Sam 6 Mar - 23:38
low force
Les sabots de son cheval soulevaient de leur pas lent la poussière sur le sentier qui menait au domaine. Dans le chant des vaches rejoignant leur abri pour la nuit, l'équidé avançait lentement, l'oeil fatigué, le cou tombant, les muscles raidis par la fatigue et l'effort. Sa cavalière l'arrêta d'un coup sec sur les rênes et descendit au sol. Le bruit de ses bottes rejoignant la terre résonna avec les cliquetis de son armure, Hildegard voyageait souvent en tenue de combat, l'épée à la ceinture. Elle était connue pour ça dans le région : la Sentinelle de Bonlieu toujours à rôder sur les chemins à la recherche de bandits et d'autres malfrats à chasser de son domaine. Les gens étaient pourtant loins de se douter que les brigands étaient en réalité en bas de sa liste de priorités puisque l'humain n'était plus sa proie de prédilection depuis fort longtemps. Des flancs de son cheval, elle retira le lourd bouclier qui faisait plus bien les deux-tiers de sa propre taille et le contempla un instant. Il portait l'emblème et les couleurs des De Bayard, ce cerf d'argent serti des initiales de Baptiste. C'était un écu en très bon état pour son âge, son frère ainé n'étant pas du genre à aller sur le terrain. Son regard longea alors le sentier et s'arrêta sur la bâtisse principale, surplombée par la petite église en haut de la colline.
Depuis combien de temps n'était-elle pas rentrée ?
Elle n'eut pas besoin de tenir sa monture : celle-ci lui emboita le pas, contente d'avoir été soulagée du poids de sa maitresse et pressée de rejoindre le confort d'une étable et peut-être même d'y trouver une ou deux carottes. Sans doute que l'animal devait avoir de meilleurs souvenirs de cet endroit que sa propriétaire : les De Bayard vivaient un peu reclus mais ils étaient des hôtes tout à fait convenables et les gamins ne manquaient jamais de le gâter.
Le portail en bois grinça lorsqu'elle en souleva le hoquet, laissant passer son animal avant de refermer la barrière derrière elle et de s'arrêter quelques instants pour observer en silence la demeure. Le soleil finissait lentement de décliner et déjà quelques lueurs avaient été allumées à l'intérieur de la maison. Les femmes devaient être en train de débarrasser la table du souper et probablement qu'on ne tarderait pas à se réunir autour du feu de cheminée pour une dernière histoire, un dernier conseil de famille avant l'heure du coucher. Du moins, se l'imaginait-elle. C'était ainsi que Baptiste procédait. Qu'en était-il désormais en son absence ? L'endroit lui sembla soudainement vieux, froid. Étranger. Elle songea à faire demi-tour mais sa monture l'avait devancée, trottinant presque jusqu'à l'entrée comme s'il était chez lui ce bougre. Alors elle posa une main sur son coeur, terré sur sa cuirasse. Elle ne le sentait pas battre à travers le tissu épais de ses vêtements et l'acier qui lui protégeait la poitrine. Elle ne le sentait pas battre et pourtant il lui semblait qu'on la cognait de l'intérieur, qu'une douleur diffuse lui étouffait le poitrail tandis qu'elle repensait à Baptiste, à Gwendoline et à leur mère.
▬ Courtaud ! Railla-t-elle brusquement à l'attention de son animal en train de plonger la tête dans un seau laissé sur le seuil de la porte. C'était un boulonnais à la robe grise, pas bien grand avec ses à peine 1m60 au garrot, pas bien beau avec ses cicatrices et surtout très trapu comme tous les membres de sa race. Sa queue coupée mettait en valeur sa musculature et en effet, le destrier était fort robuste quoiqu'un peu trop joueur au goût de sa maîtresse. Elle l'avait récupéré il y avait des années de cela chez une de ses cibles qui n'était certainement plus là pour s'en occuper et s'était prise d'affection pour ce compagnon silencieux mais taquin. Qu'est-ce que tu fiches encore sale mule ? Ajouta-t-elle en rejoignant à grandes enjambées la bête pour lui asséner une tape sur le museau et lui passer l'envie de mâchouiller tout ce qui trainait. Au moins était-elle maintenant devant la porte d'entrée.
Ne lui restait plus qu'à frapper.
Trois grands coups énergiques furent assénés sur le bois qui manqua presque de craquer tandis que son coeur s'emballait à nouveau sous son armure.
Serait-elle encore la bienvenue ?
Depuis combien de temps n'était-elle pas rentrée ?
Elle n'eut pas besoin de tenir sa monture : celle-ci lui emboita le pas, contente d'avoir été soulagée du poids de sa maitresse et pressée de rejoindre le confort d'une étable et peut-être même d'y trouver une ou deux carottes. Sans doute que l'animal devait avoir de meilleurs souvenirs de cet endroit que sa propriétaire : les De Bayard vivaient un peu reclus mais ils étaient des hôtes tout à fait convenables et les gamins ne manquaient jamais de le gâter.
Le portail en bois grinça lorsqu'elle en souleva le hoquet, laissant passer son animal avant de refermer la barrière derrière elle et de s'arrêter quelques instants pour observer en silence la demeure. Le soleil finissait lentement de décliner et déjà quelques lueurs avaient été allumées à l'intérieur de la maison. Les femmes devaient être en train de débarrasser la table du souper et probablement qu'on ne tarderait pas à se réunir autour du feu de cheminée pour une dernière histoire, un dernier conseil de famille avant l'heure du coucher. Du moins, se l'imaginait-elle. C'était ainsi que Baptiste procédait. Qu'en était-il désormais en son absence ? L'endroit lui sembla soudainement vieux, froid. Étranger. Elle songea à faire demi-tour mais sa monture l'avait devancée, trottinant presque jusqu'à l'entrée comme s'il était chez lui ce bougre. Alors elle posa une main sur son coeur, terré sur sa cuirasse. Elle ne le sentait pas battre à travers le tissu épais de ses vêtements et l'acier qui lui protégeait la poitrine. Elle ne le sentait pas battre et pourtant il lui semblait qu'on la cognait de l'intérieur, qu'une douleur diffuse lui étouffait le poitrail tandis qu'elle repensait à Baptiste, à Gwendoline et à leur mère.
▬ Courtaud ! Railla-t-elle brusquement à l'attention de son animal en train de plonger la tête dans un seau laissé sur le seuil de la porte. C'était un boulonnais à la robe grise, pas bien grand avec ses à peine 1m60 au garrot, pas bien beau avec ses cicatrices et surtout très trapu comme tous les membres de sa race. Sa queue coupée mettait en valeur sa musculature et en effet, le destrier était fort robuste quoiqu'un peu trop joueur au goût de sa maîtresse. Elle l'avait récupéré il y avait des années de cela chez une de ses cibles qui n'était certainement plus là pour s'en occuper et s'était prise d'affection pour ce compagnon silencieux mais taquin. Qu'est-ce que tu fiches encore sale mule ? Ajouta-t-elle en rejoignant à grandes enjambées la bête pour lui asséner une tape sur le museau et lui passer l'envie de mâchouiller tout ce qui trainait. Au moins était-elle maintenant devant la porte d'entrée.
Ne lui restait plus qu'à frapper.
Trois grands coups énergiques furent assénés sur le bois qui manqua presque de craquer tandis que son coeur s'emballait à nouveau sous son armure.
Serait-elle encore la bienvenue ?
Dim 14 Mar - 11:03
La demeure des De Bayard tient lieu de fort, dans ces terres sauvages.
Les hauts murs de pierre protègent la bâtisse principale et délimitent une cour qui a accueilli tant de combats ; il y a de cela quelques années encore, Ulric affrontait Hildegard, Aimable et Côme à la fois. N’est pas sans dire que l’une eut été plus utile que les deux autres ; enfant, les coups d’Aimable manquaient d’assurance, quant à Côme, il prétextait le moindre faux mouvement pour s’étendre sous l’arbre. A cette lointaine époque, Baptiste veillait sur eux depuis la fenêtre de son bureau ; il les encourageait, ou les houspillait selon l’intensité des combats. Gwendoline brodait, installée sur le banc près de l’étable, alors que Marie préférait tresser les cheveux de sa sœur ainée ou s’affaler contre Côme pour se reposer.
Le temps est vorace : les années ont déchiré cette famille si soudée. Hildegard a été arrachée à sa terre nourricière et balancée comme une mauvaise herbe. Ulric est parti à Paris, alors que Côme a rejoins l’Eglise. Gwendoline a succombé aux assauts d’un mari qui ne l’a aimée que pour l’engrosser. Marie est partie, elle s’est mariée et a dédié sa vie aux orphelins. Baptiste et Aimable sont restés des années entre ces murs.
Et pour autant, l’odeur de la cour est toujours familière. Paille, herbe, les caresses du vent frais, les parfums de la terre et ceux de la sève. L’on sent les lointaines odeurs du souper. Un mouvement attire probablement le regard d’Hildegard. Un vieux chien s’extirpe des ombres ; le chien de Baptiste a un pelage aussi blanc que celui de son feu maître. L’animal a l’arrière train aussi raide qu’une planche de bois, et voilà qu’il se traîne misérablement jusqu’à la femme qu’il ne connaît que trop bien. Ses yeux bruns sont à présent voilés, son pelage est par endroit éliminé. L’on devine, dans sa jeunesse, sa silhouette puissante et trapue ; la nuque est épaisse, la mâchoire est courte, les pattes portent encore fièrement son corps qui s’amaigrit. Il trouve la force de remuer la queue, alors qu’un son rauque s’arrache de ses babines, c’est une salutation brève et sincère que l’animal appuie en reposant sa tête contre sa cuisse.
