La noblesse clodoaldienne n’avait jamais été sa tasse de thé. Quelque chose dans cette atmosphère laissait un goût de fer, de haine, et même de condescendance. Eve n’aimait pas se retrouver forcée à jouer des intentions politiques des hommes et femmes de la cour. Pourquoi s’infliger pareils mensonges lorsque l’on pouvait simplement ignorer l’entièreté d’une situation ? Certainement aurait-elle feint l’ignorance ou la surdité si elle en avait eu le choix. Mais sous l’étendard de la France, plus aucune alternative. Ce n’était plus le comte que l’on conviait aux réunions sociétales, non. C’était le maréchal. Et quel n’était pas le déplaisir de chevaucher hors des confins agréables de Paris à l’aube, pour entendre tout le jour durant les élucubrations de ceux qui plus anciens, se pensent tout sachant. L’absurdité ne l’effleure qu’à peine, déjeunant au couvert d’argent d’une famille hôte respectable, aux idées pourtant si rétrogrades. Le progressisme n’a en aucun cas rattrapé les familles de France. Une femme couronnée déplaît. Et c’est dans les rires bourrus et gauches d’hommes prétendant aimer leurs femmes mais rêvant à une concubine qu’Eve s’efforce de tenir propos et figures aimables.
L’insouciance n’est jamais de mise. Conversations étirées deviennent propositions impromptues, et Eve espère pouvoir s’échapper jusqu’à ce qu’une invitation – sommation vraiment – à une battue nocturne ne soit avancée. Les propos lui échappent, sangliers virulents, plants saccagés. Son seul désir est de s’échapper… Et dans la désolation immersive qu’est son désir de s’échapper, la nuit tombe, et la lune dans sa rondeur voluptueuse, éclaire ceux qui pensent pouvoir traquer sans être traqués.
Heures passant, c’est pourtant au pas des fers de leurs chevaux qu’ils rebroussent chemin, bredouilles. L’orée des bois est tranquille, et c’est après maintes salutations qu’elle reprend la route de son logis, refusant de prolonger l’effort.
C’était du moins son espoir. Il n’aura fallu que quelques minutes à Eve pour contourner les bois et s’éloigner avant que l’effluve appétissante du sang ne vienne raviver ses sens. Ralentissant au pas, tout vampire sait que les nuits de pleine lune sont le domaine d’une toute autre espèce. Et c’est aux grondements féroces qui s’élèvent des profondeurs du bois qu’elle sait. Dessellant sa monture, c’est d’une flatterie discrète contre le chanfrein chaud, elle presse son front contre la tête de l’animal, ses oreilles portées vers l’arrière en signe d’une nervosité évidente.
« Calme… »
Eve, pourtant, ne fera rien pour attacher l’animal. Non, sa monture fuirait le cas échéant, si la peur devenait trop importante. Une dernière caresse et la jeune femme piste en silence l’odeur de sang. A celle d’un de ses pairs se mêle l’odeur plus alléchante d’un lycan… Et peut-être est-ce la confusion qui la pousse à avancer. Ou tout simplement la folie.
Pourquoi donc s’était-elle invitée en ces lieux ? Lorsque l’odeur devient oppressante, ce sont les voix d’hommes approchant à bon pas qui la surprenne. Quelques mètres supplémentaires suffisent à révéler la dépouille ensanglantée d’un vampire malchanceux… Et sa présence n’était certainement pas de la meilleure augure… Des traces de crocs, béantes et infâmes. Eve s’accroupit près de l’individu, pressant ses doigts contre sa gorge… et aucun pouls ne signale encore la moindre trace de vie. Gants maculés de sang, Eve se redresse en entendant l’approche de ceux qu’elle supposait être ces compagnons hâtivement abandonnés… Elle devrait s’en aller. Cette affaire n’était pas la sienne…
Du moins, elle ne l’était pas jusqu’à ce qu’un grondement profond ne fasse vibrer l’air. Dos tourné à son opposant, elle ne précipite pas son mouvement lorsqu’elle se tourne et tombe nez à nez avec une bête immense. Une fourrure noire et dense, surmontée de deux perles de saphir. L’animal est imposant, et sa puissance ne serait pas à interroger. Ce lycan est d’une beauté sans égal, et Eve, d’un regard, comprend qu’elle ne devrait pas voir beauté lorsque la menace est si grande.
