Les jours à la capitale sont ce qu’elle apprécie le moins. Parce qu’il s’agit de démarcher les clients. D’être présentable. De sourire sans jamais prendre quoi que ce soit mal, quand les nobles dénigrent sans même réfléchir. Parce que la petite noblesse n’est que ça, une extension du peuple, à peine bonne à converser. Parce qu’on juge la boue sur ses souliers, ceux-là qu’elle a pourtant désespérément tenté d’essuyer de la pluie du matin. Le porte à porte ne fonctionne pas partout. Surtout lorsque l’on tente de vendre le foin des chevaux, ou de proposer à certaines tavernes de la ville ses produits laitiers… Ou même ses légumes ?

Mais qui écoute une femme ? Seule, de surcroit ? Oh, elle sait bien que le Seigneur qui lorgne son domaine doit se frotter les mains. Mais elle, ses mains, elle les claque à la figure des goujats. Bon. Dans ses rêves. Mais elle aimerait bien le faire quand même. Un jour. Voilà.

L’ego meurtri, une moue prise sur le visage et l’air un peu contrariée, elle se promet de faire encore le tour d’une rue avant de rentrer à Sèvres. Il ne faudrait pas qu’elle rate le coucher du soleil. Elle avait des vaches à rentrer, et des moutons à surveiller, d’abord.

Le pas déterminé – mais pas trop non plus, si elle avance trop vite, ça l’essouffle bien vite, et c’est pas de la meilleure publicité que de parler de ses produits en étant en train d’hyperventiler – elle contourne un square prête à s’engager vers une nouvelle réussite – enfin, première, mais c’est un subtil détail – lorsqu’une voix fluette l’interpelle. Un client ? Ce serait trop beau.

Et sans surprise, il ne s’agit aucunement de ses produits. Mais la jeune fille – une adolescente ? Elle ne peut pas être bien plus vieille qu’Embre elle-même – semble bien ennuyée. S’approchant elle incline la tête sur le côté et observe la jeune blonde.

« Un chat… ? »

Puis en suivant le regard émeraude de la jeune fille – elle est si joliment habillée… On dirait une vraie petite poupée… – Embra aperçoit la petite boule de poils perchée sur une haute branche. Enfin. Haute. A son altitude personnelle. Ca ne pouvait pas être bien au-delà des deux mètres cinquante ou trois mètres…

« Oh. Bah alors comment t’es arrivé là-haut p’tit père ? »

Embre pourrait faire la politesse, ou jouer les princesses. Mais elle dépose sa besace sur le sol – près d’une flaque de boue, parce qu’elle n’est pas assez prudente, elle le regrettera sûrement plus tard – et remonte ses manches sur ses bras – des brindilles de paille.

« Il a un nom vot’ chat ? »

Parce que bon, l’appeler pourrait peut-être fonctionner… Enfin… Au pire, aux grands maux les grands remèdes. D’une main elle touche le tronc de l’arbre et lève le nez vers le chat qui miaule, bien agrippé à sa branche.

« Eh beh, t’es dans une situation plus cocasse que la mienne p’tit gars. »

Au moins lui, la solution pour l’aider semblait terriblement évidente.

Un chat qui a pas de nom ? Ne pas le nommer avant d’avoir été adopté ? Embre incline la tête sur le côté. Qui faisait ça, de leurs jours ? A une époque où la mort vous attend tellement à tous les tournants que les parents pourraient presque demander à ce que leurs enfants soient baptisés à l’instant même de la naissance. Il faut un nom pour ça. Un nom pour dire que l’on a existé et que l’on a eu une place, même quelques secondes, le temps d’un souffle. Un nom c’est une marque, un souvenir, une preuve que l’on a été là.

Mais la jeune fille devant Embre semble ne pas le réaliser. Alors elle l’écoute s’inquiéter de choses un peu superflues et penche la tête de l’autre côté, tapotant son menton du bout des doigts. Une noble. C’était certain. Quand on croule ainsi sous l’opulence, on oublie les simples réalités. Mais c’était pas grave tout ça. Elle allait arranger la situation.

