Le printemps arrive désormais à son terme, lentement mais sûrement. Depuis qu’il est à Paris, Amaury a la sensation que le temps avance à une vitesse folle. Il prend ses marques au sein des troupes du Maréchal et, tout aussi progressivement, au sein de la Milice. Si on ajoute à cela quelques évènements de représentation, comme l’anniversaire de la Reine, autant dire qu’il ne s’ennuie pas. La capitale est bien comme il se l’était imaginée : en mouvement constant, grouillant de gens qui arrivent et d’autres qui s’en vont, de toutes les titres et de tous les horizons.

Dans le flot de ce quotidien bien rempli, il a essayé à plusieurs reprises d’avoir des nouvelles du Comte et de la Comtesse, recevant en retour quelques indications sur leur voyage et l’état de santé de la future mère. De temps en temps, il passait également saluer le personnel affecté à l’entretien de la demeure qu’occuperait le couple, une fois à Paris. Sans autre information, il ne s’attend pas à ce que les époux n’arrivent avant quelques semaines encore. Probablement. Il sait que le Comte fait selon sa fantaisie, en règle générale, et Madame ne sait guère le contredire, elle qui est toujours entièrement sous le charme.

C’est pourquoi il n’aurait jamais songé à ce qu’un message lui soit adressé, l’invitant à se rendre de toute urgence dans les appartements du Comte. A cela s’ajoute une simple phrase : le Comte d’Harcourt est arrivé à la capitale.

« Comment ça, le Comte est arrivé ?! » Cette réalité perturbe grandement le Chevalier de Bray qui s’énerve à l’idée de ne pas avoir été informé. « J’avais réclamé à ce qu’on me prévienne dès que le Comte et la Comtesse prendraient la direction de Paris ! » Le messager est penaud, la tête basse et Amaury comprend que celui-ci n’en sait guère plus.

Il enfourche rapidement sa monture et parcourt en vitesse la distance qui le sépare de la demeure en question. Quand il descend, il s’assure d’être présentable. Sa cape verte claque sur ses bottes en cuir noir lorsqu’il marche d’un pas pressé jusque dans l’antichambre. Il a capté un regard qu’il n’a pas su déchiffrer sur le visage du valet qui l’a guidé jusque-là. Debout, il détaille la pièce autour de lui et se demande si elle sera au goût d’Héloïse. Sa relation avec la jeune Comtesse est devenue amicale, au fil du temps et des discussions qu’ils ont pu avoir. Il sait qu’elle aime les teintures colorées… cette pièce en manque.

Il ne peut aucunement pousser plus loin la réflexion que déjà un domestique ouvre la porte qui débouche sur le salon. Là, dans la semi-obscurité imposée par les rideaux tirés, assis dans son fauteuil, le Comte. Amaury s’avance de quelques pas, s’arrête et le salue avec application.

« Monsieur le Comte. » Dans son fauteuil, l’autre homme a une allure presque fantomatique. Figée, si ce n’est sa main qui fait tourner doucement son verre. Quelque chose ne parait pas… normal, et le regard d’Amaury se fronce. L’attitude générale du Comte est comme hermétique. Il y a un silence que le chevalier n’ose briser avant que l’autre homme ne lui parle enfin et l’invite à s’asseoir.

Amaury s’exécute et se tourne vers son Seigneur.

« Monsieur, je suis vraiment navré des conditions dans lesquelles vous avez dû être accueilli. Si j’avais su… » Et dire qu’il voulait absolument être présent à l’arrivée du couple. Cet échec sonne comme un déshonneur. « Nous pensions votre arrivée un peu plus lointaine… je m’en excuse. Madame la Comtesse et vous-même avez fait bon voyage ? »

Cet homme est-il seulement humain ? Il y a-t-il un cœur derrière cette peau de porcelaine et ces traits sans accrocs ? S’il était à même d’y songer, en cet instant, voilà certainement des pensées qui viendraient à l’esprit d’Amaury. Ce n’est pas le cas, toutefois. Il lui faut comprendre et digérer les mots qui glissent des lèvres du Comte. Lui, tout en nonchalance dans son fauteuil et Amaury droit, crispé, figé par la nouvelle. La Comtesse… Héloïse… morte ?