Alors pourquoi lève-t-elle simplement une main vers le loup, paume ouverte en signe de calme. Les autres humains ne sont pas loin, le signalent sans peine les bruits de pas écrasant la végétation sans vergogne. Tournant la tête en direction du bruit un bref instant, elle murmure, voix douce et assurée.
« Je vais les éloigner. Restez à l’abri des regards. Ne faites pas de bruit. »
Son cœur bat à un rythme si tranquille. Aucun signe de peur ni de doute. L’évidence est telle. Pinçant les lèvres dans une moue ennuyée, Eve ôte ses gants souillés et les laisse tomber au sol avant de s’éloigner de l’animal, lui tournant le dos. Adam hurlerait certainement. Adam lui en voudrait d’être si inconsciente. Mais ses pas déjà l’amène à grande foulées vers le groupe de nobles qu’elle venait précédemment de quitter. Ils étaient trop proches. Trop proches pour qu’elle puisse risquer d’exposer un monde qu’elle désirait conserver sous silence.
« Messieurs…- »
L’échange n’est pas long. Nul n’aurait douté des paroles du maréchal, s’il avait affirmé de tant de confiance que la bête s’était échappée dans la direction opposée… L’argumentation ne fut pas nécessaire. Et pour la première fois, Eve n’aurait pu être plus soulagée que les chiens n’aient pas été amenés. Assurant au groupe qu’elle repartait pour Paris, elle laisse pourtant le groupe s’éloigner suffisamment avant de revenir sur ses pas, cette fois-ci, bel et bien seule… Et devant la scène offerte d’un massacre évident, elle soupire doucement. Comme habituée. Eve en sait visiblement trop…
Ou Gabriel n’en sait simplement pas assez.
Quelle avait été la première fois ? La première fois que son regard s’était posé sur les formes colossales d’un animal si large et oppressant qu’il en avait insufflé un sentiment de danger au creux de son âme ? Vampires et lycanthropes ont vécu côte à côte dans le monde des mortels si longtemps qu’il était presque inconscient de chercher à comprendre qui de ses connaissances prétendument mortelles pouvait être d’une race dite adverse. Eve n’avait jamais ressenti le moindre sentiment à l’égard de leur espèce. Ni compassion, ni même la moindre aversion. Oh, peut-être à une époque avait-elle cru les préceptes soufflés à son oreille, enfant plein de détresse ne saisissant pas les raisons du monde.
Aujourd’hui adulte depuis bien plus d’un siècle, pourquoi s’effraierait-elle de ce qui n’est autre que le revers de sa propre médaille. Là où le soleil maudissait les siens, la lune implore à la douleur de leur contrepartie plus animale. Pourquoi s’effrayer de son propre sort ? Pour la guerre ? Eve osait croire que si se jouer des mortels était un délice simple, elle n’avait pour autant jamais eu raison de jouer de la mort des autres… à moins que cela ne devienne nécessaire. Et jusqu’à preuve du contraire, rien ne demandait à ce qu’elle verse elle aussi la moindre goutte de sang.
Observant la dépouille au sol, Eve ne peut que constater que l’animal, aussi imposant soit-il, avait écouté ses brèves recommandations. Oh, elle sait sans le moindre doute qu’il n’est pas parti. Entend son souffle brusque, son cœur qui bat encore un peu fort de sa précédente altercation. De nervosité ? Elle ne pouvait de toute façon pas prétendre l’avoir aperçu. Alors sans plus de cérémonie, elle noue prestement ses cheveux blonds en une queue de cheval haute avant d’ôter sa veste et de la poser loin des éclaboussures souillant la végétation. D’un geste la jeune femme retrousse les manches de sa blouse et ignore totalement l’animal, s’approchant du vampire au sol pour vérifier la présence d’effets personnels. Non, Eve ne volerait personne. Elle avait seulement besoin de savoir si cette créature avait un groupe… Ou peut-être une famille.
Doigts maculés de sang, elle abuse de l’innocence qu’est le fait d’être mortel et murmure, soi-disant pour elle-même.
