La douleur et les maux sont atemporels. Qu’importe les ans et les ères, les pays et les frontières. Le monde se tord et se meurt, les corps se perdent et se pleurent. Qu’importe où ses pieds fouleront la terre, il est d’éternelles histoires que tous se répètent par-delà les océans et les mers. La mort est ce qui marque les cœurs. Par la guerre ou la terreur. Par le sang ou les silences de ce qui fait peur. Qu’importe les siècles, les ans se suivent et se ressemblent sans pourtant jamais trouver la solution à ce qui depuis toujours est évident.

Rozhan trouve aux terres valaques la même désolation que celle qui l’avait bien des années auparavant mené ici. S’il avait par le passé trouvé la compagnie des siens, c’est aujourd’hui plus seul que jamais qu’il revient là où ses pas autrefois l’avaient guidé. Il n’est épidémie où massacre. Pas en ces temps, pas en ces contrées. Mais à la nuit tombée, il est des murmures que lui seul peut entendre. Le chuchotement d’un cœur désabusé, les craquements d’un corps désarticulé. Crache sa haine l’épidémie d’un froid nouveau, et vivent contre sa paume les gestes apaisant de ce que la médecine vole à l’apprentissage des corps et des flux. Un nourrisson aux bronches encombrées dormira plus sereinement contre le sein de sa mère. Et les anciens d’une époque où leurs crocs n’étaient que de lait paraissent devant lui comme les anciens d’un temps jadis oublié. D’un sourire rassurant, guérir les maux qui sont ceux du cœur, et écouter les peines qui sont celles de la crainte et de l’oubli.

Mais dans l’obscurité, certaines choses se murmurent plus fort que d’autres. Il est des titres et des noms qui ne s’oublient pas. Le vampire ne saurait dire d’où le murmure lui est venu. Mais c’est sans concession le pouvoir qui l’aura appelé, au-delà de sa seule conviction. Il est ceux en ce bas monde qui pensent qu’une vie peut en valoir plus qu’une autre. Ceux qui étalent dans leur sillage le sang de ceux qu’ils n’estiment pas leur égal. Rozhan n’est pas de ceux-là. N’est qu’un pacifiste sans accroche à ces jeux de noblesse et de politique. Un homme qui aura abandonné toute prétention à un trône oublié il y a près de mille ans de cela.

Et devant lui se tient nul autre que ce qui dans d’autres circonstances aurait été un allié ou un ennemi. Mais aujourd’hui, il n’est que l’ombre de lui-même. Rozhan se moque de la richesse ou des possessions, ne prend pas la peine d’observer les lieux, uniquement mené par l’une des gouvernantes des lieux. Dans une chambre au sein de laquelle rien d’autre ne l’intéresse, Rozhan croise le regard céruléen de l’adulte et courbe la tête en une salutation humble.

« Monsieur. »

Sa voix est pourtant calme et douce. Il n’y a aucune forme d’inquiétude lorsqu’il approche du lit de l’enfant alité et se présente à lui d’un ton tranquille.

« Bonsoir. Je vais bien m’occuper de toi, n’aies crainte. »

D’un geste de la main, il vient effleurer le front couvert de sueur de l’enfant et repousse ses cheveux blonds. Une fièvre élevée. Prudemment, Rozhan se penche davantage sur l’enfant et presse son oreille contre son torse menu lui chuchotant doucement.

« Inspire profondément… Oui… Expire. »

Un ronronnement dans la cage thoracique. Une gêne à l’entente de son souffle. Capter doucement les battements d’un cœur jeune et robuste. Aucun murmure. Aucune anomalie. Se redressant, il invite doucement son patient à s’asseoir et vient tester la raideur de ses articulations, chercher tout signe de détresse musculaire.

« A quel moment ressens-tu de la douleur ? »

Un bras tendu puis replié, doucement lui faire rouler la nuque. Sûrement à l’exercice démontrera-t-il un signe d’un mal particulier.

