J’avais tenu ma promesse en faisant quitter la ville à la prostituée. C’était un de mes camarades diurnes qui en a hérité la charge. Cela lui déplaisait évidemment. Et j’avais la crainte qu’il la saigne pour l’un de ses repas avant de l’avoir mise à l’abri. Mais je n’avais pas le choix que de lui faire confiance.
Dès le lendemain, je découvris que j’avais eu raison d’agir ainsi. L’autre diurne de notre groupe me rapporta que des avis de recherche avaient été posés sur nos têtes. Je ne mis pas un pied dehors les nuits suivantes. Dormant la journée, le problème ne se posait pas. Toutefois je me demandais combien de temps j’allais pouvoir tenir enfermé dans notre petite maison. Je n’étais pas fait pour rester enfermé. Certains nocturnes se dévouaient pour rester et me tenir compagnie. Mais cela restait intenable. Je me demandais s’il y avait un moment où on cesserait de nous rechercher. Le crime dont on a accusé Jeanne n’était pas « grave ». Le mien encore moins. Mes camarades ont ensuite élaboré un autre plan : trouver un membre de l’armée assez haut placé et le soudoyer pour qu’il retire cet avis. Bien qu’en possession de quelques écus, je craignais que ce ne soit pas assez. Il me restait qu’une solution et elle me déplaisait. Je devais moi aussi fuir. Si j’avais su, j’aurais été celui qui accompagnait Jeanne…

Les nuits ont passé sans que cette idée ne me quitte. Personne acceptait cette idée. Nous vivions ensemble depuis longtemps, avons traversé tant d’épreuves ensemble. Ils refusaient que nos routes se séparent. J’eus beau les rassurer que ce ne serait pas définitif. Cependant ils étaient tel des enfants capricieux, pleurnichant le départ d’un père. Quelque part j’étais satisfait d’avoir à nouveau une place parmi un clan, même si ça ne remplacerait jamais ma famille.
Je ne pouvais me résoudre à rester enfermé et patienter. Je fis mes adieux en leur recommandant d’agir prudemment. J’attachais mes cheveux d’un ruban vieilli et je me vêtis d’une cape sombre. Attachant mon épée à ma ceinture et cachant une dague, j’étais paré à affronter le monde extérieur seul. C’était une situation qui m’était très familière. Mon capuchon enfoncé sur la tête, je suis sorti de la maison. J’aurais pu, j’aurais dû, quitter Paris d’un seul trait. Mais quelque chose guida mes pas et m’emmena faire un détour du côté des quartiers des nobles. J’étais revenu ici, me tapir dans l’ombre d’un bâtiment pour lever les yeux vers ces fenêtres. J’espérais l’y voir, hors il n’y avait aucune lueur. Il devait dormir à cette heure-ci. Quelle idée stupide ! Cela ne m’aurait rien apporté de le voir de toute manière, à part peut-être ce sentiment de manque et cette étreinte douloureuse au cœur. Je soupirai lourdement et quittai finalement ma cachette. Je me mis en route, ne passant que par les petites ruelles sombres. Un chemin prédéterminé où les gardes rôdaient que rarement.

Et quelle chance y avait-il pour que cela arrive ? Combien de maisons y avait-il dans tout Paris ? Je n’en avais aucune idée, mais ce qui était sûr, c’était que je n’avais pas rêvé cette voix. Aussi faible soit-elle. Mes pas s’étaient stoppés et je regardais désormais dans la direction d’où la voix m’était parvenue. Une vitre brisée, mais que faisait-il loin de chez lui ? Je ne comprenais pas le ton de sa voix. Il était très différent de la dernière fois. J’ai hésité, puis j’ai contourné l’endroit pour entrer par la porte comme il avait dû le faire. J’avais l’impression qu’il me cherchait. Soudain je me figeais. Ce pouvait être un piège qu’il a dressé suite aux avis de recherche. J’hésitais à faire demi-tour. Puis je me suis convaincu qu’un humain ne pouvait rien contre moi. Et si cela s’avérait vraiment être une embuscade, je promettais de le dévorer avant de m’enfuir.
Je l’ai cherché partout jusqu’à trouver cette ombre à l’étage. Ne retirant pas ma capuche, les sens en alerte, je posais une main sur la garde de mon épée en m’approchant d’un pas furtif. Je me demandais si cette ombre était bien lui.

— Puis-je savoir pour quelle raison me cherchez-vous ici ?