Les De Bayard n’ont pas beaucoup de chiens.
Autrefois, avant la naissance d’Aimable, leur père, leur mère, en possédaient plusieurs. Mais quand l’enfant a commencé à jouer dans la Cour, les animaux se sont montrés plus agressifs. A plusieurs reprises, Ulric a dû récupérer Aimable entre ses bras solides, avant qu’un chien ne le morde ou ne se jette à sa gorge. Tant et si bien que Baptiste a finalement pris la décision de confier leurs chiens à d’autres familles, prétextant que leur cour devenait un chenil. Ce don avait brisé le cœur de Baptiste ; il avait toujours apprécié les chiens. Et une trentaine d’années plus tard, il avait récupéré ce vieux bâtard ; ce chien était le seul que l’on gardait entre ces murs et serait probablement le dernier.
Les trois coups que donne Hildegard résonnent dans le silence de l’immense bâtisse. Elle semble retenir son souffle et la fixe de ses fenêtres tenant plus de la meurtrière. Plusieurs d’entre elles s’animent, alors que des regards curieux pointent le bout de leur nez. La vie reprend, lorsque la porte s’ouvre joyeusement.
Un air chaud saisit Hildegard de plein fouet. Les odeurs du souper sont encore bien présentes, pomme de terre, poireau et lard au fond d’assiettes que les femmes viennent récupérer, alliées aux odeurs humaines des corps qui se rassemblent. La chaleur du foyer, d’un feu de bois qui crépite joyeusement au fond de son antre, dernière clarté alors que les recoins de la maison commencent à s’emplir d’obscurité.
_ Oh Hildegard ! Décidément, Dieu aime les surprises !
Ces mots s’accompagnent d’un franc éclat de rire.
_ Côme ouvre la porte comme si c’était chez lui !
_ C’est en partie chez moi, jeune homme ! Je reste un De Bayard !
Le dénommé Côme, en effet, se trouve sur le seuil et franchit la distance qui le sépare de sa sœur. Il n’est pas tellement plus grand qu’elle ; son corps, contrairement à elle, est tout en douceur. Ses cheveux châtains sont bien disciplinés, comme sa barbe bien taillée. Ses sourcils épais apportent une sévérité appuyée par ses pommettes hautes… Mais que la douceur de son regard a tôt fait de rompre. Ses cils sont longs, recouvrent frileusement ses yeux clairs où s’éparpillent des éclats d’ambre et de bois, comme des pierres précieusement renfermés au sein d’une écorce brune. Il a hérité de leur père, de son nez droit et de sa corpulence épaisse. Des épaules carrées, des mains épaisses, apaisées par son ventre bedonnant. Lorsqu’il s’avance, c’est avec une tendresse écrasante qu’il serre sa sœur contre son cœur.
_ Tu viens à temps pour la Chartreuse ! Je t’en sers un verre ?
Côme tapote son dos, se recule d’un pas dans un grand sourire. A table, Ulric est encore assis. Adossé contre le mur, se tenant de profil, l’homme apparaît épuisé ; sous ses sourcils broussailleux, son regard sombre est préoccupé. Lorsqu’il se redresse, son corps, son ombre, emplissent toute la pièce.
_ Qu’est ce qui t’amène là ? Gronde-t-il en plissant les yeux avec méfiance… Côme lève les yeux au ciel et appose une main sur le torse de son frère pour le contraindre à s’asseoir.
_ La chartreuse, te dis-je !
Sur ces mots, Côme récupère une bouteille emplie d’un alcool vert et en emplit un verre, qu’il offre à sa sœur.
_ Alors, comment a été la route ? Tu n’as pas été trop gênée par la neige ? J’ai bien crû que mon vieux Bleuet n’arriverait jamais à monter la côte ! J’ai pourtant prié Dieu pour qu’il dégage un peu la route… au moins, je n’ai pas croisé de brigands. Enfin, si, Ulric, mais lui est bien plus riche que moi à présent.
Côme est bavard, et alors qu’il rit de sa propre blague, Hildegard se fait saluer tour à tour. Le fils aîné d’Ulric serre sa main avec respect : il a hérité de son père sa grande taille, la froideur de son regard. L’homme est à présent âgé d’une vingtaine d’années ; ses traits émaciés, ses mains déjà couvertes de cicatrices, témoignent d’une éducation austère.
_ Mon oncle, l’âne aurait moins de mal à vous porter si vous emmeniez moins d’affaires…
_ Je n’emmène que le strict minimum pour survivre, mon garçon. La Bible – Côme se signe sur ces mots -, ma personne – il se montre – et de quoi entretenir mon corps comme mon esprit.
La maison semble bien silencieuse. Autrefois, Baptiste se reposait devant le feu de bois, alors qu’Ulric surveillait son fils, les trois enfants de Gwendoline. Aube, l’aînée, va se marier d’ici quelques mois. L’impétueux Roan fait ses faits d’armes et compte rejoindre l’armée. Enfin, la délicate Fleur entretient le secret espoir de rejoindre l’église. Aimable les rejoignait parfois, en compagnie de son épouse ; à présent, il a son propre foyer et veille sur ses enfants.
L’épouse d’Ulric est absente, et à dire vrai, c’est finalement Ulric lui-même qui débarrasse avec l’aide de Côme et de son fils. Les trois hommes semblent des plus maladroits et peinent à se glisser dans les couloirs étroits, tant et si bien qu’Ulric préfère rapidement abandonner. Côme aussi ; lui récupère son propre verre de chartreuse et s’installe à table près de sa sœur. Ulric l’observe toujours du coin des yeux ; il vérifie qu’elle n’a pas de blessures. D’une main bourrue, il saisit son poing et teste quelques secondes sa force d’une simple pression ; de quoi s’assurer à ce que sa sœur soit toujours bien nourrie. Côme, les voyant faire, esquisse un sourire attendri.
_ Tu as mangé, Hildegard ? Il doit nous rester de la soupe, du fromage… Du pain aussi peut-être ? Si Ulric n’a pas tout dévoré.
Ulric se contente d’un grognement. Y’en a bien assez, signifie-t-il probablement.
Tout est si différent. Et pour autant... Tout se ressemble.
Ulric, dans son coin. Qui cherche Hildegard, la taquine, la provoque. Côme qui bavarde. Gwendoline et ses souvenirs, Marie qui rit lorsque Côme glisse une boutade. Aimable et Baptiste, les plus discrets, mais dont la présence se sent dans leurs silences, les regards qu'ils s'échangent.
Le temps, les années, la vie a tout fait pour les séparer. Mais il existe des liens qui persistent bien au delà des distances, qui résistent à la mort. Les De Bayard, malgré leurs voeux, malgré tout ce qu'ils ont à affronter, reste une famille soudée. Et c'est au sein de ces murs qu'ils se retrouvent. Qu'Hildegard aura toujours son foyer.
Les hauts murs de pierre protègent la bâtisse principale et délimitent une cour qui a accueilli tant de combats ; il y a de cela quelques années encore, Ulric affrontait Hildegard, Aimable et Côme à la fois. N’est pas sans dire que l’une eut été plus utile que les deux autres ; enfant, les coups d’Aimable manquaient d’assurance, quant à Côme, il prétextait le moindre faux mouvement pour s’étendre sous l’arbre. A cette lointaine époque, Baptiste veillait sur eux depuis la fenêtre de son bureau ; il les encourageait, ou les houspillait selon l’intensité des combats. Gwendoline brodait, installée sur le banc près de l’étable, alors que Marie préférait tresser les cheveux de sa sœur ainée ou s’affaler contre Côme pour se reposer.
Le temps est vorace : les années ont déchiré cette famille si soudée. Hildegard a été arrachée à sa terre nourricière et balancée comme une mauvaise herbe. Ulric est parti à Paris, alors que Côme a rejoins l’Eglise. Gwendoline a succombé aux assauts d’un mari qui ne l’a aimée que pour l’engrosser. Marie est partie, elle s’est mariée et a dédié sa vie aux orphelins. Baptiste et Aimable sont restés des années entre ces murs.
Et pour autant, l’odeur de la cour est toujours familière. Paille, herbe, les caresses du vent frais, les parfums de la terre et ceux de la sève. L’on sent les lointaines odeurs du souper. Un mouvement attire probablement le regard d’Hildegard. Un vieux chien s’extirpe des ombres ; le chien de Baptiste a un pelage aussi blanc que celui de son feu maître. L’animal a l’arrière train aussi raide qu’une planche de bois, et voilà qu’il se traîne misérablement jusqu’à la femme qu’il ne connaît que trop bien. Ses yeux bruns sont à présent voilés, son pelage est par endroit éliminé. L’on devine, dans sa jeunesse, sa silhouette puissante et trapue ; la nuque est épaisse, la mâchoire est courte, les pattes portent encore fièrement son corps qui s’amaigrit. Il trouve la force de remuer la queue, alors qu’un son rauque s’arrache de ses babines, c’est une salutation brève et sincère que l’animal appuie en reposant sa tête contre sa cuisse.
Les De Bayard n’ont pas beaucoup de chiens.
