Difficile de savoir comment la présence du cardinal à la messe du soir avait fuité. Peut-être qu'une domestique l'avait vu quitter son bureau un peu plus tôt que d'habitude ou qu'un page du palais avait eu accès à son emploi du temps. En soit, peu lui importait : debout devant les portes de Notre-Dame, Constantin essayait de se persuader d'être enchanté (et non effaré) de voir que la foule était beaucoup plus imposante que d'ordinaire tandis qu'on s'agglutinait à l'entrée pour lui serrer les mains et lui demander une énième bénédiction avant de rejoindre les bancs. Depuis le temps, la rumeur avait eu le temps de se répandre dans Paris toute entière : Père Saint Hilaire avait le miracle du Saint Esprit au bout des doigts. À leur contact, les aveugles retrouvaient la vue et les boiteux la mobilité qu'on disait car tout le monde connaissait forcément le frère d'une cousine d'un ami d'une ex-aimante qui avait vu de ses propres yeux la cour des miracles tenue par le Cardinal dans les Alpes avant l'arrivée du Vatican. Et tout le monde attendait avec ferveur le jour où la grâce du Christ viendrait se manifester dans la capitale pendant l'une des plus en plus rares cérémonies que l'ecclésiaste présidait encore car plus le temps passait, plus Constantin craignait que ses fidèles ne soient en train de s'égarer sur le chemin du pharisaïsme par sa faute. On aimait sûrement plus ce que Dieu pouvait apporter que Dieu lui-même et ainsi le message de paix et d'union qu'il devait transmettre sur terre était perdu.
Vraiment, dans ses plus sombres heures de doute, Constantin songeait avec tristesse que finalement le Pape faisait bien de l'éloigner de ses agneaux et qu'il était sans doute malgré lui plus le loup dans la bergerie que le berger du troupeau.

La cathédrale était pleine à craquer en ce début de soirée. Pourtant l'atmosphère n'était pas étouffante, les garçons de choeur s'appliquaient plus que jamais à chanter les louanges du Tout-Puissant dans le silence plein de respect des autres adorateurs qui avaient joint les mains et suivaient le regard du Cardinal, levé vers la fresque du plafond de Notre-Dame. Comme c'était le début du printemps et que Pâques approchait, Constantin avait choisi de parler sans surprise de la résurrection du Christ, de louer l'espoir et la promesse du renouveau qu'offrait la foi si chacun travaillait dur et dans le respect de son prochain. C'était un discours un peu mielleux, assurément niais mais la sincérité du prédicateur transparaissait dans ses paroles et Constantin espérait sincèrement que sa candeur toucherait au moins quelques âmes qui étaient simplement venues par curiosité ou dans le but de voir un miracle.

Lorsque vint l'eucharistie, tout le monde s'aligna sagement en deux files distinctes de la nef, devant les deux prêtres de rang inférieurs distribuant l'ostie sous l'oeil bienveillant de Constantin qui mémorisait chacune des figures s'approchant de l'autel. Toutefois, alors que les deux queues s'amenuisaient, son attention se perdit vers le fond de la cathédrale où une silhouette solitaire demeurait debout, à l'écart des autres, près de la sortie. Elle était trop loin et trop tassée dans l'ombre pour qu'il puisse les traits du visage, toutefois Constantin eut la conviction que leurs regards se croisèrent l'espace d'un instant où il sourit et fit signe à l'inconnu de s'approcher lui aussi pour recevoir le corps du Christ matérialisé dans ce petit rond blanc et sec.

Parfois, il valait mieux rester dans l'ombre. La lumière de la Sainte Trinité aurait tôt fait de guider les brebis vers le droit chemin quand viendra l'heure du jugement. Constantin n'insista pas, revint au reste de son troupeau et la messe s'acheva sans accrocs.

Comme d'habitude, une fois les derniers sermons récités, il lui fallut l'aide de quelques sacristains pour gentiment mener tout le monde vers la sortie car nombreux étaient ceux qui voulaient s'entretenir avec le Cardinal et quand bien même Constantin avait toujours le coeur lourd de devoir éconduire le cortège de ses plus fervents adorateurs, le ciel avait commencé à s'assombrir et il était grand tant pour chacun de regagner ses quartiers. Toutes les petites mains de Notre-Dame savaient que si son Éminence commençait à écouter les doléances d'une personne, il ne pourrait s'empêcher d'écouter celle de tout le monde et ainsi ils y passeraient tous toute la nuit. Ainsi, ce fut en promettant à pas moins d'une dizaine de personnes de se pencher sur leurs malheurs un autre jour que Constantin mena les derniers fidèles sur le parvis de la cathédrale.
À l'intérieur, les derniers garçons de choeur et diacres s'activaient à nettoyer les bancs, puis à ranger l'autel et à ramener les piédestal sertis de bougies à moitié fondues, bousculant la silhouette masquée qui s'était figée devant les objets précieux étalés sur le meuble en bois recouvert d'un épais linge blanc.

