C’était soir de pleine lune, alors Janvier avait pour une fois décidé de laisser son immonde créature intérieure courir à pleines enjambées dans la forêt de Saint-Cloud, épaisse et pleine de buissons.

Pour ce qu’il s’apprêtait à faire, il avait réussi à attraper un petit daim de passage, pour en faire « offrande » aux autres créatures qu’il s’apprêtait à rejoindre. Une façon comme une autre de « raffermir » leurs liens. Rien que l’idée lui donnait envie de vomir, mais c’était sa mission en tant qu’agent de l’Eglise Souterraine. Il devait continuer son infiltration pour en savoir toujours plus et savoir où frapper le moment opportun. Au moins, l’avantage d’être imperméable au vieillissement lui laissait pléthore d’occasions, étalées sur plusieurs années, de faire montre de sa bonne foi.
Enfin, sa supposé bonne foi.

S’arrêtant au beau milieu d’un endroit sans arbre, Janvier lâcha sa prise et s’assied sur le tapis de feuille de la forêt, lequel était uniquement éclairé par l’astre lunaire. Puis, après avoir vérifié alentours qu’il n’y avait pas d’autres loups que ceux qu’il allait vouloir joindre – ou de sangsue, c’était un risque, aussi -, il hurla à la lune pour laisser son message se diffuser dans l’air.

« Rejoignez-moi. »

Puisqu’il ne pouvait toujours pas parler sous cette forme répugnante, il faisait avec les moyens du bord…

Oh, ce qu’il pouvait détester ces pseudos signes d’affection. Janvier aurait pu essayer de rompre le cou d’Antoine au moment où ce dernier s’en serait le moins douté. Oui, il aurait pu tenter sa chance – et il croyait dur comme fer en ses chances de réussite. Toutefois, cela aurait grandement compromis son infiltration au sein de cette meute. Il devait récolter plus d’informations, toujours davantage. Pour le bien de la cause, pour l’Eglise Souterraine à qui il avait décidé de dédier sa vie.

Pour Cléonie, Benoite et Béatrice, aussi.

Car il n’oubliait pas de qui Antoine était le fils et le revoir jetait à chaque fois un peu plus de braises sur le magma de sa colère. Toutefois, Janvier avait cette aptitude à ne rien laisser paraitre, à toujours tout bien dissimulé sous un coffre-fort de comportements aux antipodes de ses véritables sentiments. Il ne devait rien laisser transparaitre. Rien.

Lorsque le museau d’Antoine effleura le sien, il laissa un gémissement de contentement lui échapper. « Oui, c’est moi. » salua-t-il dans leur langue bien à eux, un dialecte qui s’était intégré en lui, pour ainsi dire. Il n’avait pas choisi de l’apprendre, ça s’était imposé. Autant en profiter. Qui a-t-il de plus jouissif que de retourner contre eux leur nature même ?

L’autre loup lorgnant un peu sur sa proie, il fait mine de s’en écarter et la désigne de la patte. « Prends en un morceau, il est délicieux. » Puis, s’asseyant pour bien montrer qu’il n’était pas menaçant, il poursuivit ses cliquetis et autres sons amicaux. « Je passais par ici et j’ai eu envie de vous voir. »

En soit, ce n’était pas tant un mensonge… Dans les grandes lignes.

Ces débordements d’affections et ses étapes qui se voulaient respectueuses avaient le don de lui filer la nausée. Et pourtant, Janvier souillé de son rôle jusqu’à la moelle ne saurait jouer meilleur observateur que celui qu’il incarne actuellement. Il ne regrette rien si ce n’est de ne pouvoir arracher la tête de cette maudite créature, là, de suite. Pourtant ses instincts sont au plus calme, il n’émane rien de lui sinon un pacifisme certain.

Le résultat d’années de tromperie, d’exercice du genre, à tenir des propos que l’on ne pense pas mais que l’on maîtrise. C’est ainsi.
« Bien bien, si tu insistes. » exprime-t-il en quelques sons suraigu, afin de faire mine de céder face à la demande d’Antoine. Ses crocs s’enfoncèrent dans la chaire molle de la proie, en retirant une belle part. Le regard qu’adresse Janvier à son homologue est équivoque. Il peut bien se servir maintenant, non ?