Fort heureusement il n’avait pas trouvé la maison. À présent que je la quittais, je refusais qu’il s’aventure à me chercher en faisant du porte à porte. Au quel cas, je ne donnais pas cher de sa peau. Mes camarades ne connaissaient pas son existence et ils n’hésiteraient pas à le tuer s’il s’aventurait dans notre repère. Ce devait rester une cachette sûre quoiqu’il puisse arriver.

Méfiance avant tout. J’eus du mal à croire ses premiers mots. Il n’y avait pas de quoi avoir peur. Je saurais me défendre de quelques soldats, sauf s’il y avait des créatures nocturnes parmi eux. Cela me compliquerait un peu la tâche, mais je ne m’en faisais pas. June continuait de me penser humain, n’est-ce pas ? Je lâchais un lourd soupire tandis que mes doigts se desserraient de la garde de mon épée. Je ne pouvais la dégainer ainsi fermement prisonnier de son étreinte. Libérant enfin mon bras, je ne comptais pas l’enlacer, ni même lui céder. Ses excuses ne m’atteignaient pas non plus. La seule chose qui me fit réagir était l’odeur de sang séché. Il n’y avait qu’une explication : June continuait de se mutiler délibérément. Il n’écoutait donc jamais. Qu’importe ! J’avais décidé de ne plus m’approcher de lui. Grand bien lui fasse de si peu estimer sa sécurité. J’avais cédé à tout ce qui le concernait. Je lui avais offert une nouvelle vision du monde, je voulais lui expliquer tout le mystère qui m’entourait. Mais son esprit étriqué n’a pas pu le concevoir. Il ne m’a pas laissé le temps de détailler. Je ne pouvais lui en vouloir, en comparaison j’avais pris la chose beaucoup trop facilement lorsqu’on m’avait exposé toutes ces histoires.

— Le pardon d’un lâche ? D’un couard ?

Un sourire étira mes lèvres en prononçant les insultes dont June m’avait affublé. Je n’avais pas oublié.

Petite anecdote sur le surnom de Dracula : à l’origine drac vient du latin draco signifiant « dragon ». Toutefois en langue moderne cela se traduit par « diable ». Donc si on traduisait littéralement, ça donnait « le fils du diable ». En sachant cela, quelle valeur avait mon pardon ?  Si nous employions le même terme quand on s’adressait à Dieu ou à un humain, cela voulait dire que le pardon des deux individus avait la même valeur. Dans ce cas moi qui ne suis plus humain, mon pardon rimait à quoi ?
En définitive, June voulait-il être pardonné de Dieu ou de moi-même ? J’étais très curieux de le savoir.

— Je vous l’accorde, lançais-je avec dédain comme une chose qu’on jetait aux orties. C’était tout ?

Je le saisis fermement pour l’écarter de moi. Je devais faire en sorte que nos chemins ne se croiseraient plus. J’avais d’autres préoccupations et surtout je devais oublier mes sentiments. C’était indigne d’un chef de guerre. En réalité je doutais en être capable. Je n’avais jamais pu me détacher du passé. La preuve : je n’avais aucune armée. Et un dirigeant sans soldats n’était qu’un imposteur. Un autre sourire étira le coin de mes lèvres. Je n’étais personne.

— Je m’en vais.

Le relâchant enfin, je fis demi-tour pour descendre le vieil escalier. Je n’avais pas de temps à perdre. Quitter la ville devait se faire cette nuit. Si je m’attardais trop, je pourrais croiser des soldats. Et je risquais de me perdre à nouveau à son contact.

Il n’avait suffi qu’un d’un nom pour que je stoppe mes pas. Comment connaissait-il son nom ? Je ne le lui avais jamais révélé. Il me semblait même n’avoir jamais parlé d’elle à qui que ce soit. Erreur ! Ma Lucia était au courant. Ma femme la connaissait. Et mon fils ? Impossible de me souvenir si j’avais mentionné son nom en sa présence. C’était il y a si longtemps…

— Vous avez parlé à mon fils ?

Ma voix avait perdu toute trace de colère. Il était simplement question de l’inquiétude d’un père pour l’enfant qu’il avait abandonné. Nos mots s’étaient croisés et June avait parlé plus fort que moi. Il ne m’avait donc pas entendu tellement il essayait de s’excuser. Mais je me fichais de ses raisons et de ce qu’il s’était passé. Je voulais savoir pour mon enfant. Je me retournais soudain vers June, obnubilé par mes propres questions.

