Encore une nuit de travail. Une nuit à arpenter les rues de la capitale. Jeanne cherche un client. Son quotidien est inlassablement répétitif. Déambulant sur le pavé, ses atouts mis en avant, elle s’arrête près d’hommes divers. Mais personne ne semble s’intéresser à elle.

La mine sombre, elle s’arrête à un angle de rue. Jeanne repose son épaule contre le mur et se perd dans ses pensées. Elle est déjà lasse de cette vie et se demande combien de temps elle pourra continuer. Loin d’elle les envies de mort bien sûr, ce ne serait pas très chrétien. Cependant le sentiment qui l’étreint est lourd à porter ce soir. Dans ces moments-là, elle aimerait pouvoir se cacher au fond de son lit et se réveiller en se disant que tout ça n’était qu’un mauvais rêve. Au lieu de ça elle est là, dans le froid, à courir après l’argent.

Finissant par se redresser, elle essaye de chasser sa peine et de se redonner un air agréable. Il lui faut quelques efforts supplémentaires pour relever la tête. Et enfin elle reprend son chemin.

Elle accoste un homme, tente de lui faire du gringue, mais en vain. Il la repousse un peu fort. Il est sans doute alcoolisé. Au lieu d’atterrir sur les fesses ou de s’aplatir contre un mur, des mains la rattrapent. Intriguée, elle lève les yeux vers l’homme et reste pantoise. Il est grand et d’une beauté sans pareille malgré son regard un peu sévère. Jeanne se sent toute fragile et en frissonne. C’est d’autant plus vrai quand elle entend sa voix.

C’était une nuit bien sombre. Dans mon cœur. J’avais du mal à me changer les idées. Ayant longtemps cherché ce qui pourrait alléger ce poids sur mon cœur, je m’étais souvent égaré dans Paris. La ville n’étais pas belle, pas dans les quartiers que je visitais en tout cas. Et c’était comme partout. Des gens qui buvaient après une dure journée de travail, des femmes légères qui relevaient leurs jupes pour quelques pièces. Des gamins qui jouaient les durs.

Passant devant une taverne sordide, j’entendis une bagarre éclater. Plus loin je vis cette femme qui tentait de s’attirer des faveurs. En vain. Elle se fit repousser dans ma direction, pile au moment où je passais. À croire que c’était fait exprès. Je la rattrapais et l’aidais à se remettre sur ses pieds. J’ai vaguement croisé son regard. Elle ne m’intéressait pas, bien que jolie.

— Faites attention. Vous pourrirez vous faire mal.

Je la relâchais rapidement et repris mon chemin. Mes pas s’arrêtèrent après quelques enjambées. Une idée venait de me traverser l’esprit. C’était peut-être de cela dont j’avais besoin finalement. Je me retournais vivement.

— Hé !

Faisant marche arrière, je la rejoignis.

— Je suis intéressé.

À peine a-t-elle goûté au miel de cette allure fière que l’homme s’en va. Jeanne est franchement déçu. Elle pourrait le rattraper pour lui faire une proposition, mais elle avait senti dans sa voix et ses gestes qu’elle n’avait pas intérêt à venir racoler auprès de lui. Elle l’observe partir et finit elle aussi par se détourner. Aucune voiture à l’horizon, elle traverse la rue pour rejoindre l’autre côté. Il y a d’autres hommes. Elle espère avoir meilleure chance avec eux.

Elle se fait soudain héler. Du moins elle croit que c’est pour elle, alors elle se retourne pour s’apercevoir que c’est le grand blond de tout à l’heure. Il la rejoint au milieu de la rue. Levant ses yeux clairs sur lui, elle a tout le loisir d’admirer sa fascinante beauté.
Les trois petits mots qu’ils lui adresse lui mettent du baume au cœur. C’est la perspective de gagner son pain qui la rassure. Et un peu celle que ce soit fait par un homme qui sort de l’ordinaire. Comme à l’accoutumée, elle propose d’aller chez elle. Elle s’empresse de glisser son bras autour de celui de son nouveau client pour le guider jusqu’à sa petite maison.

Ils croisent d’autres filles de joie, mais à aucun moment elle ne laisse pas à cet homme l’occasion de lui fausser compagnie si l’idée lui traverse l’esprit.
La maison ne paye pas de mine, mais Jeanne n’en a pas honte. Elle le fait entrer et en refermant la porte, elle annonce ses petites règles :

— J’accepte à peu près tout si t’es raisonnable et que t’y mets le prix. C’est quoi ton nom ?