L’enfant est à l’âge tendre de ceux qui se laissent encore faire sans opposer la moindre objection. Assis près de ce jeune garçon aux boucles d’or, Rozhan frotte doucement son dos pour apaiser la douleur évidente de ses membres ankylosés. Oui, il semblait avoir bien des symptômes d’une maladie commune. Et c’est avec une pointe de soulagement qu’il pouvait d’ores et déjà rayer de la liste les grandes maladies épidémiques de ce siècle. La vie de l’enfant ne serait pas en danger, pour peu qu’il soit correctement traité.

« Ne t’en fais pas, tout va bien se passer. »

Il était nécessaire de le rassurer, d’autant que les quintes de toux, si elles n’étaient pas des plus violentes, étaient peut-être signe d’une gêne pulmonaire. Au moins, aucun son allant en ce sens ne pouvait être entendu contre la poitrine de l’enfant.

« Les douleurs musculaires sont liées à la fièvre. Une façon que ton corps a de lutter contre la maladie. Tout ceci est bien normal. »

S’agissant des maux de tête, la fièvre y était encore une fois pour bien des choses. Un léger sourire accompagna la dernière remarque du jeune garçon et Rozhan laisse échapper un son tranquille, comme convaincu que tout irait bien. Notant le regard porté à l’adulte – le père de l’enfant, à n’en point douter, vu leur ressemblance –, le vampire se tourne vers le plus grand des blonds et lui indique.

« N’ayez crainte, Monsieur. Les symptômes se rapprocheraient davantage d’une angine de poitrine que d’un quelconque mot incurable de notre époque. »

Ceci étant dit, Rozhan récupère sa besace et en extrait un premier flacon avant de le présenter au père, puis à l’enfant en lui expliquant, inclinant suffisamment la tête pour capter le regard baissé de l’enfant.

« C’est du sureau. Une plante sauvage aux fleurs blanches. Son sirop est un peu amer, mais il apaisera ta toux. Penses-tu pouvoir en avaler un peu ? »

Quand bien même pour cela il faudrait une cuillère. Un regard à la gouvernante puis au père et il demande doucement.

« Serait-il possible de faire mander un verre d’eau ainsi qu’une cuillère… ? »

Le père, inquiet, se mêle à nouveau à leur échange. Rozhan, l’air patient, tourne ses prunelles claires sur le grand homme, apaisant d’un souffle tranquille.

« Il n’est question que de quelques jours. D’ici quatre jours l’enfant devrait se retrouver plus énergique. La fièvre cessera certainement passée la prochaine aube. »

La main du physicien est une présence rassurante contre le dos de l’enfant. Caresse le haut de son dos comme pour suivre les mouvements de sa respiration. Et aux considérations si sérieuses du père s’ajoutent celles plus futiles du chérubin. Rozhan lui offre un sourire rassurant tandis que la nourrice dépose les objets demandés sur la table de chevet, accompagné d’un signe reconnaissant du brun.

« Les saveurs sucrées sont-elles davantage à ton goût ? »

Inclinant la tête sur le côté en attendant sa réponse, il hoche finalement la tête et glisse ses doigts dans sa besace, en tirant un pot cerclé d’un épais cordage, maintenant une peau de cuir tâchée par le temps. Une poignée de secondes et le contenu se révèle sans peine. L’épaisse texture d’un miel d’une couleur claire et odorante se distingue sans peine. Un produit naturel aux bien nombreuses vertus médicinales… Mais aujourd’hui, il pourrait faire une exception.

« Un arrangement est tout trouvé. »

Prenant la cuillère et récupérant une quantité raisonnable de miel pour une maigre bouchée, Rozhan dépose quelques gouttes d’essence de sureau par-dessus avant de tendre la becquée au jeune homme.

« Les fleurs d’oranger entouraient les ruches de la mer Egée. L’arôme est délicat et couvrira celle du sureau. Le sucre permettra de calmer ta gorge ainsi que ta toux. Ouvre grand. Là… Doucement. »

Des paroles prononcées de ce même ton rassurant et calme. Et une fois le manche de la cuillère en sécurité entre les doigts pâles, il se doute que comme toutes les plus jeunes âmes, il sera distrait un court instant par sa tâche. Il porte à nouveau son attention sur le père et lui assure, semblant visiblement serein.