Constantin avait suivi du regard les mouvements de cet étrange inconnu, le laissant un moment dans sa contemplation silencieuse de l'Église. Il avait reconnu la figure restée à l'écart au moment de l'eucharistie et son instinct lui disait que cette personne cherchait la tranquillité dans la maison du Seigneur. Aussi, il ne s'approcha que lorsque qu'il remarqua les sacristains s'échanger des oeillades agacées en direction de ce drôle de badaud qui osait pénétrer dans la cathédrale avec son visage masqué et trainait des pieds devant l'autel quand il était clairement l'heure de partir.
Pour dissuader le personnel d'houspiller l'incongru visiteur, le prêtre vint se placer à sa hauteur, mains dans le dos, le regard rivé sur les statues qui surplombaient l'autel.

▬ Ce cierge que vous avez allumé. Était-il pour une personne en particulier ? Ou était-ce simplement pour le salut de sa propre personne ? Qu'il demanda de sa voix paisible.

En tournant la tête vers son interlocuteur, Constantin eut un vague aperçu du visage recouvert de cicatrices sous la capuche de l'étranger et ne put retenir un mouvement de surprise. Son timbre de voix indiquait pourtant qu'il n'était sûrement pas bien âgé et rarement le prêtre avait été confronté à une figure aussi marquée par la vie.

▬ Hum. Seules les âmes damnées doivent craindre le feu. Ici elles représentent tout simplement la lueur du Saint Esprit. Il dut faire un effort pour ne pas fixer les stigmates de ce curieux personnage et joignit les mains dans son dos tout en tâchant de rester impassible. Il comprenait mieux pourquoi il était resté  en retrait pendant la messe : son quotidien devait déjà être rempli de regards à mi-chemin entre l'horreur et le dégoût, inutile de s'infliger à nouveau le jugement des passants dans un pareil lieu de repos. J'imagine que c'est tout de même étrange d'allumer une armée de bougies dans un endroit fermé avec du mobilier en bois. Combien d'églises avaient fini en flammes à cause d'un malheureux cierge renversé ?

La requête prononcée sur le ton d'une candide honnêteté le laissa un moment perplexe. Il avait l'habitude de ce genre de demandes que d'ordinaire il écartait en faisant valoir qu'il y avait un hospice pour les miséreux à moins d'une demi-lieue d'ici, mais ce soir il pensait à son épaule, à la cicatrice encore fraiche laissée par une créature sauvage après la tombée de la nuit dans le jardin de cette même église. Deux traces de crocs ancrés dans sa peau, la marque d'un démon envoyé par le Malin sans nul doute. Quel autre genre de monstre se terrait dans l'obscurité de Paris ? Quel genre de berger serait-il à jeter une brebis à la merci des loups ? À congédier un inconnu qui portait sur lui les traces d'un passé de martyr.
Après avoir jeté un coup d'oeil rapide autour d'eux, le Cardinal commença d'abord par secouer la tête de droite à gauche :  

▬ Notre-Dame est un lieu de culte et non de gîte. J'ai bien peur que ce ne soit pas l'endroit approprié où chercher un toit. Toutefois... Baissant la voix, il pointa une porte en bois au fond d'un des transepts. ...si une souris venait à se faufiler discrètement dans une des chapelles annexes que quelqu'un aurait malencontreusement oublié de verrouiller, qu'elle ne dérange personne et trompe la vigilance du sonneur de cloches qui patrouille parfois la nuit, je suppose que Dieu lui pardonnera.

Ce soir, Constantin avait de la peine. Aussi il a jouta en fixant de nouveau l'autel :  Dieu a des yeux partout mais ce n'est pas le cas de ses serviteurs. Dieu était infaillible. Lui non.

Ce soir, il avait envie de croire que la première personne à qui il tendrait la main ne viendrait pas planter ses crocs dedans.

Un petit rire s'échappa de sa gorge à l'idée que les enfers puissent être recouverts de neige. Pour lui qui avait grandi dans les Alpes, la neige avait quelque chose de rassurant. Mais il repensait toujours avec un pincement au coeur au décès de ses parents, à l'instant d'errance dans les cols blancs de sa région à la recherche de... de... il ne savait plus vraiment quoi sinon sûrement un exutoire à sa peine. C'était dans son malheur qu'il avait trouvé la foi. La neige avait toujours été un symbole de paix.

▬ Il existe toutes sortes de façon de torturer le corps mais la plus grande souffrance que le pêcheur peut connaitre c'est de perdre l'amour de la religion. Les supplices de la chair sont peu de choses quand nous savons que Dieu est avec nous. Qu'il avait récité en songeant à sa blessure à l'épaule. Pour Constantin, il était indéniable que cette épreuve avait été dressée sur son chemin pour tester sa loyauté au Seigneur et que c'était dernier qui l'avait récompensé en épargnant sa vie.

Toutefois, il concevait aisément que ce charabia n'était que bien peu de choses quand on avait même pas un toit sous lequel s'abriter. Ainsi donc, hocha-t-il la tête quand l'étranger le salua pour se diriger - avec plus ou moins de discrétion, vers la porte qu'il lui avait indiqué. En l'observant tituber sur un chandelier, le cardinal se demanda s'il avait bien fait le bon choix et s'il parviendrait au moins à tromper la vigilance du personnel de Notre-Dame. Au moins avait-il essayé, n'était-ce pas tout ce qui comptait ?

On ne lui laissa de toutes façons guère le loisir de méditer sur cette décision puisqu'à peine l'inconnu se fut-il éloigné que deux curés s'approchèrent de lui avec le courrier et les traités qu'il devait encore examiner ce soir. Le soleil avait eu beau s'éteindre, la journée de Constantin était loin d'être terminée...