Lui prenant la main, elle va à reculons jusqu’à son lit. Elle en profite pour admirer les traits de ce visage de marbre.

— Oh ! T’as froid ? En même temps tu portes pas grand chose sur l’dos. T’as de l’argent au moins ?

Son regard se fait plus suspicieux. Elle espère que ce n’est pas un de ces sans-le-sou qui espère coucher avec elle et se tirer l’air de rien après.

Interrompus, Jeanne s’estime heureuse que ce ne soit pas arrivé plus tard. Apprendre qu’il s’agit de soldats l’inquiète. Elle n’a jamais rien fait de répréhensible et se demande ce qu’on lui veut. Elle propose à son client de prendre ses aises en attendant.

En ouvrant, elle n’écarte pas la porte en grand pour ne pas gêner l’homme à l’intérieur. Mais c’est suffisamment ouvert pour ne pas avoir l’air suspect.

— Bonsoir, messieurs. Qu’est-ce qui s’passe ?

La mine de Jeanne est réellement inquiète. Et elle peut voir d’autres soldats frapper aux portes de ses voisins. Ça ressemble à la recherche d’un criminel en fuite. Trop honnête, elle pousse un peu plus sa porte pour ne plus cacher l’homme qui est chez elle. Si c’est lui, elle ne veut pas que ces soldats pensent qu’elle essayait de le cacher. Jeanne ne veut aucune ennui. Sa vie est déjà assez difficile comme ça.

Je suivis la dame sans broncher. Lorsque sa prise se raffermit, je ne compris pas immédiatement ce qu’elle me voulait. Ce furent ces autres femmes qui me jetaient des regards gourmands qui éclairèrent ma lanterne. Objectivement elle n’avait pas à s’inquiéter. Je la trouvais plus à mon goût que celles-ci. Ses longs cheveux bruns étaient remarquables et sa peau hâlée assez exotique. Ses parents n’étaient pas d’ici, à mon humble avis.

Apprendre qu’elle ferait tout ce dont j’avais envie me confortait dans mon choix. J’avais en effet une petite demande particulière à formuler. Et je ne doutais pas que ça allait la rebuter.

— Vlad.

Ses mains étaient légères et je me rendais compte à quel point cela faisait longtemps que je n’avais pas apprécié la compagnie d’une femme comme il se le devait. Évidemment elle remarqua ce détail. Quant à moi, je remarquai celle décoloration peu commune au niveau de ses doigts et mains. Certains endroits de sa peau étaient blancs, alors que d’autres plus dorés. C’était intriguant, mais loin d’être affolants à mon goût.
J’allais lui répondre mais nous fûmes interrompus. Instinctivement, je tournais les yeux vers la porte, m’attendant presque à voir ces soldats débouler sans permission. La demoiselle me quitta pour aller leur ouvrir. Je m’assis sur le lit, le corps tendu. J’écoutai attentivement cet échange et remarquai sans mal la porte s’ouvrir en plus grand. Mes yeux se posèrent sur les soldats dans l’attente de leur réponse. Je me tenais prêt à réagir à tout. Je n’imaginais pas qu’il venait m’arrêter bien sûr. Mais s’ils m’interrogeaient, ils allaient remarquer mon accent étranger et me demandaient des papiers d’identité. Choses que je n’avais pas. Et les autres non plus. Nous étions entrés dans le pays illégalement. Pensant soudain à eux, je me crispais. Je me demandais s’ils allaient aussi recevoir cette visite de soldats. J’espérais qu’il n’y aurait pas d’arrestation…

Jeanne reste bouche bée. On l’a… dénoncé. Qui pouvait faire ça ? Qui pouvait dénoncer quelqu’un qui faisait seulement le nécessaire pour survivre ? Était-ce un crime si grave ? Elle gagne à peine de quoi faire vivre sa mère et elle-même.

Toutefois Jeanne n’est pas malhonnête au point d’aller à l’encontre des autorités. Elle relâche donc la porte et jette un regard à l’homme chez elle. Elle ignore quoi lui dire. Si elle lui demande de partir, les autorités auront un témoin. Il semble être juste et témoignera en sa défaveur. Pourtant elle ose un regard implorant. Elle espère de tout cœur, mais que prétendre à la place ? Ils ne se ressemblent en rien. Ce serait de la folie.

Jeanne s’en retourne vers les soldats, prête à les suivre.