« … Pardon ? » Est-ce ainsi qu’on annonce une telle nouvelle ? Sur un ton presque désinvolte ? Les poings du chevalier se serrent sur ses cuisses. « Je… Depuis… quand ? » Le regard baissé, Amaury n’ose pas affronter le porteur de mauvaise nouvelle. Sa voix est grave quand il questionne : « Et l’enfant ? » Rien dans l’attitude du Comte ou de son personnel ne traduit la vie d’un jeune père de famille ou la présence d’un nourrisson. Amaury ne se fait que peu d’illusion.

Il sent une forme d’accablement le prendre et a du mal à cacher son trouble. Héloïse, jeune Héloïse dont il a été le premier véritable serviteur masculin, de ce qu’il en sait. Il était devenu petit à petit son confident privilégié et avait su instaurer un climat amical avec elle… bien sûr qu’il est attristé ! Il a le droit de l’être, non ? Mais pourquoi… pourquoi cet homme en face de lui ne l’est pas ? Il est son époux, il est celui sur lequel elle se reposait aveuglément depuis leur rencontre, alors pourquoi est-ce presque avec agacement que ce dernier le prévient d’une telle tragédie ?

Il lui faut un peu de temps pour assimiler tout cela et un silence s’impose. Amaury songe à l’enthousiasme de la jeune femme quant à l’idée d’effectuer un long voyage de noces avec son époux. Il se souvient de son sourire quand il l’avait suivi avec l’une de ses malles pour l’installer dans la diligence le jour de leur départ. « Ne soyez pas ronchon, mon cher de Bray ! Monsieur le Comte a tout prévu pour ce voyage, et quand nous nous reverrons, à Paris, j’aurais mille choses à vous raconter, j’en suis certaine ! En retour, vous me direz tout sur votre arrivée à la capitale, et à la Cour ! » Il avait acquiescé avec un fin sourire qu’il n’adressait quasiment qu’à elle. Elle était si euphorique à l’idée de rejoindre la Cour, par la suite.  

Dire qu’il n’avait eu de cesse de lui faire remarquer que partir dans un tel voyage, avec sa grossesse, n’était pas raisonnable… « Le Comte prendra soin de moi, ne vous en faites pas. » A-t-il pris soin d’elle, véritablement ? Ce drame n’aurait-il pas pu être évité ? Des questions naissent en lui que déjà, l’autre homme brise le silence avec un humour des plus déplacés.

Vivement, le visage d’Amaury se relève, blanc d’une colère sourde : « La Comtesse était parfaitement éprise de vous, Monsieur le Comte, comment pouvez-vous en douter ? » Est-ce une attitude d’ainsi rallier une femme décédée ? « C’était un honneur, pour moi, de la servir. Le temps nous a rendu amis. Sa mort est une grande tristesse. » Ses yeux s’abaissent. Il sent que certaines choses risquent de passer ses lèvres sans qu’il le contrôle. Il prendre une grande inspiration, ferme un court instant les yeux et reprend la parole.

« Toutes mes condoléances, Monsieur le Comte. J’imagine que vous êtes grandement affecté par tout cela. Je suis d’autant plus navré de ne pas avoir été là pour vous soutenir dans une telle épreuve. »

Mots de circonstance, à demi-pensés. Oui, il aurait aimé être là, Amaury. Auprès d’elle. L’aider autant qu’il l’aurait pu, apaiser sa douleur. « Je prierai pour le repos de son âme. C’était une belle personne. » Il devrait s’arrêter là. Bien sûr qu’il le devrait, mais comme toujours ses pensées sont plus vives que sa raison. « … C’était une mauvaise idée, ce voyage, dans sa condition. »