« Du repos est ce qui le soignera le plus efficacement. Pour le reste, le corps est fait de telle sorte que la médecine n’est là qu’en support. Votre fils ne craint rien, Monsieur. »

La déférence d’un enfant à son père. Il paraît si évident, en regardant le jeune garçon, que sa fascination pour son géniteur est toute naturelle. Ici-bas, dans ces terres longtemps ravagées par la guerre, l’opulence semble fleurir aux mains et aux pieds de l’adulte l’ayant fait mander en ces lieux. Rozhan n’est en aucun cas homme à porter le moindre jugement. Sa seule certitude tient à la santé et la sécurité de ceux qui se présentent à lui. Et l’enfant… L’enfant semble soulagé.

D’un sourire tranquille, Rozhan finit par surveiller le comportement du plus jeune et ne peut manquer l’appétit de l’enfant face au miel. Quand bien même il semble favoriser les produits acidulés – les citrons ne sont pourtant pas de cette région… Qui est-il seulement pour relever ce détail, tout ceci ne le concerne pas – il ne rechigne pas à lécher la cuillère. A minima, les effets de l’huile essentielle permettront d’apaiser ses maux, et les propriétés naturelles du vecteur laisserait la gorge du chérubin plus apaisée.

« Je suis soulagé d’entendre que ce produit est à ton goût. »

Qu’importe l’âge, les soins sont toujours mieux reçus s’ils le sont de bon gré. Sûrement pourrait-il quérir de la gouvernante un flacon en verre pour y disposer quelques cuillérées de miel afin que l’enfant puisse ingérer l’ensemble sans protester.

Mais voilà déjà le grand homme au départ de la chambre. Rozhan, poli, courbe la nuque et ne prononce pas un mot, conscient de la sincère gratitude du plus grand. Enfin laissés seuls, et sans réelle considération supplémentaire pour le bon père de famille venant de s’éclipser, le vampire tourne un regard vers la gouvernante et l’interroge calmement.

« Ma dame, je m’excuse de vous solliciter à nouveau. L’enfant semble apprécier le miel… Auriez-vous un quelconque contenant dans lequel je puisse lui en disposer pour les prochains jours ? »

Attendant sagement que la dame quitte enfin la pièce, c’est vers l’enfant que Rozhan tourne toute son attention, repassant une main dans son dos, sans la moindre insistance.

« Comment te sens-tu ? Personne n’est là pour juger de tes paroles. Je suis ici pour m’occuper de toi, pas des attentes des adultes. »

Même s’il ne doutait pas une seconde qu’il ait pu déjà lui dire toute la vérité. Mais certaines maisonnées derrière des faux semblants de tendresse dissimulent particulièrement bien les monstres qui la hante.

« Quel est ton nom, mon enfant ? Tu peux m’appeler Rozhan. Je compte rester en ville encore quelques jours, et je tâcherai de venir voir l’état de mon jeune patient favori. Est-ce que cela te conviendrait ? »

Non, Rozhan ne faisait pas habituellement ce genre de choses. Mais il était quelque chose dans le comportement du père qui ne pouvait pas laisser croire au physicien qu’il ne se trouvait pas dans la demeure d’une créature. Par simple acquis de conscience, il ne laisserait pas ce jeune garçon seul s’il encourait un potentiel danger.

Quelle douce créature que l’ange blond se tenant sous ses yeux. Peu importe que son nom soit celui d’une lignée longtemps crainte. Quelles sont donc ces raisons pour lesquelles il s’inquiète de choses aussi simples que la sensation de faim ? L’impression reste collée contre la peau de l’oriental qui repousse paisiblement les mèches blondes collées à ce front encore marqué des dernières traces de sueur d’une fièvre qui ne tarderait pas à s’étouffer d’elle-même.

Le geste réconfortant est répété malgré l’embarras visible du jeune garçon. Un léger hochement de tête sert à lui signifier que sa réponse avait été entendue et c’est avec la même douceur qu’il l’incite prudemment à se rallonger. Il n’y avait absolument aucun intérêt à fatiguer cet enfant plus que de raison. Quant à sa faim…

« Que dirais-tu que je fasse mander un repas léger à tes gardiens dès que je serai reparti. Peut-être auras-tu trouvé le sommeil d’ici-là, et ton prochain réveil t’accueillera d’un appétit nouveau. »

La main brune glisse dans les cheveux blonds alors que Rozhan souffle, un sourire patient et tranquille s’étirant sur ses lèvres. Gentil n’était pas le bon terme. Mais il n’irait certainement pas le contredire. Rien de positif n’en ressortirait, non. Il fallait être plus ingénieux que cela.