« Que faisiez-vous ici une nuit de chasse… »
Oh, de toute évidence, Eve n’avait aucune façon de savoir qu’il s’agissait d’un vampire… Après tout, les détails sont si minimes. Quant à savoir si elle parlait de la battue nocturne ou du prédateur tapis dans les fourrés, rien ne le prouverait. Son regard choit pourtant sur le reflet teinté de sang d’une lame en argent, et sans réellement réfléchir, elle se redresse et cherche les environs. Mentir n’a jamais été un souci, et le rythme anxieux de son cœur est un signe… Oui, ce n’est qu’un mensonge. Pourquoi s’inquiéterait-elle pour un loup. A qui mentait-elle, vraiment ?
« Il a dû être blessé… »
Son regard suit les traces au sol. Les empreintes encore fraîches contre la terre argileuse. Et si elle approche à pas hésitant, c’est l’éclat de la lune se reflétant dans le bleu abyssal d’une paire de prunelles hypnotiques qui la font se figer. Le silence s’étire, elle reste là, interdite, essayant de saisir si l’animal l’attaquera. Pourtant elle ne fait rien pour se protéger, non. Rien. Et l’adrénaline sera la seule preuve de son cœur battant un peu plus vite. S’humecter les lèvres et souffler doucement.
« Je suis désolé que votre chasse se soit si mal déroulée. »
Mais Eve n’est pas menaçante, non. En réalité, elle a peut-être même l’air plus douce à bien y regarder. Peau pâle exposée et vulnérable. Elle aurait sûrement dû se faire plus prudente, tant sa tenue, une fois son veston ôté, laissait deviner les lignes fines d’une taille féminine. Et si au détour d’un regard, l’éclat bleu d’une rose luit contre son cou, c’est uniquement parce qu’elle ne sait pas que tout ces signes pourraient être utilisés contre elle d’une façon ou d’une autre.
« La battue se prolongera vers le sud, vous devriez être en sécurité ici… »
Dans l’obscurité, ses prunelles claires trouvent les lacérations salissant la patte du loup et son air se fait peiné. Elle ne dit rien. Elle sait que la fierté parfois vous imposait de ne pas apprécier que l’on vous prenne de haut, même s’il s’agissait seulement d’offrir son aide.
Il n’y a pas de sursaut. Pas de peur non plus. Dans un face à face de ce genre, elle donnerait tout ce dont elle est capable, et la lame en argent encore au sol serait entre ses mains avant même que leur sang ne soit versé. Non, Eve n’est pas hautaine dans son appréciation de la situation. Elle risquerait tout aussi bien de mourir de ces crocs que le loup pourrait finir planté par ses mains pâles. Le doute quant aux aptitudes de la créature bondissant, fière et gigantesque face à elle n’est pas. Non. Elle n’a pas peur car son cœur est déjà résolu à l’idée que tout ceci pourrait se finir au plus mal. Mais cela ne l’empêcherait pas pour autant de se comporter de façon civile. L’agression de mènerait qu’à la violence, et elle n’avait pas prévu de rendre son dernier souffle cette nuit.
Alors le vampire reste stoïque devant l’impressionnante démonstration de force, elle bat simplement des cils sous le souffle brûlant, l’odeur du sang ne l’affectant pas. Gérer son appétit était une chose qu’elle avait appris il y a de cela bien des années, et cette situation ne ferait pas pencher la balance d’une quelconque façon. Même ce museau couvert de sang ne lui ferait pas changer d’avis.
Pourtant l’animal change son comportement, l’agression virant en… quelque chose d’autre. Leurs regards se croisent et elle incline doucement la tête sur le côté, un demi sourire étirant la commissure de ses lèvres.
« Vous n’êtes pas le premier que je rencontre… »
Comment aurait-elle pu savoir quelle était la réalisation de la créature face à elle ? Après tout, comment aurait-elle simplement deviner qu’il s’agissait de Gabriel de Sercey ? Eve n’a aucune intention de se battre, non. Alors calmement, elle montre sa main, celle-là même qui portait un anneau en argent et l’ôte d’un geste délicat, glissant la bague au creux de l’une de ses poches en signe de paix.
