De par sa condition d’originelle, Zuicher jouissait de la possibilité de se balader à l’air libre comme bon lui semblait avant et après le zénith du soleil. C’était là un bienfait qu’elle adorait sans commune mesure et dont elle ne perdait pas une seule miette.

Aujourd’hui, elle devait confectionner un chapeau un peu particulier, qui nécessitait une parure ajustée de quelques plumes de cygnes blancs. N’ayant plus ce genre de chose dans sa cave, Zuicher était donc partie en quête de quelques plumes de ces majestueux oiseaux. Elle savait, pour les y avoir déjà vu, que certains d’entre eux avaient pris séjour sur les lacs du Parc de Saint-Cloud. Et puisque l’endroit était accessible en marchant un petit peu – rien qui n’aurait su effrayer cet être plus de trois fois centenaire. Au contraire, même.

Zuicher aimait sentir la brise sur sa peau et la chaleur du soleil avenant sur ses traits. A voir les humains passer et repasser, elle ne pouvait que trouver l’inspiration pour ses créations.

Elle finit par trouver les vestiges d’un endroit où au moins un volatile avait passé plusieurs heures, peu de temps auparavant. Là, cinq plumes demeuraient, presque intactes. Zuicher se baissa et écarta les roseaux qui l’empêchaient de trop s’approcher tout en évitant de chuter dans l’eau du lac de l’autre côté. Dans le pire des cas, il lui suffirait de retailler quelques endroit pour que tout apparaisse impeccable.

C’était le genre de journée qui se déroulait sans accroc. Tout ce qu’elle aimait, en somme.

Certains appelleraient cela du hasard, d’autre un genre d’instinct qui n’est pas possible d’expliquer. Zuicher eut tôt fait de se redresser en se sentant comme… émue. Oui, mais par quoi ? A vrai dire, elle-même ne le savait pas vraiment. Immédiatement, plumes de cygnes dans une main, elle commença à regarder de gauche à droite autour d’elle, espérant trouver ainsi l’épicentre de son malaise soudain.

Et le vent lui apporta des réponses immédiates. Zuicher se figea sur place en voyant devant elle apparaitre l’ombre d’un fantôme. Si tant est que ces choses-là existent vraiment – mais lorsque l’on est un vampire, peut-on douter de l’ordre surnaturel des choses ? Sans doute pas. Elle commençait à comprendre ce que Freyja avait pu ressentir en la voyant surgir de nulle part.

Non, il ne pouvait pas être question de… « Ássfriđr… ? ». Zuicher se surprit elle-même à laisser un nom pareil sortir d’entre ses lèvres. Elle se les pinça immédiatement, comme pour prévenir de tout autre dérapage du même genre. Sa fille ne pouvait plus être de ce monde. Tout comme les autres avant elle, elle s’était enfui loin de l’emprise familiale avec cet amant d’une autre famille vampire. Elle avait tout abandonnée et en avait payé le prix. Zuicher se souvenait qu’on lui avait rapporté sa tête et que c’était elle qui l’avait offert au feu, pour essayer de sauver ne serait-ce qu’un peu cette âme qui avait été autrefois celle de son enfant.

Alors elle ne pouvait pas se tenir là, droit devant elle. C’était impossible.

Pourtant, Zuicher ne rêvait pas.
Cela elle avait arrêté de le faire il y a bien longtemps.

Une erreur de débutant. Et pourtant Zuicher l’avait commise en mettant les deux pieds dans le plat, d’entrée de jeu. Elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Mais pester n’aurait pas arrangé sa situation. Pas le moins du monde. Il lui fallait rebondir. Ce qui l’inquiétait, c’était que cette jeune femme – d’apparence, du moins – se mette à parler toute seule. Allons bon, fallait-il que le sosie de sa fille morte soit en réalité une marginale avec plusieurs voix dans sa tête ? C’aurait été un tendre comble, pour sûr.

Zuicher décida d’utiliser la ruse pour parvenir à ses fins. Il n’était pas recommandé de dévoiler ses crocs devant les badauds qui se baladaient ici. Mieux valait se mettre à l’écart, dans les fourrés, un peu plus loin. Elle n’en aurait pas pour longtemps en plus et savait très bien se débarrasser d’un témoin gênant si cette fille s’avérait être tout autre chose que ce qu’elle semblait être à ses yeux. Mais pour cela, une seule façon de le savoir.

