When you were here before

La nuit est glaciale. Oh, il a pourtant l’habitude de la neige et du vent. L’habitude de sa Suède natale, celle-là même qui l’avait bercé pendant tant d’années. C’est certainement la fatigue qui finira par le terrasser. Mains gantées tenant fermement la bride de sa monture, il semble avoir oublié depuis combien de temps eux deux se sont élancés à cette interminable chevauchée. Tout ça pour la dépêche d’une missive à un lointain Seigneur. Pourquoi s’était-il dévoué ? Probablement pour profiter de ce tendre blizzard qui bat les plaines de France. Quelle sotte idée.

Combien il aurait aimé trouver le refuge d’une maisonnée. Seulement pour quelques heures, près d’un âtre accueillant. Mais cette forêt semblait interminable. Ce monde de blanc et de branches couvert ne voulait qu’une chose – tout faire disparaître sous son épais manteau. Qu’importe l’épaisseur de ses vêtements, le cuir de ses bottes lui semble gelé, et que dire de son corps tout entier.

Mais les intempéries ne rendraient pas le chemin moins pénible. Pas plus que les jérémiades qu’il pourrait exprimer au vent orphelin. Gronde un son de dépit et tente de flatter l’encolure de son fidèle compagnon d’infortune qui brave courageusement les fouets du vent.

Sauf qu’il est à la nuit noire des choses qu’aucune tempête ne saurait expliquer. Tout… S’est passé étrangement vite. Dans ce brouhaha statique, un craquement résonne au loin, sinistre et détestable. Une branche cédant sous le poids des cieux, pense-t-il sans conviction, bien davantage déterminé à rejoindre la capitale qu’à s’interroger sur la souplesse des ramages de cette forêt. C’aurait pourtant dû être son premier choix. Car dans un son s’approchant d’un hennissement, son étalon se tend et cesse sa marche, furetant son regard aux alentours. June ne peut manquer son inquiétude et tente, tant bien que mal, de mettre la main sur la lampe accrochée à son paquetage, maigre halo lumineux vacillant contre le temps.

Un autre bris, plus proche. Moins précis, pourtant. Apeuré, l’animal recule, sauterait presque hors de portée de ce qui se trouve pourtant invisible. L’effroi que le suédois s’attèle à rassurer, descendant tant bien que mal de sa monture pour lui présenter le néant alentour… C’était sans compter sur une bourrasque de vent épaisse et brutale. Sûrement, n’eut-il pas été si épuisé, ses jambes n’auraient pas cédé sous la force du souffle se confrontant à sa frêle stature, engouffré au travers des arbres immenses. Mais tel est l’homme qui croyait pouvoir affronter le ciel. S’effondre au sol sans parvenir à retrouver ses appuis… Et dans un crissement de verre, sa seule source de lumière perd son maigre éclat.

S’il est une chose dans l’obscurité, ou si cette dernière elle-même fut le dernier coup porté au courage de la bête qui l’accompagne, June n’aurait su le dire. Mais dans un tintamarre fou, le cheval se cabre et s’échappe de la prise si instable que le soldat tenait sur ses rênes. Quelques secondes la course effrénée traîne son écho contre le duvet de l’hiver. Et dans la pénombre retrouvée, seul le froid s’invite contre son corps abîmé.

Combien de temps a-t-il vaillamment marché ? Combien de minutes ou d’heures s’étaient écoulées, avant qu’au loin, la lumière d’une bâtisse s’invite à son regard troublé ? Non, June n’est pas le genre d’homme à croire aux miracles… Mais s’il en est un, il se cristallise à la force de son poing tambourinant faiblement la porte de ce lieu inconnu.

Et s’il est un autre miracle, songe-t-il en tremblant brusquement, ses iris de jade partiellement voilés par ses lourdes paupières…

Il espérait le revoir… Juste une dernière fois…

When you were here before

L’envie ne lui manque pas de simplement se laisser choir là, sur les planches d’un perron qui n’avait rien d'hostile, si ce n’était l’épais voile duveteux qui l’en recouvrait. Oh, June regrette ses terres natales. Regrette de ne pouvoir espérer retrouver les bras de Nanna après une longue traversée enneigée. Ici il n’y a rien. Rien de plus que la torpeur glacée contre ses membres.  A-t-il seulement frappé à la porte ? Il n’est même plus sûr. Il n’y a aucune sensation dans ses extrémités. Rien. Uniquement l’impression que ses os et son corps tremblant viendraient à se briser. Combien de secondes est-il resté là à espérer voir la moindre lueur surgir dans la nuit ? À retenir tant bien que mal ses jambes flageolantes de ne pas céder sous son seul poids ?

Mais la providence doit être en sa faveur – ne l’a-t-elle pas toujours été, à bien y réfléchir ? –. Qu’importe ce qui s’était tapi dans cette forêt, il est une salvation plus douce qui se tient devant lui lorsque le battant de bois s’ouvre. Émeraudes épuisées se posent sur le visage d’une beauté marmoréenne, et June pourrait ciller tant il pense qu’un mirage ne devrait se permettre telle beauté. Il n’est pourtant pas fier, ce soldat au corps brisé par le froid. Et s’il devait s’effondrer ici et maintenant, peut-être demain sera-t-il une âme oubliée à la désespérance du jour. Son père lui reprocherait sûrement sa maladresse, et mère… Mère n’aurait certainement que faire de la mort d’un bâtard.