« Vous en faites pas ma p’tite Dame, j’vais arranger la situation ! »

Faire la courte échelle en jupons. Elles allaient attirer les regards des mauvaises personnes et se fiche en situation délicate. Alors ni une ni deux, Embre défait les lacets de ses souliers et les pose au sol avant de se claquer les joues. Oui, assez fort pour les faire rougir.

« Allez Embre, du nerf ! »

Et la voilà à nouer le bas de sa robe pour dégager ses jambes jusqu’aux genoux. Tant pis la bienséance. Sauver un chat ça passe avant tout. Elle sait grimper aux arbres depuis toute petite. Juste qu’elle ne l’a plus fait depuis… Depuis un moment. Une grande inspiration et elle trouve sa première prise contre le tronc de l’arbre avant de grimper maladroitement… Oh l’ascension n’est pas trop lente, même si pas fulgurante. Mais elle finit rapidement par atteindre la branche en se retenant à sa base, tendant le bras pour attraper le chat.

« Minet minet, viens-là… Non, non tu feules pas ! Vilain. »

Bon. Ca n’allait pas suffire, très bien. Embre force sur ses bras – aïe – et parvient à se hisser un peu plus haut pour poser une fesse sur la branche qui se secoue et laisse tomber quelques-unes de ses feuilles… un peu mortes… Dis donc, cette branche-là, elle est quand même bien sèche… Et puis cet arbre en général, il a pas beaucoup de feuilles…

« Ca va le faire. Hop-là ! »

D’une main assurée elle agrippe le chaton sous le ventre et le ramène contre sa poitrine. Le chat se débat et commence à hurler en griffant. Trop tard p’tit gars, t’es prisonnier. Enfin, ça, c’était avant que la branche ne craque. Comment ça ne craque ?

« EEP. »

Un son aigüe échappe à la petite brune alors que la branche descend d’un cran… Et cède sous son poids. Branche morte égal tape-cul. Ou quelque chose du genre. La chute est… Douloureuse, pour ainsi dire. Et Embre se retrouverait presque les quatre fers en l’air, si elle n’avait pas eu la décence de se rattraper sur un bras – aïe, encore – le fessier endoloris et… Oh non.

« Oh non le chat ! »

Mais non. Ce saligaud s’était enfui de sa prise et avait sauté de lui-même au sol lorsque la branche avait cédé sous le poids d’Embre. Une moue marquée d’une pointe de douleur et elle tire la langue au chaton.

« Traitre ! »

En attendant si la petite noble n’avait pas le courage de grimper aux arbres, elle avait quand même de sacrés réflexes lorsqu’il s’agissait de rattraper des chats volants… en plein vol justement. Embre la regarde faire un peu surprise en se disant qu’au final faire peur au chaton aurait sûrement suffi à le déloger de son perchoir… Mais de toute façon elle n’aurait jamais eu à cœur de traumatiser un autre être vivant. Encore plus au modèle réduit. Avec un soupir, la petite brune se redresse un peu et remet de l’ordre dans ses cheveux – mais que fait une branche dans sa tignasse ? Saleté ! –

Secoue la tête un peu trop vivement pour que ses idées ne s’embrouillent pas – et probablement ses neurones, mais n’étaient-ils pas déjà emmêlés depuis longtemps ? – et elle relève les yeux vers la blonde qui… tient un panier et osier d’une main, et ses chaussures de l’autre… Mais la voilà qui l’aide à se relever et c’est dans une cacophonie adorable de « woop » et de « eeh » et de « ola » qu’elle retrouve finalement les pieds sur le plancher des vaches et renfile sommairement ses souliers. Elle doit pas avoir fière mine maintenant… C’était fichu pour aller solliciter de nouveaux clients dans cet état…

Mais sa compagnie insolite a l’idée de vouloir se faire pardonner, et de prime abord, Embre relève ses deux mains pour les secouer doucement d’un signe négatif.

