose que rougir plus encore, sa gêne ayant augmenté d’un cran.
Il releva la main pour s’emparer de confiserie qu’il garda en main.
- Comte ! Je… Je vous en prie enfin. A… A quel jeu jouez-vous donc ?
Il n’y avait nul venin dans ses paroles et de toute façon il aurait été bien incapable de produire un autre son que celui hautement embarrassé qui venait de franchir ses lèvres. Diane s’amusait souvent de ça d’ailleurs. Il était terriblement facile de le faire rougir si on le sortait des sentiers qu’il avait l’habitude d’emprunter et quand on savait qu’il était plutôt quelqu’un qui se focalisait sur son travail plus que le reste, on comprenait qu’une telle chose n’était pas compliqué à réaliser.
- Que dirait les gens s’il nous voyait ainsi ?
Et se raccrocher à ce qu’il savait et manipulait depuis un moment était le seul moyen qu’il avait trouvé pour tenter de reprendre le contrôle de la situation. Il porta une main à sa bouche pour tousser légèrement, l’autre main toujours étroitement serré autour du bonbon.
- Allons-y, si vous le voulez bien.
Par pitié, qu’on oublie ce qui venait de se passer, s’il vous plait.
La gêne est une couleur qui flatte l’améthyste de ses yeux, et la pâleur de son visage. Eve aurait menti si elle n’avait pas admis que la vision était délectable. A bien des titres, aurait-elle pu embrasser ces lèvres inquiètes pour le simple plaisir d’étouffer les inquiétudes se peignant sur son visage. Mais elle n’en fera rien, respectueuse quand bien même elle aimait flirter avec les lignes discutables de la décence. Elle le laisse s’offenser dans cette candeur délicieuse et se recule d’un pas, l’observant éhontément, comme on étudie les tableaux d’un grand maître. Félin observant une proie avec intérêt, son sourire est délicat, sans la moindre touche de vice. Elle semble simplement intéressée, de la façon la plus tendre du monde.
« Si je devais me fier à l’avis du monde entier, mon titre ne me reviendrait pas, et mon allure devrait être celle d’une femme portant jupons et poupon. Les apparences ne sont pas ce qui compte, Monsieur de Saulx. »
Mystère que sont ses paroles, pour ceux qui ne connaissent pas la vérité. Pourtant elle n’insiste pas et d’un mouvement léger de la tête sur le côté, elle lui sourit doucement et murmure.
« Bien entendu, Monsieur, nous pouvons y aller. »
S’excuser ? Non, elle n’en voyait pas l’intérêt. Après tout, elle n’avait rien fait que les mœurs puis réprimer. Et si le jeune Antoine décidait par la suite de faire prendre feu à des rumeurs en son nom… Ah, Eve n’en était plus à ça près, n’est-ce pas ?
Se détournant enfin du jeune homme, elle se dirige vers la porte qu’elle ouvre et quitte la pièce, attendant cependant l’autre homme sur le pas de la porte, lui laissant le loisir de se recomposer une face impassible s’il le souhaitait. Les lueurs du jour s’invitent par les grandes fenêtres du bâtiment, reflétant le grain luisant des dalles. Distraitement, Eve étend les doigts jusqu’à la lumière, notant avec un désintérêt dû au temps passé. Pourtant quiconque la surprendrait devinerait la mélancolie dans ce geste. Lorsque la porte se referme, elle porte à nouveau son attention vers Antoine et si son sourire ne rencontre pas la lueur dans son regard, elle souffle pourtant.
« Merci de m’accorder encore un peu de votre temps. Il devient bien compliqué de se trouver une compagnie désintéressée, en ces temps difficiles. »
Tous rampent à ses pieds pour ne pas voir leurs grades révoqués. Oh, il serait idiot de sa part de se mettre à dos certains noms de la noblesse. Mais Eve n’était pas là pour être appréciée, non. Elle avait raté ce coche le jour où elle avait accepté un rôle que la reine n’aurait jamais dû lui confier.
D’un léger signe de tête en direction de la sortie, elle invite Antoine à la suivre dans les rues. Oh, la destination n’est pas bien loin, non. Quelques rues de là. Mais quelque chose semble s’être éteint dans son petit jeu.
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Pour un peu, il pourrait presque croire qu’il était face à un prédateur et qu’il était ce qui se rapprochait le plus d’une proie. Les paroles du Comte ne firent rien pour vraiment le rassurer, au contraire, elles le plongèrent un peu plus dans la confusion. Aurait-il été dans un meilleur état aurait-il saisit l’indice quant à la véritable nature du maréchal, mais sur l’instant il ne comprit pas vraiment pourquoi un homme lui affirmait ainsi que s’il devait écouter les gens, il devrait s’habiller comme une Dame.