« En vérité, je suis remonté sur un coup de tête. J’ai couru à quatre pattes presque toute la nuit précédente pour arriver à temps. Je ne sais pas encore combien de temps je vais rester mais… Pourquoi ne pas se voir avec Gabriel, oui. » Et nouer un contact encore plus fort avec l’alpha. C’était l’occasion rêvée pour se rapprocher toujours plus de son objectif. Pour faire tomber cette maudite meute.

« Du calme, Antoine, je ne serais pas si calme si quelque chose était arrivé au domaine ou à la meute. » Forcément, ces benêts lui faisaient tous confiance, depuis le temps qu’il était parmi eux. Les loups sont simples à berner quand on les prenait dans le bon sens. Même si cela coutait à Janvier et à sa haine des créatures, il devait au moins rendre justice à la patience dont il ne se serait jamais senti investi auparavant. Tout ça pour le bien commun, pour le bien des humains.

Il laisse Antoine tendre le cou pour prendre une part du chevreuil, rêvant secrètement de pouvoir rompre cette nuque à coups de crocs féroces. Mais ce sera pour une autre fois.

Il lui fallait maintenant inventer un énième mensonge pour rendre sa venue ici crédible. Oh, il pourrait mentir sur sa situation sentimentale, après tout, non ? « Erm… Comment tu fais pour me percer à jour comme ça, Antoine ?! » Il fait semblant de s’agacer, mais rien n’est plus faux. Peu importe tant que ça sonne véridique. « Oui, c’est vrai, mon coup de tête était avéré mais peut-être a-t-il eut plusieurs sources de motivations, on va dire. »

Tous. Les. Tuer.

Raaaah, mais ce n’était pas possible d’être curieux à ce point-là ! Dans quoi il s’était embarqué avec son mensonge ? Et puis zut, Antoine pouvait-il seulement arrêter d’être comme ça ?! Janvier ne supportait pas cette proximité, ça le répugnait. Mais, comme d’habitude, il prenait sur lui pour le bien de sa mission.

Soufflant par le nez et se remettant debout sur ses pattes, Janvier s’ébroua un peu et fit mine de ne pas oser dire ce qu’il avait sur le cœur, utilisant une de ses pattes pour gratter le sol, comme timide. « Eh bien… » Et pour clore l’imitation, il décida de faire comme s’il confiait une part de son intimité.

« Bon, bon, d’accord, je vais te le dire… » Inspiration, expiration. « J’ai rencontré quelqu’un… Peut-être. » Le visage d’Embre s’imposa à ses pensées. Bon, il n’allait évidemment pas parler d’elle – qui sait d’ailleurs si le lycan qui l’avait attaqué n’était pas rattaché à cette meute, par ailleurs ? – mais il pouvait feindre d’avoir eu un coup de foudre pour éloigner toutes autres questions et suspicions de la part du Vicomte.

C’était comme ça que chassait une véritable bête, avec ruse. Et Janvier ne comptait pas s’arrêter en si bon chemin.

Oh non, voilà qu’il s’intéressait brusquement à ce fictif sujet de conversation. Janvier s’en agaçait déjà mais tâchait de contenir sa hargne. Pas encore, pas encore. Il devait s’armer de patience. Heureusement, Antoine s’éloigna et ouvrit une brèche, une échappatoire. Le mordu de l’Eglise Souterraine n’attendit pas davantage pour s’y engouffrer. « Oui, un jour peut-être… Tu sais comme c’est difficile pour nous, créatures, de frayer durablement avec les humains, après tout… » Voilà. Et merci de ne plus poser de questions.

De toute manière, c’était à son tour, maintenant.

« Mais dis-moi… Tout va bien pour Gabriel ? Des rumeurs ont circulées et de ce que j’en ai entendu, il aurait plutôt violemment rejeté la proposition de mariage d’une jeune fille de Marquis ? Les choses se sont aussi mal passées que le disent les rumeurs ? C’est que depuis la campagne, nous n’apprenons pas toujours tout avec rapidité… Et moi qui ne sais pas lire, de surcroît… »
Amorcer un autre sujet, qu’il connaissait pourtant bien pour y avoir participé – mais il n’irait pas s’en vanter – était une bonne stratégie pour en apprendre un peu plus au sujet de la santé de la meute. Si l’alpha était déstabilisé, il serait une proie facile.