Le tout petit monde d’un enfant se réduit à deux choses : ses parents, et tout ce que les parents apportent – maison, famille étendue – trop de frères – le jardin, leurs amis, les gens en général, l’éducation, bref, plein de choses très réconfortantes mais aussi très barbantes… Et en seconde place… Tout le reste.

Aydos est exactement à cet endroit-là. Au moment où les précepteurs sont des monstres terrifiants qui le grondent s’il ne recopie pas parfaitement son verset de la Bible, ou les jus de carotte vraiment dégoûtants, ou ses frères qui lui tirent les cheveux pour rigoler, ou… Tout le reste. Il se souvient que ce matin, Père a eu la visite d’un éminent Monsieur venu d’un autre pays – La Suédie ? La Su… Su. Eh. Dans sa tenue d’apparat la plus saugrenue, avec des smocks aux jambes et aux bras, il s’était plus senti comme un pâté impérial qu’un enfant de lignée pure. Mais ça, c’est surtout parce que le col le gratte et qu’il avait mis trop de temps à sortir du lit du coup il avait dû sauter le petit-déjeuner et il avait faim… Et peu importe combien de fois il a lancé des regards implorants à Mère, l’un ou l’autre de ses frères lui fit signe de ne pas insister. Et c’est uniquement la main de Næmesys sur le sommet de sa tête qui le calma.

Vraiment, tous des méchants.

Alors oui, quand le banquet long et insupportable où il avait été installé sur pas deux mais trois coussins avait enfin pris fin – vraiment, il est pas si petit que ça. Pourquoi tout le monde s’acharne à mettre trois coussins quand tous les autres n’en ont qu’un seul ou pas du tout ? – Aydos avait bougonné jusqu’au dessert… Puis avait été mis au lit pour la sieste avant ses leçons de l’après-midi… Mais voilà, il se peut que pour compenser sa mauvaise humeur du matin, quelqu’un – il gardera le nom secret, c’est une chose qu’il a appris très jeune, on ne balance jamais ses sources ni l’anonymat de ses informateurs, en l’occurrence, la gentille nourrice qui l’avait resservi en gâteau et… HEY, ON AVAIT DIT CHUT. – bref du coup il a eu plus de gâteau, et le sucre… Le sucre l’a rendu un peu foufou, pour ne dire que ça.

Rien d’étonnant, donc, que lorsque la porte de sa chambrée fut refermée, il se soit extrait de sous l’édredon comme un petit ver à soie pour s’échapper jusqu’à la fenêtre qu’il a ouverte en grand… Avant de se hisser sur le rebord et de sauter dans le buisson en contrebas – aïe – et de s’échapper loin loin loin de la surveillance des soldats, des gardes, de la nourrice, des précepteurs, des parents, de tout le monde. Aydos c’est un grand d’abord. Il a besoin de personne pour décider s’il doit dormir ou pas.

C’est sûrement comme ça qu’il est arrivé au lieu de l’une de ses plus grandes fascinations actuelles : le chenil. Beaucoup de chiens. Plein. Et si Aydos sait qu’il aime les chiens, il aime encore plus les chats, mais l’un de ses frères fait tout le temps atchoum quand y’a des chats donc il doit se contenter des chiens… Et du coup, oui, le chenil. Il est monté contre la barrière en bois qui délimite leur coin. Des chiens de chasse, ceux que Père et ses frères aînés trainent avec eux pour aller courir dans les bois. Mais Aydos lui n’a pas le droit. Trop petit. Trop ci. Trop ça.

C’est pour ça qu’il grimpe sur les bordures en bois. Qu’il écoute le cliquetis des chaînes des chiens sans les comprendre. Sans voir que certains plus énervés que les autres rongent leur frein et ont fini de briser les scellés des pitons les fixant au sol. Certains jappent de contentement, et c’est sûrement parce que le son est si strident qu’il le surprend. C’est un geste malheureux, vraiment, quand son équilibre tout précaire d’enfant lui échappe et qu’il tombe le nez le premier dans l’enclos des chiens.

C’est juste un coup de pas de chance quand le chien le plus énervé de la meute prend Aydos pour une proie à chasser. Sauf que 8 kilos tout mouillés contre une bonne cinquantaine n’ont absolument pas fait le poids – ha ha ha –.

Le cri qui échappe à Aydos est de peur, d’abord, lorsque comme un boulet de canon l’animal lui saute dessus. Il le repousse, parce que non non non, les crocs c’est pas beau. La bave les fait luire toutes ces dents – y’en a trop, c’est pas possible – et sûrement que lui mettre un coup de pied dans les valseuses a pas été son plus grand coup de poker.

Sur le coup ça semblait être du génie parce qu’il s’est éloigné, et comme un ver – le même que celui qui rampe hors de son lit, oui oui – sauf que voilà. Un petit ver, c’est de la chair tendre quand un animal mord de toutes ses forces. Et sa cuisse, il peut sentir chaque croc qui s’y enfonce et manque de déchirer la peau. Jusqu’à ce que le chien s’emporte et secoue la tête, comme si Aydos était un fanion de guerre.

Les cris et les pleurs n’ont pas cessé. Jusqu’à ce que quelque chose d’immense s’invite là. Aydos se souvient plus. Il a que la sensation d’une brûlure qui n’en finit pas contre sa jambe – plus encore que la fois où il a touché la marmite dans la cuisine -  et il essaye vraiment de se redresser, sauf que tout lui fait mal. La figure salie de terre et de larmes, sa lèvre se tord en une grimace du plus grand des malheurs, et s’il n’écoute pas un traitre mot de ce que dit le plus grand, c’est dans ses bras qu’il se traîne pour pleurer encore et encore.

