Jamais rien ne sera plus comme avant. Il suffit d’observer l’horizon pour en être conscient. Fini l’océan à perte de vue. D’obsidienne, d’opale ou de saphir, il ne reste rien. Les jades iridescents des forêts luxuriantes de l’est de l’Europe ne sont plus. L’Empire bien loin, les royaumes lointains aux croyances et aux péchés si singuliers. Næmesys pourrait regretter sa liberté, mais de ces âmes sous scellé, il est l’un des rares à ne pas se départir d’un sourire profondément provocateur.

Les cages ne sont pas celles des pires conditions. Au moins, la sensation de déplacement n’est pas là pour incommoder la majorité, rendant le transport particulièrement… déplaisant. Non, ici, les choses sont bien différentes. Un lieu sombre où les choses se disent sous couvert de faux sourires et des codes secrets. Des cellules trop petites pour s’y tenir debout, mais trop grandes pour être appelées maltraitance pure. Sous d’imposants draps aux variables couleurs, c’est là qu’ils sont tous alignés, comme les marchandises qu’ils sont sur l’étale d’un marché. Venez trouver votre esclave, venez venez, ils sont beaux, ils sont frais.

Les voix des vendeurs comme des acheteurs résonnent depuis l’autre côté du voile qui les protège des regards indiscrets. Leur ordre est au silence, mais là où ils se trouvent à cinq ou six dans le même espace clos, cages collées les unes aux autres, c’est une trentaine de personnes qui s’entassent et attendent leur heure, aussi funeste puisse-t-elle être. L’illégalité de la chose ne semble pas arrêter quiconque. Et lorsque les voix des serfs se font trop fortes, ce sont des coups de barres de fer qui fracassent les barreaux. N’espérez pas les voir soulever le voile pour vous châtier, ou vous le regretterez.

Cheveux blonds épars contre ses épaules, sa tenue n’est que l’ombre de ce qu’elle avait un jour été. Habillés de haillons, pour qu’il n’y ait que la marchandise à voir et rien de plus, Næmesys tape un air de ses phalanges contre les barreaux, musique brisée par la cadence des pas qui s’enchaînent le long de leur repaire d’infortune. Un coup contre les barreaux et le blond laisse un sourire particulièrement contenté étirer ses lèvres… Tourne les yeux vers les autres habitants de sa cage et remarque qu’ils se sont éloignés, agglutinés, comme s’ils ne voulaient rien avoir à faire avec le courroux que le germain ne tarderait pas à s’attirer.

Toise ses colocataires et tourne un regard curieux vers la cellule aux barreaux de laquelle il est collé, apercevant avec un sourcil haussé que la personne s’y trouve seule… Masse imposante à la peau particulièrement sombre. Stoppe ses coups et claque de la langue pour attirer son attention, un sourire mutin aux lèvres lorsque leurs regards se croisent.

« Et toi alors, c’est quoi ta chanson ? »

Entendez là qu’il aimerait connaître son histoire… Mais s’ils pouvaient être deux à contribuer à la cacophonie, il ne s’en plaindrait en aucun cas.

Le sourire qui fend son minois est absolument ravi. Et si le surnom lui arrache un rire surpris, il ne détache pas son regard des pupilles d’émeraude lui faisant face, bien trop contenté d’enfin avoir trouvé une compagnie loquace… Quand bien même il n’en portait visiblement pas les traits.

« Faut dire qu’ils ne nous donnent que bien peu de jouets pour nous amuser… »

Comme des chiens en cage, voilà ce qu’ils étaient. Mais ça, il s’en fichait. L’idée l’avait pourtant effleuré qu’il pourrait utiliser un certain pouvoir pour se libérer. Ces barreaux, aussi solides semblent-ils sous ses doigts bien humains, n’auraient jamais résisté à sa force. Mais c’était trop dangereux. Vain, même. S’il s’enfuyait, il ne donnerait que plus de raisons au reste du monde de la traquer elle… Ah, ce qu’il n’était pas capable de faire par amour. Ou dépit. Qui sait.

Et en parlant de chien… Ah, celui près de lui était effectivement un beau morceau. D’autant plus qu’il semble se redresser dans une position un peu plus assise qu’affalée… Et de toute évidence, l’homme n’est pas blessé, pas plus qu’il ne semble en mauvaise santé. En réalité, eux deux semblaient même être les deux individus les mieux lotis de tout l’ensemble. Leurs visages n’avaient rien d’émacié, et leurs corps, peu importe les cicatrices, n’étaient pas tracés des lignes abjectes de la mal nutrition, là où tant d’autres affichaient tristement leur maigreur.