- Ce n’est pas…
Mais il ne poussa pas. Il ne voulait pas non plus se mettre le Comte à dos ni plomber l’ambiance qui venait déjà de bien s’alourdir entre les deux hommes. Bien que le maréchal n’eût aucun moyen de le savoir, Il tairait les événements qui venaient de se passer. Le Vicomte prêtait oreilles aux rumeurs mais n’était pas de ceux qui les répandaient.
Il inspira, se passant rapidement une main sur le visage pour se reprendre avant de prendre à son tour le chemin de la sortie, refermant doucement derrière lui la main des archives avant de fermer le verrou d’un mouvement de clé. Celle-ci rangée, son regard se posa sur le jeune homme, notant son regard et son attitude changeante. Il n’eut pas l’occasion de lui demander ce qui se passait qu’il reprenait la parole.
- N’avez-vous pas… de proches, auprès desquels vous réfugier ?
La question était innocente d’une certaine manière. Oui, cela lui permettait de savoir s’il y avait d’autres de Harcourt sur Paris (ou même sur le domaine de la famille, après tout), mais aussi parce qu’il savait que le premier réflexe quand on désirait être tranquille était de se refermer sur son cercle proche. La famille pour ne pas la citer directement, pour la majorité des personnes existantes.
- Enfin, je ne dis pas ça parce que passer du temps en votre compagnie me dérange bien sûr,
Non, pas même le petit « incident » d’il y a quelques minutes pourrait entacher ça, ni lui faire retirer son offre quant aux archives. Bien sûr qu’il était gêné sur le coup, mais il savait aussi faire la part des choses, surtout maintenant qu’il pouvait profiter de l’air frais de ce début de soirée, et qu’il avait pu faire passer son sentiment de gêne au profit d’une raison pure.
- … Maréchal ?
Ils remontaient lentement la rue, sans croiser qui que ce soit. Antoine mentirait s’il disait ne pas avoir remarquer le changement d’attitude. Ni l’un, ni l’autre ne s’était excusé, mais aucun des deux n’avaient réellement à le faire non plus. Un silence, avant que le Vicomte ne soupire doucement. Peut être que, quelque part, c'était bien là la véritable raison de la demande d'Eve, plus que d'esquiver quelconques prétendantes.
- A ce point, mh ?
Harcourt semblait porter un bien lourd fardeau sur ses épaules, lui aussi.
Un refuge. Une idée qu’elle ne connaissait pas depuis bien des années. Son seul refuge était un rempart bien éphémère à cette sensation d’abandon qui parvenait parfois à la ronger sans qu’elle ne puisse rien y faire. Comme l’enfant cloîtrée derrière ces barreaux infranchissables. Comme toute une existence que l’on a tenté à tant de reprises de lui voler. Elle lève les yeux vers Antoine et son sourire n’éclaire pas son regard. La mélancolie y est si évidente qu’elle ne réalisera sûrement pas que l’homme devant elle la comprenait aussi bien qu’elle.
« Ma famille… Ah… Mon unique frère vit bien loin d’ici, aux côtés d’une épouse aimante. Il n’a pas besoin de plus. »
Leurs deux cœurs écorchés saignaient pour des raisons bien opposées. Adam manquait à Eve plus qu’elle ne pourrait l’expliquer. Ils n’étaient qu’adelphes, et pourtant, son absence était un poids qui écrasait chaque jour un peu plus Eve. Pour toutes ces choses qui lui rappelaient une vie plus simple. Qu’il s’agisse de Paris, des yeux de Gabriel, ou simplement de sa belle Sophie. Eve baisse les yeux, une peine évidente s’y cachant avant qu’elle ne relève le visage dans une vaine tentative de dissiper ce sentiment, souriante, presque comme à son habitude, un remerciement muet à la compagnie du jeune noble.
Mais le silence s’étire, à peine entrecoupé du bruit de leurs pas. Elle est pourtant si pensive, perdue dans ses pensées, qu’elle ne remarque pas lorsque l’homme à ses côtés l’interpelle. C’est d’un son presque perdu qu’il répond, portant ses prunelles bleues sur les améthystes si tranquilles. Ah. Que faisait-elle, vraiment ? Ses pas cessent et sans plus de commentaire, elle prend l’intersection à quelques pas, l’engouffrant dans une ruelle où le soleil ne passe qu’à peine. Il n’y a pas âme qui vive, le chien errant fouillant un cageot au bout du chemin s’échappant dans le cliquetis de ses griffes contre le pavé. Ici, personne ne la verrait. Et si son comportement n’est pas digne de son grade, de son titre, ou de cette vie toute entière, c’était son dernier problème.
