Gráa rödd himins
Il pleuvait dehors. Toi, tu observais ce décor. Quand le soleil n’est plus, le monde semble un peu plus incolore. Il est gris, il semble plus triste. On aimerait s’abandonner à l’ennui. Pour certains, ils veulent juste dormir. On ne veut pas vraiment sortir. On veut se protéger de la pluie. Quoique certains enfants du peuple s’en réjouissent. Ils profitent de ce temps, et découvrent toujours plus de jeux à faire même en étant trempé. Un sourire nostalgique se dessinait sur ton visage à l’idée. Tu te remémorais. Les rires. Les sourires. Leurs visages inquiets lorsqu’il voyait leur fille jouer avec toi jusqu’à ce que vos vêtements soient si lourds. Que vous soyez plein de boue. Ses petites mains saisissant les tiennes. Ses doigts glacés et vous qui à la fin finissiez par tous vous entrelacer. Au coin de la cheminée… Ton cœur te fait un peu mal. Parce que derrière ces doux souvenirs, se trouve ce qu’ils t’ont laissé. Du vide. Car les morts ne reviennent pas. Ils ne sont plus là. À côté de toi. Pourtant, les années t’avaient aidé et pour cela, tu pouvais surmonter ta tristesse. Détourner ton regard de la fenêtre et finalement te remettre au travail. Aujourd’hui, tu pouvais passer outre de tout cela.
Tu ne le devais qu’à ta longue espérance de vie.
C’était une véritable douleur. C’était être condamné à voir tous les humains chéris périr. C’était être condamné à ne jamais pouvoir rester éternellement au même endroit. Mais, au moins, cela permettait d’aussi faire la part des choses. D’atteindre plus de sagesse. Tout comme cela, t’avais donné l’envie de vivre libre et avec simplicité. Que ce soit avec ou sans maturité. Au moins, tu étais satisfait. Ces longues années t’avaient permis de panser quelques-unes de tes blessures. De choisir une route. Ce n’était pas une chose permise à tous. Si tu n’avais pas eu ce temps offert… Tu serais sans doute mort avec trop de regrets. Déprimé. Et tel un vieux débris, tu aurais abandonné la vie. Ça nous forge d’une certaine façon.
Mais ne dit-on pas qu’après la pluie vient le beau temps ?
Était-ce une chance ou non ? Tu ne connaissais pas la réponse. Et tu t’en fichais plutôt bien aujourd’hui. Tu préférais éviter les ennuis. T’occuper d’autrui. Sans penser à toutes ces choses difficiles. Et pour cela, quoi de mieux que de profiter de l’auberge où tu travaillais. De ses clients. Bien que plutôt absents en cette journée. Mais au moins, tu n’étais pas seul. Tu pouvais parler avec le patron et les autres employés. Tu pouvais cuisiner. Coudre lorsque l’envie te prenait. Tu avais de quoi faire de tes journées. Même comme celles-ci. Peu importe s’il fait gris. Peu importe s’il pleut. Que la musique ambiante est presque pesante. Au creux de cette bâtisse, y régnait la chaleur des vivants. Où le soleil régnait malgré tout.
Bon certes… Certains sont déprimés et ne cessent de boire. Ce genre de problèmes, on fini par y être habitué. Ce n’était jamais agréable d’avoir quelqu’un qui nous vomit dessus ou nous insulte de minus juste parce qu’il est bourré. Qu’il ne sait plus ce qu’il fait. Mais bon, tu arrivais à te foutre royalement de tout ça. Tant que ça ne dégénérait pas, tu t’en fichais. Au moins, cela animait ta journée… Enfin, il est vrai qu’après, même si tu souriais, tu ne pouvais empêcher quelques soupirs. Empêcher la fatigue.
Ça arrive à tout le monde d’avoir des journées plus chiantes que les autres.
Mais un rayon de soleil finit toujours par se manifester. Bien qu’il ne semblait pas plus lumineux que ça. Il avait cet air sévère. Peut-être même qu’on pourrait le croire pour quelqu’un de macabre. Mais toi, tu aimais bien Aimable. Il venait parfois. Pour une nuit. Voir deux. Pour manger ou boire. Il était un client plutôt, lambda en soit. Mais même s’il était plus imposant que toi. Tu avais vite compris qu’il n’avait rien de méchant. Alors, en le voyant, ton visage s’est illuminé :
« Oh ! Aimable !! Salut ! Tu viens dormir ici ou tu veux juste profiter de notre menu ? »
Un sourire t’a éclairé. Ta fatigue s’envolait, parce que la joie te prenait.