— Quand l’avez-vous vu et où ?

Au moment où les mots franchirent mes lèvres, je compris que mon raisonnement était incohérent. Mihnea n’aurait jamais pris le risque de révéler quoique ce soit sur notre nature en sachant que c’était dangereux.
Constance ne fréquentait que des vampires. Son mari était décédé avec elle, ainsi que l’un de leurs jumeaux. Le second avait été à mes côtés toutes ces années. Donc il y avait eu une faille quelque part…

— Qui vous a parlé d’elle exactement ?

Je le savais depuis longtemps qu’aucun humain ne devait connaître notre existence. Lucia avait été une exception car elle était mon épouse. Me souvenant enfin de ma seconde épouse, je restais interdit. Ileana pouvait être notre traîtresse. Elle nous détestait, notre fils et moi. Elle avait peut-être laissé des traces écrites de notre nature. Un journal ou des confidences soufflées à la mauvaise personne… Mihnea était-il seulement encore en vie ? La douleur m’entrava brutalement le cœur. Portant une main à mon torse, ma tête se pencha vers l’avant. Et ce qui suivit la douleur fut la haine. Je donnais un coup de pied violent dans la rambarde de l’escalier qui se brisa à l’impact. Je me fichais du vacarme causé. Traversant la distance qui nous séparait en moins de temps qu’il n’en fallut pour le dire, je saisis June par le col.

— Je ne me répéterai pas. Qui vous a parlé de nous ?

Furieux, je l’étais. Mais plus pour les mêmes raisons qu’au départ. Ma colère n’allait pas à l’encontre de June. Je ne le menaçais pas personnellement. Cependant celui ou celle qui avait vendu la mèche, ainsi que les conséquences peut-être funestes que cela avait engendré, me le paierait infiniment cher. Ils comprendront que le nom de Țepeș m’allait toujours aussi bien.

C’était assez difficile à croire. Croire que June avait appris ce nom par hasard. Croire qu’il lui était venu soudain l’envie d’accepter ce qu’était un vampire. Mais je n’en disais mot. Ça ne servait à rien de me débattre avec tous ces doutes. Il n’y avait qu’une chose à faire et j’aurais dû la faire depuis bien longtemps. Grâce à lui, j’avais une destination. Il ne restait plus qu’à pouvoir l’atteindre.
Je relâchais June et levais les yeux vers lui. Il faisait sombre, je voyais difficilement son visage. Je ne pouvais pas comprendre ce qu’il entendait pas « récents événements ». Je repoussais ma capuche malgré l’obscurité. Sur cette deuxième marche plus basse que la sienne, j’étais à sa hauteur.

— Mais pourquoi me chercher ? Pourquoi vouloir à tout prix vous excuser ? À quoi cela nous avance que je le sache ? Vous voulez une autre chance ? Très bien la voici. Mais quel usage en ferez-vous puisque nous ne nous reverrons plus ?

J’étais implacable. Ses mots n’avaient pu calmer mon inquiétude. Si une personne au monde en savait tant sur moi, elle savait peut-être pour les autres vampires. Nous étions établis en ville depuis trop longtemps. Il n’était plus question que je parte seul, mais que nous partions tous. Quel enfer ! Me voilà forcé de faire demi-tour pour aller les avertir. Trop de choses me traversaient l’esprit en si peu de temps. J’allais avoir la migraine à coup sûr.

— Je pars, June.

Ma voix s’était adoucie en prononçant son nom. Quatre lettres qui n’avaient plus effleuré ma langue depuis longtemps. Ma main se porta à sa joue, mon pouce caressant lentement sa peau.

— Je quitte Paris pour une durée indéterminée et sans la moindre certitude de revenir. Celui qui vous a soufflé ces informations n’est certainement pas un de mes amis. Et son savoir me fait craindre le pire pour mon entourage.

Le destin nous jouait de drôle de tours. Il nous avait finalement permis de nous revoir mais pour mieux nous quitter. Montant d’une marche, je me rapprochais de June pour poser mon front contre le sien. Quelque part il comptait aussi comme étant de mon entourage…

— Je ne sais ce qui vous est arrivé, mais nous n’avons pas le temps pour des explications. Prenez soin de vous, June.

