Depuis qu’elle avait appris l’existence des… « créatures » dont Stanislava faisait visiblement partie, Victoire ne savait plus vraiment où étaient ses repères et ses limites. Elle avait redoublé de temps de présence dans les lieux de prières et essayait de retrouver un rythme de vie aussi normal que possible.

Pour une fois, aujourd’hui, elle avait envie de s’atteler à des tâches communes de Souverain. Il lui restait bien des doléances à traiter, même en cette période de l’année pourtant plus clémente que l’hiver rude que la France avait essuyé dernièrement. L’une d’entre elle, cependant, retenait son attention.

Victoire ne tarda pas à retrouver la lettre sur son bureau, celui-là même que Stanislava avait soulevé à une main. Tâchant de ne pas y repenser, Victoire secoua la tête.

Elle relu la lettre, déroulant le papier devant ses yeux.

À l'attention de Victoire de France, Souveraine de France

Le 6 août de l'an de grâce 1590

Votre Majesté,

Je vous écris pour solliciter votre aide quant à l'affaire de Pressigny dont je représente la principale partie lésée. Je ne vous ferais pas l'affront de vous rappeler les circonstances sordides dans lesquelles mon unique enfant et héritière a trouvé la mort, ces détails sont maintenant connus de toute la France et ce qui a été fait est fait.
Non je vous écris au sujet de votre nouvelle dame de compagnie, Mademoiselle Aerin de Brindal, soeur du Chevalier Elros de Brindal qui s'est bien joué de moi lors de sa prétendue enquête sur mon domaine en permettant à son complice, l'assassin Earl de Grisecouronne, de s'enfuir avec la dot que je réservais à ma fille.

Nonobstant mes nombreuses requêtes auprès de la famille Brindal, aucune explication et dédommagement ne m'auront été fournis. Pour avoir moi-même perdu un enfant, je ne saurais leur reprocher d'être actuellement dans l'incapacité d'entendre mes griefs. C'est pourquoi je suis dans l'embarras de venir personnellement vous demander votre assistance pour régler ce différent et permettre - je l'espèce, à nos deux familles d'aller de l'avant.
Ma proposition est simple : puisque j'ai perdu une fille, graciez-moi d'une autre. Il se trouve que j'ai un neveu à la recherche d'une jeune femme qui serait prêt à épouser Mademoiselle Brindal en avançant lui-même la dot qui m'a été subtilisée. Également, si le mariage est scellé, je m'engage à retirer les accusations à l'encontre du chevalier Brindal.

Compte tenus de la gravité des faits qui sont reprochés à Messire Brindal - paix à son âme, vous conviendrez que c'est une offre plus que généreuse de la part des de Pressigny. J'espère dès lors sincèrement que vous saurez faire entendre raison à Mademoiselle Aerin et à ses aïeux. Je n'ose de même vous faire parvenir mes réserves quant au fait que vous ayez dans votre Cour une demoiselle dont la famille se couvre actuellement de déshonneur.

P-S : Afin d'éviter tout quiproquo et désireux d'être parfaitement transparent, je vous informe que le Duc de Bourgogne a également reçu mes sollicitations.
Mes plus respectueuses salutations, Maurice de Pressigny, Baron de Pressigny, chevalier de la région de Langres et votre fidèle sujet ayant défendu pendant plus de 30 ans au péril de sa vie le bon Royaume de France.

Elle avait fait justement convoquer la jeune Aerin ce jour, suite à ce courrier. Que faire ? Victoire l’ignorait encore. Pour prendre une bonne décision, il lui faudrait d’abord parler avec la concernée. Les affaires ne pouvaient en aucun cas être laissez ainsi, ce n’était pas pérenne. Surtout que l’homme en demande avait été un fervent soutien de son propre père.

Ah, une autre galère. Et pourtant… Pourtant Victoire ne l’appréhendait pas tant que ça.
Elle attendait donc, le regard traversant la fenêtre qui donnait sur les jardins. Dame Brindal ne devrait pas tarder à arriver, maintenant.