Ses chairs sombres sont boursoufflées alors que l’humidité suinte comme le pus d’une plaie ; l’atmosphère alourdie d’humidité pèse sur ses épaules. Ici, il n’y a pas de montagnes. Pas de sommets escarpés, pas de lames effilées pour percer les bubons cotonneux et les libérer de leurs humeurs.
Aimable raffermit son emprise sur les rênes de sa monture. L’impatience de l’Ouroboros monte dans ses veines ; il gronde, dans ses veines. Ses yeux roulent, sous ses paupières mi-closes, guettant avec avidité les premières gouttes de pluie que le ciel déversera. La tension de l’air éveille ses instincts carnassiers. Amusé, il ravive à l’esprit d’Aimable des souvenirs que le Chevalier s’efforce d’ignorer.
Une chasse, un jour d’orage. L’eau qui ruisselle sur notre corps, s’enfonçant dans la fourrure et les os saillants. Les odeurs d’une terre et d’un corps éviscérés, le mucus mêlé aux entrailles et aux chairs déchiquetées. Planter nos griffes dans cette plaie, l’écarteler, y enfoncer notre tête, encore, encore jusq
L’éclair le rappelle à la réalité. L’orage salvateur. Les nuages déversent leurs larmes, la pression relâche leurs épaules, l’air se fait respirable. Respirable. Aimable reprend son souffle, ses lèvres s’entrouvrent, l’air frais s’engouffre dans sa cage thoracique. La caresse du vent l’apaise, il reconnaît le contact sur sa peau rêche. L’eau plaque contre son crâne ses cheveux bruns mêlés de gris, elle se faufile malicieusement le long des rides qui creusent son front, le coin de ses lèvres, elle cascade le long de sa nuque et imbibe ses vêtements. Chaque goutte s’abat, brutalement, sur l’acier de son bouclier – un son familier qui lui arrache un sourire.
L’homme le garde sur son épaule, pour protéger, contre son dos, les vivres qu’il a emmenées avec lui. Aimable est probablement l’un des seuls hommes à apprécier voyager par temps de pluie. D’un mouvement, il invite sa monture à ralentir l’allure. Ses yeux se ferment, alors qu’il lève les yeux vers le ciel. Remerciant Dieu d’une prière. La pluie nettoie, elle emporte avec elle la poussière et la terre qui souillaient sa peau. Elle le débarrasse de la lassitude du voyage, chasse la torpeur de ses membres engourdis, elle ravive son esprit à chaque éclair.
La pluie lui procure cette même sensation que lorsqu’il se flagelle. Quand les bandes de cuivre déchirent son dos. Quand son sang coule. Le vice s’exsude de ses chairs déchiquetées.
Ses yeux s’entrouvrent. Sous ses paupières, l’affrontement dantesque entre les profondeurs abyssales et la voûte céleste. Au sein de ce combat, gisent ses pupilles : noires. Si noires qu’elles absorbent toute lumière. Ses yeux sont cernés, surmontés de sourcils broussailleux, d’un front ridé. Un grand nez, bossu et maintes fois cassé. Des lèvres si serrées qu’elles sont inexistantes. Il passa une main le long de ses mâchoires, grattant sa barbe mal taillée.
A l’approche de l’auberge, Aimable pose pied à terre. Sa main rejoint les rennes de sa monture, qu’il conduit jusqu’à l’étable. Il récupère son sac, qu’il glisse sur son épaule. D’un pas lent et chaloupé, le Chevalier pénètre dans l’établissement ; du plat de la main, il pousse la porte d’entrée.
Aimable est un homme discret ; ainsi, personne ne se retourne à son entrée. Par habitude, il enfonce sa tête entre ses épaules et approche du comptoir, soupirant à la vue de la traînée d’eau qui l’accompagne. Son bouclier, sur son épaule, représente un cerf d’argent dressé sur ses pattes arrière.