« J’ai conscience que la situation n’est pas idéale, ni pour vous ni pour moi. Quand bien même je présume que vous ne devez pas avoir le moindre regret. »
Il suffisait d’en juger par l’attitude de l’animal. La fierté brillait presque contre son immensité. Mais en aucun cas elle battrait en retraite. La guerre n’était pas son problème. Les morts injustifiées ne pouvaient la concerner. Cette haine entre leurs espèces n’avait pas de fondement dans ses propres croyances et doucement, elle lève la main, comme pour toucher la fourrure dense et noire, mais n’en fait rien. Ce n’est pas un bête animal, non. Jamais elle n’aurait touché une autre personne sans la moindre considération. Non, elle frotte simplement son pouce contre la pulpe de ses doigts où le sang avait déjà séché, poisseux.
« Votre réponse sera sûrement négative, mais… Puis-je vous aider d’une quelconque façon ? Vous êtes blessé. Je ne peux pas ne pas vous offrir main forte. »
Le spectacle était on ne peut plus particulier. Si d’aventure, elle avait déjà rencontré et côtoyé certaines créatures maudites par le clair de lune, elle n’avait pour autant jamais vraiment été dans une situation similaire. Les loups ont pourtant tendance à être tranchés quant à leurs choix. Mais celui-là, pour une raison qui échappait à Eve, semblait hésiter. Elle ne fit rien pour brusquer la bête qui la toisait d’une telle manière qu’elle n’était pas pleinement certaine de comprendre lequel des sens de l’animal tentait de l’analyser. Et si sa main tendue fut repoussée, elle ne le prit aucunement pour une offense. Après tout, s’il avait voulu la tuer, ils ne seraient pas ici à s’observer en chien de faïence.
Alors Eve fait ce que l’animal semble lui réclamer : absolument rien. Pourquoi est-elle restée dans ce cas ? Un simple instinct. Si elle ne fait aucune remarque à l’évidente contrariété de la bête, elle ne fera aucun commentaire non plus à cette truffe couverte de sang venant se loger contre sa veste aux couleurs claires. Elle ne saurait pas se justifier alors qu’elle observe seulement le labeur assidu d’une créature qui aurait tout à être un alpha de meute. Mais pourquoi seul. Elle n’aurait certainement aucune réponse à l’ensemble de ses interrogations, mais elle ne s’échappe pas. Garde l’oreille tendue, son regard surveillant la forêt les entourant tandis que la créature enterre l’un de ses propres congénères. Aucune once de remord en elle. Rien. Chacun pour sa peau. C’était la règle du jeu.
Elle se laisse pourtant surprendre – ou prétend l’être – lorsque l’animal l’approche et lui tourne autour. Elle hausse un sourcil surpris et le suit du regard.
« J’espère que vous n’avez pas l’intention de vous essuyer le museau contre ma veste à nouveau. »
Un trait d’humour qu’elle… n’aura pas le temps de souligner qu’elle sent le frisson lui remonter l’échine lorsque les crocs du loup se referment contre sa chemise. Elle déglutit et se laisse faire, protestant malgré tout.
« Vos manières seraient à revoir. »
Que pouvait-elle faire, après tout ? Elle tend une main pour assurer son équilibre contre l’épaule puissante de la créature mais se laisse surprendre lorsque toute pression disparaît. Battant des cils, elle manque le pas suivant, perturbée dans l’élan et se retient de justesse au pelage de l’animal, s’excusant vivement. Mais de toute évidence, la légère pression de sa main contre sa fourrure n’était pas le problème.
Jetant un regard à l’animal, elle n’aurait pu manquer le tremblement si net dans la patte de l’animal. Les lèvres pincées, elle pouvait assurer que les diverses plaies avaient recommencé à saigner. Probablement était-elle idiote pour son mouvement suivant, mais en moins de temps qu’il n’en fallait pour le penser, Eve était déjà retournée et accroupie pour observer les lacérations, murmurant doucement pour elle-même, ne réalisant même pas que le français n’avait pas été employé. Elle va pour effleurer la patte mais se ravise, relevant les yeux sur les deux saphirs bleutés. Là, si petite près de la créature, elle aurait pu être un simple casse-croûte, morte en une morsure, là, contre sa gorge. Mais elle n’a pas peur. Non, la peur n’engendre que la déraison. Et s’il est une chose qu’Eve n’est pas, c’est bien cela.