Sans qu’il ne parvienne à se l’expliquer, Amaury ne se sent jamais pleinement à l’aise, auprès du Comte. Comme si l’air devenait plus lourd et ses nerfs plus à vifs. Il y a quelque chose d’indéchiffrable chez l’autre homme et à la suite de la nouvelle accablante qu’il vient d’apprendre, le chevalier ressent ce poids plus lourd encore. Le Comte est très rapidement entré dans la vie d’Héloïse, pour ne plus en sortir. Elle ne pensait que par lui, essayait d’attirer son attention, lui plaire, être à la hauteur de sa conversation. Elle a fourni bien des efforts que le prénommé Adam ne semblait jamais considérer. Pas plus qu’il ne le considérait lui, d’ailleurs.

C’est le cas aujourd’hui encore, Amaury le voit bien. Le Comte prend ce temps avec lui par simple convenance. Il n’a l’air d’accorder que peu d’importance à ce que le chevalier peut penser. Il lui répond toutefois et Amaury n’a rien à ajouter. Que le corps d’Héloïse repose en paix avec ses ancêtres, c’est une bonne chose. Elle a toujours fait honneur à sa lignée.

S’il ne dit pas le fond de ses pensées, les mots qui glissent des lèvres du chevalier sont de circonstance. Le Comte reste un homme en deuil. Même s’il en doute quelque peu, Amaury veut croire que cette façon qu’il a de lui parler et une forme de protection après cette triste réalité, toute récente. Est-ce seulement le cas ? Il se permet une remarque qui n’affecte pas le moins du monde son interlocuteur. Amaury sait que la colère qui monte en lui est née de sa tristesse. Il était contre ce voyage, c’est un fait. Il était d’autant plus contre le fait de ne pas accompagner le couple… et voilà le résultat.

« C’est fait. » L’homme en parle comme d’une basse besogne.

Amaury hoche la tête silencieusement en réponse aux propos du Comte et… attend. Il ne sait pas quoi ajouter de plus. Il est triste. Il lui faudra un peu de temps pour digérer tout cela et pour le moment, il n’est pas à même de savoir ce que cela signifie, pour lui. Avant d’être le serviteur du Comte d’Harcourt, il était l’homme de confiance de la Comtesse. Celle-ci n’étant plus là… Il n’a pas le temps d’y songer véritablement que le Comte se lève, ouvre un tiroir et revient avec une lettre. Lisant les mots sur l’enveloppe, Amaury la serre précautionneusement. C’est l’écriture du Comte et ce dernier lui explique pourquoi. Les yeux brillants d’une émotion qu’il ne parvient pas à contenir, Amaury en parcourt rapidement le contenu. Les dernières volontés d’Éloïse.

Il prendra soin de tout lire bien comme il faut en un autre contexte. Dans l’immédiat, il survole et un fin sourire prend naissance sur ses lèvres à la lecture d’une phrase. « Trouvez donc une épouse convenable, Chevalier, et si elle voit derrière votre air bougon, elle aura de la chance de partager votre vie. » Une petite pique gentillette parmi celles qu’elle s’amusait à lui souffler, parfois. Son mariage était un accomplissement, pour elle, un bonheur qu’elle souhaitait le voir vivre, également.

Il n’est pas question que de son état matrimonial, dans ces quelques lignes et la voix du Comte fait écho à ce qu’il lit, finalement. « Prenez soin de mon époux, il ne sait pas ce qu'il fait. » Il ne sait pas ce qu’il fait, est-ce vrai ? Probablement. Ce qui explique qu’Amaury soit toujours incertain et sur le qui-vive quant aux agissements du Comte. En présence de la Comtesse, déjà, ce dernier faisait montre d’une forme de légèreté, n’en faisant qu’à sa guise. Désormais veuf, en sera-t-il de même ? Une pensée furtive traverse l’esprit du Chevalier. Cela ne le regardera sans doute pas mais il espère que ce dernier honorera sa femme défunte et respectera son souvenir en s’abstenant de jouer les jeunes courtisans frivoles. Il y a probablement un air de défi sombre dans les yeux qu’il relève enfin et pose sur le visage du Comte. Qu’ils veillent l’un sur l’autre, il n’y a bien que la clémence et le dévouement sans faille d’Éloïse qui pouvaient leur demander cela. Amaury sent bien que sans ces mots, le Comte se serait dispensé de son service. A l’attitude de ce dernier il a envie de lui dire, d’ailleurs.