Ceux qui tournent les yeux vers lui se surprennent à l’observer un temps supplémentaire. Sa démarche est celle d’un homme usé. Ses épaules sont voûtées. Ses orbites sont creusées. Ses yeux ne sont qu’un éclat de pureté au sein d’un visage buriné, marqué par les affres des combats et des années. La vie l’a marqué à grands renforts de serpe, tailladant ses traits de cicatrices – de rides et de blessures – que le temps ne peut plus effacer. Elle a brisé son corps et pourtant, il continue à se tenir debout, à marcher, à avancer. En traînant les pieds. Avec une détermination que peu d’obstacles pourront arrêter. Lorsqu’il repose son sac, Aimable ne paraît pas soulagé de son fardeau. C’est pesamment, dans un grognement sous l’effort, qu’il s’hisse sur son siège pour masser sa nuque. Ses yeux se renferment. Dissimulent aux plus curieux l’intensité dérangeante de ses yeux clairs, qu’il baisse au sol comme l’on baisse ses armes.
L’approche de Lycoris l’arrache de ses pensées. Battant des paupières, il abandonne ses rêveries et revient, une fois de plus, à la réalité. La lumière de son sourire semble l’éblouir, assez pour qu’au fond de lui, sa clarté se reflète : un semblant de sourire adoucit ses prunelles.
_ Bonjour, Lycoris. Un menu et un lit pour moi, demande-t-il en surveillant, d’un regard, autour d’eux. Par habitude. Plus serein, ses yeux reviennent se déposer sur le jeune homme.
LouUp, gronde l’Ouroboros. A moins que ce ne soit son estomac. La chevauchée l’a affamé. Un soupir las s’arrache de ses lèvres alors qu’il masse ses paupières.
_ Quelles sont les nouvelles ?
Les auberges sont les lieux où les informations voyagent aussi bien que les hommes… Aimable a pris l’habitude de s’y informer. Parfois, il restait quelques heures, quand tous étaient couchés, pour le voir coudre alors qu’il somnolait près du feu, pour soulager ses articulations douloureuses.
A cette pensée, il fait rouler son épaule dans un grognement – mouvement qui fait légèrement craquer le tissu de son vêtement.
Ici, tout lui paraît si léger – l’air, les murmures ou les soupirs, le lointain bruissement de la pluie. L’orage n’est plus dehors : c’est dans ses chairs qu’il s’est réfugié.
LOUP.
Son coeur est lourd.
Gráa rödd himins
Il avait ce corps lourd. Ce visage lourd. Aimable avait ce physique d’un homme de combats. D’un homme usé par ceux-là. Et pourtant, il savait se montrer discret. Avec ses épaules voûtés, son dos presque affaissé. Les blessures qu’il avait subit semblaient bien nombreuses. Et la pluie n’avait que marquer encore plus cette image abattue. Pourtant, en le voyant, tu as vu au-delà de tout ça. Tu gardais en mémoire cette gentillesse qu’il avait avec toi. Cette présence rassurante que tu ressentais lorsqu’il était là. T’arrachant un sourire. Une profonde sympathie et un enthousiasme qui s’intensifie. Il semblait sombre Aimable. Pourtant il y avait cet éclat dans son regard. Comme s’il répondait à ta joie. Tu appréciais l’observer. Passer du temps avec lui. Aimable était un humain qui éveillait ta curiosité. Son caractère semblait bien différent que ce qu’il transparaissait. Il semblait morose et pourtant, il continuait d’avancer. Il n’avait pas la vie devant lui comme toi. Et pourtant il enchaînait les combats. Tu te demandais d’où il tirait cette force. Où trouvait-il un appui ? Qu’est-ce qui le rendait ainsi ? Est-ce que son comportement changeait lorsqu’il était avec de la famille ? Du genre… Est-ce qu’il offrait plus de sourire ? Pourtant… Cet homme te faisait aussi beaucoup de peine.
Ce n’était pas de la pitié mais bien de la tristesse.
Tu te rappelles sans cesse de ses vêtements que tu trouvais en sang. Tu l’avais déjà vu s’infliger de nouvelles blessures. Les questions n’en devenaient que plus nombreuses. Pourquoi ? Quel poids portait-il ? Quels fardeaux est-ce qu’il empile ? Tu ne saurais te dire si tu pouvais comprendre ou non. Tu étais partagé. Il fut un temps où tu t’étais infligé ton malheur. Parce que tu n’avais pas su faire la part entre l’amour et ta douleur. Mais c’était différent. Aimable éprouvait-il du plaisir dans tout cela ? Est-ce qu’il trouvait une façon de se faire pardonner ? Ou bien tu n’étais juste pas assez humain pour tout assimiler ? Tu voudrais trouver le temps de plus le connaître. De l’aider. Tu n’aimais pas le voir se blesser. Tu préférais quand les humains étaient en paix, sans avoir de peines à supporter. Bien que c’était presque impossible… Les personnes que tu appréciais comme Aimable te touchaient encore plus. Mais tu ne savais pas.