« Mihnea… C’est un prénom ravissant. »

Nul doute possible quant à ses bonnes intentions alors qu’il croise l’une de ses jambes par-dessus l’autre, s’accoudant à son genou pour s’installer plus convenablement. Pourquoi repartir ainsi lorsque l’enfant de toute évidence ressentait le besoin d’échanger encore quelques instants ? Surtout lorsque l’évidence semblait progressivement se dessiner à ses yeux.

« Je ne puis être la seule personne gentille de ton entourage. Ton père semble être attentif à son jeune fils… Le personnel de maison paraît également compétent. Dirais-tu que tu manques de quelque chose entre ces murs… ? »

N’est-il pas, après tout, le fils du représentant de ces contrées ? Comment ne pas reconnaître le nom de Basarab, lorsque toute la Valachie se plie à ses pieds ? L’homme, pourtant, ne lui avait pas semblé être aussi véhément que toutes les histoires semblaient le dépeindre. Mais il n’est aucune histoire dont les mots peuvent être cru sans question… Ni même dont les propos sauraient être en toutes lettres démentis.

Non, Mihnea ne ressemble en rien à ce qu’un jeune prince féroce pourrait être. Et quand bien même il l’eut été… Ici n’est pas la place de Rozhan que de juger.

« Nous physiciens sommes ceux qui portons la promesse de la meilleure santé de tous. Si une chose venait à te manquer, ou s’il est la moindre chose dont il faille m’informer, jamais je n’irai répéter cela pour causer le moindre tort. Seul ton état m’importe. Comprends-tu ? »

Peut-être, ô grand peut-être, l’enfant croirait-il qu’il se trouve être un menteur. Qu’il est l’un de ces espions ou mercenaires courant les rues pour renverser le pouvoir d’un souverain craint et détesté. Si peu était à sa connaissance qu’un jour prochain, la tête du père du jeune Mihnea serait réclamée… Et qu’un enfant si tendre se trouverait bientôt orphelin.

Un enfant. Une simple âme encore trop jeune pour réaliser les implications des propos des adultes. Rozhan ne s’offense pas de ses remarques, pas plus que de la vérité bien malheureuse de ses propos. Pourquoi s’excuserait-il ainsi, de croire qu’il doit être inenvisageable pour un enfant de préférer l’un de ses parents ?

Le médecin n’insiste pas, rassure le jeune Mihnea et glisse ses doigts contre le haut de son dos une nouvelle fois, l’incitant prudemment à se rallonger.

« Il n’est pas inhabituel, non, de ne pas ressentir de manque ou de tendresse ou ceux que l’on n’a pas connus. L’important réside dans ce qui se trouve à ses côtés. Et ici, ton père et ta nourrice sont ceux qui ne cesseront jamais de prendre soin de toi. »

Une fois le jeune infant allongé convenablement, il se penche prudemment sur lui et repousse ses boucles blondes de son front encore trop chaud. Il n’est pas une menace. Sait qu’il n’évoquera rien d’autre qu’un sens de tranquillité chez l’enfant. Pourtant les mots que le jeune garçon utilise sont durs. Francs comme le sont toujours les propos des innocents. Rozhan lui sourit et confie doucement.

« Qu’importe où se trouve son affection. Il faut chérir les siens tant qu’ils sont à nos côtés. Pour le reste, il n’est nécessaire de poursuivre l’amour que lorsqu’il nous est cher. »

Une mère absente, si elle ne laissait aucun vide au cœur d’un si tendre chérubin, n’était pas une nécessité. Peignant ses boucles derrière son oreille d’un passage tendre de ses doigts, il lui sourit et lui intime simplement.

« Ferme les yeux Mihnea. La fièvre ne tardera plus à tomber, et la vie reprendra son cours sans peine. »