Autrefois, avant la naissance d’Aimable, leur père, leur mère, en possédaient plusieurs. Mais quand l’enfant a commencé à jouer dans la Cour, les animaux se sont montrés plus agressifs. A plusieurs reprises, Ulric a dû récupérer Aimable entre ses bras solides, avant qu’un chien ne le morde ou ne se jette à sa gorge. Tant et si bien que Baptiste a finalement pris la décision de confier leurs chiens à d’autres familles, prétextant que leur cour devenait un chenil. Ce don avait brisé le cœur de Baptiste ; il avait toujours apprécié les chiens. Et une trentaine d’années plus tard, il avait récupéré ce vieux bâtard ; ce chien était le seul que l’on gardait entre ces murs et serait probablement le dernier.
Les trois coups que donne Hildegard résonnent dans le silence de l’immense bâtisse. Elle semble retenir son souffle et la fixe de ses fenêtres tenant plus de la meurtrière. Plusieurs d’entre elles s’animent, alors que des regards curieux pointent le bout de leur nez. La vie reprend, lorsque la porte s’ouvre joyeusement.
Un air chaud saisit Hildegard de plein fouet. Les odeurs du souper sont encore bien présentes, pomme de terre, poireau et lard au fond d’assiettes que les femmes viennent récupérer, alliées aux odeurs humaines des corps qui se rassemblent. La chaleur du foyer, d’un feu de bois qui crépite joyeusement au fond de son antre, dernière clarté alors que les recoins de la maison commencent à s’emplir d’obscurité.
_ Oh Hildegard ! Décidément, Dieu aime les surprises !
Ces mots s’accompagnent d’un franc éclat de rire.
_ Côme ouvre la porte comme si c’était chez lui !
_ C’est en partie chez moi, jeune homme ! Je reste un De Bayard !
Le dénommé Côme, en effet, se trouve sur le seuil et franchit la distance qui le sépare de sa sœur. Il n’est pas tellement plus grand qu’elle ; son corps, contrairement à elle, est tout en douceur. Ses cheveux châtains sont bien disciplinés, comme sa barbe bien taillée. Ses sourcils épais apportent une sévérité appuyée par ses pommettes hautes… Mais que la douceur de son regard a tôt fait de rompre. Ses cils sont longs, recouvrent frileusement ses yeux clairs où s’éparpillent des éclats d’ambre et de bois, comme des pierres précieusement renfermés au sein d’une écorce brune. Il a hérité de leur père, de son nez droit et de sa corpulence épaisse. Des épaules carrées, des mains épaisses, apaisées par son ventre bedonnant. Lorsqu’il s’avance, c’est avec une tendresse écrasante qu’il serre sa sœur contre son cœur.
_ Tu viens à temps pour la Chartreuse ! Je t’en sers un verre ?
Côme tapote son dos, se recule d’un pas dans un grand sourire. A table, Ulric est encore assis. Adossé contre le mur, se tenant de profil, l’homme apparaît épuisé ; sous ses sourcils broussailleux, son regard sombre est préoccupé. Lorsqu’il se redresse, son corps, son ombre, emplissent toute la pièce.
_ Qu’est ce qui t’amène là ? Gronde-t-il en plissant les yeux avec méfiance… Côme lève les yeux au ciel et appose une main sur le torse de son frère pour le contraindre à s’asseoir.
_ La chartreuse, te dis-je !
Sur ces mots, Côme récupère une bouteille emplie d’un alcool vert et en emplit un verre, qu’il offre à sa sœur.
_ Alors, comment a été la route ? Tu n’as pas été trop gênée par la neige ? J’ai bien crû que mon vieux Bleuet n’arriverait jamais à monter la côte ! J’ai pourtant prié Dieu pour qu’il dégage un peu la route… au moins, je n’ai pas croisé de brigands. Enfin, si, Ulric, mais lui est bien plus riche que moi à présent.
Côme est bavard, et alors qu’il rit de sa propre blague, Hildegard se fait saluer tour à tour. Le fils aîné d’Ulric serre sa main avec respect : il a hérité de son père sa grande taille, la froideur de son regard. L’homme est à présent âgé d’une vingtaine d’années ; ses traits émaciés, ses mains déjà couvertes de cicatrices, témoignent d’une éducation austère.
_ Mon oncle, l’âne aurait moins de mal à vous porter si vous emmeniez moins d’affaires…
_ Je n’emmène que le strict minimum pour survivre, mon garçon. La Bible – Côme se signe sur ces mots -, ma personne – il se montre – et de quoi entretenir mon corps comme mon esprit.
La maison semble bien silencieuse. Autrefois, Baptiste se reposait devant le feu de bois, alors qu’Ulric surveillait son fils, les trois enfants de Gwendoline. Aube, l’aînée, va se marier d’ici quelques mois. L’impétueux Roan fait ses faits d’armes et compte rejoindre l’armée. Enfin, la délicate Fleur entretient le secret espoir de rejoindre l’église. Aimable les rejoignait parfois, en compagnie de son épouse ; à présent, il a son propre foyer et veille sur ses enfants.
L’épouse d’Ulric est absente, et à dire vrai, c’est finalement Ulric lui-même qui débarrasse avec l’aide de Côme et de son fils. Les trois hommes semblent des plus maladroits et peinent à se glisser dans les couloirs étroits, tant et si bien qu’Ulric préfère rapidement abandonner. Côme aussi ; lui récupère son propre verre de chartreuse et s’installe à table près de sa sœur. Ulric l’observe toujours du coin des yeux ; il vérifie qu’elle n’a pas de blessures. D’une main bourrue, il saisit son poing et teste quelques secondes sa force d’une simple pression ; de quoi s’assurer à ce que sa sœur soit toujours bien nourrie. Côme, les voyant faire, esquisse un sourire attendri.
_ Tu as mangé, Hildegard ? Il doit nous rester de la soupe, du fromage… Du pain aussi peut-être ? Si Ulric n’a pas tout dévoré.
Ulric se contente d’un grognement. Y’en a bien assez, signifie-t-il probablement.
Tout est si différent. Et pour autant... Tout se ressemble.
Ulric, dans son coin. Qui cherche Hildegard, la taquine, la provoque. Côme qui bavarde. Gwendoline et ses souvenirs, Marie qui rit lorsque Côme glisse une boutade. Aimable et Baptiste, les plus discrets, mais dont la présence se sent dans leurs silences, les regards qu'ils s'échangent.
Le temps, les années, la vie a tout fait pour les séparer. Mais il existe des liens qui persistent bien au delà des distances, qui résistent à la mort. Les De Bayard, malgré leurs voeux, malgré tout ce qu'ils ont à affronter, reste une famille soudée. Et c'est au sein de ces murs qu'ils se retrouvent. Qu'Hildegard aura toujours son foyer.
Sam 20 Mar - 0:44
low force
Dans le silence étrange qui ponctuait les trois coups portés sur le bois et le moment où fatalement la porte allait s'ouvrir, un grondement ténu lui fit baisser les yeux. Hildegard esquissa une grimace devant le vieux chien sorti des ombres pour la saluer. Pas parce qu'elle n'était pas heureuse de le voir mais parce qu'elle était malheureuse de trouver cette pauvre bête seule dans le froid. Elle eut toutefois à peine le temps de se pencher pour le ramasser qu'un courant d'air chaud portant avec lui des vapeurs de poireaux et de viande vint lui balayer le visage, aussitôt suivi du rire tout aussi chaleureux de Côme.
D'abord décontenancée, la nonne se recula quand il franchit le seuil pour la prendre dans ses bras. L'abbesse resta raide, tout autant que le chien qui grognait faiblement contre son torse, lui aussi peu habitué à de tels épanchements d'affection. Et à l'instar du canidé, ce fut au tour de la soeur de gronder :
▬ Il est vieux. C'est cruel de le laisser dehors. D'un mouvement d'épaules, elle se défit sans peine de l'emprise de son frère et lui colla le chien dans les bras en ajoutant. Il mérite de finir ses vieux jours au coin de la cheminée. Mais la bête n'était pas d'accord avec elle. L'animal était un chien de garde, pas de compagnie. Sa place était à l'extérieur, en sentinelle près du portail de la maison de son maitre dont il attendrait le retour jusqu'à la fin comme seuls savaient le faire les bons bâtards. Il ne s'était guère présenté que pour saluer leur nouvelle visiteuse et puisque c'était fait, il bondit des mains de Côme pour boitiller jusqu'à la couche sommaire déposée pour lui à l'entrée.
Maintenant qu'il n'y avait plus de chien derrière lequel se cacher, Hildegard put jauger son frère de haut en bas avec ce soupçon de sérieux terrifiant dans le regard dont elle seule avait le secret. Sans prévenir, ses phalanges vinrent se s'enfoncer dans le gras de son bas-ventre alors qu'elle le contournait pour passer, non sans un rapide rictus moqueur.
▬ Tu deviens grassouillet. Je vois que tu n'as pas hiberné cet hiver mon cochon.
Son expression restait neutre, mais Hildegard était surprise de constater que rien ne semblait avoir changé. Le feu brûlait encore dans l'âtre, le foyer tout entier puait encore la convivialité, Ulric surveillait l'ensemble du haut de sa silhouette épaisse alors que Côme faisait le pitre et que les enfants se levaient pour l'accueillir. Pouvait-on d'ailleurs encore parler d'enfants ? Ils étaient grands maintenant. Tous jeunes adultes. Elle toisa un instant l'ainé d'Ulric à qui elle serra la main, puis les enfants de Gwendoline, écoutant d'une oreille distraite leurs échanges rieurs avec Côme. Se revoyait-elle à leurs âges, jeunes pousses dans la maison guettant le retour de Baptiste ou l'arrivée d'un visiteur quelconque capable de rompre le quotidien au domaine ? Elle ne savait pas quelle était cette drôle de sensation à mi-chemin entre la nostalgie de se sentir soudainement vieille et la fierté de voir que la relève était assurée. Ce qu'elle savait c'était que la place qu'occupait habituellement Baptiste était vide désormais.