— Je peux prendre mes gants ?

Elle demande ça en se tordant les doigts nerveusement.

J’observais la scène dans le plus grand calme. Il était évident que c’était une activité réglementée pour que la couronne touche sa part. Néanmoins je trouvais cela injuste que quelqu’un qui donnait son corps à de parfaits inconnus soit taxé. Aussi avais-je toujours préféré donner mon argent directement à la dame.

Je me demandais si j’allais moi aussi être emmené. Ce serait fort fâcheux. Ma présence en France n’a rien de légale. Et ma nature ne saurait toléré un enfermement ou des interrogatoires en journée. Je devais m’éclipser rapidement. C’était l’idée de départ, oui, jusqu’à ce que je vis son regard. Ses yeux clairs suppliants me demandaient de l’aider à n’en pas douter. Mais n’était-ce pas plus dangereux pour elle si je fournissais un faux témoignage ? Je soupirais en sachant que j’allais le regretter. Je me suis levé pour m’approcher.

— Je suis son fiancé. Puis-je l’accompagner ?

Pardonnez ce mensonge, ma dame. Et je risque de faire bien pire que cela…

Nerveuse, elle se dépêche de prendre ce dont elle a besoin et recouvre ses mains de ses gants fins. C’est sa mère qui les lui a fait pour cacher la dépigmentation de sa peau. Jeanne préfère éviter les regards insistants.

En entendant l’affirmation de Vlad, elle lève les yeux vers lui. Elle est surprise et surtout ne sait pas pourquoi il fait ça pour elle. Ils viennent seulement de se rencontrer. Son mensonge révulse un peu Jeanne parce que c’est un péché et qu’elle ne veut surtout pas être affilié à un individu pareil.
Elle est incertaine et se demande si elle ne doit pas dire toute la vérité aux soldats. Vlad aura des ennuis s’ils apprennent la vérité. Elle essaye de réfléchir au problème tout en quittant sagement sa demeure.

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Je remarquais cette chose peu commune que la demoiselle fit. C’était surtout les dames de la haute société qui portaient des gants. La prostituée ne devrait pas se cacher de cette manière. Je ne pouvais imaginer son vécu, je trouvais juste cela dommage.

Les soldats ne trouvèrent rien à redire à ma présence. En revanche l’idée de rester à l’extérieur était un peu douteuse… Ne pas pouvoir assister à l’interrogatoire, je le comprenais. Je commençais à me poser des questions sur le fond de cette arrestation. Avait-elle été témoin de quelques malversations ou de complot ?

Posant les yeux sur ses soldats, je vis cette seconde armoirie. À qui pouvait-elle bien appartenir ?

Suivant Jeanne de près, je vins marcher à ses côtés. Je commençais déjà à réfléchir au moyen de la faire échapper à la justice. Même si elle se fait seulement pénaliser pour son emploi illégal, elle n’avait visiblement pas les moyens de rembourser le tort commis. Ils allaient sans doute l’envoyer en prison ou faire des travaux forcés. Elle, une faible femme ?
À la moindre occasion, je la sortirais de là. Elle pouvait compter sur moi.

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Je pourrais leur fausser compagnie sans mal. Malheureusement je n’étais pas seul et je devais prendre en compte ma compagne humaine. Et même si je la portais en m’enfuyant, je serais ralenti. Je comptais trouver une diversion, mais je n’eus pas à le faire. Les soldats s’en trouvèrent une d’eux-mêmes. J’allais réagir en donnant un coup bien placé aux soldats restés avec nous, mais il nous adressa des paroles pour le moins étrange. J’avouais avoir été tant surpris par son aide soudaine que je n’avais pas réagi le moins du monde.
Alors ils comptaient bien faire subir à une pauvre femme sans défense une horrible punition ? Quels lâches ! Ne réfléchissant pas plus, je lui laissais le temps de nous tourner le dos. Ensuite j’ai agrippé la main de la prostituée pour l’entraîner à ma suite. J’aurais voulu courir plus vite pour atteindre notre destination, mais elle ne le pouvait pas bien sûr.

Arrivés à la cathédrale, je grimpais les marches menant au parvis. J’entendais la respiration de la demoiselle tandis que la mienne n’était pas aussi saccadée. Heureusement elle allait pouvoir se reposer ici. Je m’arrêtais à un mètre de la porte. Je l’attirais à moi et lui agrippais les bras.