« Alors c’est pas ton premier tour, hm ? C’est ma première fois. Fraîchement attrapé. Comme un veau qu’on emmène à l’abattoir. Sauf que là, ils veulent pas me zigouiller, je crois. » Un clin d’oeil et il souffle, amusé. « Ce serait presque dommage. »

Mais non, il n’a pas l’envie de mourir. Ca se lit dans ses prunelles azures aussi clairement que ses origines caucasiennes. Mais ça n’empêchait rien. Et encore moins sa débordante curiosité.

« Tu dis ça, mais clairement, toi non plus tu resteras pas ici longtemps. J’ai jamais vu quelqu’un comme toi. » Un sourire et il lui envoie un baiser, exagérant le trait. « T’es d’une beauté sans pareil, mon loup. »

Le surnom est une parfaite réponse à la fameuse princesse, et pour bien marquer le coup, le blond repousse ses longues mèches dorées. Ah, à cette époque, ils n’avaient pas encore été coupés. En réalité, il rivalisait même sûrement avec la longueur des cheveux de l’autre homme.

« Tu veux parier sur qui partira le premier ? » Il lui tend la main, comme pour signer leur pacte implicite. « Moi c’est Næ– »

« C’EST PAS UN PEU FINI OUI ? »

Un fracas atroce résonne contre la paroi de sa cage, le faisant broncher sans qu’il ne le veuille. Pas par peur, non… Non évidemment pas par peur, haha… Pourtant la pâleur sur ses traits pourrait en attester autrement. L’humain force un sourire et chuchote doucement, défiant les lois et les règles ici-bas, quand bien même sa main encore tendue tremble un peu sous le choc.

« … Tu sais quoi, t’es pas tout le monde. J’t’accorde princesse parce que t’as un beau museau. »

La main de l’autre est immense. Immense et d’une couleur telle que l’on croirait pouvoir y lire les desseins de l’obscurité. Mais rien d’autre n’y est qu’une chaleur rassurante, et la sensation d’un labeur durement mené toute une vie. Næmesys relève un regard curieux – et peut-être un tantinet accusateur – vers l’autre mais ne relâche pas sa main, bien au contraire. Il la tire à lui et la retourne, observant la paume aux couleurs plus claires, au lignes bien définies.

« Et moi je vois que tu vas partir quelques heures après moi. Un petit monsieur bedonnant. Un noble. Un idiot. »

Le blond relève le regard sur Khalis et hausse un sourcil.

« Et puisque tu me souhaites quelque chose que tu ne voudrais pas toi-même, je vais aussi lire – parce que c’est le destin, tu comprends – que tu ne reviendras pas ici. Pas de ton plein gré du moins. » Une pause, un sourire moqueur. « Mais ça, j’ai pas besoin des lignes de ta main pour le savoir. »

Sauf que voilà. Pour tout ce qu’il peut dire, il glisse malgré tout son pouce contre la ligne de sa paume et y lit quelques choses qui ne sont sûrement un secret pour personne. Il y lit une longue vie, une ligne d’amour brisée et fragmentée tant de fois qu’elle pourrait ne pas exister. Un destin coupé d’une cicatrice.

Næmesys relâche doucement sa main et incline la tête sur le côté. Bleu scrutateur surveille un vert malice. Un vert qui cache bien des secrets, comme l’on dit dans les contes que les jades sont la couleur de ceux qui détiennent en eux de la magie pure, celle venue de la nature. Mais lui a bien de l’azur dans ses prunelles. Est-ce qu’il est une erreur ? Un échec de la nature ? Il sourit, moqueur.

« Et toi alors ? Les cheveux courts ça n’est pas un argument, c’est ça ? »

Pourquoi les avait-il laissé pousser déjà ? Pour mieux se fondre dans la masse. Pour n’être qu’une personne ou mille à la fois. Par oubli ou mépris. Par principe, ou souvenir amer. Parce qu’il ne se bat plus, et que rien ne l’empêche de faire comme bon lui semble, désormais.

« A moins que tu n’essayes de dire que ça ne me va pas… Dans ce cas, ouch, mon égo. Et surtout, ah-ah, je me ris du danger. »

Enfin, il jette quand même un coup d’oeil vers les pas s’approchant d’eux en disant ça… Personne ne vient les interrompre cette fois. Du coup il lève le menton l’air sûr de lui. Trop fier. Trop menteur pour être vrai.

« Puis je serai pas une princesse sans ça. Comment faisait donc Héro pour fuir sa tombe sans sa longue chevelure, hmm ? »

Une preuve qu’il n’était pas qu’un simple pouilleux venu des campagnes perdues du monde. Après tout, qui donc peut se vanter de lire… Ou de connaître simplement la mythologie grecque ? Ah, mais sûrement n’en saurait-il rien. Qui donc en ces temps parle encore des lointains amants de l’Hellespont.