▬ Je passe... Elle s'était assise sur la chaise qu'on lui avait déesigné et les mots se bloquaient dans sa poitrine sous l'effet d'un flot d'émotions contradictoires qu'elle n'était pas prête à contenir. Je passe juste pour m'assurer que tout est en ordre. C'est tout. Le verre de Chartreuse placé devant elle fut descendu d'une seule traite. L'alcool lui brula la gorge, chassant l'émoi pour le remplacer par l'habituel froncement sévère. Infect. Vous ne savez pas faire de la vraie liqueur dans votre monastère ? Enlevant ses gants pour les poser sur la table, elle laissa volontiers son frère ainé se saisir de sa main et sans même le regarder se prit au jeu de tester également sa force. Dans toute la famille, Hildegard était bien la seule assez téméraire pour défier le guerrier au bras de fer. La légende disait qu'elle était de même la seule à l'avoir un jour battu.
▬ J'ai cru comprendre que le Grand Cardinal en personne allait assister à la communion d'Isabeau. Je viens vérifier que Côme n'ait pas encore pillé tout le caveau. Tacler le pauvre Côme faisait en effet aussi partie des traditions de la fratrie.
Ulric n'avait rien perdu de sa puissance, il ne bougeait pas d'un pouce malgré la pression colossale qu'elle exerçait pour lui faire plier le bras. Elle-même restait de marbre, le biceps pourtant bandé sous le cuir de son manteau alors qu'elle continuait :Inutile, j'ai mangé sur la route. Et je ne tiens pas à devenir moi-même bedonnante, merci. La trentaine l'avait elle, rendue plus sèche. Une montagne de muscles qui écrasait peu à peu tout ce qui restait de sa féminité, de la courbure autrefois généreuse de ses hanches à la rondeur de sa poitrine, désormais comprimée sous les robes et l'armure.
Ses yeux bleus balayèrent à nouveau la pièce, remarquèrent l'absence de l'épouse de son ainé. Puis celle d'Aimable. Bien sûr. Aimable n'habitait plus ici non plus. Enfin plus à plein temps. Elle se sentit coupable d'être soulagée de ne pas l'avoir croisé. Mais tout semblait en ordre. Tout semblait même... paisible sans elle. Sans Baptiste. Elle eut alors le sentiment que cette maison lui était étrangère à présent. Cela faisait si longtemps qu'elle en était partie.
▬ Je vais attacher Courtaud avant qu'il n'ait brouté toutes vos plates-bandes. Décida-t-elle soudainement en lâchant Ulric, laissant son poing s'abattre brusquement sur la table pour se relever dans un grand grincement de chaise. Elle rebroussait déjà chemin.
Cette maison lui était étrangère mais alors pourquoi lui manquait-elle encore ? Pourquoi est-ce que le spectre de Baptiste y planait encore sous toutes les poutres du plafond, dans toutes les interstices du plancher ? Pourquoi s'y sentait-elle terriblement, affreusement triste ? Et par-dessus coupable. Peut-être que si elle était restée... Peut-être que si elle s'y était rendue plus souvent...
Sortant en trombe pour retrouver le froid de la soirée, elle claqua la porte derrière elle pour cacher ce long soupir exténué qui venait de lui échapper. Le chien, sentant certainement que quelque chose n'allait pas, se releva péniblement pour glisser sa tête sous ses paumes.
▬ Vieux corniaud. Grinça-t-elle en s'agenouillant tout de même pour passer ses mains dans sa fourrure rêche et dégarnie. Ton maître doit te manquer pas vrai ? Ses doigts accrochés aux poils gris, elle s'autorisa enfin à fermer un instant les yeux. À sentir son coeur éclater sous sa cuirasse et la peine lui marteler la tête. Rien qu'un instant. Rien qu'un instant, seule avec le chien, Hildegard pouvait se sentir triste et perdue comme cette fille qui avait fui le seuil de cette maison avec ses affaires et une lettre d'adieu il y avait presque 20 ans de cela.
Rien qu'un instant...
D'abord décontenancée, la nonne se recula quand il franchit le seuil pour la prendre dans ses bras. L'abbesse resta raide, tout autant que le chien qui grognait faiblement contre son torse, lui aussi peu habitué à de tels épanchements d'affection. Et à l'instar du canidé, ce fut au tour de la soeur de gronder :
▬ Il est vieux. C'est cruel de le laisser dehors. D'un mouvement d'épaules, elle se défit sans peine de l'emprise de son frère et lui colla le chien dans les bras en ajoutant. Il mérite de finir ses vieux jours au coin de la cheminée. Mais la bête n'était pas d'accord avec elle. L'animal était un chien de garde, pas de compagnie. Sa place était à l'extérieur, en sentinelle près du portail de la maison de son maitre dont il attendrait le retour jusqu'à la fin comme seuls savaient le faire les bons bâtards. Il ne s'était guère présenté que pour saluer leur nouvelle visiteuse et puisque c'était fait, il bondit des mains de Côme pour boitiller jusqu'à la couche sommaire déposée pour lui à l'entrée.
Maintenant qu'il n'y avait plus de chien derrière lequel se cacher, Hildegard put jauger son frère de haut en bas avec ce soupçon de sérieux terrifiant dans le regard dont elle seule avait le secret. Sans prévenir, ses phalanges vinrent se s'enfoncer dans le gras de son bas-ventre alors qu'elle le contournait pour passer, non sans un rapide rictus moqueur.
▬ Tu deviens grassouillet. Je vois que tu n'as pas hiberné cet hiver mon cochon.
Son expression restait neutre, mais Hildegard était surprise de constater que rien ne semblait avoir changé. Le feu brûlait encore dans l'âtre, le foyer tout entier puait encore la convivialité, Ulric surveillait l'ensemble du haut de sa silhouette épaisse alors que Côme faisait le pitre et que les enfants se levaient pour l'accueillir. Pouvait-on d'ailleurs encore parler d'enfants ? Ils étaient grands maintenant. Tous jeunes adultes. Elle toisa un instant l'ainé d'Ulric à qui elle serra la main, puis les enfants de Gwendoline, écoutant d'une oreille distraite leurs échanges rieurs avec Côme. Se revoyait-elle à leurs âges, jeunes pousses dans la maison guettant le retour de Baptiste ou l'arrivée d'un visiteur quelconque capable de rompre le quotidien au domaine ? Elle ne savait pas quelle était cette drôle de sensation à mi-chemin entre la nostalgie de se sentir soudainement vieille et la fierté de voir que la relève était assurée. Ce qu'elle savait c'était que la place qu'occupait habituellement Baptiste était vide désormais.
▬ Je passe... Elle s'était assise sur la chaise qu'on lui avait déesigné et les mots se bloquaient dans sa poitrine sous l'effet d'un flot d'émotions contradictoires qu'elle n'était pas prête à contenir. Je passe juste pour m'assurer que tout est en ordre. C'est tout. Le verre de Chartreuse placé devant elle fut descendu d'une seule traite. L'alcool lui brula la gorge, chassant l'émoi pour le remplacer par l'habituel froncement sévère. Infect. Vous ne savez pas faire de la vraie liqueur dans votre monastère ? Enlevant ses gants pour les poser sur la table, elle laissa volontiers son frère ainé se saisir de sa main et sans même le regarder se prit au jeu de tester également sa force. Dans toute la famille, Hildegard était bien la seule assez téméraire pour défier le guerrier au bras de fer. La légende disait qu'elle était de même la seule à l'avoir un jour battu.
▬ J'ai cru comprendre que le Grand Cardinal en personne allait assister à la communion d'Isabeau. Je viens vérifier que Côme n'ait pas encore pillé tout le caveau. Tacler le pauvre Côme faisait en effet aussi partie des traditions de la fratrie.
Ulric n'avait rien perdu de sa puissance, il ne bougeait pas d'un pouce malgré la pression colossale qu'elle exerçait pour lui faire plier le bras. Elle-même restait de marbre, le biceps pourtant bandé sous le cuir de son manteau alors qu'elle continuait :Inutile, j'ai mangé sur la route. Et je ne tiens pas à devenir moi-même bedonnante, merci. La trentaine l'avait elle, rendue plus sèche. Une montagne de muscles qui écrasait peu à peu tout ce qui restait de sa féminité, de la courbure autrefois généreuse de ses hanches à la rondeur de sa poitrine, désormais comprimée sous les robes et l'armure.
Ses yeux bleus balayèrent à nouveau la pièce, remarquèrent l'absence de l'épouse de son ainé. Puis celle d'Aimable. Bien sûr. Aimable n'habitait plus ici non plus. Enfin plus à plein temps. Elle se sentit coupable d'être soulagée de ne pas l'avoir croisé. Mais tout semblait en ordre. Tout semblait même... paisible sans elle. Sans Baptiste. Elle eut alors le sentiment que cette maison lui était étrangère à présent. Cela faisait si longtemps qu'elle en était partie.
▬ Je vais attacher Courtaud avant qu'il n'ait brouté toutes vos plates-bandes. Décida-t-elle soudainement en lâchant Ulric, laissant son poing s'abattre brusquement sur la table pour se relever dans un grand grincement de chaise. Elle rebroussait déjà chemin.