« Non mais vous savez… »

Sauf qu’elle est lancée la petite blonde. Et c’est la mention de pâtisseries qui lui met l’eau à la bouche… puis rappelle très rapidement à son estomac vide qu’elle n’a pas déjeuné. Son estomac, dit-on ? Oh, non, ce n’était vraiment pas elle, ce hurlement térébrant qui résonne tranquillement dans ce petit square. Empourprée et pleine de gêne, Embre plaque ses deux mains sur son ventre et se mord la lèvre avant de rire d’un air embarrassé.

« Ah… Je suis désolée, je… Je n’ai plus l’habitude de penser pâtisseries, ça m’a ouvert l’appétit. »

Comment refuser maintenant ? Surtout qu’en réalité, elle accepterait bien l’option de s’asseoir un instant pour au moins reposer ses membres un peu endoloris. Elle ne pèse pas bien lourd non, mais un choc même contre un sac d’os ne fait jamais trop de bien. Se passant une main dans ses mèches brunes – et y trouvant une… coccinelle ? Mais fiche le camp toi ! – la petite brune offre doucement en récupérant ses affaires.

« Si… Vous êtes certaine que ça ne vous indispose pas, je… J’accepterais volontiers un petit temps de pause. Et puis il ne faudrait pas laisser ce petit enfermé trop longtemps. » Dit-elle en pointant le panier d’où elle est presque sûre d’entendre une symphonie de mécontentement digne d’un félin enragé. – Sûrement qu’il doit se rouler dans tous les sens pour attraper sa queue ou… N’importe quoi d’autre que savent si bien faire les chats. –

Puis réalisant subitement, elle époussette ses vêtements et offre un petit sourire maladroit à Dahlia. Elles… Sont adorables toutes les deux, en réalité.

« Embre Lesne… Mais appellez-moi seulement Embre, je crois que je ne mérite plus tellement de formalités vu l’impressionnante démonstration que je viens de vous offrir. » Un rire et elle reprend plus doucement, plus calme et presque protectrice. « Et c’est un plaisir de faire votre connaissance Dahlia. Et du chaton aussi, hehe. »

Le moins qu’elle puisse dire c’est que Dahlia était une personne aussi douce que rafraîchissante. Un rire aussi cristallin ce n’est définitivement pas partout qu’on en entend des pareils. Elle-même se trouve peu élégante à côté de ça. Enfin il suffit de les voir côte à côte pour comprendre. Mais Embre ne se débine pas. À la mention affirmée que sa présence ne serait pas un problème elle finit par baisser les armes et acquiescer pour suivre la petite blonde – enfin objectivement pas tellement plus petite qu’elle mais… tout n’est qu’une question de perspective hein, c’est dans la tête –

Le trajet, comme promis, n’est pas bien long… Et c’est avec une pointe de curiosité, et principalement de honte, qu’elle s’invite dans des bâtiments d’une prestance bien supérieure à sa tenue couverte de boue et du vert de l’herbe contre laquelle elle s’était maladroitement écrasée. Oh, Embre fait tache au milieu des œuvres d’art. Remarque les regards qui la scrute et ne manquent pas d’établir d’un clin d’œil que non, ici, ce n’est pas sa place. Qu’elle n’a rien à faire entre ces murs, au milieu d’une galerie d’art. Sauf que là où elle ressent du doute, l’autre jeune fille semble ne pas y prêter la moindre attention. Même bien au-delà de ça, elle se comporte en maîtresse de ces lieux. Et le temps d’un instant, la brune réalise qu’elle est possiblement tombée sur une éminente personnalité droit venue d’Italie. Une femme qui n’avait certainement rien à faire avec l’ombre d’une roturière telle qu’elle.

Mais Dahlia ne s’en importune en aucun cas, l’entraîne avec elle jusqu’à… Une pièce emplie de chats. Le temps d’une seconde, elle bénit tous les cieux de ne pas être allergique… Puis celle d’après, elle s’accroupit déjà pour ramasser l’un des chatons curieux qui est venu miauler à ses pieds.