Était-ce de la détresse ou cela lui apportait la paix ?
Lorsqu’il était là, tu voulais pouvoir le soulager du mieux que tu pouvais. Qu’il y ait plus de positif dans sa vie. Ce lieu était pour lui un endroit où se reposer. Où trouver sérénité. Alors tu l’écoutais avec attention, pour savoir ce qu’il désirait, pour simplement parler. Parce que discuter permettait aussi de se changer un peu les idées :
« Pas de problème ! Tu sais ce que tu veux pour calmer ta faim ? Je préparerais ta chambre pendant ton repas. »
Un sourire sincère s’affiche et lorsqu’il te demande des nouvelles, tu te montres plutôt fier :
« Et bien tu vois, j’ai l’impression qu’on a pas mal de clients ces derniers temps ! Je pense qu’on a réussi à gagner en réputation. Faut croire que les plats aient plu à beaucoup. Pour les rumeurs, il y en a toujours quelques-une qui circulent comme d’habitude. Je crois qu’il y a un truc par rapport au Majordome d’un duc. Je ne sais pas si tu sais de quoi je veux parler. Paris semble plutôt active et je me demande si avec tous ces évènement auxquels participent la reine, celle-ci sera plus appréciée du peuple. Les opinions divergent et c’est souvent la même rengaine qu’on entend ici. Pas grand-chose de nouveau en gros, juste que la vie est toujours autant agréable ! »
Oh il s’en passait des choses pour toi. Toujours. Tu te permettait de dire ce genre de choses en baissant un peu le ton, profitant des quelques discussions alentours pour laisser tes paroles s’immiscer avec discrétion. En réalité, si tu en parlais ce n’était pas pour parler de politique et de débats. Tu laissais simplement tes paroles partir. Les laissant totalement libre. C’est que la dame de France avait quand même permis des petites nouveautés dans ta vie. La politesse. Les nouveaux clients. On t’avait incité à mieux parler, mieux te tenir et cela te permettait d’en apprendre plus sur la société française. Il était normal que tu parles d’elle. Bien que tu ne t’attardas pas plus que ça sur le sujet :
« Et toi, quoi de neuf ? »
Ton regard posé sur l’humain, une petite réflexion vint à l’affût. Ne le laissant pas vraiment le temps de te répondre bien que ton idée était pleine de bonnes attentions :
« Tu voudras que je te masse un peu les épaules dans la soirée ? Oh et, peut-être tu veux te changer ? Vu comment tu es trempé. Je peux te donner les clés de ta chambre maintenant le temps qu’on prépare un bon dîner pour notre invité. »
Tu prêtais une vraie attention au bien-être de tes clients et Aimable n’allait pas déroger à la règle. C’est que tu l’appréciais et puis, c’était ton métier.
Le Chevalier dédie son âme à l’espoir d’une rédemption. Il voit au travers des combats l’occasion d’expier le mal et de purger ses propres vices : ses chairs déchiquetées, ses plaies ensanglantées et son corps brisé comme celui d’un Saint prêt à tous les sacrifices. Il croit en Dieu et en son pardon.
L’Ouroboros, lui, est animé d’une toute autre volonté : celle de semer la destruction. Sur sa route, la Voix ne laisse que des cadavres éviscérés, des familles dévastées, des esprits traumatisés. Sa plus grande victime n’est autre que l’hôte qu’il habite, rongeant sa santé mentale à coups de cauchemars.
Leur corps est toujours prisonnier de cette ambiguïté et d’une bataille qu’aucun parti n’est prêt à abandonner. La lourdeur de ses membres et de son regard dissimulent aux plus naïfs la réelle sauvagerie qui se tapit sous ses veines : celle d’un homme désespéré couplée à celle d’une bête affamée de massacres. Ses gestes sont toujours mesurés, ses membres attachés aux valeurs qu’il s’efforce de suivre. Ses lèvres sont muselées, renfermant tant bien que mal les paroles susurrées par la Voix au fond de son crâne – promesses ensanglantées.