Cette maison lui était étrangère mais alors pourquoi lui manquait-elle encore ? Pourquoi est-ce que le spectre de Baptiste y planait encore sous toutes les poutres du plafond, dans toutes les interstices du plancher ? Pourquoi s'y sentait-elle terriblement, affreusement triste ? Et par-dessus coupable. Peut-être que si elle était restée... Peut-être que si elle s'y était rendue plus souvent...
Sortant en trombe pour retrouver le froid de la soirée, elle claqua la porte derrière elle pour cacher ce long soupir exténué qui venait de lui échapper. Le chien, sentant certainement que quelque chose n'allait pas, se releva péniblement pour glisser sa tête sous ses paumes.
▬ Vieux corniaud. Grinça-t-elle en s'agenouillant tout de même pour passer ses mains dans sa fourrure rêche et dégarnie. Ton maître doit te manquer pas vrai ? Ses doigts accrochés aux poils gris, elle s'autorisa enfin à fermer un instant les yeux. À sentir son coeur éclater sous sa cuirasse et la peine lui marteler la tête. Rien qu'un instant. Rien qu'un instant, seule avec le chien, Hildegard pouvait se sentir triste et perdue comme cette fille qui avait fui le seuil de cette maison avec ses affaires et une lettre d'adieu il y avait presque 20 ans de cela.
Rien qu'un instant...
Mer 7 Avr - 10:47
Côme cligne des yeux lorsqu’elle lui confie le corniaud et lui adresse un regard dubitatif ; en réponse, le chien s’agite pour se dégager. Le prêtre préfère le reposer au sol et l’animal, en réponse, sort de la pièce pour retourner à sa place, près de la porte. Un sourire attendri éclaire le visage naturellement bon vivant du De Bayard ; des joues rondes apaisent l’ossature de ses pommettes, une barbe épaisse recouvre ses mâchoires carrées. Il est si différent d’eux, mais malgré tous ses efforts, il ne parvient pas tellement à effacer ses racines… L’on reconnaît les yeux de leur mère, la corpulence plutôt trapue de leur père, les mains veinées et abîmées, couvertes d’une peau que l’Eglise n’a pas su apaiser.
Lorsque sa sœur malmène son embonpoint, Côme se protège instinctivement en y reposant ses mains.
_ Que nenni ! Comme l’ours, je fais mes réserves pour l’hiver !
_ Et ta grotte est Mon salon, gronde Ulric en réponse, fronçant sévèrement le nez. L’aîné de la fratrie a les cheveux grisés… Il approche la cinquantaine et pour autant, le temps n’a pas su faire plier son dos. Il reste droit, raide comme la justice, la nuque épaisse soutenue par des épaules énormes. De qui a-t-il hérité ? Sa taille, personne ne l’égale. Son poids non plus, bien que Côme semble bien décidé à le rattraper. Malgré l’âge, le corps d’Ulric reste protégé d’une armure de muscles, recouverte d’un cuir tanné par les intempéries, les soucis et les blessures. Les rides qui crevassent son front, ses joues, ses mâchoires, sont celles du temps et des plaies, son nez est un roc que l’on a tant de fois brisé, assez pour qu’il en reste fendu, légèrement tordu.
Son fils a hérité de sa taille. Grand freluquet, sa silhouette commence à s’étoffer… Sa taille s’est épaissie, ceinture assurant le maintien des dorsaux, alors que les épaules se renforcent au fur et à mesure des années. Il apparaît timide, réservé, il n’a pas encore la sévérité de son père ; il persiste une certaine innocence lorsque face au regard de sa tante, une certaine admiration transparaît. D’ailleurs, il se redresse avec toute sa dignité ; il creuse le dos et glisse ses mains dans son dos. Il ressemble à Aimable. Et on y retrouve l’éducation d’Ulric qui congédie son fils en reposant la paume de sa main sur la table ; le son produit est étouffé, suffisant pour que son fils tourne les yeux et s’efface docilement. C’est l’heure où les aînés discutent et finalement, la fratrie De Bayard se retrouve seule. Seule. Il manque plusieurs d’entre eux. Deux morts, les deux autres, à leur foyer. Côme sent leur absence ; Marie, frileuse, serait assise près du feu, à observer Gwendoline broder pendant qu’elle tressait ses cheveux. Baptiste serait en tête de table, une place qu’aucun d’eux n’occupe et n’occupera jamais. Aimable, timide, se serait délicatement faufilé jusqu’à eux. Petite souris, qu’Ulric aurait fini par saisir par l’épaule pour le ramener jusqu’à eux, que Baptiste aurait attiré à eux ou que Côme aurait invité à s’asseoir entre lui et Hildegard. A cette heure, il était souvent là – avant que leur Mère ne le conduise à la chapelle pour la prière du soir, pendant qu’eux monteraient à leur chambre.
Côme rit à la remarque de sa sœur et hausse les épaules.
_ Ca réchauffe ! De toute façon, si c’était bon, on passerait notre temps à boire, répond-t-il avec sa bonne humeur habituelle. Il observe avec bienveillance le petit jeu entre Ulric et Hildegard ; leurs muscles noueux se contractent, le contact physique est bourru, presque brutal…
Etrangement, c’est comme ça qu’ils s’offrent un peu d’affection. A grands renforts de coups, de morsures, de bagarre. Grandir ne les a pas débarrassés de leurs difficultés. Cette impossibilité à mettre des mots sur ce qu’ils ressentent, préférant user de leur corps pour parler. Oh, combien de fois Côme s’est pris une fessée mémorable car il avait effrayé sa mère ? Combien de fois Ulric avait cherché Hildegard, la malmenant jusqu’à ce qu’elle soit enragée, qu’elle défoule toute sa peine à grands renforts de coups ? Après la mort de leur père, il se souvient de ce combat où Ulric et Hildegard en étaient venus aux poings. C'était peut-être une des premières fois que la petite s'était battue comme une lionne. Baptise avait failli intervenir – mais ne l’avait pas fait. Côme avait été horrifié. Pourquoi Ulric avait eu besoin d'énerver Hildegard ce jour là ? La bousculer, jusqu'à ce qu'elle serre ses petits poings et le frappe, lui, l'adolescent sévère, aux poings de fer. Il avait fini par l'immobiliser, retenant ses poings. Et ne l'avait plus lâchée.
Il n’avait lâché aucun d’entre eux.
Côme comprit bien plus tard. Comme l'on perce un abcès, Ulric avait voulu qu'elle sorte toute sa peine. Marie, Gwendoline avaient été capables de pleurer. Pas lui. Pas elle. Ils avaient pleuré, différemment. Ils s'étaient enragés contre cette injustice, contre ce mal qui les trouait de l'intérieur. Ils l'avaient comblé de colère, sans réussir à oublier ce manque. Mais ils s'étaient trouvés, eux comme tous les autres. Baptise avait fini par panser les genoux égratignés de la petite Hildegard, Ulric, lui, était allé prier.
Il n’y a pas de mots pour décrire ces liens qui les unissent. C’est pire que de l’amour, c’est loin de la haine, c’est un sentiment qui les prend aux tripes, qui fait d’eux un corps face au monde. Et même si certains d’entre eux se sont éloignés, Côme, Marie, Hildegard, Baptiste, Aimable, Gwendoline, il reste ce lien qui les unit tous. Qui font qu’ils sont tous ensemble, même lorsqu’ils sont seuls. Il y a ce lien qui prend au cœur, qui prend au fond des tripes, qui fait mal et réchauffe à la fois.
Ulric se contente d’un grognement lorsqu’elle le relâche et rétracte son bras, reposant simplement sa paume sur sa cuisse. Côme, lui, sourit avec innocence.
_ Je dois reconnaître que j’ai hâte d’ouvrir certaines bouteilles pour la communion… Eleanor nous a fait parvenir de la Mondeuse, des vignes d’un de ses frères ! Un délice !
_ Tais toi, soupire Ulric avec lassitude. Leur frère n’a que ce mot en bouche, lorsqu’il s’agit de Côme… mais si Côme ne parlait pas, il s’inquiéterait. D’ailleurs, Côme l’ignore et reprend la parole. Habitué au côté taciturne de sa fratrie, lui est un vrai moulin à paroles, il aime s’écouter parler… Et interpréter les grognements qu’on lui adresse. Tant qu’Ulric ne sort pas de table, c’est qu’il n’a pas encore usé de sa patience.
Hildegard sort de la pièce, et la porte se referme. Le claquement laisse planer un silence.
Ulric fixe la porte, puis tourne ses yeux clairs vers Côme. Côme observe la fenêtre, d’où il peut voir sa sœur s’éloigner.
_ Tu devrais aller la voir, tu sais.
Constate Côme, adressant un regard à son frère aîné. Ulric se contente d’un ronflement de vieux chien, se renfermant aussitôt ; ses sourcils se froncent, son regard s’aiguise et son nez se tord dans une moue dubitative.
_ Tu n’as jamais su y faire avec les femmes, reprend Côme avec attendrissement. Il laisse échapper un pouffement moqueur puis reprend.
_ Ca tombe bien, Hildegard est différente. Tu devrais t’en sortir non ?
Ulric hausse les épaules, bourru. L’homme n’est pas à l’aise avec les mots. Côme, alors, se lève de table et repose une main sur l’épaule solide de son frère aîné, le bousculant légèrement – la montagne ne bouge pas même d’un pouce.