Scrutant la figure de l’animal elle souffle calmement, le regard sûr, ne montrant aucune forme de sentiment particulier.
« Vous n’irez pas loin dans cet état. »
A moins de ne reprendre sa forme humaine. Mais la position de la lune laissait présager à Eve que s’il avait le choix, cet individu ne reprendrait pas sa forme humaine avant l’aube. Elle soupire et déplie sa veste, en déchirant l’intérieur avant d’extraire une flasque de la ligne de sa botte, la soulevant au niveau du regard du loup.
« Laissez-moi simplement vous aider. Je vous promets de partir et d’oublier votre existence par la suite. »
Depuis combien de temps n’avait-elle pas ressenti ce sentiment ? Probablement depuis qu’Adam s’était échappé pour une idylle ridicule à l’autre bout de la France. Ce sentiment de faire face à l’égo démesuré des hommes, les mâles, ces créatures avides d’une fierté puérile qui ne leur rendait que l’air plus idiots. Eve ne comprendrait jamais, tous traits masculins prenait-elle, la logique simiesque de ce comportement lui échapperait probablement toute sa vie. Quel était donc l’intérêt ? Jouer au plus fort ? Un machisme risible qui n’eut certainement pas l’effet de la faire sourire, non.
Elle était agacée.
Eve connaissait la fierté ma placée des loups. Savait particulièrement combien les créatures se pensaient éhontément supérieures au reste du genre humain. Mais s’il est une chose qu’elle n’avait jamais apprécié, c’était tout particulièrement une démonstration injustifiée de dédain. Qu’avait-elle donc fait pour mériter d’être ainsi ignorée ? Rien, si ce n’était offrir son aide. Peut-être était-ce l’excès de patience qu’elle avait fourni pour tolérer ces imbéciles couards de la cour ce jour, ou peut-être était-ce simplement qu’elle n’avait jamais apprécié ce genre de comportements. Sa voix est aussi froide qu’il se peut, signalant sans peine son irritation.
« Vous préférez donc tourner le dos plutôt que d’accepter mon aide. Quelle démonstration brillante de courage. »
La pique lui a échappé plus vite qu’elle ne l’aurait pensé, mais elle se redresse déjà et dévisse le bouchon de la flasque, versant une part de son contenu au sol, certaine que l’odeur suffirait à faire comprendre à ce benêt loup qu’elle n’avait eu aucune mauvaise intention. Elle soupire, subitement excédée et pince les lèvres, croisant les bras sur son torse. Ses vêtements salis de terre et de sang, elle ne semble pourtant pas gênée le moins du monde, non. Elle a subitement bien conscience que ce tempérament doit être celui d’un alpha, quand bien même à ses yeux, tous les loups pouvaient être plus butés les uns que les autres. Une chose que toutes les créatures semblaient avoir en commun. Mais elle tranche, encore.
« Mieux que personne vous devriez savoir qu’à l’instar de vos meutes, ils ne se déplacent pas seuls. Si vous tenez tant à finir abattu, grand bien vous en fasse. Si vous ne voulez pas d’aide, je ne suis pas responsable de votre perte. »
Les vampires n’étaient pas la seule menace. La battue était toujours en cours. Et que ferait donc cette bête immense, déchue d’une patte, pour fuir ? Elle soupire et finit par se détourner, récupérant ses affaires, visiblement, elle en avait eu assez. Sa bonne âme ne la ferait pas tuer pour protéger un imbécile suicidaire et borné.
Oh le regard qu’elle pose sur le loup est courroucé. Eve a beau être d’une patience régale dans le cadre de ses ordres, ici, elle n’était pas maréchal. Elle n’était qu’Eve, et Eve n’appréciait vraiment pas ce degré de gaminerie.
« Mais quel âge avez-vous donc pour vous comporter de la sorte… »
Un soupir et elle tire en retour sur le tissu avant de lâcher prise, se passant une main sur le visage. Ce n’est pas qu’elle en avait quelque chose à faire, non. Adam, à sa place, aurait sûrement abattu ce lycan. Mais aucune raison ne le justifiait. Et ce grondement lui donnait surtout envie de claquer ce museau pour faire un brin de discipline. Elle finit par croiser les bras sur sa poitrine et fixer la créature, visiblement ennuyée.