« Mais bonjour toi aussi. » Ronronne-t-elle doucement en frottant le bout de son nez contre le sommet d’une tête pleine de fourrure.

Pourtant la brune relève bien vite sa frimousse pour hocher de la tête aux recommandations de l’italienne… Et repose le chaton avant de prudemment s’avancer jusqu’à la porte désignée tandis que Dahlia s’échappe. Un brin de toilette ne lui ferait vraiment aucun mal… Et c’est déjà d’une allure bien plus propre et distinguée qu’elle ressort de la salle d’eau quelques minutes plus tard, venant prendre place sur l’une des chaises à la table susmentionnée… Et assistant à l’escalade incroyable d’une tribu de chatons – dont le fugitif – qui tentent de s’inviter à grimper contre les pans de sa jupe longue. Bien. Au moins elle comprenait mieux comment l’un avait fini en haut d’un arbre… Mais ne peut s’empêcher de flatter les petits chats d’un air rêveur.

Et quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’un superbe plateau revint fumant de thé fraîchement infusé et de choux semblant absolument délicieux. Amaretti. Quelque chose comme ça. Connais pô, pensa bêtement Embre alors qu’elle observe les confiseries… Et relève un regard amusé sur la petite blonde et chantonne doucement.

« Les affaires pourront attendre. Sauver la veuve et l’or-félin pas ! »

Elle rit doucement de sa plaisanterie et soulève l’un des chatons sur ses jambes pour le reposer au sol lorsqu’il t’ente une descente en rappel.

« Qu’en est-il de vous ? Je doute que vous ne laissiez vos chats visiter Paris tous les jours… A moins que… ? »

Le léger clin d’œil qu’elle lui lance est plein de douceur… Douceur qu’elle tendre la main pour attraper en voulant goûter l’un des choux… Et lorsqu’elle y croque, rien ne se passe comme prévu. La texture soufflée qu’elle avait attendue n’y est pas, et c’est un goût tranquille d’amande et de sucre qui vient s’en prendre à ses papilles… Si des yeux pouvaient s’illuminer d’un coup, c’est exactement ce qu’il se passe dans les yeux sombres de la paysanne alors que mille étoiles s’accrochent à ses prunelles. Prudente elle porte sa main libre devant sa bouche, finit d’avaler sa bouchée et hoquète.

« C’est absolument délicieux. Comment avez-vous dit que cela s’appelle ? Il me faut la recette ! »

Et timidement, Embre se dit qu’à l’occasion, peut-être pourrait-elle faire goûter ce genre de délices à Janvier, si elle venait à le recroiser. L’idée est fugace et tendre à son cœur alors qu’elle prend une nouvelle bouchée, avant de de désaltérer d’une longue gorgée d’infusion et soupirer doucement, reposant le tout dans sa coupelle, avant de se laisser doucement aller contre le dossier de sa chaise. Oh, ce n’est très certainement pas de l’étiquette la plus convenante, mais la fatigue de la journée commençait à la rattraper. Un sourire adressé à Dahlia et elle rajoute.

« Vous avez une maison magnifique, par ailleurs. La galerie d’art vous appartient également ? »

Embre n’a que peu de choses en sa faveur, dans la vie. A commencer par ça, justement. Être en vie. Et elle a bien conscience que ce simple fait est déjà, à lui seul, un franc miracle. Mais elle tarde rarement à s’étaler sur ce sujet. Sauf que quand elle entend que la jeune femme devant elle est italienne – avec un accent français absolument impeccable – en plus d’être peintre, propriétaire d’une galerie d’art, et parfaite pâtissière… Embre sent une seconde son cœur s’alourdir à l’idée qu’elle, au moins, faisait une épouse idéale.

Mais ce n’était ni l’endroit, ni le moment. En plus regardez cette grosse boule de poil blanche qui vient ronronner contre Dahlia. C’est trop mignon pour qu’elle perde son temps à être triste ou déçue d’elle-même. Elle aurait toute la vie pour ça, de toute façon.

Ou du moins le peu qu’il en reste.