_ Allez ! T’es un De Bayard ou un vieillard qui croupit sur sa chaise ?
La provocation a son effet. Ulric se redresse lentement, et sa masse écrase son frère. Son énorme poing se referme sur le col de Côme, le soulevant légèrement pour le voir de plus près, le broyant de son regard d’acier. Côme tient son poing, mais unit malicieusement ses prunelles aux siennes.
_ Ah, j’aime mieux voir ça !
Ulric le repousse avec agacement, Côme manque de basculer mais se ressaisit. Le Chevalier préfère sortir de la pièce à son tour. Faisant mine d’ignorer Hildegard, il enfonce ses poings dans ses poches et marche pesamment jusqu’au portail pour surveiller, au loin, la vallée.
Au dessus d’eux, la lune, blanche, brille dans le ciel. Son éclat ravive la froideur du vent, une brise hivernale qui se faufile sous leurs vêtements. Taquin, l’hiver les mord à pleines dents. Ulric renifle, le froid lui rappelle que le temps passe. Il sent une usure nouvelle, dans ses articulations ; usure qu’il ignore, protège sous ses muscles épais, les entraînements, ignorant la douleur et leurs protestations. Ce n’est rien, comparé à ce mal tenace dans sa cage thoracique, cette souffrance qu’il n’arrive pas à sortir. Est-ce qu’il se sent soulagé… Oui, sûrement. Triste, aussi. Depuis la mort de Baptiste… Il ne s’est jamais senti aussi proche de lui.
Il comprend mieux son regard. Son sourire, lorsqu’il voyait un de ses frères, une de ses sœurs, partir.
Il les a tant aimés. Il a été leur père. Il leur a tant appris et pourtant, Ulric se dit qu’il aurait dû plus l’écouter. Qu’il aurait dû profiter.
Côme les a rejoints. Il se tient en retrait ; il a pris, entre ses mains, un autre verre de chartreuse qu’il donne pour se donner du courage. Puis il le repose sur le coin de la fenêtre avant de faire craquer sa nuque.
_ A L’ASSAUT !
Malicieusement, Côme bondit alors sur le dos de sa sœur pour tenter de la faire basculer. Ulric, surpris, se retourne en clignant des yeux. Hilare, le jeune prêtre essaye tant bien que mal de chahuter avec Hildegard. Las, Ulric ferme à demi les paupières.
_ … Crétin des Alpes, t’as pas la moindre chance. Et comment tu places tes pieds ! Qui t’a appris à te battre ! Une oie ?! Resserre ces jambes crédieu !
Côme éclate de rire… Cette cour n’a pas tant changé. Ulric, naturellement, s’approche d’eux de son pas chaloupé et alors que Côme se fait impitoyablement renverser, l’ours referme ses bras autour de la taille de sa sœur pour la soulever. C’est à son tour de la jeter dans la paille de l’étable et le vieux chien, à son tour, aboie. A croire que lui aussi fête ces retrouvailles.
Lorsque sa sœur malmène son embonpoint, Côme se protège instinctivement en y reposant ses mains.
_ Que nenni ! Comme l’ours, je fais mes réserves pour l’hiver !
_ Et ta grotte est Mon salon, gronde Ulric en réponse, fronçant sévèrement le nez. L’aîné de la fratrie a les cheveux grisés… Il approche la cinquantaine et pour autant, le temps n’a pas su faire plier son dos. Il reste droit, raide comme la justice, la nuque épaisse soutenue par des épaules énormes. De qui a-t-il hérité ? Sa taille, personne ne l’égale. Son poids non plus, bien que Côme semble bien décidé à le rattraper. Malgré l’âge, le corps d’Ulric reste protégé d’une armure de muscles, recouverte d’un cuir tanné par les intempéries, les soucis et les blessures. Les rides qui crevassent son front, ses joues, ses mâchoires, sont celles du temps et des plaies, son nez est un roc que l’on a tant de fois brisé, assez pour qu’il en reste fendu, légèrement tordu.
Son fils a hérité de sa taille. Grand freluquet, sa silhouette commence à s’étoffer… Sa taille s’est épaissie, ceinture assurant le maintien des dorsaux, alors que les épaules se renforcent au fur et à mesure des années. Il apparaît timide, réservé, il n’a pas encore la sévérité de son père ; il persiste une certaine innocence lorsque face au regard de sa tante, une certaine admiration transparaît. D’ailleurs, il se redresse avec toute sa dignité ; il creuse le dos et glisse ses mains dans son dos. Il ressemble à Aimable. Et on y retrouve l’éducation d’Ulric qui congédie son fils en reposant la paume de sa main sur la table ; le son produit est étouffé, suffisant pour que son fils tourne les yeux et s’efface docilement. C’est l’heure où les aînés discutent et finalement, la fratrie De Bayard se retrouve seule. Seule. Il manque plusieurs d’entre eux. Deux morts, les deux autres, à leur foyer. Côme sent leur absence ; Marie, frileuse, serait assise près du feu, à observer Gwendoline broder pendant qu’elle tressait ses cheveux. Baptiste serait en tête de table, une place qu’aucun d’eux n’occupe et n’occupera jamais. Aimable, timide, se serait délicatement faufilé jusqu’à eux. Petite souris, qu’Ulric aurait fini par saisir par l’épaule pour le ramener jusqu’à eux, que Baptiste aurait attiré à eux ou que Côme aurait invité à s’asseoir entre lui et Hildegard. A cette heure, il était souvent là – avant que leur Mère ne le conduise à la chapelle pour la prière du soir, pendant qu’eux monteraient à leur chambre.
Côme rit à la remarque de sa sœur et hausse les épaules.
_ Ca réchauffe ! De toute façon, si c’était bon, on passerait notre temps à boire, répond-t-il avec sa bonne humeur habituelle. Il observe avec bienveillance le petit jeu entre Ulric et Hildegard ; leurs muscles noueux se contractent, le contact physique est bourru, presque brutal…
Etrangement, c’est comme ça qu’ils s’offrent un peu d’affection. A grands renforts de coups, de morsures, de bagarre. Grandir ne les a pas débarrassés de leurs difficultés. Cette impossibilité à mettre des mots sur ce qu’ils ressentent, préférant user de leur corps pour parler. Oh, combien de fois Côme s’est pris une fessée mémorable car il avait effrayé sa mère ? Combien de fois Ulric avait cherché Hildegard, la malmenant jusqu’à ce qu’elle soit enragée, qu’elle défoule toute sa peine à grands renforts de coups ? Après la mort de leur père, il se souvient de ce combat où Ulric et Hildegard en étaient venus aux poings. C'était peut-être une des premières fois que la petite s'était battue comme une lionne. Baptise avait failli intervenir – mais ne l’avait pas fait. Côme avait été horrifié. Pourquoi Ulric avait eu besoin d'énerver Hildegard ce jour là ? La bousculer, jusqu'à ce qu'elle serre ses petits poings et le frappe, lui, l'adolescent sévère, aux poings de fer. Il avait fini par l'immobiliser, retenant ses poings. Et ne l'avait plus lâchée.
Il n’avait lâché aucun d’entre eux.
Côme comprit bien plus tard. Comme l'on perce un abcès, Ulric avait voulu qu'elle sorte toute sa peine. Marie, Gwendoline avaient été capables de pleurer. Pas lui. Pas elle. Ils avaient pleuré, différemment. Ils s'étaient enragés contre cette injustice, contre ce mal qui les trouait de l'intérieur. Ils l'avaient comblé de colère, sans réussir à oublier ce manque. Mais ils s'étaient trouvés, eux comme tous les autres. Baptise avait fini par panser les genoux égratignés de la petite Hildegard, Ulric, lui, était allé prier.
Il n’y a pas de mots pour décrire ces liens qui les unissent. C’est pire que de l’amour, c’est loin de la haine, c’est un sentiment qui les prend aux tripes, qui fait d’eux un corps face au monde. Et même si certains d’entre eux se sont éloignés, Côme, Marie, Hildegard, Baptiste, Aimable, Gwendoline, il reste ce lien qui les unit tous. Qui font qu’ils sont tous ensemble, même lorsqu’ils sont seuls. Il y a ce lien qui prend au cœur, qui prend au fond des tripes, qui fait mal et réchauffe à la fois.
Ulric se contente d’un grognement lorsqu’elle le relâche et rétracte son bras, reposant simplement sa paume sur sa cuisse. Côme, lui, sourit avec innocence.
_ Je dois reconnaître que j’ai hâte d’ouvrir certaines bouteilles pour la communion… Eleanor nous a fait parvenir de la Mondeuse, des vignes d’un de ses frères ! Un délice !
_ Tais toi, soupire Ulric avec lassitude. Leur frère n’a que ce mot en bouche, lorsqu’il s’agit de Côme… mais si Côme ne parlait pas, il s’inquiéterait. D’ailleurs, Côme l’ignore et reprend la parole. Habitué au côté taciturne de sa fratrie, lui est un vrai moulin à paroles, il aime s’écouter parler… Et interpréter les grognements qu’on lui adresse. Tant qu’Ulric ne sort pas de table, c’est qu’il n’a pas encore usé de sa patience.
Hildegard sort de la pièce, et la porte se referme. Le claquement laisse planer un silence.
Ulric fixe la porte, puis tourne ses yeux clairs vers Côme. Côme observe la fenêtre, d’où il peut voir sa sœur s’éloigner.
_ Tu devrais aller la voir, tu sais.
