Elle avait eu l’impression que le Bal d’Augustine s’était éternisé bien trop longtemps et qu’elle manquait désormais de temps pour mener à bien tout ce qu’elle souhaitait faire. Heureusement, en ce jour elle avait croisé June van Heil avec qui elle avait échangé quelques mots. A la mine inquiète de son ami, Victoire n’avait pas pu tenir davantage sa langue quant à la délégation suédoise. Confuse car elle avait pensé lui faire plaisir, il était évident que partager les informations qu’elle avait à ce sujet avec lui était la meilleure chose à faire.

D’ailleurs… Quelque part elle souhaitait, inconsciemment, que cela puisse paver cette entrevue d’une confiance suffisante pour ce qu’elle s’apprêtait à aborder comme sujet. Une heure après le début de leur moment et s’assurant que personne ne viendrait les déranger, Victoire partie fermer elle-même les portes de la salle du trône et, peu sûre d’elle, fit face à June. « Je… Mes excuses, mon ami mais il est une chose que je voudrais aborder avec vous à l’abri des oreilles indiscrètes qui peuvent traîner çà et là entre les murs de ce bâtiment. »

Elle s’approcha de lui mais dirigea son regard vers le sol, triturant ses doigts, réellement angoissée à l’idée qu’il puisse n’être que peu ou pas réceptif à ce qu’elle allait lui demander. Et s’il se mettait à la voir comme une folle furieuse ? La simple pensée lui tira des fourmillements tout du long de sa colonne vertébrale. « June… Croyez-vous qu’il existe sur cette terre d’autres genres de créatures que les êtres humains ? »

Elle n’osait y croire. Elle n’osait croire en la bienveillance de June même en cet instant, même alors que son masque, doucement, plongeait vers les abysses et dévoilait Victoire comme elle était réellement, comme elle se sentait réellement. Et pourtant, June était bien là, toujours là. Comme un roc auquel elle pouvait s’accrocher sans songer à tomber dans l’obscurité et l’inconnu. Elle n’était peut-être pas si perdue, finalement.

Leurs regards croisés lui donnent l’impulsion pour aller de l’avant et maintenir ses lèvres déliées. Victoire fait un pas en arrière et vient se tenir la tête d’une main un peu tremblante tout en envoyant de nouveau son regard vers le sol, mais pour rassembler ses esprits, cette fois. « June, je… C’est complètement fou… Mais c’est la pure vérité. Pour te dire ça je dois d’abord te donner du contexte. » Le vouvoiement qui avait disparu la délesta un peu de ses obligations nobles. D’un geste de l’index, elle désigna le bureau en bois brut serti de métal. « Vois-tu ce meuble ? » Question rhétorique, elle poursuit, marchant un peu pour ne pas avoir l’impression d’être vulnérable, ainsi immobile.

« Il y a quelques semaines, maintenant, Stanislava était avec moi et je terminais une journée de doléances pour le moins… éprouvantes. » Elle s’arrête, inspire, reprend. « Je voulais aller me promener dans les jardins mais il s’est mis à pleuvoir et du vent est entré dans la salle du trône par la fenêtre, faisant valser quelques feuilles, dont une s’est fichée sous le pied de ce bureau-là. » Encore une pause, car elle craint malgré tout ce que ses lèvres vont laisser filer. « En soit je n’étais pas contrarié de perdre une feuille mais… Stanislava, elle… »

Ses mains en coupe contre son nez et sa bouche, Victoire fait les cent pas devant - ou à côté ? - de June, reprenant après quelques secondes qui lui paraissent bien lourdes. « Elle a soulevé ce meuble comme s’il ne pesait rien. Il a fallu trois heures à cinq domestiques en bonne santé pour le ramener des caves jusqu’à ici et elle, à une main, elle l’a soulevé ! » Et puis… « Je lui ai demandé des explications et elle m’a répondu des choses encore plus folles ! Ses yeux… Ses yeux étaient devenus rouges subitement et ses dents... Ses dents ! June, ses dents dépassaient, comme deux aiguilles prêtes à percer ! »

Son souffle devient erratique, Victoire n’a pas l'habitude de parler autant. « Elleaaussiditqu’elleavaitconnumongrand-pèreetqu’ellel’avaitserviependantplusdedixanset… et… et… » La reine perd son souffle, ne sait plus où donner de la tête. Alors, désespérée, elle tourne son regard vers June. « June… Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai vu ? »

Dieu la punissait-il pour être une mauvaise reine ?

Le contact de June contre elle lui tire les larmes, qu’elle laisse couler en silence. Victoire ne sait plus où elle en est, comme si l’entièreté de son monde, construit pourtant sur ses convictions et ses apprentissages, ne faisait plus sens. Et cela lui est insupportable. Sans Jean à ses côtés, comment pouvait-elle tenir face à cette marée qui semblait vouloir la dévorer toute entière ? Et comment pourrait-elle protéger ses deux enfants si elle-même ne savait pas sur quoi elle était supposée régner, dans les faits ?

La paume de June dans son dos lui permet de se calmer quelque peu et, si elle ne retrouve pas la tête froide, au moins est-elle à présent en mesure de penser correctement et de ne pas laisser ses peurs reprendre le dessus. C’est à elle de les dompter, pas le contraire. Peu importe combien ces dernières semblaient immense, elle devait être la cage qui les contiendrait jusqu’à l’éternité.

Alors, remise, elle hoche la tête devant le suédois pour lui faire comprendre que son épisode est terminé. Il peut poursuivre ce qu’il semblait vouloir lui dire. Et ses mots à lui la rassure autant qu’ils la confortent dans ce qu’elle a vu. « … Pardon ? »

Sa voix est dure, mais pas par volonté d’écraser son vis-à-vis, bien au contraire. Simplement… Simplement Victoire ne sait pas s’il est normal pour elle de réagir face à cette révélation. « Tu… Tu y crois aussi ? Tu les as vu ? »

Ses questions meurent rapidement une fois ses lèvres franchies. June souhaite visiblement lui montrer quelque chose de très important. Un endroit déterminant pour l’avenir. Le sien, le leur. Alors, Victoire serre les poings, laisse ses jointures blanchir. « D’accord… Je te suis. » Il n’y a plus de couronne qui tienne, pour l’instant. « Montre-moi, June. »

Il est temps de comprendre.