« C’est absolument délicieux et ça se marie parfaitement avec ce thé… Merci de partager ces saveurs d’ailleurs avec moi. »

Les petits plaisirs de la vie, voilà sur quoi elle devait s’arrêter plutôt que de se poser de drôles de questions. Amaretti, hein ? Vraiment, elle adorerait apprendre à en faire. Mais avant ça, elle sait déjà très bien les manger… Et une fois le premier biscuit avalé, il se peut qu’elle en croque déjà un second, l’air profondément satisfaite par la situation.

« Vous devez être de bonne famille, alors… Êtes-vous peut-être une princesse italienne… ? »

Ca ne pouvait être que ça, en toute honnêteté. On ne peut pas être de si bonne famille avec autant d’avantages à un si jeune âge. Parce qu’elle ne peut vraiment pas avoir plus de 15 ou 16 ans… Vraiment, certaines personnes sont bien chanceuses à la courte paille… Mais il faut dire que la noblesse sied particulièrement bien à la jolie blonde. Donc elle ne pouvait pas réellement ressentir la moindre jalousie à son égard. Dieu aime tous ses enfants, après tout. Vouloir plus que ce que l’on nous donne serait outrepasser notre droit sur le règne humain.

« Oh, pensez-vous je… ne suis qu’une humble fermière. J’étais venue en ville pour tenter de vanter le nom de certains de mes produits, mais peu de monde s’intéresse aux discours marchands d’une femme seule. Mais ce n’est pas bien grave ! Il y a toujours des voyageurs prêts à m’acheter quelques produits frais ! »

Ah, avec tout ça, la journée était passée sans succès, oui… Et il serait sûrement sage de rebrousser chemin avant que la nuit ne tombe. Les bois ne sont plus vraiment très quiets avec l’arrivée de l’été, et les bêtes sauvages pullulent avec la saison des amours.

« Mais je parle, et je parle. Tout ceci ne doit pas être très intéressant pour vous. Êtes-vous à Paris depuis longtemps ? Vous devez certainement côtoyer la cour ! Quelle chance, il paraît que le Palais de Paris est une vraie merveille, et que sa Majesté est une femme d’une élégance sans pareil… »

Le regard rêveur, Embre prend une nouvelle gorgée de thé, profitant au moins encore un instant d’un moment de répit entre demoiselles.

La jalousie est un vilain défaut. Un péché que Dieu ne pardonne guère. L’envie, capitale et pourtant si bien ancrée contre les ossements de ceux qui parviennent à penser, est une créature détestable qui se loge, là, tout contre les cœurs, et n’attend qu’une bonne occasion de rendre son monde misérable.

Embre n’est pas sainte. N’a pas la capacité innée de ne pas avoir envie d’une vie plus simple et plus douce. Née d’un talent tel qu’un mécène très généreux lui offrirait une vie oisive où peindre et laisser ses chats s’échapper serait la seule chose qui devrait l’inquiéter. Embre baisse les yeux, se reprochant de penser de la sorte. Se reprochant de penser qu’à cette si hâtive offre d’être sa cliente, la question d’un montant ne soit pas même évoquée. Alors est-ce ça, l’opulence ? Le fait de ne devoir jamais rien compter et de dire oui sans même devoir y penser ?

La brune se mord l’intérieur de la joue et relâche doucement sa tasse de thé, ramenant ses mains sur ses cuisses. Elles ne tremblent pas, non. Ce n’est pas vrai. Elle relève les yeux vers Dahlia et lui offre un sourire candide. Après tout, elle est désormais une cliente. Il est question de faire les choses correctement.

« Bien entendu ! Les produits sont frais de chez frais. Notamment le lait, les œufs, et quelques produits faits sur mes terres. Hm, je n’en ai pas d’importantes quantités, mais je fais quelques fromages de vache, et quand la saison s’y prête, le propriétaire du pressoir du village me laisse y moudre le produit de mes quelques vignes. »

Embarrassée, elle repousse timidement ses cheveux derrière son oreille et observe ses mains sur les pans sales de sa jupe.