Son nom était si doux à prononcer. Il était porteur d’une tendresse naturelle. Je me détachais de lui en descendant d’une marche à reculons. Ma main glissa sur sa joue en la quittant. Au fond j’espérais que nos chemins se recroisent. Nous aurions tant à nous dire. Je lui tournais une nouvelle fois le dos pour reprendre ma descente. Ce n’était pas le moment de lui céder.

Son poids contre moi et son étreinte m’arrêtèrent à nouveau. Je me demandais à quoi il jouait à la fin. Il en savait plus qu’il ne voulait bien le dire et cela me frustrait. Je détestais qu’on me cache des choses.

— Ce serait trop facile si tout se déroulait selon vos plans.

Me retournant vers lui, je soupirais. June faisait des caprices digne d’un enfant. Je ne savais pas quoi répondre à cela. Il ne serait pas toujours à mes côtés. Et il était humain. Fragile. Avoir la prétention de me protéger était une perspective amusante, comme dangereuse. Il ne savait pas le nombre d’ennemis naturels que j’avais, bien qu’il l’ait sous-entendu. Il ne supporterait jamais cette méfiance constante à avoir à l’égard de tous. Il n’imaginait pas ce que ce devait être pour les nerfs d’être aux aguets en permanence. Son entraînement militaire ne le protégerait pas éternellement. Comprenait-il que l’Église en laquelle nous croyons n’hésiterait pas une seule seconde à me faire abattre ? Sa foi devait être mise à rude épreuve de me dire tout ceci. Il s’agissait de vivre avec ces contradictions en permanence. Son attachement incompatible avec ses croyances, allait-il le supporter longtemps ?

— Et moi, je ne veux plus voir quelqu’un mourir pour moi. Je ne peux pas vous promettre ma protection.

Je ne serais pas toujours à ses côtés. Entouré de gens la journée, il pouvait tout lui arriver sans que je n’en sache rien. Et les nuits, seul chez lui, étaient de trop belles opportunités aussi.

— Il est inenvisageable que vous disparaissiez, n’est-ce pas ?

Ma proposition n’était pas claire. Je le laissais volontiers imaginer ce qu’il voulait. Si tout ceci n’était pas un piège et s’il s’obstinait tant à mentir, c’était qu’il savait qu’on pouvait être entendu. Même ici. Dans un endroit abandonné où notre rencontre n’avait pas été prévue. À croire qu’on parlait d’une sorcellerie à laquelle je n’avais jamais été confrontée. Il oubliait probablement que mes batailles les plus célèbres, je les avais gagné en attaquant. Je ne me contentais pas de subir un siège sans réagir.
Je ne pouvais pas partir. Pas en le laissant dans les ennuis qui étaient, selon toute vraisemblance, de ma faute. Revoyant mon plan depuis le début, je ne trouvais qu’une nouvelle issue à tout ceci et je n’en étais pas totalement satisfait.

— Rentrez chez vous, June. La nuit est faite pour dormir.

Je sentis le bois des marches s’affaisser un peu, alors je descendis d’une marche. Les planches devaient être vieillies et en piteux état pour grincer de cette manière au moindre appui.

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Porté disparu ? Je comprenais le sens, mais je craignais de me tromper. C’était peut-être une expression que je ne connaissais pas. Ce pouvait aussi avoir un lien avec ces informations dont il voulait taire la source. Je le suivis pour retrouver le plancher des vaches. Ce fut à ce moment-là que je compris que ce n’était pas une expression. Qui était le coupable ? Et pourquoi ? C’était dans ce cadre qu’il avait compris toutes ces choses sur moi ? Cela n’avait aucun sens et la migraine commençait à poindre. Je portais deux doigts à ma tempe pour me masser.
Il était décidément très tenace. J’espérais que vouloir me parler ne signifiait pas me bassiner d’excuses. J’en avais suffisamment soupé pour la nuit. Puisque je cédais encore une fois à ses demandes, il allait devoir me céder quelque chose en échange.

— Je dois d’abord faire un détour. Et c’est non-négociable. Je vous retrouve chez vous.

M’assurant que le ruban retenait toujours mes cheveux, je replaçais mon capuchon par dessus. La distance qui nous séparait disparut quand je posai mes lèvres sur son front. Faible et court, c’était tout ce que je lui offrais pour l’instant. Puis je me dirigeais vers la sortie. Avant de disparaître, ma main se posa sur la porte d’entrée et un sourire étira le coin de mes lèvres.

— Peut-être même que j’y arriverai le premier.