« Votre Grâce, je fais le serment de respecter les dernières volontés de la Comtesse. Si vous les acceptez, je continuerai à honorer ma charge de Chevalier pour la maison d’Harcourt, afin de vous protéger et vous être utile. » Tenant la lettre d’une main, il porte l’autre à son cœur en gage de ce serment. « Je reconnais bien là la prévenance d’Hél-de la Comtesse — il s’en est fallu de peu pour qu’il l’appelle par son prénom. L’émotion, sans doute —, mais il va de soi que vous n’avez aucunement à vous soucier de ma personne. » Proche de son épouse ou non, il ne lui viendrait pas à l’esprit d’être un fardeau pour un Comte.

Dans le silence qui suit, il ponctue à nouveau : « Son absence va laisser un tel vide… Elle qui se réjouissait de découvrir la vie à la Cour. » Il le réalise en le disant. Jusque-là Amaury avait découvert les mondanités dans l’idée d’ouvrir quelques portes en attendant l’arrivée du Comte et de la Comtesse. Il savait qu’elle le questionnerait sans discontinuer à ce propos. Désormais… l’exercice lui paraitra plus crispant encore, en sachant que la jeune femme n’y goûterait jamais, elle qui s’en faisait une joie. Sans doute aura-t-il à s’assurer de la sécurité du Comte, à l’avenir, même si celui-ci y sera cent fois plus à l’aise que lui, à n’en point douter. C’est peut-être ce qui sera d’autant plus difficile à admettre. En l‘observant du coin de l’œil, il a déjà du mal à le projeté en mari éploré. A-t-il été triste face au décès de sa femme ? Il n’en montre rien présentement et c’est ce qui déconcerte Amaury. Cet homme connait-il seulement la tristesse ?

D’une certaine manière Amaury essaie de se convaincre que le fantôme d’Héloïse est présent ici, avec eux. Qu’elle les pousse à cette discussion stérile, à envisager un avenir commun, eux qui n’ont jamais réussi à véritablement se rapprocher par-delà sa présence. Le Chevalier a toujours été déconcerté par cet homme qu’il n’arrive pas à déchiffrer et dont l’attitude, les mots et les gestes le rendent éternellement méfiant. La mort de la Comtesse, jeune, douce et souriante Comtesse, l’affecte bien plus qu’il ne peut l’admettre. La seule véritable amie – au féminin – qu’il ait pu avoir. La seule qui a réussi à lui faire reconsidérer une possible intelligence de la gent féminine. Elle avait des questions naïves, un regard un peu trop bon sur les gens mais elle était curieuse de tout et ne demandait qu’à apprendre et découvrir. C’est sans doute pour ça que tout l’a rapidement attiré chez le désormais Comte. Il était très différent de tout ce qu’elle connaissait. C’est aussi pour cette raison qu’elle a immédiatement dit oui pour le long voyage qu’il lui a proposé. Ce long et funeste voyage jusqu’à la mort.

Il ne viendrait pas une seule seconde à Amaury de renier les dernières volontés de la défunte et il s’empresse d’en faire le serment auprès du Comte, peu convaincu tout de même que ce dernier en apprécie l’intention. Pour preuve, le « mais » arrive bien vite. « Rassurez-vous, je n’en doute pas, pour autant je tiens à respecter les volontés de votre épouse. » Et sur ce point, il sera intransigeant, que l’autre homme l’accepte ou non.