Il fallait qu’elle goûte son sang. Ce serait là une bonne méthode pour dissiper ses doutes. Zuicher saurait reconnaître le sang qui ressemble au sien et par extension, à celui de son enfant défunt. Elle devait essayer. Et pour cela, le mensonge était nécessaire.

Elle s’approcha doucement de la jeune femme. « Excusez-moi de vous importunez mademoiselle. Il se trouve que j’ai perdu mon chien. Je l’ai vu s’enfuir par là-bas. » Elle désigna une partie plus feuillue du parc. « Auriez-vous, à tout hasard, la grande obligeance de m’aider à le retrouver ? » C’était une excuse comme une autre. Mais Zuicher préférait ne pas s’enliser dans un trop gros mensonge pour le moment. De celui-là, elle pouvait fuir à tout moment au moins.

Les yeux de Zuicher ne désertèrent pas le visage de sa vis-à-vis, si étrange soit-elle. Mais elle savait bien que les quelques passants qui les côtoyaient alors pour un moment éphémère avaient hausser quelques sourcils à l’entente des mots de la brunette. Aucune odeur de canidé sur elle.

La suédoise hésita sur l’avis à se faire sur cette personne. Si elle était vraiment liée à Assfridr d’une manière ou d’une autre, elle ne semblait pas avoir été éduquée selon les standards minimums. Il ne fallait pas la catégoriser de stupides immédiatement, il y avait mille et une techniques pour se sortir de ce mauvais pas. Et Zuicher était passée à la maîtrise de ces subterfuges depuis un bon moment, maintenant. « Eh bien, outre le fait que je ne vous ai pas poussé. » Puisque c’était un passant qui l’avait bousculé.

« Vous remarquerez aussi que je n’ai pas de laisse sur moi. La raison est fort simple, je n’aime pas avoir de poils sur mes vêtements. J’ai éduqué mon chien à ne pas laisser son odeur, peu importe comment vous arriveriez à le savoir après tout… » Histoire de lui montrer que son discours était plus qu’étrange aux yeux des humains alentours. « Mais si vous ne voulez pas m’aider, libre à vous. Je vous souhaite une bonne journée, dans ce cas. »

Et Zuicher se dirigea tout naturellement vers les buissons qu’elle avait désigné de prime abord. Il fallait qu’elle soit crédible ou du moins, qu’elle donne l’impression de l’être. Tant pis si son enquête périclitait pour aujourd’hui, après plus de sept cent ans de vie, elle savait être patiente. Mais si elle pouvait attiser la curiosité de la demoiselle et la faire la suivre, peu importe comment, c’était aussi un arrangement pour les pensées de la Torsdag.

Si cette personne avait un lien avec sa fille aujourd’hui décédée, alors Zuicher aurait un bon moyen de s’en assurer. Puisque la technique du chien n’avait pas fonctionné – et elle reconnaissait que c’avait été une tentative assez grossière d’instiguer les choses -, elle devait faire autrement. Et en plusieurs siècles d’existence, elle avait appris à composer avec tout un tas de techniques plus innovantes les unes que les autres. Zuicher n’était pas femme à manquer de ressources, loin de là.

Lorsqu’elles furent suffisamment enfoncées dans les broussailles, la vampire s’assura qu’aucun humain n’était à suffisante proximité pour s’interroger sur sa présence ici bas. Puisque ce n’était vraisemblablement pas le cas, elle remonta l’une de ses manches et enfonça ses ongles dans sa peau afin de faire naître des trainées rougeâtres sur sa peau pâle. Le sang coula alors en abondance – mais pas suffisamment pour la tuer. Ce serait bientôt cicatrisé dans tous les cas.

Toutefois, l’inconnue étant maintenant plus près d’elle, Zuicher tendit son bras vers elle et questionna. « Fragrance familière ? ». Si l’autre, en face, était un vampire, elle n’aurait aucun mal à le sentir. Si c’était une humaine ou une lycan, elle n’aurait qu’à lui rompre le cou en un clin d’œil et le tour serait joué. Rien de plus simple.

Ah. Bon, son plan avait fonctionné bien mieux qu’elle ne l’avait pensé. Zuicher ne savait pas trop si elle devait ou non s’en réjouir. Elle commença par lécher le sang qui coulait de ses griffures afin de faire stopper l’hémorragie rapidement. Elle aurait totalement cicatrisé d’ici une demi-heure, normalement. Elle ne s’inquiéta pas davantage de ce petit détail. Quelque chose de plus inattendu se trouvait devant ses yeux.