C’était une manière de lui signifier qu’il était inutile de protester, il ne pourrait pas me suivre. Je disparus dans la nuit. Et de façon moins tranquille qu’à l’aller, je traversais la ville par les toits pour rejoindre ma prochaine destination. En soi le trajet ne fut pas long, tout comme celui qui me ramena chez June. Ce fut l’arrêt que j’y fis qui dura un moment.
Malgré tout, et comme je l’avais prédit, je fus devant sa porte avant qu’il n’arrive. Je n’eus pas longtemps à attendre. J’eus à nouveau raison quand il apparut dans le couloir. Toujours armé et portant ma tenue de voyage, je m’engouffrais chez lui dès qu’il y entra. J’aurais pu me méfier de la sécurité du lieu. Si c’était ici qu’il avait été enlevé, ce n’était pas ce que j’appelais une cachette sûre. Et ce mal de tête persistait…

Je l’observais faire son petit manège sans un mot et sans l’aider non plus, je l’avouais. Et lorsque la lumière fut, je m’étonnais de voir son visage blessé. En réalité il n’y avait pas de quoi se surprendre, un enlèvement ne faisait jamais en douceur. En particulier quand la victime avait un gabarit comme le sien. Je me retenais de lui demander comment il allait, car la réponse était trop évidente. Ce fut sa remarque qui brisa le silence.

— Et vous êtes certainement plus mal en point que vous ne le laissez paraître.

Il se tenait pourtant bien. Il avait sans doute des plaies et des ecchymoses. Aucune fracture n’était à déplorer. C’était rassurant. J’allais lui demander des explications, mais il me devança à nouveau et pour me demander quelque chose de trivial. Je ne savais pas si j’hésitais ou étais outré. Accepter ce que j’étais était une chose, mais cela justifiait-il son attirance ?

— Comment faites-vous pour être aussi calme ? Aussi simple ?

Je ne le pouvais pas. Me résoudre à garder mon calme en cette soirée mouvementée m’était impossible. Certes j’étais mal placé pour le critiquer. À l’époque j’avais bien pris l’existence du monde obscur. Cependant je mettais cela sur le compte de l’urgence. Constance m’avait appris que l’armée ennemie comptait des lycans parmi ces rangs. Devenir un vampire était censé m’apporter une force suffisante. C’était la seule solution qui s’offrait à moi, alors j’avais accepté. Qu’était-il arrivé à June pour justifier un changement de position pareil.

— Vous ne voulez rien dire, je l’ai compris. Mais je ne peux me contenter de cela.

Je lui tournais le dos pour m’éloigner de deux pas. Cette migraine martelait plus fort à présent. Portant mes mains à mon visage, je me frottais les yeux. La nuit était loin de sa fin et pourtant je me sentais déjà très fatigué.

— Savez-vous ce que cela signifie de me garder ici ? Pas de lumière du soleil dans une pièce où je pourrai dormir. Supporter ma présence en permanence. Pouvoir me…

J’interrompis ma phrase. S’il y avait bien une chose que je ne pouvais lui imposer, c’était de me nourrir. Je trouverais le moyen de quitter son appartement discrètement et d’y revenir sans attirer l’attention.

— Combien de temps espérez-vous me couvrir de cette manière ?

Une fois l’avis de recherche annulé, je devrais partir. Il ne fallait pas que ma présence empire la situation. Qu’importait s’il parlait de me protéger. Je me retournais vers lui, des interrogations plein d’un esprit en ébullition et douloureux. Je ne pouvais cesser de réfléchir, ne voyant pas la sécurité dont je bénéficiais pour le moment.

— Vous et moi… C’est folie.

Fermant les paupières, je souhaitais que mon corps cesse de me faire souffrir. C’était risible d’être un vampire qui ne craignait pas les maladies et d’avoir autant mal dès qu’il s’agissait de sentiments. Tout se mélangeait dans mes idées. J’étais plus perdu que jamais.

— J’ai mal à la tête.

N’accuser que cet état était réducteur. Mon cœur était lui aussi douloureux. Je me passais encore une fois les mains sur le visage.

June avait raison de souligner mon incohérence. Je m’étais imposé dans sa vie depuis toujours. Il n’avait eu d’autre choix que de faire avec. Je devais avoir l’air de me défiler, ce qui n’était pas mon genre. Une explication était envisageable à ma réaction, une faiblesse selon certains. D’un autre côté c’en était une. Mais à mes yeux, c’était la preuve que j’étais toujours moi-même malgré les années. J’étais encore capable d’apprécier quelqu’un au point d’avoir peur de le perdre. J’aimerais croire que June serait là pour moi, mais j’avais peur que quelques circonstances changent les choses. Nous n’étions pas du même côté, il pouvait arriver n’importe quoi qui remettrait en cause ma présence dans sa vie.