« Ce n’est pas du tout un grand cru, et – je n’ai que très peu de prétention à ce sujet… Mais… J’ai quelques arbres fruitiers également, et… J’ai appris, plus jeune, comment réaliser des eaux de vie de fruits… C’est… Très commun dans la pâtisserie. Ou – » Elle s’éclaircit la gorge et rajoute avec un rire maladroit. « Enfin, beaucoup prennent ça cul sec ou en canard… Mais hm, ce n’est pas forcément la meilleure idée, si je puis dire. »

Elle avait vu les ravages de l’alcool, et elle n’allait certainement pas souhaiter ça – ou même inciter – la jeune Dahlia. Cette enfant méritait surtout d’être préservée. Elles ne viennent pas du même monde, de toute façon. Ça s’entendait si clairement à l’aisance avec laquelle elle parle des mondanités de la cour… Oui, tout le monde avait bien reçu une invitation à la fête du Printemps, mais combien de pauvres gens du peuple s’y étaient donc rendus ? Si peu. Tellement peu.

« Oh je… Oui, je gère la ferme seule. »

Mais rien d’admirable à tout ceci. Personne ne pensait réellement ces paroles. Tous estimaient qu’elle n’en serait pas capable bien longtemps. Du Seigneur qui convoite ses terres à… Janvier. La pensée du bel homme aux cheveux d’ivoire arrache un sourire triste à Embre qui relève finalement le regard sur Dahlia. Elle force un sourire et hoche la tête.

« Bien entendu, si cela peut vous rendre service. »

Une bouche en plus à nourrir. Ah, elle devait arrêter de tout voir du mauvais côté. D’un mouvement vif et énergique, elle claque ses deux joues et rouvre les yeux, souriant plus sincèrement cette fois.

« Mais avant tout, il faut que vous lui donniez un nom ! On ne fait pas adopter une âme sans l’avoir baptisée. Et puis je n’ai pas de panier pour l’emmener… Ah, au pire, je le cacherai dans ma tunique. Hmhm. »

Chantonne-t-elle plus tranquillement en regardant les chatons.

« Y en a-t-il un en particulier que vous souhaitiez me confier ? »

Ceci étant, quand elle voyait le comportement du grand chat blanc sur les jambes de Dahlia, elle avait subitement un léger doute sur le fait que ces chats puissent réellement être de bons chasseurs. Ah, peu importe. Elle en prendrait soin de la même façon !

Peut-être bien qu’un chat serait une compagnie agréable… Après tout, elle n’avait jamais vraiment eu que des chats sauvages sur sa propriété. Il est si peu courant à cette époque d’avoir les moyens de disposer d’un animal pour toute autre utilité que l’agriculture, la production ou l’abattage. Ah, encore quelque chose qui venait tout droit de la noblesse, elle n’en doutait pas. Plus Embre passait de temps près de Dahlia, plus le sentiment que cet environnement n’était absolument pas fait pour elle la prenait à la gorge.

Mais peu importe, il s’agissait simplement de ne pas perdre la face et de rester maîtresse de la situation. Alors quand Dahlia lui montre le chaton en question, comment ne pas fondre ? Petite crème aux marques rousses, Embre hésite de longues secondes avant d’oser tendre les mains pour prendre la petite boule de fourrure des mains de la blonde. Oh, elle est prudente. Très. Elle sait combien ces petites choses sont fragiles à cet âge-là. Quand bien même il peut s’agir d’un réel aventurier. Elle relève les yeux vers Dahlia alors qu’elle ramène le chaton contre sa poitrine, un petit sourire aux lèvres.

« Amaretti… C’est parfait. »

Comme pour confirmer ses propos, l’humaine baisse les yeux sur le chaton et lui touche le bout de la truffe de l’index.