Certes, le Comte pourrait le renier mais même lui doit savoir que cela ne pourrait que susciter le scandale, consécutivement au décès de sa jeune femme. Amaury ne tient pas à ce que les langues les plus perfides imaginent quoique ce soit qui puisse salir la mémoire d’Héloïse.

En évoquant son frère Amaury comprend que l’autre homme use de cette charge de soldat qu’il a accepté comme d’un moyen de se défaire, au moins en parti, de sa présence. Le Chevalier n’est pas de ceux qui prennent leurs engagements à la légère et il hoche la tête. « Vous pouvez compter sur moi pour être éternellement fidèle à la maison d’Harcourt, Monsieur. J’honorerais tout autant ma fonction de soldat auprès de votre frère que celui de Chevalier envers vous, Votre Grâce. » Ajoutez à cela son intégration au sein de la Milice de la capitale et vous avez un homme qui ne saura plus où donner de la tête. Dormir ? C’est surfait. Il préfèrera tomber de sommeil que manquer à l’appel de l’une ou l’autre de ses fonctions. Heureusement la Milice n’attendra pas de lui une présence de tous les jours.

Il ne peut contenir une remarque à mi-mot. Lui qui se réjouissait bien plus qu’il ne saurait l’admettre de retrouver la Comtesse, voilà qu’elle lui est enlevée. Ce simple bonheur d’échanger avec elle, l’écouter s’enthousiasmer de tout ce qu’elle a pu voir au cours des dernières semaines… il peut faire une croix dessus. Elle est partie et avec elle, l’enfant qu’elle portait. Peut-être la seule chose concrète qui aurait pu marquer d’une empreinte véritable ce Comte au visage trop pale et au port bien trop altier malgré les circonstances.

Le changement de sujet déstabilise un bref instant Amaury qui dépose sur ses genoux la lettre de la défunte avant de relever ses yeux sur le Comte. Il n’a pas le cœur à évoquer les frivolités parisiennes mais le fera tout de même. Comme souvent il a l’impression que le blond le teste et cherche à évaluer sa résistance ou ses limites. « Oui, j’y ai bien été introduit. Votre frère m’y a aidé, je l’en remercie encore. » Jamais il n’aurait songé adresser quelques mots – aussi confus et absurdes soient-ils - à la Reine sans la présence du Maréchal. La saison des bals le fait grincer des dents. Est-ce réellement de ça dont on veut parler ? Il vient d’apprendre la mort de son amie. « Ne vous en faites pas, je n’ai malheureusement pas votre talent pour les cérémonies mondaines – fait-il d’une voix lourde de sous-entendu –, toutefois, je sais me plier aux rituels dorés de la Cour. Même si, de vous à moi, je préfère largement œuvrer sur le terrain auprès des soldats de votre frère. » Il sera toujours plus à l’aise lors d’un combat à l’épée que dans le cérémonial des présentations et autres danses auprès de jeunes filles souvent trop lourdement apprêtées. Il sait y faire avec la galanterie et la courtoisie attendues mais ce n’est guère un exercice qui lui plaît véritablement. Les « rencontres » et autres ronds de jambes de la Cour sont usantes et hypocrites. Si cela est plus exceptionnel encore – les soldats ne taisent nullement leurs adresses – il leur préfère sans hésiter les rencontres qui n’en sont guère et les femmes qui ne laissent peu de doute sur leurs compétences… si vous voyez ce que je veux dire.

Il est tout de même surpris par la fin de phrase du Comte. Sans l’y avoir encore vu Amaury est certain que celui-ci n’aura aucun mal à retenir l’attention des courtisans – et courtisanes, malheureusement – dès les prochaines grandes réceptions. Il aimerait croire que l’homme se tiendra à son deuil mais rien qu’à y songer il secoue la tête. La perspective serait des plus surprenantes. Le Comte n’a jamais prétendu être un homme pieux.

Les yeux sombres du Chevalier suivent toute naturellement les gestes du blond qui termine en quelques gorgées son verre. Pense-t-il au moins ce qu’il lui dit ?