Son approche ne me fit pas fuir et ses mains non plus. Elles étaient tendres et familières. Elles faisaient du bien, même si c’était léger. Et ses mots y étaient aussi pour quelque chose. Fermant les paupières, je laissais sa voix basse me bercer. Il n’imaginait pas comme j’avais rêvé d’entendre ces mots à nouveau. Quelqu’un qui puisse vouloir de moi, même si c’était contre nature. Une seule personne m’avait apporté un tel sentiment de sécurité. Et cela avait été les plus belles années de ma vie. Je n’attendais que ça de retrouver ce sentiment de plénitude. Toutefois la confiance (ou son absence) était un sentiment compliqué et qui faisait douter à la moindre occasion.
Bien que je ressentais June au travers de ses actes, je ne parvenais pas à m’y abandonner totalement. Pas pour l’instant. Je fus surpris par la pression légère de ses lèvres. J’ouvris les yeux pour le trouver si près de moi. Aucune tentative de fuite de ma part. Mes yeux profondément bleus scrutaient son visage en silence. Il se trompait. C’était moi, le fou.

— Restez.

Je ne pouvais pas lui promettre de fermer les yeux sur son silence, de lui faire confiance aveuglément. Mais je pouvais faire l’effort de ne pas le fuir et de patienter jusqu’au jour où il acceptera de me parler. Ma tête échappa à ses doigts pour que mon front se reposa sur son épaule. Le dos courbé, je fermais à nouveau les paupières. Je sentais sa forte odeur. Pouvais-je m’abandonner à ses bras ?
Mes mains froides se posèrent sur ses poignets et glissèrent chercher les siennes. Je les serrais. Elles étaient pleines de vie, brûlantes (sans doute à cause de notre contraste de températures).

— Vous êtes un homme fait. Et si vous pensez avoir réfléchi à tout, alors je peux me reposer un peu sur vous.

Je lui cédais sans que cela me déplaise. Il croyait en moi, en mon existence. Je pouvais au moins croire en sa sincérité. Je tournais la tête vers son cou avec l’idée de l’embrasser. Hors je retins mon geste. Il pourrait croire autre chose désormais. Je me redressais finalement pour embrasser sa joue. Le nez toujours collé à sa peau, je lui soufflais :

— Vous fais-je peur ? Je veux dire… craignez-vous qu’un jour je tente de me nourrir de votre sang ?

J’étais simplement curieux. La possibilité lui avait sûrement traversé l’esprit, mais il était bon de savoir s’il serait serein ou non en toute circonstance. Je ne serais pas un danger pour lui, du moins je ne ferais rien intentionnellement. Je le savais car je n’étais plus le jeune vampire qui perdait la tête à la moindre trace ou odeur de sang. Cependant il fallait s’imposer un minimum de prudence afin de ne rien faire d’ambigu.

J’avais du mal à croire que rien chez moi ne l’inquiétait. Je me demandais ce qui avait pu arriver pour qu’il soit si confiant en ma nature et surtout en moi. Je n’ai jamais eu l’occasion de lui prouver que j’étais digne de confiance. La situation était tellement compliquée… Je n’en voyais pas le bout.
Ce ne furent pas ses lèvres si tentantes qui me firent oublier. Je ne cédais pas à répondre à son invitation. Figé par un pressentiment désagréable, j’attendais. Il avoua enfin son départ. Et il n’en parlait que maintenant parce qu’il s’était douté que je n’aurais jamais accepté de venir ici ? Elle était belle sa protection ! Enfin je supposais que c’était à moi de m’adapter. Allumer aucune bougie en son absence, ne pas toucher aux rideaux. En somme vivre dans le noir jusqu’à son retour. Après avoir été enlevé une première fois, je ne doutais pas que le voisinage serait aux aguets du moindre signe suspect. Je soupirais en me redressant.

— Vous devriez aller dormir. Je suppose que vous avez une longue route qui vous attend.