Constate Côme, adressant un regard à son frère aîné. Ulric se contente d’un ronflement de vieux chien, se renfermant aussitôt ; ses sourcils se froncent, son regard s’aiguise et son nez se tord dans une moue dubitative.
_ Tu n’as jamais su y faire avec les femmes, reprend Côme avec attendrissement. Il laisse échapper un pouffement moqueur puis reprend.
_ Ca tombe bien, Hildegard est différente. Tu devrais t’en sortir non ?
Ulric hausse les épaules, bourru. L’homme n’est pas à l’aise avec les mots. Côme, alors, se lève de table et repose une main sur l’épaule solide de son frère aîné, le bousculant légèrement – la montagne ne bouge pas même d’un pouce.
_ Allez ! T’es un De Bayard ou un vieillard qui croupit sur sa chaise ?
La provocation a son effet. Ulric se redresse lentement, et sa masse écrase son frère. Son énorme poing se referme sur le col de Côme, le soulevant légèrement pour le voir de plus près, le broyant de son regard d’acier. Côme tient son poing, mais unit malicieusement ses prunelles aux siennes.
_ Ah, j’aime mieux voir ça !
Ulric le repousse avec agacement, Côme manque de basculer mais se ressaisit. Le Chevalier préfère sortir de la pièce à son tour. Faisant mine d’ignorer Hildegard, il enfonce ses poings dans ses poches et marche pesamment jusqu’au portail pour surveiller, au loin, la vallée.
Au dessus d’eux, la lune, blanche, brille dans le ciel. Son éclat ravive la froideur du vent, une brise hivernale qui se faufile sous leurs vêtements. Taquin, l’hiver les mord à pleines dents. Ulric renifle, le froid lui rappelle que le temps passe. Il sent une usure nouvelle, dans ses articulations ; usure qu’il ignore, protège sous ses muscles épais, les entraînements, ignorant la douleur et leurs protestations. Ce n’est rien, comparé à ce mal tenace dans sa cage thoracique, cette souffrance qu’il n’arrive pas à sortir. Est-ce qu’il se sent soulagé… Oui, sûrement. Triste, aussi. Depuis la mort de Baptiste… Il ne s’est jamais senti aussi proche de lui.
Il comprend mieux son regard. Son sourire, lorsqu’il voyait un de ses frères, une de ses sœurs, partir.
Il les a tant aimés. Il a été leur père. Il leur a tant appris et pourtant, Ulric se dit qu’il aurait dû plus l’écouter. Qu’il aurait dû profiter.
Côme les a rejoints. Il se tient en retrait ; il a pris, entre ses mains, un autre verre de chartreuse qu’il donne pour se donner du courage. Puis il le repose sur le coin de la fenêtre avant de faire craquer sa nuque.
_ A L’ASSAUT !
Malicieusement, Côme bondit alors sur le dos de sa sœur pour tenter de la faire basculer. Ulric, surpris, se retourne en clignant des yeux. Hilare, le jeune prêtre essaye tant bien que mal de chahuter avec Hildegard. Las, Ulric ferme à demi les paupières.
_ … Crétin des Alpes, t’as pas la moindre chance. Et comment tu places tes pieds ! Qui t’a appris à te battre ! Une oie ?! Resserre ces jambes crédieu !
Côme éclate de rire… Cette cour n’a pas tant changé. Ulric, naturellement, s’approche d’eux de son pas chaloupé et alors que Côme se fait impitoyablement renverser, l’ours referme ses bras autour de la taille de sa sœur pour la soulever. C’est à son tour de la jeter dans la paille de l’étable et le vieux chien, à son tour, aboie. A croire que lui aussi fête ces retrouvailles.
Mer 14 Avr - 1:47
low force
Les doigts entremêlés dans le pelage rugueux du chien et les paupières à demi- ermées, Hildegard tâcha de se concentrer sur le souffle saccadé de l'animal, son odeur un peu rance, un peu triste et la sensation de la brise nocturne lui chatouillant la peau. Mais ses paumes restaient agrippées sur le bâtard, ses épaules tendues, son estomac noué. Et rapidement, trop rapidement, au silence de la nuit ses substituèrent les pas lourds d'Ulric, une démarche dont elle reconnaitrait le rythme, la raideur des foulées parmi milles. Une démarche qu'elle avait elle-même adopté au fil des années à force de l'imiter.
Alors quand la porte s'ouvrit, Hildegard était déjà debout, faisant le tour de la bâtisse en sifflant pour rappeler son cheval qui l'attendait déjà sagement sous le porche, près d'une mangeoire comme pour lui rappeler que lui, ne comptait pas sauter le dîner. Raillant doucement contre la bête, elle entreprit de le décharger à nouveau de l'écu de Baptiste, puis de sa selle, de ses armes, son filet et de ses autres affaires de voyage. Elle déposa les sacs au sol, accrocha son matériel d'équitation et attacha sa monture qui lui faisait savoir en soufflant par les naseaux et en tapant du sabot sur le sol que sa patience était en train de s'épuiser. Ce ne fut qu'une fois qu'elle eut passé le bouclier sur son dos, qu'elle remplit la mangeoire en y déversant un peu d'avoine qui trainait dans un sac de la réserve et lui même glissa une carotte sous le museau en guise de récompense.
▬ Dès fois tu me fais vraiment penser à Côme, il ne te manque que la parole. Lui souffla-t-elle en lui tapant la croupe.
En sortant de la grange, les mains encombrées de ses besaces et l'épée à deux mains en évidence autour de sa taille, elle s'arrêta pour observer la silhouette de son ainé guettant quelque chose ou quelqu'un au portique. Aimable ? Non, il était trop tard. Aimable était chez lui avec sa femme et ses enfants. Le parallèle avec le vieux chien qui attendait sans relâche le retour de Baptiste sur le seuil de sa maison lui vint en tête. Baptiste ne repasserait pourtant plus jamais le portail, ne plongerait plus ses mains dans la fourrure éparse du clébard avant de pousser le loquet de leur porte et de sourire aux enfants trop taquins en train de chahuter à lueur du foyer. Alors qui attendaient-ils ? Qu'est-ce qui les retenait dans ce silence de mort ?
▬ Ulric tu... Elle ne finit pas sa phrase. Ses affaires tombèrent au sol en soulevant la poussière autour d'elles alors que d'instinct, ayant entendu le cri de guerre de Côme, Hildegard planta ses talons au sol, prête à encaisser l'assaut on-ne-peut-plus maladroit de son adelphe. Vive, contrairement aux apparences, elle glissa sous le moine, le laissa s'écraser de tout son poids sur l'écu toujours solidement attaché sur son dos et, utilisant sa propre force ainsi que l'élan du pauvre Côme, le projeta sans mal par-dessus sa tête.
▬ Pitoyable. Grogna-t-elle en faisant tomber la lanière qui retenait l'écu de Baptiste qu'elle abandonna contre ses sacs avant de faire craquer ses poings. Un ours serait au moins retombé sur ses quatre pattes. Là tu te traines par terre comme un vermisseau. Ajouta-t-elle en lui laissant tout de même le temps de se relever pour mieux le charger, tête baissée comme un bélier. Le tacle fut sans appel, Côme manqua de tomber sur le postérieur sous l'impact mais passée la violence du choc, il se mit toutefois à rire alors que sa soeur l'empoignait par la taille pour tenter de le faire chuter à nouveau.
Jeunes, la lutte faisait partie de leurs activités favorites et quand bien même Hildegard était la plus petite de la fratrie de teignes bagarreuses, elle demeurait la plus téméraire, s'essayant sans relâche à l'impossible exploit de renverser la montagne qu'était Ulric et encaissant sans broncher les multiples déculottées qu'il lui rendait.
Une balayette bien placée et les jambes de Côme finirent par céder. Il manqua de peu de s'éclater par terre mais Hildegard n'avait pas lâché sa prise et le retint par la manche pour le remettre sur ses pieds en secouant la tête.
▬ Le gras t'es monté à la tête ou quoi ? Ne jamais mettre tes jambes en ligne droi - AAAAH. Occupée à réprimander Côme, elle n'avait pas entendit Ulric s'approcher dans son dos pour l'empoigner comme une vulgaire poupée de chiffon et la balancer dans une meule sous les aboiements enjoués du chien qui semblait féliciter l'ainé. Tu ne perds rien pour attendre ! Hurla-t-elle alors en émergeant de la paille, des brindilles pleins les vêtements et les cheveux. Elle roula quelques secondes des épaules, menaçante, avant de s'élancer sur le géant.
Pas de finesse, pas de ruse dans leur jeu. Seulement la force brute, le courage teinté de ténacité et de stupidité. À la manière d'une bourrasque, Hildegard s'écrasa sur son grand frère dans un duel de titans, cherchant à voir qui des deux ferait reculer l'autre en premier.
▬ Côme ne reste pas planté là ! Prends-le par derrière ! Enfin presque. Son regard se planta dans celui d'Ulric. Alors, ça fait quoi pour un chevalier de se faire battre à plates coutures par une fille ?
Et pour la première fois depuis longtemps, un rire jaillit de sa gorge. Un rire qui n'était ni forcé, ni exagéré. Un rire d'enfant tout simplement.
Depuis combien d'années le rire de ses enfants sauvages n'avait pas fait trembler la cour principale des De Bayard ?
