« Que vois-tu ? Que ressens-tu au fond de ton cœur…? »

« Moi ? Rien. Rien que les autres ne doivent savoir. Je ne suis qu’une bête féroce. C’est comme ça que les Hommes nous voient, n’est-ce pas ? »

Le jeune homme aux iris émeraudes se tourna vers le miroir à sa droite dans lequel il voyait narguer son reflet. Le ressentiment teintait sa voix. Son front était marqué l’expression renfrognée de son visage où tombait quelques mèches brunes qu’il avait pris soin de rapidement nouer en arrière.

Depuis toutes ces années, il errait seul. N’avait nulle part où aller. Les siens étaient loin, très loin et avaient sans doute depuis le temps oublié son existence. Il n’en voulait pas à ses parents. Ni même à son frère d’ailleurs. Il ne s’en voulait qu’à lui-même en réalité, plus qu’à ces humains porté par une méfiance maladive à leur égard.

« Tu as tort Soren. »

« J’ai tort ? Et tu oses dire que tu veux essayer de me comprendre ?! »

Sur le coup de l’émotion face à son interlocutrice, il brisa la glace d’un coup de poing. Tremblant de colère, le sang coulait d’une large entaille à la main. Des gouttes suintaient sur le sol alors qu’une vive douleur le frappait, loin d’être comparable à ce que Soren ressentait à ce moment précis au fond de son cœur.  

« ...Vous êtes tous les mêmes de toute façon. Avec vos stupides idéaux vous croyez refaire le monde mais ça ne marche pas comme ça. »

Sous le regard effaré de son hôte qui était une vieille connaissance du lycan, Soren se dissimula sous sa capuche et passa le porche de la maison, défiant ainsi l’orage qui battait son plein à l’extérieur. Il s’éloigna précipitamment, sans qu’on ait pu l’empêcher de partir. On criait son nom mais il préféra faire dans l’ignorance, continuant précipitamment sa route. Le souffle court, il s’arrêta devant une flaque. L’exacte copie de ses traits se formaient à la surface.

« T’es qu’un idiot Al. »

Alone était son frère pour qui il avait une admiration sans bornes. De nombreuses décennies les séparaient. Qu’importe. Leur complicité était telle qu’on ne les voyait pas l’un sans l’autre. Leur père, Faust, était le chef d’une meute respectable. Il se targuait d’avoir le sang-pur d’un originel bien que lui-même n’ai jamais connu son géniteur. Et sa mère, Mira. Soren ne se souvient que vaguement d’elle. Une voix, une odeur. Une fourrure épaisse et soyeuse. Il n’avait que cinq ans lorsqu’il l’a vu pour la dernière fois.

Tout a commencé par le souhait de son aîné de vouloir prendre son indépendance et voir du pays. Suite à un violent désaccord avec leur alpha de père, son fils, en qui il avait placé de grands espoirs de succession quitta la meute de son plein gré et fut renié par les siens. Ne pouvant pas se résoudre de voir son frère adoré disparaître de sa vie, le petit Soren le suivit furtivement un soir de novembre alors qu'il était encore très jeune. D’abord farouchement opposé à ce que son cadet l’accompagne dans ce dangereux périple, Tristan n’eut pas d’autre choix que de céder face à la ténacité du louveteau. Et puis quelque part, être parti comme un voleur en l’abandonnant derrière lui avait déjà fait assez de mal.

« Tu viens avec moi mais à une seule condition : tu feras ce que je te dis. Si jamais il devait m’arriver quelque chose et que je te dis de te sauver, tu te sauves ? C’est compris ? »

L’enfant hésita quelques instants. Imaginer son frère mal au point, ça non jamais ! Il secoua la tête pour essayer de chasser cette horrible image de son esprit encore trop innocent.

« Soren… »

« Hm...D’accord. Mais je ne veux pas que tu meurs ! »

Alone frotta la tête dans les cheveux de son jeune frère et se mit à rigoler, comme s’il trouvait cette possibilité absurde et pourtant bien réelle.

« Moh mais non petit frère ! J’ai encore du temps devant moi avant de rendre l’âme. On restera toujours ensemble, je te le promets. »

Cette promesse résonnait toujours en lui encore aujourd’hui. Il avait menti.