« Vous ne voulez pas être soignés, vous obtenez gain de cause lorsque je décide de partir et c’est maintenant que vous décidez que vous voulez de la compagnie ? Vraiment, vous êtes-… »
Elle ne finit pas sa phrase et expire lentement, acceptant que ce caprice soit passé à l’animal. Elle croise enfin le regard bleuté et murmure.
« Si vous faites ça pour m’abattre, j’espère que vous avez conscience que je ne me laisserai pas faire. »
Lorsqu’elle s’accroupit enfin, elle cherche le regard de la bête, la voix calme et basse, elle n’a pas besoin de plus. Elle sait qu’elle sera entendue. Ici, contre le sol, elle semble étrangement frêle devant l’imposante forme du loup. Mais elle ne s’en dérange pas. Elle observe le tissu trempé de sang et de bouts et chair encore dans la gueule de l’animal et soupire doucement avant de déchirer la manche de sa tunique.
« M’accordez-vous enfin le droit de pouvoir au moins désinfecter vos plaies… ? Vous avez beau être résistant, il n’y a aucune raison d’aggraver les marques qui vous resteront sur le corps. »
Le petit cirque du lycan n’aura certainement pas le mérite de faire sourire Eve, non. Cette journée avait été longue, bien trop longue, et elle se passe une main sur le visage, désabusée. Vraiment ? Vraiment…
« J’espère que vous vous amusez bien… »
Mais à ce rythme, il finirait surtout par tirer sur le manque d’étiquette d’Eve. Elle soupire longuement et s’assied finalement au sol, en tailleurs, tenant sa manche déchirée entre ses mains et repoussant le tissu Sali plus loin. Elle n’en ferait plus rien, c’était sûr. S’accoudant enfin à son genou, le dos voûté en une démonstration de décontraction, ou simplement de baisse de garde, le pendentif à son cou brille sans peine contre les rayons de la pleine lune, là où le jabot de sa chemise avait été ouvert auparavant. Ainsi, il est si évident qu’elle n’est pas masculine, que ses traits sont si parfaits qu’ils la rendent androgyne.
Pourtant, c’est lorsque le loup commence à bondir comme un jeune chiot qu’elle perd son sérieux, un souffle qui se transforme bien rapidement en un léger éclat de rire. D’une main, elle vient couvrir ses yeux et comment pouvait-elle se rendre plus vulnérable ? Elle jette un nouveau regard au loup et lui lance doucement, un sourire étirant la commissure de ses lèvres.
« Vraiment ? Est-ce bien raisonnable de défier un simple humain de la sorte ? Je présume bien que mon indifférence quant à votre condition doit vous laisser perplexe, mais je vous assure que je ne serais pas un partenaire de jeu satisfaisant. »
Ceci étant…
« Mais si vous m’accordez enfin le temps de panser vos plaies, vous pourrez vous rire de mon manque de force tant que vous le souhaiterez. »
Pourquoi sonnait-elle subitement si concernée ? Elle cherche une seconde le regard de l’animal est murmure.
« S’il vous plaît ? »
Était-ce le fait qu’elle ait baissé les bras ? Ou simplement que laisser filer l’agacement et ses nerfs à vif avait finalement délié leurs comportements respectifs ? Elle ne sait pas. Ne comprendra certainement jamais comment fonctionnent ceux de la race lupine, quand bien même elle les aura côtoyés à de bien nombreuses reprises. Eve se laisse pourtant surprendre lorsque cette truffe humide et froide se glisse contre sa joue, lui faisant relever le visage. Pourquoi est-elle si attachée au bleu de ces regard ? Elle ne se l’explique pas. Bleu semble toujours la rattraper, bien malgré elle.
Mais elle ne saisit pas. Reste sage sous ses scrutations, quand bien même son souffle pourrait presque brûler sa peau, tant il lui semble chaud. Ses épaules s’affaissent, le danger n’est plus. Comprendre l’animal devant elle deviendrait presque désuet tant son comportement se fait curieux. Voulait-il l’interroger ? La connaissait-il lorsque quatre pattes en devenaient deux ? Une nouvelle pression de ce museau, et son geste est celui de la confiance, alors qu’elle se laisse à nouveau faire, suivant le mouvement, la gorge dégagée. Elle n’a pas peur, c’est si évident. Si évident et pourtant.