Dos à Antoine, les épaules affaissées, le visage bas, elle porte ses deux mains contre ses yeux et inspire longuement. L’angoisse comme une aura pernicieuse se glisse contre sa peau et quand bien même elle ne tremblera pas, elle y cédera juste assez longtemps pour venir appuyer son épaule contre le mur le plus proche, cherchant un appui, juste un instant. Un point de contact.
D’une main, elle esquisse un signe sans aucune forme qui pouvait être tout, ou simplement une démonstration qu’elle n’avait pas oublié Antoine. Juste une seconde. Elle avait juste besoin d’une seconde. L’air était-il si irrespirable ces derniers jours dans Paris ? Elle ferme les yeux. Non. Ne pas y penser. Non. Elle ne devait pas penser au passé.
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D’une conversation qui aurait pu sembler anodine, Antoine réalisa très vite qu’il avait tapé sans le vouloir là où il n’aurait pas dû. Une phrase si simple et courte et qui pourtant révélait bien plus et le loup se sentit gêné soudainement d’avoir posé cette question. Et si le comte de Harcourt tente, du moins dans un premier temps, de maintenir les apparences et le sourire, le Vicomte ne se laissa pas vraiment avoir.
- Je suis navré, souffle-t-il doucement, à l’intention discrète d’Eve et elle seule, Je ne voulais pas remuer tout ça.
Ce sourire et ce regard, il ne l’avait vu que trop de fois apparaitre sur le visage de Gabriel alors que les larmes qui coulaient sur les joues indiquait parfaitement le véritable état d’esprit derrière. Parce que lui-même avait déjà tenté à plusieurs reprises d’avoir recours à ce stratagème. Il n’est pas surpris lorsque son compagnon bifurque brutalement dans un coin reculé, et après avoir vérifié qu’ils étaient bien seuls, il se glissa dans l’obscurité à son tour.
- Je vous redis mais… ma porte vous sera toujours ouverte si vous en avez besoin.
Doucement, il vint enlever sa veste, veste qui fut déposée avec délicatesse sur les épaules et la tête du maréchal, dissimulant cette faiblesse passagère aux yeux de tous, même aux siens, tandis qu’il ajustait la position pour être certain de laisser son intimité au Comte, alors qu’il se positionnait devant lui, ses mains refermées sur le col. Qu’il pleure ou pas, ce moment n’appartenait qu’à lui.
- Que ce soit aux archives… Ou aux appartements de Gabriel, si jamais.
Sa voix restait basse, ses paroles douces et encourageante. Il n’y avait aucune trace de pitié, juste une simple acceptation et une promesse implicite que cette solitude ne serait que passagère, pour peu que l’autre personne veuille bien de sa main tendue. Il ne doutait pas que Gabriel lui-même interviendrait si nécessaire, d’autant que l’homme avait déjà piqué son intérêt. Le leur même, s’il devait être honnête.
- En attendant, je ne doute pas qu’un peu de sucre constitue le meilleur remède sur l’instant. De toute façon, un déjeuner sans tarte ou gâteau à la fin n’en est pas un.
Il se pencha légèrement, effleurant le tissu au niveau du haut du crâne du Comte, avant de se redresser et de s’enfermer dans le silence. Il ne sentait pas le besoin ni l’envie de rajouter quoi que ce soit. Il attendrait simplement que le maréchal ait finit de se reprendre et ne se redresse, tête haute et sourire un poil plus sincère (du moins l’espérait-il) sur le visage.
Lui en attendant se contenterait de regarder l’entrée de cette ruelle, les yeux perdus dans le vide.
Pourquoi fallait-il que toutes ses protections éclatent aux côtés de ces deux hommes ? L’ironie ne lui échappait aucunement. Comment pourrait-elle ne pas voir. Ne pas réaliser. Deux fantômes de son passé, comme pris dans cette danse infernale qui ne demandait qu’à l’entraîner plus loin, plus bas, toujours plus bas. Ce n’était pas tant eux que cette capacité qu’ils avaient naturellement de la pousser dans ses derniers retranchements. De raviver des plaies qu’elle cache pourtant derrière l’épaisse armure de son tempérament de feu. Pourquoi ? Pourquoi n’y avait-il qu’eux pour ainsi la mettre à terre. Pour faire voler en infimes fragments tous ses efforts et raviver la flamme incendiaire qui ravage ses pensées les plus obscures. Toute femme de caractère pouvait-elle être, son cœur n’était pas de pierre, aussi glacé soit-il. Prétendre que rien ne pourrait jamais l’écorcher n’était qu’un pâle mensonge. Et sans même le vouloir, sans même l’accepter ou le comprendre, les descendants de Saulx et de Sercey avaient trouvé cette faille et s’y étaient glissés sans jamais lui donner la moindre chance de pouvoir échapper aux serres du passé.