Le son qui lui échappe est profondément teinté d’humour. Oh, lui, une princesse. Quelle douce ironie. Puis l’autre, un prince ? Probablement celui des bandits. Næmesys apprécie l’idée et tapote ses doigts contre sa paume, l’air de considérer ses paroles… Ou si peu.

« Pense déjà à me courtiser avant d’espérer me marier, louveteau. » Un rire et il hausse un sourcil, relevant la tête d’un air faussement indigné. « Ah, ces hommes, aucune grâce. »

Mais voilà que l’autre dans une démonstration formidable d’un laisser-aller et d’une désinvolture extrêmement rafraîchissante laisse entendre la plus franche des vérités. Le blond pince les lèvres, une moue contrite sur le visage alors qu’il finit par se pencher en avant, son visage appuyé contre ses deux mains pâles retenant toujours celle plus large et plus colorée que la sienne. Oh, il n’y a sincèrement aucun doute sur sa réaction, dans le tressautement irrégulier de ses épaules, ou même dans son souffle chaud s’étirant sur leurs peaux. Il lui faudra quelques longues secondes avant qu’il ne se redresse un peu, le regard luisant d’hilarité, un sourire à lui en faire mal aux joues sur les lèvres.

« Tu comprends mieux pourquoi les miens sont comme ça aussi, alors. Traitre va. On devrait se soutenir entre oisifs, pas se réprimander. »

Le tout dans le tout, pourtant, l’autre ne semble pas s’embêter des codes ou des étiquettes. Næmesys relâche sa main et soupire doucement, observant finalement son vis-à-vis avec une pointe d’ironie dans la voix. Ses doigts pâles se glissent dans ses longues mèches blondes, patient alors qu’il raconte.

« Un conte ancien. Une idylle malheureuse de deux personnes vivant séparés par un pauvre bras de mer. Et Héro, du haut de sa tour, jette sa longue chevelure à Léandre pour qu’il vienne la libérer. »

Et comme pour souligner ses propos, c’est d’un mouvement presque rieur qu’il lance la longueur de ses cheveux au travers des barreaux, la plus grande partie tombant sur la jambe repliée de l’homme devant lui. Oh, il ne fait que jouer, est-ce vraiment quelque chose que l’on pourrait lui reprocher ? Certainement vu les regards que certains surveillants de leurs cages leur envoient. Næmesys, par chance, ne réalise pas le danger et se laisse simplement aller contre les barreaux avec un sourire entendu.

« T’as mieux que ça à me raconter ? Peut-être qu’on peut commencer tôt sur cette histoire de courtiser… J’en ai entendu deux autres copuler dans une cage pas loin. T’es peut-être de ce genre-là ? »

Ce n’est même pas dit avec le moindre sous-entendu péjoratif. Tout est justifié, dans ces circonstances, tant que les deux parties sont consentantes. Mais vient finalement un soupir alors qu’il appuie sa tempe contre le fer de la cage et il laisse une moue légère pincer ses lèvres. L’ennui finirait par le tuer sur les gardes ne le faisaient pas avant. Allez… Tant qu’à faire…

« Ça te dis un petit jeu… ? » Le bleu de ses yeux se relève sur le visage du grand basané et il sourit, enjôleur. « Tout pour tuer les heures. T’en dis quoi ? Je te laisse choisir ton poison. »

Qu’il était facile de discuter avec cet homme. Næmesys en reste contenté, et il ne craint pas ses mains sur ses longs cheveux blonds. Que ferait-il au pire ? Tenter de l’étrangler ? Le coincer contre les barreaux pour le posséder de force ? Était-il seulement suffisamment intéressant au regard de cet individu pour susciter pareil intérêt ? Ah, l’homme avait-il seulement ce genre d’intérêts ? Après tout, il n’est que peu courant à cette époque de porter son regard sur le même sexe et d’ouvertement s’en vanter comme étant de ce bord. Lui ? C’est différent. Son cœur est déjà pris. Mais il ne crache jamais sur une agréable compagnie pour autant. Corps et esprit sont deux choses bien différentes. Et il ne faudrait que peu de choses pour qu’il puisse aisément le démontrer.

« Tu m’en vois sincèrement déçu. Y’a pourtant une alchimie incroyable entre nous, tu trouves pas ? »

La plaisanterie se solde d’un léger soufflet du bout de ses cheveux contre sa main. Rien de brusque, juste un jeu. Mais voilà que le garde leur rabat le caquet. Le coup est décoché trop vite pour que le blond ne puisse tenter quoi que ce soit, involontairement pris de peur à l’idée des coups à venir. Par chance, la démonstration ne dure que peu, et Næmesys ne réfléchit par lorsqu’il attrape doucement la main de Khalis et masse doucement son avant-bras, là où le coup était tombé. Sûrement seraient-ils punis d’ainsi interagir au travers de leurs cages respectives. Mais n’était-ce pas déjà une punition suffisante que de se retrouver enfermé ici ? Un soupir et il cherche son regard, un sourire peiné aux lèvres.