Aimable a conscience qu’il mourra jeune et que chaque jour peut être le dernier. Peut-être est-ce qui explique sa nuque courbée, son pas traînant, comme pour mieux vivre le moindre instant. Il a appris à aimer le silence et le bruit, la solitude et la compagnie. Il a appris à aimer et à protéger, jusqu’au jour où il succombera aux assauts de la Voix et à ses pulsions bestiales.
Lycoris a déjà aperçu cette souffrance, si profondément ancrée dans ses chairs qu’elle en laboure son dos : le martinet armé de fouets de cuir et de piques a déjà tant de fois parcouru sa peau lacérée de cicatrices. La douleur lui donne l’illusion de contrôler ce qui se passe dans son corps et dans sa tête. La douleur le fait se sentir en vie, présent, et non pas emporté dans les illusions que la Voix impose. La douleur est une punition, méritée et acceptée, qu’il a fini par aimer. Compagne familière, seule partenaire, témoin de son combat éternel.
A la proposition de Lycoris, un sourire s’esquisse sur les lèvres du Chevalier. Loup ? Oui, Loup, et pourtant, le garçon se montre toujours des plus aimables. Naïvement, Aimable le considère comme un simple adolescent : il l’épargne de ses récits de guerre et de ses sombres réflexions. Il aura bien le temps de se préoccuper de toutes ces choses ! Au moins, le tenancier parvient toujours à occuper son esprit. A lui faire oublier, l’espace d’un instant, le fracas des os et l’affrontement sempiternel.
_ Je te prendrais de la soupe, des pommes de terre et du lard, quoi que ce soit, tant que c’est consistant.
L’homme a bel appétit et à dire vrai, est capable d’engloutir des quantités impressionnantes de nourriture. Il est contraint de récupérer au mieux des forces pour tenir.
_ Vous êtes travailleur, l’auberge est bien placée et il est vrai que vos plats sont délicieux. J’imagine que votre réputation n’ira qu’en croissant.
Ne s’agit-il que d’une question de réputation ? Le tempérament inquiet du Chevalier pense à toutes les possibilités : des mouvements importants de population trahissent insécurité ou famine. Ses sourcils se froncent légèrement. Faut-il craindre une quelconque menace ? Peut-être ne s’agit-il que d’un exode jusqu’à la capitale ? Au vu de la dernière attaque, Aimable ne peut qu’inviter ces braves gens à privilégier la vie plus paisible des campagnes, loin de ces conflits politiques qui les – le – dépassent.
_ Hm… Je vois de qui tu veux parler, soupire le Chevalier, d’un haussement d’épaules négligent. La dureté de son regard trahit une méfiance abrupte, Je ne le connais qu’à peine… Et le peu que j’en ai vu…
Il ne termine pas sa phrase, mais le ton de sa voix trahit sa réticence à son égard. Le tutoiement l’a échappé de nouveau, Lycoris sait le mettre à son aise. Il préfère ne pas répondre au sujet de la Reine : il ne la connaît qu’à peine et la discussion avec le maréchal le renvoie au poids de ses mots… Craignant qu’on ne l’accuse de lèse-majesté, il garde son avis pour lui. Le fait qu’il s’agisse d’une Reine ne le dérange pas. Dans son monde, les femmes sont, au moins, au rang des hommes : sa mère a dirigé sa fratrie d’une main de fer et Hildegard a su tirer de leur mère un caractère indomptable. Eleanor, son épouse, est une femme dont la tendresse et le sourire ont su le vaincre bien plus aisément que ne l’a fait n’importe quel guerrier.
Alors comment expliquer ses réticences ? Qu’elle soit Reine ou Roi, les sentiments d’Aimable auraient été les mêmes. Il s’agit d’une figure qu’il connait à peine, qu’il ne saurait pas reconnaître dans la foule, dont la puissance est à peine imaginable pour un simple Chevalier – alors un serf ? Son existence même le dépasse et son esprit pragmatique préfère accorder son attention aux combats qu’il a à mener, au bien-être de ses proches avant de penser à celui de son pays. Peut-être car sa famille a pris racine à une région que la France et l’Italie se sont guerroyés pour posséder ; sa terre, qu’elle appartienne à l’un ou à l’autre, reste avant tout sous sa protection.
_ Hm… Le Duc de Bourgogne m’a convié à son domaine. Probablement pour discuter d’alliance. J’avais commencé à en parler à son prédécesseur, Philippe de Bourgogne… Sa disparition me préoccupe.