— Entrez et restez-y jusqu’à demain soir. C’est compris ? Ne faites pas comme il vous l’a dit. Ne quittez pas ce lieu avant demain soir. Je viendrai vous chercher.

La relâchant en la poussant vers les portes, je lui jetais un dernier regard avant de quitter le parvis. Mes pas me firent faire le tour de l’imposante bâtisse pour rejoindre un autre pont que celui que nous avions emprunté avec les soldats. J’espérais vivement qu’elle m’écouterait. Usant de ma rapidité, je distançais les soldats. Je risquais d’être recherché un moment. Il allait me falloir me montrer discret. Je soupirais en tournant dans une rue et en ralentissant un peu l’allure. À moins qu’ils ne soient pas humains, ils ne me rattraperaient pas de si tôt.

Jeanne marche la tête basse, comme si on lui a déjà passé les fers. Elle tortille ses doigts sans relâche en se demandant ce qu’elle va faire de sa vie désormais. Lorsqu’ils s’arrêtent et que deux des soldats s’éloignent, elle est la seule à ne pas penser à fuir. L’inconnu les enjoint soudain à fuir. Il parle des conséquences si elle reste sagement. Mais ne craint-elle pas le pire en fuyant ? Elle reste toute aussi interdite que Vlad. Heureusement il finit par réagir et l’entraîner. Jeanne a envie de protester. Elle ne veut pas finir pendue ou autre châtiment terrifiant pour avoir tenté de s’enfuir. Elle est perdue et n’arrive pas à réfléchir. Pourtant ses jambes ont choisi pour elle, car elles courent et l’emmènent loin des soldats.

Elle se perd dans les détails de cette chevelure blond qui la précède. Elle ne se souvient pas avoir remarqué jusqu’à présent la beauté de ses cheveux. Cette distraction est de courte durée. Devant la cathédrale, Jeanne a l’impression de se faire sermonner vu le ton qu’emploie Vlad. Et elle n’a pas le temps de dire quoique ce soit qu’elle se fait pousser brutalement contre la porte. Du moins il aurait dû y avoir une porte pour la rattraper, mais ce n’est pas le cas. Jeanne s’écrase par terre sur les fesses. La vue des soldats qui accourent vers eux la fait panique. Elle se recule, se retourne et fuit à quatre pattes. Elle finit par se relever et courir au plus loin dans la cathédrale en s’écriant :

— Asile ! Je demande asile ! Je vous en supplie…

Les rangées de bancs dépassées, elle s’effondre à genoux. Elle ne veut pas aller en prison. Elle ne veut pas mourir. Elle a peur. Elle ne faisait que subvenir à leurs besoins aussi péniblement que ça l’était.
Son regard affolé cherche de l’aide et il croise celui d’un des religieux travaillant avec le père Constantin. Elle le supplie de l’aider, de lui accorder l’asile. Elle explique de manière désordonnée sa situation (sans vraiment parler de prostitution) et elle n’oublie pas les soldats qui vont venir la réclamer sous peu.

On ne compte pas le nombre de fois où Jeanne remercie ce garçon. Elle est encore chamboulée,  mais se remet sur pied avec son aide. Elle comprend qu’elle est définitivement en sécurité dans la maison de Dieu. Il est toujours un refuge pour les âmes perdues.

Jeanne acquiesce à la question du jeune homme. Elle a besoin de se cacher quelque part pour retrouver ses esprits et pour prier qu’on lui vienne en aide aussi. Elle remercie encore son sauveur et promet de ne toucher à rien.

Une fois seule, elle s’est assise sur un banc Recroquevillée sur elle-même, elle cherche à retrouver son calme. Elle n’avait pas pensé à Emmanuel en arrivant ici. Elle pourrait le retrouver et lui demander son secours, mais elle hésite. Les soldats ont prétendu qu’on l’avait dénoncé. Est-ce qu’il était possible que ce soit le sonneur de cloches ? Après tout il avait rejeté ses services et s’il travaillait et vivait ici, il avait pu envisager de dénoncer une âme égarée qui vendait son corps pour de l’argent. Jeanne se fustige d’imaginer tant de choses. Emmanuel était un homme gentil. Impossible qu’il ait fait une telle chose.

Son calme retrouvé, elle se mit à prier le ciel de l’aider et de protéger Vlad. Puis elle s’est couchée sur le banc en bois. Il est des plus inconfortable. Cependant si c’est la punition pour avoir fui les soldats, elle l’accepte volontiers.