Me défaisant de ses bras, je m’allégeais enfin en retirant ma cape de voyage et en déposant les armes. Au sens propre évidemment. Pour le figuré, ce n’était pas prêt d’arriver honnêtement.
J’ôtais également la veste que je portais pour être plus à l’aise. Lorsque je me retournais et que je le vis toujours là, un autre soupire m’échappa. Les jeunes n’écoutaient-ils donc jamais ?

— Allez dormir, je vous dis ! Je ne vais pas m’envoler.

Ma voix était un brin agacée. Mais à son regard, je compris sans mal ce qu’il voulait. Revenant vers lui, je le forçai à se tourner et à avancer en direction de sa chambre. Je l’abandonnai pour qu’il fasse ce qu’il avait à faire tandis que j’allais m’asseoir sur le rebord de son lit. Cet appartement, et cette chambre en particulier, m’était déjà trop bien connu. Les souvenirs me revenaient. Tendres et plus violents. Tant d’événements qui me laissaient un goût d’inachevé. Et pourtant je doutais de vouloir les poursuivre. Notre nouvelle situation remettait tout en question de mon point de vue. J’ignorais combien de temps cela allait durer et si je le supporterais. Je n’aimais pas les secrets, surtout quand je savais que quelqu’un en avait. Il me manquait certainement quelque chose pour être digne d’en savoir davantage.
À quoi bon me torturer l’esprit ? Je ne trouverais jamais la réponse. Enfouissant ma tête dans mes mains, les coudes plantés dans mes genoux, j’essayais de chasser toutes ses pensées pour ce soir. Il allait me laisser seul durant des jours, j’aurais tout le loisir de me perdre en conjecture…
Si je n’avais pas aidé cette femme, je ne serais pas dans un tel pétrin. Je ne serais pas enfermé ici, en plein cœur de Paris, comme un vulgaire animal domestique. Mes propos étaient infondés. Si j’étais ici, c’était uniquement de ma faute. C’était moi qui avais accepté cette corde autour du cou.

En relevant la tête, la scène était irréelle. C’en était trop ! Si je croyais que la coupe était pleine, je n’étais pas au bout de mes peines. Ses mots furent plus blessants que réconfortants. Il ne pouvait pas dire ça sérieusement. Il n’avait pas le droit !! Je me levais brusquement pour faire quelques pas et contenir cet agacement qui montait en moi. Planté à deux pas de June, mes yeux se braquèrent sur lui sans ciller.

— Vous faites exactement ce que je redoute le plus.

Je passais mes mains sur mes cheveux. Plusieurs respirations pour rester calme et pouvoir m’expliquer tout en faisant les cent pas.

— Vous changez d’avis trop facilement. J’ai l’impression que la dernière fois que nous nous sommes parlés était hier. Et aujourd’hui vous apparaissez pour me dire que vous avez changé d’avis, que vous vous êtes fait à tout ce qui m’entoure. Ça ne me fait pas plaisir à dire : mais je doute de vous. Je redoute que vous changiez d’avis aussi vite me concernant. Ne me demandez pas d’être heureux ou satisfait.

Mes bras retombèrent le long de mon corps, les épaules basses.

— Vous avez tant insisté pour me faire venir. Et finalement vous y renoncez ?! Pourquoi ? Comment voulez-vous que je me sente en sécurité ?

Je ne cessais de faire des aller-retours, mais mes pas n’étaient pas rapides ou impatients.

— Je dois soudain faire face à l’idée que vous avez été enlevé. Je dois en voir le résultat sans rien dire. Je suis fou d’inquiétude !!! Ça ne se voit pas ?! Vous avez cru que je quittais Paris le cœur léger ? Vous ne savez pas à quoi je renonçais en prenant cette décision, alors ne venez pas me parler de mes désirs. Je suis fatigué de fuir et de me cacher.

Je m’arrêtais enfin pour lui faire face. Il était vrai que j’en avais assez de tout ça. J’en avais assez de me battre entre mon devoir envers les autres et mes désirs. Cependant j’avais déjà vu ce que cela donnait quand je cessais de me battre. C’était comme mourir. Je ne pouvais cacher mes mains tremblantes. Ce n’était pas de la colère. C’était un sentiment bien plus pénible. Ma voix était enrouée lorsque je lui dis :

— Vous êtes prêt à tout pour avoir ce que vous voulez… Suis-je votre objectif ou un moyen d’y accéder ?