Qu’attendre, de ce nouveau Duc ? Aimable gratte le coin de sa mâchoire. Parler de politique l’a toujours ennuyé, quant aux idées d’alliance, elles ne lui rappellent que trop les batailles auxquelles il a dû participer au nom d’un autre. La proposition de Lycoris le surprend assez pour qu’il en rougisse.
_ Hein ? Euh non, je n’ai pas besoin de massage…
Depuis quand un homme propose-t-il ça à un autre ? Des femmes offrant leur plaisir lui ont déjà proposé mais le Chevalier a toujours pris la fuite face à leurs avances… Comme celle-ci qui l’invite à se redresser avec une certaine précipitation, pour dissimuler au plus vite sa gêne.
_ En effet, je vais te récupérer les clefs… Merci de ta proposition.
Rehaussant son sac sur le dos, Aimable ne tarde pas à grimper les quelques marches qui mènent à l’étage. Instinctivement, il tend l’oreille, écoutant les bruits jusqu’à rejoindre sa chambre. Son sac rejoint le sol et il cherche quelques secondes un linge pour frotter ses cheveux. Il se débarrasse de ses vêtements, grimaçant parfois sous l’effort, jusqu’à enfiler sa tenue de rechange. Il se contente d’un pantalon et d’une chemise blanche, d’une petite veste qu’il referme pudiquement sur son torse. Se recoiffant du plat de la main, Aimable récupère son épée qu’il attache autour de ses hanches, jusqu’à redescendre vers le comptoir. Ses yeux clairs surveillent, instinctivement, la pièce. Y a-t-il de nouveaux visages ? Puis, finalement, il se réinstalle au bout du comptoir, cherchant du regard Lycoris.
Pour une fois, la dureté des traits du Chevalier s’adoucit. Eclairé d’une joie simple et étrangement naïve, d’une impatience, toute enfantine : celle d’avoir un repas pour repaître son fol appétit. S'assurant, d'un regard, que Lycoris ne l'ait pas oublié, il en trépignerait presque.
Gráa rödd himins
Tu ressembles à un adolescent. Petit, jeune, et qui a tant à apprendre. On voit en toi une douce innocence. Comme si cette dernière t’enveloppait complètement. Pourtant tu es un loup, qui connaît aussi ces pulsions de sang, mais qui ne fera jamais de mal aux gens. Un homme qui a plus de 100 ans. Amusant non ? Aimable devait te voir comme un jeunot alors que tu étais bien plus vieux que lui. Cette idée te faisait toujours aussi rire. Chaque fois tu te demandais comment il réagirait s’il le savait. Que tu as des crocs, des griffes, que tu as juste arrêté de grandir un peu trop tôt et que cette apparence n’est qu’un costume impossible à arracher. Qu’est-ce qu’il en penserait ? En serait-il terrifié ? Finirait-il par te fuir ? Lui donnerais-tu l’envie de vomir ? Les humains ont tant de réactions différentes… Tu préfères donc rester dans le silence. Question de prudence. Même si tu as conscience que tu ne pourras pas rester ici éternellement, tu te plais à Paris. Dans cette ville, avec ce métier, ces rencontres, ce quotidien si simplet mais que tu apprécies. Tu ne veux pas tout gâcher. Tu en as trop peur. Alors autant se muret dans ces petites secrets.
Tu tiens à protéger cette paix.
Alors qu’Aimable te demanda de la soupe, tu lâchas un léger rire. Tu avais cette tendance à oublier, mais ce garçon a grand appétit. Cela te rassurait d’une certaine manière. Même s’il semblait morose, il restait bien lui, quelqu’un de vivant et de gourmand :
« Ahah ! Ce n’est pas pour rien que tu es un de nos meilleurs clients ! »
Tu notes sur un papier sa commande pour être sûre de ne pas oublier tandis que ton ami balance quelques compliments à ta cuisine et à l’auberge. Toi, travailleur ? En effet. Mais, c’est surtout que le métier te plaisait, que tu sais ce que c’est de vivre dans la pauvreté, de devoir se débrouiller, alors que parfois on ne sait pas à qui parler, qu’on ne sait pas quelle langue y est employé. Perdu comme un agneau égaré. Tu as connu pas mal de galères, et tu veux profiter de la vie. Tu veux profiter de ce que ce monde a à t’offrir. Malgré quelques douleurs. Quelques peurs. C’est ton caractère aussi, une qualité qui est fortement appréciée :
« J’ai du temps à perdre faut croire ! »
Ce n’était qu’une petite plaisanterie de ta part… Ou pas :
« C’est surtout que j’aime être utile et que je me plais ici. Mieux vaut profiter de ses journées à fond, non ? Et puis, en toute honnêteté, j’ai aussi besoin d’argent.»