Ses soupçons se confirmaient.

Elle soupira. « Bien. J’imagine que je vous dois des explications. » Pour le moment, elle ne se permettait pas de passer au tutoiement, c’était trop tôt. Elle effectua une petite révérence de politesse avant de se redresser. « Je suis Zuicher Torsdag, vampire de son état et surtout cheffe du clan Torsdag, l’un des plus vieux qui existe, maintenant. Votre mère se nommait, si mes soupçons sont exacts, Ássfriđr. Elle était ma fille. Ce qui fait de moi ni plus ni moins que votre grand-mère. »

Elle marqua un temps de pause avant de poursuivre. « Ne voyez-là aucun mensonge, je n’aurais aucun intérêt à agir de la sorte, je ne recherche pas spécialement d’héritier. Toutefois, votre ressemblance avec ma fille était telle qu’il fallait que je m’assure de qui ou quoi vous étiez. » Juste une curiosité mal placée, dans le fond. Et maintenant ? Qu’est-ce que cela allait bien pouvoir amener à Zuicher, tout ça ?

Zuicher rabaissa son bras une fois qu’elle fut sûre que ses griffures ne saigneraient plus abondamment. Elle ne craignait pas de devenir une proie, elle était suffisamment haut sur l’échelle de la prédation pour ne pas craindre de se faire dévorer parce qu’elle laissait échapper quelques gouttes ici.

Elle ne put que sourire aux paroles de Rheyna. « Je doute que tu m’apportes quelque chose, effectivement. » Elle s’engagea finalement plus tôt qu’elle ne le pensait sur la voie du tutoiement. « Comme je viens de le dire, je ne cherche pas d’héritier. Mais c’est tout de même une surprise de taille que de voir ma petite fille ici, tout simplement. Toutefois je n’imposerais mon nom à personne. » Chacun était libre de faire ce qu’il souhaitait.

Nouveau sourire. « Et ne t’en fais pas, à moins que tu n’aies un don de plonger parmi les âmes damnées de l’Enfer, je doute que tu recroises ta mère de sitôt. » Zuicher baissa alors les yeux comme pour essayer de ne pas revivre la scène une fois de plus. Mais il fallait bien donner consistance à son propos. « On m’a ramené sa tête et j’ai moi-même tenu le rite funéraire minimal pour essayer de sauver ce qui pouvait l’être. » Décapitée avec soin. Zuicher avait toujours un peu regretté d’avoir seulement pu avoir la tête d’Assfridr. Mais les regrets ne permettraient à personne d’avancer.

Et puis… « Tu as nommé l’Eglise. Je ne comprends pas bien de quoi il retourne. Pouvons-nous en discuter tranquillement dans mon atelier ? Il n’est pas très loin d’ici. Et je peux offrir une tasse de thé, si jamais. »

Toujours se montrer cordiale et courtoise.

Zuicher était satisfaite. Les choses avaient semble-t-il démarrées d’un bien mauvais pied mais l’essentiel était que tout était bien plus calme, désormais. Cette jeune Rheyna semblait ouverte au dialogue et cela permettrait donc de satisfaire leurs curiosités à toutes les deux, probablement.

« Bien, suis-moi, c’est par ici. » Puis, en dépassant la demoiselle – qui la dépassait de plusieurs têtes ! -, la vampire ajouta « Oh et, tu avais effectivement raison, je n’ai pas de chien. Pardonnes la bassesse de cette méthode mais je me voyais mal te plaquer à terre pour planter mes crocs dans ton épaule histoire de vérifier mes doutes, cela aurait été d’un très mauvais goût pour tout le monde, non ? » Question rhétorique, qu’elle posait surtout par acquis de conscience. Zuicher n’y attendais pas de réponse, elle savait.

Elles marchèrent jusqu’à son échoppe, qu’elle prit le temps d’ouvrir doucement pour ensuite inviter Rheyna à y entrer. « Souhaites-tu une tasse de thé ? » Elle avait un stock tout à fait convenable. En attendant, Zuicher retira son manteau, posa les plumes de cygnes qu’elle avait trouvé sur une table un peu en retrait et se tint prête à toutes demandes de la part de Rheyna. Le Soleil était encore haut dans le ciel et Johanna dormait encore, très probablement. C’était le moment idéal pour prendre du temps pour elle et les questions qui revenaient de son passé.