« J’entends vos mots, Monsieur le Comte, mais il est vrai que je ne me suis jamais réellement imaginé en époux. Le Vicomte d’Émanville refusait que les épaules de ses chevaliers soient alourdies par la conjugalité. C’est sans doute quelque chose qui est resté ancré en moi. » Bonne excuse. « Cependant je ne tournerai pas le dos aux bons conseils de Madame » Fait-il en tapotant la lettre. « Si je devais me marier un jour, j’espère que ma compagne sera aussi heureuse que la Comtesse a pu l’être avec vous. »

Il dit cela sans parfaitement maîtriser l'acidité dans sa voix.
Elle était sincèrement heureuse mais il cache mal son hypocrisie.

« Cela attendra, toutefois. Il serait inconvenant pour moi de me présenter à la Cour sans vous, Monseigneur. Face au deuil qui vous accable les nobles de la Cour comprendront que vous ne vous précipitiez pas à leur rencontre. Un homme veuf qui vient de perdre un héritier en devenir se doit à une certaine réserve. »

Il le dit ainsi, d’un ton faussement naïf, faussement attristé. Comme s’il avait besoin d’entendre une confirmation. C’est très certainement le cas, d’ailleurs. Amaury veut que l’homme assis sur l’autre fauteuil lui confirme qu’il n’est pas l’être insaisissable et volage qu’il s’imagine. Qu’il lui prouve qu’il a véritablement eu du respect et de la considération pour celle qui était ravie d’être sa femme. Qu’il prouve aux yeux de tous – et de Dieu – que sa disparition l’affecte au plus haut point et qu’il honorera sincèrement sa mémoire.

Plus qu’une simple formalité légère ne serait-ce pas là le sens véritable des vœux de mariage ?

En cet instant Amaury joue peut-être avec le feu. Ou avec la glace, plutôt. Il y a eu la nouvelle du décès d’Héloïse, puis cette lettre. Plusieurs longues minutes ont passé depuis et pourtant, les sensations qui l’habitent demeurent fortes difficiles à enfouir. Il ne veut au Comte assis non loin de ne pas réagir autrement. La fierté des hommes est ainsi faite qu’il ne s’attend guère à des larmes mais… quelque chose. Autre chose que cette espèce d’évidence déconcertante. Sous l’attitude du blond, Amaury lit un « c’est comme ça, la vie est ainsi faite ». Une page que l’on tourne et que l’on oublie aussi vite pour se consacrer à un nouveau chapitre.

C’est certainement très injuste comme façon de penser. Il n’est pas dans la tête du Comte, il ne sait rien de ce qu’il a ressenti à l’annonce du décès de sa femme et de leur bébé à venir. L’homme peut très bien avoir eu le temps d’encaisser et d’enfouir son ressenti. Seulement… Amaury ne l’accepte pas. Lui il veut crier, il veut cogner, il veut se repasser en boucle les bons moments qu’il a pu avoir avec la jeune fille du Duc et toutes les fois où elle l’a surprise par ses questions et sa façon de voir le monde. Lui, il était son confident avant qu’Adam entre en scène. Il l’a vue grandir, devenir femme puis Comtesse. À travers elle, il a appris, peut-être, à être moins sec envers la gent féminine et accepter que certaines puissent être étonnantes. Elles sont rares, certes, mais elles existent. Elle en était la preuve.

Alors non, il ne veut pas se contenter d’accepter son absence et en même temps… il n’est guère en position de véritablement s’exprimer. C’est un sentiment d’entre deux qui naît en lui. Ses mots sont doux et amers à la fois sans qu’il ne parvienne à les contenir. Avec eux, il cherche à rappeler au Comte qu’il ne sortira aucunement de son champ de vision et honorera pleinement la mission dont Héloïse l’a investi.