« Suis-je aussi curieux que cela à vos yeux… ? »
Elle n’insiste pas, le regarde enfin daigner accepter sa requête et c’est sans chercher à jouer de son étiquette, de son rang, ou d’un quelconque artifice qu’elle avance sur ses genoux pour sa glisser devant les pattes imposantes de l’animal. Elle relève le visage et cherche son regard, un demi sourire sur les lèvres.
« Que dirait le reste du monde s’ils nous voyaient ici ? »
Elle ne s’attarde pourtant pas sur cette question, approche sa main de la patte blesser, la soulevant par le dessous des coussinets couverts de terre, mais elle s’en moque. Le mouvement est presque maternel lorsqu’elle vient déposer la patte blessée contre sa cuisse pour la stabiliser.
« Je vais désinfecter, pour commencer. »
Pas la peine de souligner que ce serait douloureux, c’était une évidence. Et de toute façon, jouer avec l’égo de l’animal devant elle n’était pas une sage décision. Elle imbibe sa manche déchirée de l’alcool contenu dans sa flasque et se contente de gestes assurés et efficaces. Il ne s’agissait pas de réveiller davantage la douleur, non. Simplement ôter toute la crasse, terre et restants de chair qui s’étaient logés là où l’argent avait attaqué ce membre. Oh, elle est patiente, laisse le temps à la créature de se tendre, de la guider quant à savoir si elle pouvait continuer ou lui accorder un instant pour souffler. C’est une fois assurée que le plus gros était enfin d’un état plus respectable qu’elle pinça les lèvres.
Fichu pour fichu, qu’est-ce que ça pourrait changer maintenant ?
D’un mouvement sans aucune brusquerie, elle déchire sa seconde manche, laissant visibles des cicatrices que Gabriel n’avait jamais connu de son temps. Une morsure est nettement visible contre la naissance de son épaule, brillant d’argent contre sa peau diaphane. Il n’est aucun doute qu’il s’agit d’une gueule humaine. Les conséquences resteront à la déduction seule de l’animal. Eve finit simplement de séparer les pans du tissu pour pouvoir improviser un bandage, aussi tranquille qu’elle pouvait l’être, là où le loup n’aurait qu’à la repousser pour l’acculer au sol et la dévorer.
Être un désagrément pour l’animal qui la surplombe la fait presque sourire. Elle n’est pas moqueuse, pas plus qu’elle ne peut penser mal de la réaction presque ennuyée de la créature. Eve n’a pas lieu de chercher plus loin, elle pouvait bien commenter, non ? Mais quelque part cet échange est rassurant. Le danger est passé, et ses doigts contre la fourrure lacérée sont minutieux. Elle se refuse à le faire souffrir plus que de raison. Rien ne le justifierait, et son geste n’était pas là dans ce but.
Jamais ne s’est-elle tendue lorsque le souffle du loup s’est rapproché de sa gorge. Elle n’a pas peur. Pas de lui. Elle ne sait pas pourquoi, probablement pas un trop plein d’arrogance ? Ou il s’agirait simplement d’une preuve de respect envers un combattant. Elle ne dit pourtant rien, se demandant en silence si son odeur était une chose qui déplaisait au loup. Il ne fit aucun bruit. Peut-être n’était-elle pas un individu nauséabond.
Eve voudrait comprendre. Croise le regard de l’animal qui avait en quelques sortes glapi. Rien n’était bien clair. N’avait-elle pas dit qu’elle le soignerait de son mieux ? Il n’avait pourtant pas bronché jusque-là. Ah, les lycans étaient certainement une espèce qu’elle ne s’expliquerait jamais parfaitement…
Repoussant le poil de l’animal à mesure qu’elle passe le tissu pour bander sa patte, elle ne peut que remarquer les formes si disgracieuses de plaies qui mettraient des semaines à guérir. Un soupir, elle voudrait le réconforter, mais aucun mot ne suffirait. Vampires et loups se sont fait la guerre pendant tant d’années, il n’y avait rien pour apaiser ces plaies. Et toutes les cicatrices qu’elle voudrait panser ne seront jamais effacées.