J’avais cédé une fois de plus. Pas à June cette fois-ci, mais à mes propres émotions. Le vase avait débordé, suffisamment pour se vider pour moitié et laisser la place à une prochaine vague. Au fond de moi, je me savais rassuré d’apprendre qu’il n’avait pas changé d’idée me concernant. Il me considérait toujours de la même manière. Ce soulagement suffit à me réchauffer le cœur. Mais ce dernier se pinça dans le même temps quand June se replia sur lui-même. Je lui demandais de se livrer à moi, sa réaction était parfaitement légitime.
En voyant ses traits tirés par la fatigue, je m’en voulus de le retenir éveillé. Il me fallait prendre sur moi. Il me fallait de la patience. Je décidais de m’avancer vers lui et de m’agenouiller au sol. Posant mes mains sur le matelas, de part et d’autre de June, j’inspirais en silence.

— Je prendrai le temps de répondre à vos questions. Peut-être pas toutes. Il y a des choses que moi-même j’ignore. Ne dites pas que vous manquez de temps. Vous avez encore toute la vie devant vous. Ce sera suffisant, et peut-être même de trop, pour me connaître.

J’avais vécu bon nombre d’années ennuyeuses et j’avais aussi hiberné. Au final mes cent ans ne seraient pas un long récit. Je lui souris timidement en espérant le rassurer à mon tour. Il me faisait de la peine. Et toute ma rancune ne pouvait rien contre cette compassion. Prenant appuyé avec mes bras, je me redressais assez pour atteindre son front et y déposer un baiser.

— Je serai ici à votre retour.

Profitant de son visage relevé, je vins presser mes lèvres contre les siennes. Doucement, mais assez brièvement au final. Cela ne voulait pas dire que tout était joué entre nous, mais je supposais que pour ce soir nous en avions assez fait. J’achevais de me lever pour venir saisir sa couverture et ses draps et les écarter pour lui intimer de se coucher. Je n’en avais pas fini avec mes obscures pensées agitées, mais au moins certaines avaient été étouffées. Ceci rendrait sûrement ma solitude à venir plus supportable.

Je ne comprenais pas ce qui lui faisait dire cela. Tout le monde apprenait à connaître son entourage plus ou moins intimement. Et ça n’avait guère besoin d’une vie entière pour cela. La longévité de la mienne ne me rendait pas plus complexe qu’un autre. En fait je trouvais même que j’étais très simple à cerner, mais mon avis était subjectif.
Le fait de lui ouvrir le lit n’était pas un geste infantilisant, bien que parfois je le considérais ainsi. C’était plutôt une manière de lui dire de cesser de se raccrocher à moi. Il avait grand besoin de dormir, surtout après ce que je lui avais infligé (encore).

— Si vous restez silencieux.

Après avoir remonté la couverture sur lui, je grimpais sur le lit pour m’asseoir. Je passais mes doigts dans ses cheveux d’un geste simple.

— Bonne nuit, June.

Je ne pouvais répondre à son empressement, car l’idée m’était encore un peu indifférente. Sa présence l’était en tout cas. Je savais que je regretterais un jour d’avoir pensé de la sorte, mais je ne pouvais me douter que vivre dans cet appartement sans lui allait faire naître un manque.
Je me contentais d’être assis là, adossé à la tête de lit, les jambes étendues. L’arrière de mon crâne se reposa contre le mur. À bien y réfléchir, je me demandais si je n’étais pas comme June lorsque j’étais adolescent. Il me semblait que oui. J’étais plein de hardiesse et prêt à tout pour atteindre mon but. J’avais… dix-huit ans ? Non, dix-sept. Quelle époque lointaine !
Au final je ne pouvais que le comprendre dans sa détermination à me revoir, à me garder. J’aurais certainement été pareil à sa place. Posant le regard sur lui, je me rendis compte que nous avions beaucoup en commun. Nous étions si jeunes et avions déjà des tonnes de soucis sur les bras.

Je repensais à ma défunte épouse et ses dernières paroles. Elle m’avait dit de ne pas fermer mon cœur. J’avais compris qu’elle parlait de remariage. Et vu l’échec que ça avait été, je m’étais dit qu’elle avait eu tort. Au final je me demandais si elle n’avait pas eu une vision. Touchée par la grâce de Dieu avant sa mort, elle a essayé de me faire comprendre une chose ? Malheureusement elle n’était plus là pour me l’expliquer.

J’écoutais la respiration de June pour savoir quand il s’endormirait. Je ne comptais pas rester sinon la nuit serait longue. Je ne trouverais pas beaucoup d’occupation, mais il devait bien y avoir un livre quelque part.