Alors qu’elle allait mettre la bouilloire en métal sur le foyer de sa cheminée – qui n’avait pas cessé de bruler depuis le début de la matinée -, Zuicher ne put s’empêcher d’observer un instant Rheyna. C’était vraiment le portrait craché d’Assfridr. Jusque dans ses mimiques et ses élans de curiosité. Toutefois, elle ne fera aucun commentaire à ce sujet, bien trop au fait de savoir que c’était assez désagréable de se faire comparer à une figure de famille que l’on ne pouvait encadrer pour X ou Y raisons.

L’eau commença donc à bouillir. Elle s’approcha ensuite de sa petite-fille et des plumes. « Je vais m’en servir pour les mettre sur le sommet d’un chapeau. » Elle désigna ensuite quelques créations en attente, posées sur des têtes artificielles faites en tissus. « Une cliente fortunée souhaite avoir un chapeau hors du commun avec des décorations de grande qualité. Les plumes de cygnes sont à la fois légères et élégantes, ce qui se marie bien avec une bonne majorité des tissus et matériaux que j’utilise. » Et tant qu’à faire, autant allier l’utile à l’agréable. « Tu veux en essayer un ? »

Ce n’est pas comme si elle manquait de modèle d’exposition, après tout. Et puis si cela permettait d’ouvrir le dialogue, raison de plus pour essayer.

Si on avait dit un jour à Zuicher, du temps de sa vie de viking, qu’elle aurait à choisir un chapeau pour mettre sur la tête de sa propre petite-fille, elle en aurait probablement ri à gorge déployée en buvant son hydromel dans sa corne de bœuf. Mais les choses allaient et venaient étrangement en tant d’années et aujourd’hui, cette activité de chapelière s’était substitué à l’adrénaline des champs de bataille, qu’elle avait écumé armes en main pour mieux imposer son nom et celui de ses confrères à travers toute la Scandinavie. Comme quoi, il ne fallait jamais dire « jamais ».

En réfléchissant à tout ce dont elle avait besoin pour se décider, Zuicher ne put que glisser un regard furtif sur les traits de Rheyna. Décidemment, c’était Assfridr tout craché.

Elle tâcha de maîtriser le faible tremblement de ses doigts et poursuivie ses réflexions. Hum… Pour cette couleur de chevelure et pour cette couleur de peau, mieux valait opter pour une couleur qui trancherait un peu. Du bordeaux, peut-être ?

Oh, Zuicher eut une idée. « Tiens, voici un modèle un peu novateur sur lequel je travaille depuis un moment. » Une plume de paon récupérée dans la ménagerie royale lui avait inspiré ce modèle. « Je vois que tu sembles apprécier les nuances de rouges. Peut-être que cette combinaison pourrait être la bonne."

Cette demoiselle qui paraissait prête à sauter à la gorge de Zuicher moins d’une heure auparavant laissait entrevoir un genre de candeur qui laissa Zuicher dans un profond étonnement. Le sifflement de la théière en fonte la ramena à la réalité des choses et la vampire partie se saisir de la anse de l’objet pour la ramener vers deux tasses, qu’elle eut tôt fait de remplir avec un mélange d’herbe aromatiques et de diverses fleurs –hors forsythia, elle avait bien veillé à ne pas en prendre par inadvertance.

L’infusion commençant, Zuicher laissa la théière bouillante sur le côté et partit reprendre le chapeau des mains de Rheyna et le reposa sur son socle. « Oui, je reconnais qu’il faut y être habitué, pour porter un chapeau. Après, ce modèle-ci est très spécifique. D’autres, plus légers, pourraient peut-être te convenir. »

Mais elles auraient bien le temps de divaguer à ce propos, plus tard. Pour l’heure, Zuicher s’était engagée à répondre aux questions de sa petite fille et elle le ferait. Elle n’avait qu‘une parole, généralement. Ce qui pouvait peut-être expliquer, bien tristement d’ailleurs, qu’elle était l’une des cheffes de clans les moins puissantes. L’ambition ne la dévorait plus depuis bien longtemps et l’attrait pour le mensonge non plus. Elle avait laissé cela à Björn.

Prenant place sur la chaise en bois clair de la table où reposait les deux tasses, Zuicher fit signe à la jeune femme qu’elle pouvait s’installer. « Le thé devrait bientôt être prêt. Prends donc tes aises. J’ai cru comprendre que tu avais encore un certain nombre de questions. Je t’écoute. » Un sourire, presque maternelle, pour étirer ses lèvres.