La jeune femme se présenta à l’heure convenue et Victoire, qui voulut pourtant l’accueillir avec un sourire bienveillant, fut surprise de trouver en face d’elle une demoiselle qui semblait apeurée.

Son côté maternel reprit le dessus, bien malgré elle et elle désigna un siège à la demoiselle. « Allons, Dame Brindal, apaisez vos pensées, quoique celles-ci peuvent être.” Victoire elle-même vint s'asseoir en face du siège désigné plus tôt. « Je ne vous ai pas fait venir ici pour abattre mon ire sur vous, vous n’avez rien à craindre de ma personne, sachez-le. »

La Reine se voulait bienveillante, mais pour cela il lui fallait aussi être transparente. « Toutefois, il est vrai que j’avais besoin de vous voir, entre autres, pour aborder un sujet épineux, dont j’imagine, vous avez déjà eu vent, n’est-ce pas ? » Comment ne l’aurait-elle pas pu ? Même si Victoire avait tâché de se faire aussi discrète que possible, elle savait aussi que les choses étaient forcément pipées dès le départ. Déjà à ses oreilles étaient parvenues quelques rumeurs bien désagréables.

Il lui fallait protéger cette jeune femme. Peu importe les moyens employés à cette fin… Même s’ils pourraient ne pas plaire forcément à la demoiselle.

Comment ne pouvait-elle pas compatir avec cette jeune femme ? Victoire se sentait impuissante face à la détresse d’Aerin, qui restait malgré tout une demoiselle en plein deuil et devant subir le courroux de la noblesse à plus ou moins grande échelle. La reine ne pouvait se montrer dure avec une personne totalement innocente et qui devait subir une situation qui la tirait vers le bas.

Toutefois, elle ne pouvait pas non plus la protéger de tout.

D’un geste qui se voulait bienveillant, Victoire invita Aerin à s’apaiser. « Ne vous excusez de rien qui soit l’expression de votre détresse, Dame Brindal. Je ne peux que comprendre le sentiment qui vous ronge. Si vous en ressentez le besoin, sachez que vous pouvez vous permettre de pleurer autant que vous le souhaiterez en ma présence. Je ne ferais montrer d’aucune moquerie à cet égard et nul à part nous deux ne sera dans la confidence puisque, comme vous pouvez le voir, nous sommes seules dans la salle du trône. » Et Victoire n’avait pas l’intention de rajouter de l’huile sur le feu de cette douleur-ci.

« Vraiment, n’hésitez pas. C’est la moindre des choses que je puisse faire pour vous. » Avant d’en venir aux sujets épineux, du moins.

Victoire n’avait jamais pleuré lorsqu’on l’eut marié à Jean par procuration et qu’elle dû quitter tout ce qu’elle connaissait pour aller vivre non pas dans une autre région mais dans un autre pays. Elle comprenait une partie du poids que devait porter Aerin sur ses épaules. Mais les choses étaient ainsi faites et même en tant que Reine, elle ne pouvait se substituer aux lois qui régissaient le monde des hommes ; Dieu ne leur permettant pas de pouvoir s’en remettre à ses choix directs.

Attendant que la jeune femme eut terminé de se délester de ses larmes, Victoire hocha la tête. « Je comprends votre sentiment. Et j’imagine sans peine combien cela a dû être pénible pour votre frère. Surtout que la résolution de cette affaire n’a pas vraiment été faite encore. Il nous a quitté sans avoir le fin mot de l’histoire. »