Est-ce sa mélancolie, ou simplement une réponse à ses gestes ? L’animal geint d’un son qui la fige pourtant. Ce n’est pas de la douleur, du moins elle ne le pense pas. Si elle ne parvient pas à comprendre la raison, elle lui offre pourtant un fin sourire, quelque chose de tendre luisant dans son regard.
« J’ai presque fini. »
Oh de toute évidence, la patience n’était pas une vertu de cette personne. Un rire dans un souffle léger, elle vient presser sa joue contre la tête de l’animal pour le repousser doucement, n’y mettant aucun effort suffisant pour le déloger, attendant patiemment pour enfin terminer son labeur. Le tissu noué avec assurance, elle se redresse enfin un peu, ses deux mains tâchées de sang posées sur ses cuisses alors qu’elle lui offre un regard accompagné d’un sourire plus tranquille.
« Voilà qui est fait. »
Elle pourrait lui recommander de soigner tout ceci avec telle ou telle plante, mais elle n’en fait rien. Elle n’en n’aurait de toute façon pas eu l’occasion. Eve hoquette alors qu’une lance large et chaude vient tracer la longueur de son visage, la laissant un instant surprise et particulièrement humide. Les épaules relevées dans un mouvement de surprise, elle bat des cils, dépourvue d’une réaction concrète avant de laisser éclater un rire léger. Soulagée. Eve était simplement si rassurée. Prudente, elle essuya le bas de son visage d’un revers de la main avant de profiter de la proximité entre leurs deux frimousses pour venir doucement taper son front contre celui de l’autre. Une chose qu’elle avait appris avec le temps. Les embrassades n’ont que peu de sens pour ces créatures. Mais ses doigts se glissent malgré tout contre la fourrure, ignorant la salive, le sang coagulé. Ils sont tous les deux des assassins. Elle n’allait pas le juger pour ça.
« Soyez prudent à l’avenir, je vous en prie. »
Bien trop nombreux sont ceux de leurs deux espèces à avoir perdu la vie. Cette guerre n’apporterait plus rien. Cette trêve, aussi fragile soit-elle, ne les protégerait qu’un bref temps. Eve presse son visage contre la chaleur de l’animal, humant son odeur à son tour alors qu’elle soupire doucement.
« Et quand bien même je ne vous reverrai jamais, j’espérerais vous savoir en sécurité. »
Une prière pour les hérétiques qu’ils sont. Un espoir timide à la paix. Une promesse qu’elle ne sait pas prendre sans le réaliser.
L’agacement du loup serait presque adorable si elle ne savait pas qu’elle jouait avec un sujet sensible. Donner des ordres, des conseils, étaient deux choses que les meutes n’appréciaient guère. Eve l’avait appris à la manière forte. Son inquiétude, elle n’était pas autorisée. Pas en tant qu’individu hors de la meute, et encore moins en tant que vampire.
Mais jamais l’animal ne vint mordre ses doigts, ou repousser son toucher. Non, elle n’avait pas l’habitude de se comporter de la sorte avec ses congénères lycanthropes. C’était sûrement le contre-coup d’une journée qui lui avait trop pesé. Le fait de pouvoir, même sous couvert de silence, se comporter comme elle le désirait, même entre créatures de races adverses. Une dernière caresse et elle se laisse aller à relâcher la fourrure sous ses doigts, ne quittant pourtant pas le regard bleuté.
L’animal finit par s’ébrouer, et elle souffle un rire léger, sans moquerie, devant la démonstration du loup.
« Très bien. Message reçu. »
Elle ne le reverrait pas, non. Elle se redresse lentement et accueille ce museau avec un dernier geste également, le regard rieur alors que le lycan lèche à nouveau sa joue. Elle sentirait le loup pendant des jours si elle ne faisait rien. Passer par un cours d’eau proche avant de rentrer à Paris serait donc d’une extrême nécessité.
Ce soir-là, elle rentrera chez Sophie avec la seule certitude que son odeur est la seule qu’elle porte encore. Par chance, personne n’aura pu constater l’état déplorable de sa tenue, mais ses affaires se seront alourdies d’une dague d’argent. Si elle ne rêve pas dans son sommeil, c’est pourtant en repensant à la chaleur d’un lycan contre elle qu’elle parvient à trouver la quiétude de la nuit.
Et l’histoire, encore une fois, ne faisait que se répéter.