Le blond se lève et Amaury le suit du regard. « Je ne peux que vous croire. Je ne suis pas véritablement au fait de tout cela. » Les saisons et les bals de la Cour ne sont vraiment pas son sujet de prédilection et il sent bien à la facilité avec laquelle le Comte aborde tout cela que ce dernier sera comme un poisson dans l’eau, lui, au milieu de toutes ces mondanités. Cela n’empêche guère Amaury de faire résonner à mi-mots certaines vérités et il provoque en cela l’agacement de l’autre homme dont il ne peut que soutenir le regard.

Parler mariage et même mariage d’amour en de telles circonstances pourrait paraitre déplacé si ce n’était pas la Comtesse elle-même qui l’avait évoqué, en ses quelques lignes. Ce n’est pas un sujet que le Chevalier de Bray aime particulièrement aborder, lui qui dans sa vie a eu bien des raisons de ne pas s’en soucier, jusque-là. Les volontés du Vicomte, sa charge auprès du Duc de Bretagne et de sa fille… et maintenant, il n’a guère d’excuse. Tous se font pressants à ce propos. Son frère, sa mère, la Comtesse et le Comte, également, qui s’installe à nouveau dans son fauteuil, avec nonchalance. Amaury l’écoute sans broncher. La perspective de le suivre dans le jeu des bals et des présentations ne l’enchante aucunement. « Si vous y tenez. »

L’autre rebondit à ses remarques et Amaury ne peut que constater les qualités d’orateur du Comte et sa manière de contourner les problèmes et toujours les esquiver. « J’aurais cru le Maréchal à même de représenter la Maison de Harcourt le temps que vous vous remettiez de votre malheur, votre Grâce. » C’est murmuré la tête basse, les yeux fixant un point quelconque du fauteuil sur lequel il est assis. Amaury sait que la limite avec l’insolence n’est pas loin mais c’est plus fort que lui. La Cour est-elle à ce point loin des considérations divines pour ne pas laisser à un veuf la possibilité de se remettre de son funeste sort ?

A la façon dont son interlocuteur poursuit en évoquant un mariage et un bal, Amaury sent que… ça y’est. La Cour et tout le jeu des apparences commencent véritablement là, maintenant que le Comte est arrivé à la capitale. C’était une réalité dont il avait conscience mais qui lui paraissait nettement plus douce en s’imaginant la vivre auprès de la Comtesse. Désormais, il voit cela comme un calvaire un peu effrayant pour le soldat et fils de Baron de Normandie qu’il est.

L’ultime comparaison du Comte, toutefois, a le mérite d’être parfaitement évocatrice. Il prend une grande inspiration et acquiesce de la tête. « Vous avez raison. Je ne vous décevrai pas, Monsieur. Découvrir les grands de ce monde est certainement une chance que peu de gens ont. » Il se force, clairement, mais il n’a pas le choix. Avec le décès d’Héloïse les dernières bribes de naïveté qu’il avait miraculeusement conservées se sont envolées.

Il y a un léger silence et Amaury reprend la lettre qu’il serre dans sa main. C’est beaucoup de choses à assimiler. Et il sent que rester en présence du Comte n’est pas ce qu’il lui faut, en immédiat. Il ne parviendrait qu’à se faire congédier, à termes. Il lui faut accepter, seul, l’absence définitive d’Héloïse et combattre sa propre culpabilité à ce propos.

Il se relève alors, d’un coup. « Votre Grâce, si vous me le permettez, j’aimerais me retirer. Je souhaiterais aller prier pour le repos de l’âme de la Comtesse. » Peut-être pas de suite, mais il le fera, c’est certain. « En tant que serviteur de la Maison de Harcourt, je reste toutefois à votre disposition dès que vous aurez besoin, Monsieur. Je vous remercie également de la prévenance dont vous faites part à mon égard. » Qu’il se sente véritablement à l’aise avec l’autre homme ou non, il ne peut nier que ce dernier l’a bien plus ménagé que d’autres Seigneurs avec leurs chevaliers.

Il le salue avec élégance et attend son accord pour s’en aller.