Eve n’est pas fragile. Elle n’est plus une enfant. Siècles de vie entachés de sang, de cendre et de fumée, avaient laissé contre son âme leurs marques indélébiles. Comment reculer lorsque mise pied au mur, les mots lui sont soufflé pour qu’elle ne puisse que céder ? Leur choix avait été ainsi fait. Elle irait mener sa vie auprès de la cour, là où personne n’offrirait la moindre ombre de doute quant à son genre, ferait ses grades et vivrait quelques années d’action tendres et brodées d’un climat de paix dénué de toute violence. Lui partirait étouffer ses peines contre les courbes d’une noble exquise, trouverait peut-être à nouveau le goût de la vie. C’était ce qu’elle aurait voulu savoir. Ce qu’elle aurait voulu entendre. Mais les missives d’Eve sont restées silencieuses. Comment ne pas sentir son cœur se rompre lorsque sa moitié refusait désormais de vous entendre ? Nul n’était plus en ce bas monde pour l’écouter. Et le poids de son existence, elle se refuserait éternellement de l’infliger aux rêves éphémères des hommes.
Pourtant, tout se brise lorsque les mots d’Antoine l’atteignent. Lorsque la chaleur rassurante d’une veste l’enveloppant brise ses chaînes. Quelle ironie que cet homme porte sur lui l’odeur de Gabriel. Étaient-ils aujourd’hui aussi proches qu’ils l’avaient été dans une autre vie ? Ramenant ses deux mains devant son visage, les larmes ne couleront pas, quand bien même toute sa silhouette tremble. Elle semble bien menue, dans cette ruelle teintée d’ombres, couvée par le regard rêveur d’une personne qui n’était que le triste témoin de ce fiasco dont Eve est l’actrice principale.
Le nom de Gabriel contre la voix suave d’Antoine pourrait lui arracher un rire, si seulement tout ceci n’était pas un doux supplice. Son silence est préservé, et Antoine, maladroit et si tendre, offre à Eve le répit nécessaire. Ses plaies infectées ne se refermeraient pas aujourd’hui. Mais un simple contact, une main rassurante contre le haut de sa tête, et elle bat des cils, surprise, une larme s’échappant de la prison de ces cils d’or.
Cachée contre les pans de sa veste, elle repousse doucement le tissu pour le laisser glisser contre ses épaules. Elle ne peut retenir la pensée que malgré sa carrure, Antoine demeure légèrement plus imposant qu’elle. Captant le regard améthyste, son sourire est d’une douceur qu’elle ne cache pas. Féminine malgré elle alors qu’elle replace ses cheveux blonds derrière son oreille et détourne finalement les yeux.
« Je vous avais dit que votre compagnie ne pourrait que me protéger du pire… »
Oh, elle sait. Elle sait mieux que personne que ses réelles pensées sont toutes autres. Qu’elle voudrait lui souffler que ce geste aussi délicat eût-il été, elle ne le méritait pas. Eve baisse enfin les yeux et souffle doucement, un secret qu’ils ne partageront qu’eux deux.
« Promettez-moi de ne dire à personne que vous m’avez vu pleurer. »
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Il sentit plus qu’il ne vit sa propre veste glisser doucement de sa position première et le loup relâcha le tissu pour lui permettre de se déplacer plus librement, son regard se baissant pour croiser le regard bleu du maréchal à qui il offrit un léger sourire réconfortant. Il serait cependant honnête d’avouer que le comte n’avait rien d’un militaire accompli sur l’instant. La fragilité qui transpirait était presque touchante et il pouvait comprendre dans un sens pourquoi Gabriel avait craqué pour son ancêtre, il y a 70 ans.
- Vous me flattez, mais je crains que vous me surestimiez également.
Bon. Eve semblait s’être repris suffisamment pour se remettre sur les rails. Antoine se permis donc de reculer légèrement, lui accordant de l’espace désormais. Lui imposer davantage une présence aussi proche n’était plus nécessaire et au pire, il ne chercha pas non plus à reprendre sa veste et l’air était agréable pour qu’il s’en passe un peu plus longtemps. Mains sur les hanches en une posture ouverte, son sourire s’agrandit un peu plus.
- Mes lèvres sont parfaitement scellées.