Tu laisses un rire s’échapper avec sincérité juste avant de lui parler de la fameuse rumeur. Le changement facial d’Aimable ne t’échappe pas. Ses mots se gravent en toi. Son comportement. Sa phrase non fini. Ses inquiétudes. C’est avec un regard empathique que tu l’observes. Tu dis que tu n’aurais peut-être pas dû aborder la question. Heureusement, tu savais faire changer les idées. Bien que… Ta proposition semblait l’avoir gêné. C’était assez rare de le voir rougir, tu en aurais presque envie de le taquiner, mais, ce serait déplacer. Tu le vois qui se précipite avec les clefs pour aller vers sa chambre. Juste avant qu’il ne remonte, tu lui souris :
« Si tu changes d’avis n’hésites pas à me le dire ! »
Pourquoi remettre le sujet sur la table de façon rapide ? Juste une petite taquinerie. C’était difficile d’y rester… Cependant tu te recentres sur tes affaires et t’en vas déposer sa commande. Tu demandes au patron de t’en occuper et bien sûr, il n’a pas refusé. D’une joie intense, tu mets ton tablier, resserres ta couette, couteau en main, il était temps de lui faire un repas digne de ce nom. Parfois, tu t’en allais vite fait faire une commande avant de vite retourner en cuisine. La pluie était bien forte dehors, mais, toi, tu entendais surtout le crépitement du feu, les légumes que tu découpais, le lard qui cuisait. D’un regard complice avec ton employeur, tu lui disais que tu allais rapporter une bonne somme ce soir. Finalement tu ressors les plats en main, voyant Aimable assis. Il semblait impatient, c’était amusant :
« Et voilà pour Sir De Bayard ! »
D’un large sourire, tu lui mets sous le nez, une bonne soupe de légumes ainsi qu’une assiette de pommes de terres au four, garnis de fromages, de persil et d’un bon morceau de lard, le tout, recouvert d’une sauce légèrement sucrée et aromatisée :
« Je t’ai un peu arrangée la recette pour que ce soit consistant, tu m’en diras des nouvelles ! »
Sans attendre, tu fais vite-fait un aller aux cuisines pour prendre du pain et de l’eau, l’ajoutant à sa table :
« Pense à boire un peu d’eau aussi. »
Tu piques un morceau de pain et te poses en face de lui, rejoignant la table de ton ami.
Bien que ses yeux, son esprit, soient souvent obscurcis par de sombres pensées, il est étrangement aisé de l’en arracher. D’apercevoir un éclat de clarté au sein de cette pénombre. Son humeur est présente sans être pesante et parfois, il suffit d’une boutade pour l’en débarrasser : Aimable découvre une malice teintée d’innocence, une facilité à rire bien différente de sa gravité habituelle. Malgré tout ce qu’il endure, il sait profiter des bonheurs que la vie a à lui offrir. Peut-être est-ce ce qui les rapproche, tous les deux. Cette capacité à se saisir des éclaircies, aussi rapides soient-elles, entre deux orages. Les éclairs eux-mêmes apportent leur lumière à l’ombre.
Il ne s’isole qu’un instant, le temps de se débarrasser de la poussière du voyage et de laisser son sac au bout du lit. Lorsqu’il sort, il ne manque pas de fermer soigneusement la porte et redescend les escaliers pour attendre son repas. Qui ne tarde pas à arriver ! Les yeux brillants, il ravale sa salive et se saisit de ses couverts.
_ Merci beaucoup, Lycoris. Ca sent terriblement bon.