Le regard vide, il ne réalise qu’avec un léger délai que toute oasis élégante se tenant devant ses yeux se trouvait à lèvres remuantes. Bat des cils l’enfant perdu tandis qu’une bourrasque manque de le déstabiliser. Porte ouverte et bras – figurativement – tendus se tiennent à sa disposition. D’un sourire tremblant, il sent son échine se courber tandis qu’il s’incline d’une révérence qui ne porte tristement pas sa grâce habituelle.

« Messire… »

Si sa voix ne se rompt pas en chemin, l’évidence de son état est telle qu’il doit… Très probablement faire pitié. Sûrement est-ce pour cette raison que son hôte impromptu l’invita ainsi à pénétrer dans sa demeure. La porte enfin refermée, et l’hiver oublié à l’extérieur, June peine à défaire la boucle retenant sa cape, bien déterminé à l’abandonner dans le vestibule. Le tissu s’échoue au sol et oh, il voudrait le rattraper… Se laisse distraire par la question offerte et à visage découvert, ses joues semblent terriblement rougies.

« Je vous suis obligé… Mais… T-toute source de chaleur serait la bienvenue… »

Comment refuser, en son état ? Se penchant pour rattraper son vêtement au sol – et bien déterminé à ne pas être un invité crasse ou incorrect, il attrape le tissu et son corps tout entier frissonne alors qu’il se présente doucement, essayant d’oublier le parasite de la température qui le ronge de l’intérieur.

« Je suis sincèrement navré de vous i-importuner… Je- Ma monture s’est échappée et- »

Et la fin de sa phrase ne trouvera pas sens, quand la fatigue sans crier gare tétanise ses membres glacés, sa jambe ne suivant pas le mouvement tandis qu’il se redresse… Et choit misérablement, très probablement les genoux les premiers au sol.

When you were here before

Dieu devait certainement exister. Sûrement était-ce ses pensées emmêlées par l’épuisement et le froid qui le rendaient ainsi. Prompt à trouver l’individu devant lui parfaitement magnifique dans la lueur si terne de la nuit. Une demeure perdue au beau milieu des neiges. Un havre de mystère, un sanctuaire d’une malice que June ne connait pas, ou trop peu. Trouvera-t-il à s’échapper de ce monde, ou l’homme devant lui l’empêcherait-il de redevenir poussière d’étoiles contre la tempête sévissant au dehors ?

Lorsque deux bras puissants le rattrapent, June ne parvient qu’à exprimer sa gratitude d’un maigre sourire. Qu’il était honteux d’ainsi ne plus savoir tenir sur ses deux jambes. Mais qu’y pouvait-il seulement ?

Alors quand cet hôte gracieux le laisse ici, une épaisse peau de bête autour de ses épaules, au coin d’un peu avec la seule recommandation qu’il parvient à garder en tête est l’évidence dont il a toute sa vie connue la véracité : ces vêtements n’aideraient en rien à protéger son corps de l’hypothermie. D’un hochement de tête il laisse l’inconnu s’échapper avec la promesse de vêtements plus chauds et lui… Lui s’attèle de ses doigts gelés à ôter ses bottes et faire tomber progressivement chaque épaisseur de vêtement qui retenait ce froid ingrat contre sa chair.

La pudeur lui échappe, et sa peau rougie par le froid se marie si tendrement avec les tons de cet intérieur élégant. Sa respiration tremble et ses jambes chancèlent lorsqu’à moitié nu il rejoint l’âtre. La brûlure pique sa peau quand l’air n’est pourtant que sensiblement chaud. Choc thermique contre son épiderme lui arrache un tremblement tandis qu’il se replie sur lui-même, là, enfant des neiges roulé dans la peau d’une créature qui en tout temps survit aux vents.

Quand a-t-il donc fermé les yeux ? Ses pensées doucement interrompues par la voix si posée de l’homme. Une lueur candide luit dans les prunelles de jade du jeune suédois alors qu’il note la tasse fumante disposée derrière lui et l’épaisse quantité de vêtement juxtaposée. Dire qu’il y a quelque chose de terriblement fragile dans ses yeux ne serait qu’avouer la vérité. June, si petit ainsi ramené au sol observe l’imposante figure le surplombant et sourit, le cœur large et rond de reconnaissance.

« N’êtes-vous pas donc comme les anges, surgit à point nommé lorsque les hommes choient ? »

L’étymologie de ce prénom est chère à son cœur, quelque chose de ses racines scandinaves. Peut-être… Tout doucement, le regard plein d’un espoir nouveau, June décoche l’un de ses sourires les plus enjôleurs, soufflant en suédois, sa voix portant sans peine les notes d’un pays lui ayant pourtant appris à se méfier de ce que les nuits de Sainte-Lucie peuvent apporter.

« June van Heil… Se pourrait-il que vous aussi connaissiez la neige de nos terres du nord ? »

Il rougit doucement, ses joues encore marquées du froid, mais d’ici, là où l’on voit la ligne délicate et pourtant forte de son cou, la naissance de ses épaules, il n’est aucun doute quant au fait que June pourrait aussi se compter au nombre des dangers de la nuit.

« Je vous remercie infiniment Soren… Je vous suis reconnaissant d’avoir sauvé ma vie. Et votre prix sera le mien. »