Tu n’es qu’un menteur…!
Tout ça pour elle.
Pour ces humains qui ne pensent qu’à détruire et nous asservir dans la plus belle indifférence.
C’est ça, ton monde idéal ?

Pendant près de dix ans, les deux frères avaient longuement voyagé en dissimulant leur véritable nature. Alone lui avait appris la débrouille, à développer ses sens. A se battre et surtout, à survivre. Ils vivaient de chasse et de mercenariat. Ils côtoient de plus près ces Hommes qu’ils n’avaient jamais vraiment approché auparavant. Au départ, Soren était curieux à leur sujet bien qu’il s’en méfiait un peu. Mais son frère, lui, était plus adapte à leur faire confiance. Il était persuadé qu’un jour, humains et lycans pourraient vivre en harmonie.

Et c’est cette idée saugrenue qui a causé sa perte.
Quelle ironie n’est-ce pas ?

Son chemin croisa celui d’une jeune femme sur le point d’être attaquée par un homme mal intentionné. Doté de réflexes hors normes dû à sa nature lycane, Alone n’eut aucun mal à s’interposer. Cette femme était une personne de haut rang. Une princesse, sortie incognito pour aller au plus près du peuple. Impressionnée par ses compétences et pour le gratifier d’avoir risqué sa vie pour garantir la sienne, elle souhaita faire de lui son vassal. Chose qu’il accepta, trouvant l’occasion que trop parfaite pour se rapprocher des humains et obtenir une place de choix.

Soren profita un peu de cette nouvelle vie, mais c’était très peu pour lui. Il préférait largement la vie citadine que celle de la noblesse. Personne n’avait à le juger. Les roturiers comme lui n’avaient de toute façon aucune place là-bas, et surtout pas un adolescent de sa trempe. Peu à peu, le jeune loup commençait à faire ses marques. A avoir ses petites habitudes. Il s’était même lié avec certaines personnes.

Puis un jour, il fut violemment extirpé de son sommeil. Sans même qu’on ne donne les réponses à ses questions, son aîné, visiblement blessé, l’embarqua à toute allure en dehors de la cité. Des chevaliers étaient à leurs trousses, brandissant leurs armes féroces prêtes à s’abattre sur eux.

La raison était toute simple : ils savaient qu’ils n’étaient pas humains. Alone n’avait tout simplement pas eu le choix de dévoiler sa véritable apparence pour accomplir son devoir, lui avait-il dit. Rien de plus. En cela, il avait mis en danger sa sécurité et celle de son cadet. Pris en embuscade, Soren pensait que la fin était proche. Au moins l’autre avait raison, ils étaient toujours ensemble même quand la mort leur tendait les bras.

C’est alors que dans un ultime élan de désespoir,  Alone se jeta sur leurs assaillants.

« SOREN ! FUIS ! »

Tels furent les derniers mots qu’il prononça avant de se transformer. Il parvint à arracher la jugulaire d’un des hommes à terre avant d’être projeté violemment contre un arbre d’un coup de pied bien envoyé dans le ventre. La scène qui se déroulait sous ses yeux était insoutenable. Ses jambes tremblaient.

Il devait partir d’ici, et vite.
Mais il avait peur.

Quel lâche j’étais.
Un incapable.

Le regard suppliant du loup qui tentait de se relever eut raison de ses doutes. Il était en train de se battre pour sa vie et sa liberté. Non pas la sienne, mais celle de ce petit frère qu’il aimait par-dessus tout. Les larmes aux yeux, le louveteau se changea à son tour et disparut à travers le bosquet où ils se trouvaient, déguerpissant le plus loin possible sans se retourner.

Sa poitrine se serra.
Il avait mal, comme si une lame venait de se planter cruellement dans sa chair.
Alone n’était plus.
Sans même le voir, il le sentait.

Soren n’avait plus le choix que de continuer seul. Perdu, il avançait dans la douleur sans but ni demeure. Il se demandait bien si la vie méritait d'être vécue. Mêlé dans des conflits en tout genre, le loup trouva son gagne pain dans la détresse d’autrui. Parfois motivé par la bienveillance, il lui arrivait de ne rien attendre en retour. Sauf peut-être, dans le silence, à de la compréhension et à un peu de chaleur.

Devenu un mercenaire aguerri malgré son jeune âge, Soren se refuse de servir quiconque voudrait lui mettre des chaînes et le museler.