Le choix des mots était étrange, mais c’était une façon pour Victoire d’aborder d’autres sujets. « Ce ne sont pas tant les rumeurs que les doléances que j’ai reçu à votre égard qui ont motivées cette entrevue, Dame Brindal. » Et voilà, le moment fatidique était arrivé au moment de sa naissance. « Votre famille a reçue des demandes répétées du Baron de Pressigny afin d’obtenir une compensation pour la perte qu’il a eu a essuyé ou à la rigueur, d’explications. Rien ne lui a visiblement été fournies en retour. Comprenez que si je peux me montrer magnanime et admettre beaucoup de choses concernant votre frère, je me dois également d’être impartiale. L’empreinte de Dieu me pousse à honorer une justice correcte pour les deux parties. Et cela ne se fera pas sans compromis, je pense que vous le savez déjà. » La reine planta son regard vert dans celui d’Aerin. « Le Baron de Pressigny souhaite que vous épousiez son neveu, le tout en avançant la dot que lui-même s’est vu subtilisée suite à l’affaire sur laquelle votre frère était allé enquêter. »

N’était-ce pas le moment le plus opportun pour faire une emphase sur sa propre expérience ? Victoire se sentit prête à utiliser son expérience pour aider la demoiselle. « J’aimerais pouvoir vous dire que vous avez le choix, mais rien ne serait plus loin de la vérité, Dame Brindal. En tant que femme, vous savez, tout comme moi, qu’il nous faut nous plier à certains us et coutumes. Cette situation en fait partie. Même moi, en ayant la couronne de France sur la tête, je ne pourrais prétendre rester célibataire bien longtemps. Il nous faut nous marier, c’est dans l’ordre des choses. » Trop de sombres histoires voguaient en ce monde au sujet des mariages arrangés. Victoire voulu alléger cela. « Vous savez… Quand j’ai été promise à mon mari, j’avais quinze ans et lui en avait déjà cinquante. Nous avons été mariés par procuration puis j’ai été sommée d’aller le rejoindre dans l’Empire. Croyez-moi ou non, Dame Brindal, mais les années que j’ai passé auprès de lui ont été les plus belles de ma vie. J’ai appris à l’aimer et le chérir comme toute femme digne de ce nom est en devoir de le faire avec son mari. » Un sourire fin étire le contour de ses lèvres avant qu’elle ne secoue la tête pour se reconcentrer. « Pardonnez cet écart. Ce que je veux dire, c’est que je conçois que cette perspective vous apparaisse étrange, voir effrayante. Mais tous les mariages arrangés ne sont pas teintés du malheur ou de la maltraitance. Moi, en tant que reine, je ferais ce qu’il faudra pour que vous soyez bien traitée, sachez-le. »

Quelque part, les larmes de la demoiselle firent mal à la Reine. Ainsi donc personne ne l’avait informé de ces lettres de relance… Il n’était pas étonnant, dans ces conditions, que l’affaire monte si haut à ses oreilles. Secouant la tête, Victoire patienta le temps qu’il fallut pour que sa vis-à-vis reprenne constance parfaitement. Lorsque ce fut le cas, elle reprit, de sa voix toujours calme et posée « Le baron de Pressigny est également connu sous le nom de Chevalier de Langres. Il a servi mon père et mon grand-père fidèlement pendant trente ans et si j’imagine que cette sombre affaire a pu éveiller chez lui des comportements regrettables… Je ne lui ai jamais connu de violences outre mesures. »

Elle fit une pause et continua. « Quant à son neveu, je sais que le pauvre homme est surtout une personne qui semble subir les évènements. De mémoire, j’ai entendu parler de lui en des terres doux et élogieux. Il était marié et est père d’une petite fille, par ailleurs. Sa femme a péri, comme beaucoup de nos pairs, à cause de la peste qui a ravagé notre pays. » Vint maintenant le moment de donner des contreparties intéressantes à la jeune femme également. « Ce mariage vous offrira la perspective d’avoir un titre de noblesse, ce qui, pour rappel, vous octroiera la possibilité de posséder un appartement au sein du Palais Royal ainsi qu’un dans l’un des bâtiments extérieurs, au cœur de Paris. » Petite compensation mais Victoire n’en avait pas fini. « Eu égard à votre rôle en tant que ma dame de compagnie, je peux demander à ce que vous ne soyez pas trop absente de la Cour, dans le cas où j’aurais besoin de vos services et de votre présence. Ainsi, vous resterez en terrain connu le plus longtemps possible. Bien sûr, il vous faudra obéir à vos devoirs conjugaux et matrimoniaux, mais en dehors de ces nécessités, vous serez libre d’aller et venir au sein de mon palais. » Sans parler de la perspective de monter dans la haute-société, évidemment.