L’homme mange pour deux. Il récupère le bol de soupe, souffle sur sa surface et en boit une gorgée. L’épais nectar lui arrache un grognement satisfait. Il reconnaît l’épaisseur de la pomme de terre, la douceur du poireau, le salé du lard qui a dû tremper dans ce bouillon… Le lard ne résiste que légèrement à sa lame, une pression et, dans un craquement gourmand, la carne tendre se fend, son jus finit de se déverser sur les pommes de terre. Elles sont généreuses, la peau s’est ouverte, dévoilant impunément leur chair dorée. Le salé du lard se mêle au sucré de la sauce, tous deux imbibent les pommes de terre qui fondent sur ses papilles. Il reconnaît le fromage, le beurre, la viande… Comblé, Aimable s’abandonne totalement à sa délectation.
Manger a toujours été une nécessité. Son besoin était viscéral. Déjà enfant, sa mère avait rapidement cessé de lui donner le sein. Apparemment, ses dents étaient sorties quelques mois après sa naissance. L’Ouroboros est toujours affamé. Quand il fait l’erreur d’omettre un repas, il sent ses crocs écraser son estomac. La douleur est vive, tenace, comme si la Bête le dévorait de l’intérieur, plantant ses crocs dans ses viscères pour les ronger… La sensation est intolérable. Comme une main qui tirerait ses organes vers sa colonne vertébrale, ça se tord, ça monte dans sa gorge, l’envie de vomir s’accompagne d’une pulsion affamée – celle de mettre n’importe quoi entre ses lèvres, d’engloutir quelque chose pour emplir ce trou qui se creuse au fond de lui. Il était allé jusqu’à ronger des racines, à ingérer une poignée de pissenlits ramassés dans un pré pour apaiser ne serait-ce qu’un peu la Faim de l’Ouroboros. Boire de l’eau était une solution passagère – le poids sur son estomac fourvoyait la Bête qui, lorsqu’elle se rendait compte de la supercherie, le poussait à chercher… plus de consistance.
A dire vrai, ce n’est que vers la fin de l’assiette, quand il ne lui reste qu’une bouchée de pomme de terre à avaler, qu’il pense à se servir de l’eau. Il récupère le verre, le boit d’une traite et le repose en s’essuyant les lèvres du dos de la main. Seulement alors, il remarque Lycoris en fin de lui et rougit de nouveau, intimidé face à son regard. Aimable est si discret que personne ne prend garde à sa gourmandise – enfin, gourmandise, il devrait dire, son appétit gargantuesque.
_ Le salé du lard avec le fromage et la pomme de terre… C’est délicieux. Je me suis régalé.
Ca ne l’empêche pas de prendre du pain pour récupérer le bout de pomme de terre survivant, puis un autre pour saucer consciencieusement l’intérieur de son assiette puis celui de son bol. Un autre verre d’eau l’aide à avaler le tout et enfin, il peut relâcher ses muscles. Comblé, il se sent à présent détendu. Toute la fatigue du voyage retombe sur ses épaules et il masse ses paupières en retenant un bâillement endormi, frottant finalement sa nuque. Puis il réunit ses couverts pour faciliter le débarras de Lycoris.
_ Ce fromage… ne serait-ce pas celui qu’Eleanor t’a laissé à son dernier passage ?
Un sourire tendre adoucit ses traits si austères. Quand il parle d’elle… il sourit toujours.
_ Elle devrait monter sur Paris d’ici quelques mois. Elle aimerait retourner voir son frère et que je lui fasse visiter ses appartements. Elle m’a dit qu’elle emmènerait Richard et Isabeau avec elle. Ca m’inquiète toujours qu’elle voyage seule… Je te tiendrai informé de son départ, je pense qu’elle apprécierait avoir une chambre ici. D’ailleurs, t’ai-je raconté que nous avons pu faire la communion de Richard ?... Le grand Cardinal en personne s’est déplacé jusqu’à chez nous pour l’occasion. Je lui conseillerai de venir manger ici… je suis sûr qu’il apprécierait tes spécialités.
Ou, ne serait-ce que la bonne ambiance des lieux. Le sourire de Lycoris, aussi accueillant et chaleureux que le feu de bois dans son dos. Il sent sa chaleur irradier jusqu’à ses reins douloureux, remontant le long de sa colonne vertébrale… Hm, se connaissant, il va devoir lutter contre le sommeil et préfère se lever de son siège pour s’étirer. Il fait rouler ses épaules, arrachant un craquement mécontent de la part d’une de ses articulations, jusqu’à reposer ses mains le long de son corps.
_ Je vais peut-être sortir juste… sur le seuil de la porte, pour me rafraîchir. Sans me mouiller. Est-ce que tu veux boire ou manger quelque chose… ? Je te l’offre.