« J’ai pas forcément besoin d’un jeu pour passer un moment agréable. On fait avec ce qu’on a, hm ? »

Mais le voilà déjà à te parler d’une autre princesse. Un sourcil haussé puis deux, et pour le coup… Le jeune prince n’a aucune idée de ce dont il peut parler. Ou plus précisément de qui.

« Alors comme ça tu fricotes régulièrement avec la royauté… Ou alors tu appelles tous les beaux garçons que tu croises princesse et… Snif, mon cœur est brisé. »

Ceci étant, c’est avec une pointe de sérieux en plus qu’il répond plus doucement.

« Et pour la concernée… Triste ? J’ai plus la force de m’apitoyer sur le cas des autres. Je préfère nettement continuer d’avancer. » Une pause et un sourire espiègle. « Et puis quand tu vois les critères de beauté de certains, je me fie pas à ce que je ne vois pas. Pour tout ce que je sais, elle était peut-être toute petite. Tellement que tu pouvais l’emmener sous ton bras. Tu m’diras, pratique pour un enlèvement. » Puis d’un rire plus détendu. « Même si je crois qu’avec ton gabarit, y’a personne que tu pourrais pas emmener sous ton bras. Peut-être qu’un jour c’est toi qui viendras voler à mon secours. »

Yeux d’azurs perdus sur l’étendue si sombre allant de sa peau à ses prunelles pourtant si claires, Næmesys fixe Khalis et tend ses doigts au travers des barreaux pour lui montrer ses paumes lacérées de cicatrices.

« J’ai pas besoin d’être secouru. Je pourrais partir si je le voulais. » Un sourire et il rajoute plus doucement. « Et j’ai le sentiment que toi aussi. »

Pourquoi s’encombrer de tout ceci. Il pourrait, oui, prendre la fuite. Retrouver sa liberté et arpenter le monde sans se soucier de rien. Mais il y a elle. Il y a tout ce qu’il désire protéger. Il n’a pas envie de l’exposer au mal. Pas envie de risquer que le monde la rattrape. Elle a d’autres plans. D’autres projets. Il pourrait souffrir de captivité le temps qu’elle trouve à mettre un terme à ses projets. Le temps que ses rêves soient enfin réalisés.

« D’où je viens ? »

Ah, quelle drôle de question. D’où il vient ? De terre. De quelque part. Certainement pas de Dieu. Certainement pas de là où la piété justifie de tuer. Où l’avait-on enlevé déjà ? Ah oui… Oui c’est vrai.

« D’un palais, comme toutes les princesses. De hautes tours, de grands jardins… On y parle une langue sans élégance, et il n’y avait que des princes, partout. »

Des frères encore et encore. Il ne se souvient pas du visage de ses propres parents. A oublié depuis longtemps. Ils ne l’ont pas cherché, entre temps. Sûrement était-ce mieux ainsi.

« Un jour un homme m’a trouvé plus intéressant que mes parents et c’est là-bas qu’il m’a emmené. » Un sourire. « Mais toi t’es beau et grand. Tu dois pas croire à la magie ni aux monstres, pas vrai ? Lui m’a bercé de fables. On m’a fait grandir pour être un soldat et pas une princesse. Et j’avais horreur de ça. »

Pourquoi donc devrait-il se cacher d’avoir combattu les engeances ? D’avoir été membre de l’église souterraine ? Qui ferait quoi que ce soit au fond de ces cages. Næmesys lève les yeux sur l’autre homme, sa tempe appuyée contre les barreaux, ses doigts emmêlés en de distraites tresses dans ses longs cheveux blonds.

« On ne nous dit pas tout, tu sais ? Et certains se nourrissent de cette peur de l’inconnu pour justifier de tuer tout ce qui n’est pas similaire. Comme des animaux à la chasse… Sauf qu’on ne tire aucun profit de la mort de ceux-là… » Un soupir. « Chaque institution représente sa propre cage. Empire, royauté, séculaire… J’ai décidé d’être libre. »

Un sourire, joueur cette fois.

« Je l’ai jamais été davantage qu’enfermé dans cette cage. » Sa main se tend et il effleure le visage de Khalis. « Alors si un jour tu m’enlèves, ramène-moi chez toi. Ici, là-bas, je m’en fous. »

Ah, c’est si beau de rêver. Et si triste aussi de savoir qu’il n’y a pas moyen de les réaliser.

« Et toi ? C’est quoi ton chemin ? Tu peux pas en être à ton premier sauvetage de princesses. T’es clairement trop doué pour que je sois la première p’tit loup. »