« Hmm, tu en dis quoi Amaretti ? C’est mignon, original et sucré. Juste comme toi. »

Le chat, de toute évidence, ne comprend pas un traitre mot de ce qu’elle dit. La fixe de ses grands yeux bleus encore un peu perdus et… Bâille. Un rire sincère échappe à la jeune fille alors qu’elle secoue doucement la tête. Celui-là alors. Amaretti lui rappelait furieusement Janvier, sur ce coup-ci. Prendre toute l’affection sans le moindre commentaire avant de se comporter comme un goujat. Et malgré elle… Elle trouve ça absolument adorable.

« Petite crapule va. » Chantonne-t-elle avec affection en venant presser son visage contre celui du chaton qui se débat comme un ver de terre se tortille sur la chaussée.

Elle pourrait sûrement s’accommoder d’une petite compagnie supplémentaire… Après tout, la maison est terriblement vide, maintenant. Un peu plus ou un peu moins de bruit ne dérangerait qu’elle. Et puis comment dire non à ces jolies petites moustaches ? Caressant la tête du félin avec attention, elle tourne pourtant un regard vers les autres petits et demande.

« Que ferez-vous des autres ? »

On ne sait jamais, des fois qu’elle décide de les jeter dans la Seine.

Encore une fois, Embre se laisse surprendre par le comportement si volage de ce qu’elle pense être une noblesse d’un tout autre genre au sien. Au final, elle s’était toujours doutée sans peine que ceux-là étaient bien différents. Qu’il est des choses que malgré son maigre titre de commerçante, elle ne parviendrait jamais à avoir. Alors entendre Dahlia ainsi parler du sort si peu certain des deux autres chatons… Dire que ça lui étreignait le cœur aurait été un bel euphémisme. En réalité, elle se sentait presque offusquée par un tel comportement. Un animal est une vie au même titre qu’un humain. Les nobles transigent-ils avec l’existence des jeunes nourrissons humains ?

Bien entendu. Il suffit de voir combien d’enfants finissent abandonnés en orphelinat.

Le cœur serré, la petite fermière ramène doucement Amaretti contre sa poitrine et flatte tendrement sa petite tête. Le chaton se laisse faire sans peine alors qu’elle prononce tout doucement.

« Je n’ai pas une très grande propriété, mais si personne ne veut de ces chatons… Je leur trouverai toujours une place chez moi. Il y a bien assez d’insectes et de souris des champs pour les distraire jusqu’à la fin des temps. »

Sûrement ne réalise-t-elle pas la barbarie de ses propos. Peut-être que pour la jolie peintre, des chatons ne sont que de petites poupées au format félin se prélassant sur les jambes des invités lors d’une pause thé. Rah, Embre, arrête donc de juger les gens sans savoir.

Mais voilà déjà son attention détournée par un petit chat kamikaze qui se jette sur ses jambes. Lee rattrapant prudemment, la brune souffle un rire léger et tapote le bout de son nez tout rose.

« Canaille, ça c’est sûr. »

Elle relève les yeux vers Dahlia et se force à reprendre le cours normal de ses pensées. A tant vivre isolée de tout, force est de constater qu’elle n’a jamais eu l’occasion de passer un moment de la sorte avant dans sa vie. Ici, il n’est question que de douceur et de sujets frivoles. Pas de prix du blé, ni même du retard des derniers arrivages de foin. Pas de vétérinaire avec qui ausculter ses vaches portantes. Non, ici… Ici elle peut être une jeune fille comme les autres. Et la différence est presque si troublante qu’elle manquerait de ne pas y arriver.

« Pourquoi pas des noms de fromages ou de plats français… ? »

La question est venue plus vite qu’elle ne l’avait pensé. Mais finalement, elle n’avait pas à se retenir, pas vrai ? Gardant une main prudente sur le chaton le plus téméraire, Amaretti semble s’être assoupi et elle le repose doucement sur son giron.

« Camembert serait sûrement un peu particulier mais… Pourquoi pas Aligot ou… Que dites-vous de Béchamel ! Tartelette ! » Un rire lui échappe et elle s’interroge sur les plats les plus doux qu’elle connait, reprenant d’un joli sourire. « Crème et Vanille ? »