Douce, toujours, Victoire croisa ensuite ses doigts sur ses genoux et posa la question fatidique. « Alors ? Qu’en dites-vous, Dame Brindal ? »

Victoire souffla de satisfaction à l’entente des mots de la jeune femme. Si elle acceptait la situation, Victoire pourrait être pour elle une protection non négligeable et un soutien de poids. De l’autre côté, le Baron serait satisfait d’avoir été ainsi mis dans les bonnes grâces de la reine via cette acceptation. « Bien, je ferais ma lettre d’approbation dans la journée et je vous la ferais parvenir à vous, personnellement. Ainsi votre belle-mère ne sera pas en mesure de faire une rétention d’informations. » Victoire gardait en tête la situation par laquelle était passée Aerin et qui, à n’en point douter, n’avait en rien aidé à la résolution de cette affaire d’une manière aimable.

« Pour ce qui est de la maternité, ne vous en faites pas très chère, ce sont des choses qui viennent naturellement à une femme. » La Reine se leva et invita la demoiselle à la suivre. « Venez donc me rejoindre sur le balcon de cette salle. » Ledit balcon donnait sur les jardins où l’on pouvait voir des courtisans se promener. « Vous savez… Quand j’ai accouché la première fois, j’avais tout juste seize ans. J’ignorais tout de comment devenir une bonne mère. Mais j’ai heureusement été aidée par mon défunt mari et les gouvernantes auprès de moi à ce moment-là. » Une main sur son ventre désormais vide et Victoire offrit un regard chaleureux à sa comparse. « Au besoin, n’hésitez pas à me solliciter. Je me ferais un devoir de vous aider. »

La demoiselle avait bien mieux pris la nouvelle que Victoire ne l’aurait imaginé au début. Mais, ravie de ne pas avoir eu la nécessité d’en recourir à son autorité royale, la blonde ne put qu’offrir sollicitude et présence à sa consœur. « Soyez vous-même. Ne cherchez jamais à vous comparer à la personne qui était là avant vous et surtout, n’essayez pas de l’égaler. » Elle en savait quelque chose. « Lorsque j’ai épousé Jean, j’ai découvert en arrivant sur place qu’il avait déjà cinq enfants… Dont le plus jeune n’était pas si éloigné que moi en âge ! » Elle rit un peu mais peu comprendre que cela ne soit pas perçu de la même manière en face.

« Tout cela pour vous dire que je n’ai pas cherché à remplacer leur mère, c’aurait été indécent de ma part en plus d’être cruel. Je ne vous cache pas que certains d’entre eux me trouvaient trop jeune, pas assez dodue, trop petite ou qu’en sais-je encore pour convenir à leur père. Mais croyez bien une chose, Aerin, le temps sera définitivement votre meilleur allié dans cette bataille. Montrez qui vous êtes réellement et amorcez une discussion à bâtons rompus sans savoir peur de ne pas savoir répondre. » Les premiers enfants de Jean avaient parfois eu du mal à l’accepter, oui. Mais après la naissance de sa fille, les choses étaient allées naturellement. Elle souhaitait la même chose à la jeune femme. Mais chaque chose en son temps.

« Je vais me charger de prévenir le Baron de votre décision et du besoin que je ressens de vous avoir rapidement auprès de moi à la Cour. Si vous le désirez, je pourrais vous porter assistance lors d’une autre entrevue pour votre robe de mariée, qu’en dites-vous ? » Victoire tâchera de prendre contact elle-même avec les couturiers du château. Peut-être pourraient-ils faire quelque chose ?