C’est sûr, avec une alarme pareille dans les bras, tout le palais va rappliquer…

Dire qu’après ce jour-là, les larmes ont coulé pendant des jours – et des nuits, en proie à des cauchemars qui n’en finiraient plus jamais – aurait été un euphémisme. Si la douleur est quelque chose qu’il pense être incapable d’oublier, sûrement les jours et le lait de pavot qu’on lui fait avaler pour calmer cette vilaine blessure et ses peurs aide à l’empêcher de céder à la panique. Du moins, c’était leur intention. Car il ne se souvient plus des bras puissants du grand monsieur qui l’a sauvé. Pas plus qu’il n’a compris pourquoi il y avait eu une telle effervescence. Ce n’était la faute de personne si ce n’est celle du chien.

Pourtant… Pourtant quand on t’a dit que l’animal avait été abattu, t’avais pleuré toute la nuit.

Ca a pris plusieurs jours avant qu’il ne soit plus alité. Parce qu’entre la douleur et la possible infection, Père et Mère avaient demandé à ce que les meilleurs physiciens soient assignés à la santé du jeune prince. Alors Aydos s’était laissé dorloter. Ca faisait encore mal, et on lui avait soufflé que les cicatrices resteraient longtemps. Zephyr l’avait rassuré en lui soufflant que ce serait comme une blessure de guerre. Un vestige de fierté qui prouvait qu’il avait survécu à une terrible attaque, comme leur père et leur grand-père avant eux.

C’est avec cette conviction qu’il s’est donné le temps de guérir, puis qu’il a insisté pour pouvoir retourner à ses activités. Education, précepteurs, rien n’y manque. Le maniement de l’épée attendra. Et si Aydos veut jouer, il ne le fait plus loin des regards des adultes. Alors quand un jour il décide d’aller retourner voir les chiens – par acquis de conscience, et pour dire pardon à la famille de celui qui l’avait mordu – c’est sa petite main dans celle de Zephyr qui l’a guidé. Il y avait bien eu quelques gouvernantes derrière eux au début. Mais tous les deux sont les plus doués pour se cacher.

Pourtant lorsqu’Aydos vit les chiens, il ne put avancer plus. Pas la peine de forcer, lui intimait son aîné. Les chats aussi c’est bien. Être compris n’avait jamais eu tant d’importance. Et c’est surtout avec cette certitude au cœur que le plus jeune avait demandé à continuer leur promenade. Jamais loin du domaine. Tout le monde se souvient encore de ce que les bois leur ont déjà volé par le passé.

Ils avaient simplement décidé de cueillir des fleurs, et Aydos avait acquiescé lorsque Zephyr avait offert d’aller chercher un vase. Le nez dans les fleurs, un papillon posé contre ses cheveux blonds, l’enfant relève les yeux en entendant une voix grave s’adresser à lui.

« Ah. Le monsieur qui s’occupe des chiens. »

Le gamin se relève et boîte encore en avançant vers l’autre homme imposant et dans ses grands yeux limpides, il n’y a qu’une seule question.

« Dis… C’est vrai qu’ils ont tué le chien… ? »

Parce que lui n’avait jamais voulu ça.

C’est pas normal d’être aussi grand, se dit curieusement le petit prince alors qu’il tient trop fort les tiges de ses fleurs au creux de ses mains d’enfant. Parce qu’il sait que ce monsieur est pas méchant, mais qu’il est curieux. Il est si différent, mais pas si différent en même temps. Aydos reste planté là, haut comme trois pommes dans l’herbe devant ce gérant qui le surplombe. Jusqu’à ce qu’il s’accroupisse. Et Aydos prend ça pour une raison suffisante d’approcher encore. De poser sa main libre sur le genou du grand homme et d’écouter religieusement les réponses à sa plus pressante question.

Il est pas mort alors. Ils l’ont juste laissé s’en aller. Sûrement qu’à cette information, il sera difficile de ne pas reconnaître le soupir de soulagement qui échappe au plus petit des deux alors qu’il chuchote doucement.

« Je voulais pas qu’ils lui fassent du mal. Il a peut-être pas fait exprès… Moi aussi je fais de grosses bêtises parfois et je veux pas qu’on me tue. »

C’était normal non, de pas vouloir ça ? Il renifle et frotte le coin de l’un de ses yeux de son poignet tenant les fleurs. Sur son minois c’est on ne peut plus clair qu’il a ressenti tout ça comme une bien grande contrariété. Parce que le monde est injuste même à ses yeux de chérubin.

« Il a dit ça ? »

Le dos droit, le torse un peu bombé, Aydos prend une grande inspiration et jappe haut et fort.

« Et moi je suis désolé d’avoir crié. J’ai dû lui faire peur aussi. »

Parce qu’on fait tous des erreurs, même quand on est prince. Même quand on veut faire les choses bien. Aydos renifle et baisse les yeux.

« C’est normal non ? Zephyr dit toujours qu’après une dispute faut s’e’sspliquer avec la personne pour pas avoir mal au cœur après. Et je voulais pas qu’on soit fâchés. Le chien il habite ici aussi. On peut pas être fâchés dans la même maison. »

Il renifle encore une fois. Il a les yeux un peu rouge à y regarder de plus près. Sûrement qu’il ne réalise pas qu’il est allergique à toutes ces plantes qu’il tient dans ses mains. Mais c’est pas ça qui compte. Il est petit mais pas idiot. Et après quelques secondes, il passe ses bras autour du large cou du grand monsieur et le serre doucement.

« Merci Monsieur de m’avoir aidé. »