Gabriel aurait été là qu’ils auraient probablement plaisantés en prêtant serment avec une croix sur le cœur comme des gosses. C’était le genre de chose assez radicale pour détendre l’atmosphère mais il ne connaissait pas assez le maréchal pour se permettre cette attitude. Il détourna la tête, faisant quelques pas pour se mettre au niveau du Comte de Harcourt.
- De toute façon, je ne peux dire ce que je n’ai pas vu.
N’étais-ce pas pour ça qu’il avait lui avait mis sa veste sur la tête après tout. Alors d’un pas lent il retourna à l’entrée de la ruelle, retournant en « plein jour » s’il pouvait le dire ainsi. Dieu merci les rues n’étaient pas très fréquentées aujourd’hui et il était fort probable que l’entrée comme leur sortie ne serait remarquée de personne. Sans regarder derrière, il tourna la tête.
- Vous venez ? Vous m’avez promis un déjeuner, et je vous ai promis des pâtisseries.
Le ton n’était pas méchant, juste amusé et invitant le maréchal à chasser les dernières bribes de mélancolie pour le rejoindre.
Un souffle de soulagement, léger, presque imperceptible, et du revers de la main, elle finit d’effacer toute trace de sa peur. Depuis quand était-elle si vulnérable à l’idée de la solitude ? Non. Pas de la solitude. De l’isolement. De perdre ses repères à nouveau. De ne plus être maîtresse de rien. Un frisson, la bile lui remonterait presque à la gorge, mais elle repousse tout ça. Eve n’a pas ce luxe. Pas cette chance. La question n’existe pas, le choix non plus. Rester en contrôle était la priorité. Et Antoine était une cible parfaite à son attention. Des mots doux et mesurés, réconfortant.
Était-ce une chose que les familles de Bourgogne se transmettaient de génération en génération ? Eve n’aurait su le dire. Elle était pourtant bien certaine que les gestes d’Antoine lui faisaient écho au Gabriel de son passé. Un bien curieux sentiment qu’elle ne trouva pas le goût de repousser, tant il était rassurant à ses sens. Elle garde les yeux sur lui et ne relève pas sa garde. Ne cherche pas à se faire passer pour ce qu’elle n’est pas. A quoi bon, maintenant que tout avait volé en éclat ?
Se tournant pour le suivre, Eve rattrape doucement la veste à ses épaules et se pince les lèvres. Antoine est de dos. Antoine est de dos. Antoine est de dos…
D’un mouvement presque timide, elle relève le col de la veste jusqu’à son visage et ferme les yeux. L’odeur est une madeleine de Proust à son cœur. Elle savait depuis bien des années que les odeurs ne variaient pas toujours drastiquement d’une génération à l’autre… Et elle mentirait si elle ne concédait pas que… Non. Non Eve. Elle déglutit et se détourne, rattrapant Antoine à l’entrée de la ruelle, et lui tendant sa veste avec un air embarrassé.
« Je crois qu’avec tout ceci, je devrais vous offrir des pâtisseries pour m’assurer encore un peu plus de votre silence. »
Oh, elle le dit avec tellement de douceur. Elle le croit. Aussi insensé cela puisse paraître. Elle voulait simplement redonner un air de simplicité à l’air entre eux. Elle ressort de la rue et s’étire de tout son long avant de soupirer haut et fort. Personne n’est à proximité, elle s’en est assurée… Puis claque doucement ses deux joues pour se remettre les idées en place avant de se tourner vers Antoine.
« Allons-y. Nous ne sommes plus très loin. Et si vous aimez autant les sucreries que moi, vous devriez y trouver votre plaisir. »
Leurs pas reprennent plus tranquilles, la tension semble l’avoir quittée, au moins pour un temps. Et une fois rendus devant l’entrée d’une petite échoppe ressemblant à s’y méprendre à une maison d’habitation, elle ouvre la porte et s’invite à l’intérieur, jetant un regard à Antoine pour s’assurer qu’il la suive. Une fois la porte refermée, la jeune femme tenant les lieux les accueille poliment, tout sourire de voir deux beaux hommes chez elle. C’est un petit établissement de restauration, un endroit que peu de gens connaissent, plus de l’ordre d’une gentille soupe populaire que d’un grand cabaret servant des mets extravagants. Mais l’atmosphère est paisible, la pièce baignée du soleil d’après-midi, l’odeur est plus qu’alléchante, et un vieux monsieur lit un livre à une table. La jeune femme les laisse prendre place et Eve cherche naturellement à s’éloigner des fenêtres... Elle souffle à son compagnon, le ton complice.
« Vous seriez surpris de savoir combien de personnes vous interrompraient au milieu de votre repas pour une doléance. »