Alors quand la porte s'ouvrit, Hildegard était déjà debout, faisant le tour de la bâtisse en sifflant pour rappeler son cheval qui l'attendait déjà sagement sous le porche, près d'une mangeoire comme pour lui rappeler que lui, ne comptait pas sauter le dîner. Raillant doucement contre la bête, elle entreprit de le décharger à nouveau de l'écu de Baptiste, puis de sa selle, de ses armes, son filet et de ses autres affaires de voyage. Elle déposa les sacs au sol, accrocha son matériel d'équitation et attacha sa monture qui lui faisait savoir en soufflant par les naseaux et en tapant du sabot sur le sol que sa patience était en train de s'épuiser. Ce ne fut qu'une fois qu'elle eut passé le bouclier sur son dos, qu'elle remplit la mangeoire en y déversant un peu d'avoine qui trainait dans un sac de la réserve et lui même glissa une carotte sous le museau en guise de récompense.
▬ Dès fois tu me fais vraiment penser à Côme, il ne te manque que la parole. Lui souffla-t-elle en lui tapant la croupe.
En sortant de la grange, les mains encombrées de ses besaces et l'épée à deux mains en évidence autour de sa taille, elle s'arrêta pour observer la silhouette de son ainé guettant quelque chose ou quelqu'un au portique. Aimable ? Non, il était trop tard. Aimable était chez lui avec sa femme et ses enfants. Le parallèle avec le vieux chien qui attendait sans relâche le retour de Baptiste sur le seuil de sa maison lui vint en tête. Baptiste ne repasserait pourtant plus jamais le portail, ne plongerait plus ses mains dans la fourrure éparse du clébard avant de pousser le loquet de leur porte et de sourire aux enfants trop taquins en train de chahuter à lueur du foyer. Alors qui attendaient-ils ? Qu'est-ce qui les retenait dans ce silence de mort ?
▬ Ulric tu... Elle ne finit pas sa phrase. Ses affaires tombèrent au sol en soulevant la poussière autour d'elles alors que d'instinct, ayant entendu le cri de guerre de Côme, Hildegard planta ses talons au sol, prête à encaisser l'assaut on-ne-peut-plus maladroit de son adelphe. Vive, contrairement aux apparences, elle glissa sous le moine, le laissa s'écraser de tout son poids sur l'écu toujours solidement attaché sur son dos et, utilisant sa propre force ainsi que l'élan du pauvre Côme, le projeta sans mal par-dessus sa tête.
▬ Pitoyable. Grogna-t-elle en faisant tomber la lanière qui retenait l'écu de Baptiste qu'elle abandonna contre ses sacs avant de faire craquer ses poings. Un ours serait au moins retombé sur ses quatre pattes. Là tu te traines par terre comme un vermisseau. Ajouta-t-elle en lui laissant tout de même le temps de se relever pour mieux le charger, tête baissée comme un bélier. Le tacle fut sans appel, Côme manqua de tomber sur le postérieur sous l'impact mais passée la violence du choc, il se mit toutefois à rire alors que sa soeur l'empoignait par la taille pour tenter de le faire chuter à nouveau.
Jeunes, la lutte faisait partie de leurs activités favorites et quand bien même Hildegard était la plus petite de la fratrie de teignes bagarreuses, elle demeurait la plus téméraire, s'essayant sans relâche à l'impossible exploit de renverser la montagne qu'était Ulric et encaissant sans broncher les multiples déculottées qu'il lui rendait.
Une balayette bien placée et les jambes de Côme finirent par céder. Il manqua de peu de s'éclater par terre mais Hildegard n'avait pas lâché sa prise et le retint par la manche pour le remettre sur ses pieds en secouant la tête.
▬ Le gras t'es monté à la tête ou quoi ? Ne jamais mettre tes jambes en ligne droi - AAAAH. Occupée à réprimander Côme, elle n'avait pas entendit Ulric s'approcher dans son dos pour l'empoigner comme une vulgaire poupée de chiffon et la balancer dans une meule sous les aboiements enjoués du chien qui semblait féliciter l'ainé. Tu ne perds rien pour attendre ! Hurla-t-elle alors en émergeant de la paille, des brindilles pleins les vêtements et les cheveux. Elle roula quelques secondes des épaules, menaçante, avant de s'élancer sur le géant.
Pas de finesse, pas de ruse dans leur jeu. Seulement la force brute, le courage teinté de ténacité et de stupidité. À la manière d'une bourrasque, Hildegard s'écrasa sur son grand frère dans un duel de titans, cherchant à voir qui des deux ferait reculer l'autre en premier.
▬ Côme ne reste pas planté là ! Prends-le par derrière ! Enfin presque. Son regard se planta dans celui d'Ulric. Alors, ça fait quoi pour un chevalier de se faire battre à plates coutures par une fille ?
Et pour la première fois depuis longtemps, un rire jaillit de sa gorge. Un rire qui n'était ni forcé, ni exagéré. Un rire d'enfant tout simplement.
Depuis combien d'années le rire de ses enfants sauvages n'avait pas fait trembler la cour principale des De Bayard ?
Dim 2 Mai - 11:00
Le temps est une force terrible.
Il avance, sans que rien ne puisse l’arrêter. L’amour, la volonté, les prières, la haine, rien ne le fait même hésiter et sur son passage, même la pierre s’abîme. Les corps s’usent. La vie s’arrête.
Et pourtant, certains échappent à son emprise. Les cris et les rires résonnent dans la bâtisse. Combien de fratries a-t-elle accueillie ? Combien de De Bayard ont mordu la poussière de la Cour ? Avant eux, c’était leur père, et avant lui, c’en était encore d’autres.
Le temps, pour une des rares fois, est sans emprise et lui-même semble s’être figé pour contempler la scène. Malgré les rides, les cicatrices, malgré l’histoire gravée dans les yeux et dans les corps, malgré toutes ses morsures que le temps leur a infligés, à tous, ils jouent dans la Cour. Se retrouvent, malgré la distance qu’il a tenté d’instaurer. Certaines forces résistent à la sienne et personne ne peut se l’expliquer.
Bien qu’ils ne soient que 3, ils se sentent au complet. Au sein de cette maison où ils ont grandi. Baptiste veille, depuis la fenêtre de sa chambre, Gwendoline brode sous l’abri de l’arbre, Aimable manque de se mêler à eux, alors que Marie, elle, encourage sa sœur ou ses frères.
Puis le temps, furieux de cette défaite, se rappelle à eux. La nuit s’assombrit, le froid s’intensifie. Les douleurs se rappellent, sous la peau – courbatures, vieilles plaies mal soignées, les articulations qui s’enraidissent, les muscles qui se tordent, malgré le cœur vaillant qui les anime. En fin de soirée, les De Bayard retrouvent leur précieux foyer et Ulric conduit Hildegard jusqu’à sa chambre. Celle où les filles de Gwendoline se reposent. Le souffle paisible d’Aube se fait à peine percevoir, alors que la jeune Fleur, elle, s’agite parfois dans son sommeil. Ulric se contente de tapoter l’épaule de sa sœur, son énorme main s’abattant avec force sur son épaule, avant qu’il ne se recule d’un pas. Sans un mot, l’homme rejoint sa propre chambre – l’ancienne chambre de Baptiste.
Lorsqu’il pousse le seuil, un gémissement plaintif l’accueille et Ulric y répond d’un grondement doux. Son épouse est souffrante et, comme toujours, Ulric veille sur elle. Comme il l’a fait sur Baptiste. Comme le vieux chien garde le portail. La porte se referme mais l’on entend encore ses pas lourds, qui déambulent, dans la chambre. De longues minutes, jusqu’à ce que l’on perçoive le craquement du sommier.
Le calme retombe, dans la maisonnée.
Jusqu’au lendemain, peu avant l’aube, où le plancher tremble sous le pas d’Ulric qui descend l’escalier. L’on entend quelques échanges de voix, Côme est déjà levé, le feu est ravivé. La bâtisse s’éveille, les volets s’ouvrent, quelques yeux endormis se frottent, certains, plus éveillés, sortent profiter de l’air froid.
Le chien aboie.
_ Tu es toujours de garde, toi, hein ? Rit une voix féminine, avant qu’on ne toque à la porte. Lorsqu’elle s’ouvre, elle est poussée par Eleanor – en réalité, ouverte par Aimable mais la femme s’y est adossée pour la pousser.
Sa crinière est flamboyante, d’or et de cuivre mêlés. Quelques mèches sont tressées, tirées vers l’arrière, dessinant comme un diadème ; ce semblant de noblesse brisé par la cascade farouche, les boucles qui s’échappent, cavalent le long de ses épaules, dégringolent jusqu’au creux de ses reins. Eleanor, d’un soupir, repousse une mèche farouche qu’Aimable replace tendrement derrière son oreille.
Elle lui adresse un regard. Ses sourcils sont broussailleux, légèrement froncés sur ses yeux où le brun et le vert se mêlent. A la vue de son mari, ses traits s’apaisent. Sereine, c’est un baiser de chat qu’elle offre d’un lent battement de paupières. Ses prunelles reviennent sur Côme, Ulric, à qui elle sourit. Ce geste redessine la discrète cicatrice qui traverse sa joue, ses lèvres sont abîmées par le vent et le froid. Pourtant, son visage resplendit.
Sa peau claire est constellée de tâche de rousseur. Leurs constellations s’étirent sur ses pommettes, son nez malicieusement retroussé. Quelques étoiles filantes traversent sa nuque gracieuse, s’égarent sur ses épaules rondes, graciles.
Elle s’approche, ses bras solides et tendres portent fièrement une tarte aux pommes dont le parfum sucré rappelle l’odeur naturellement épicée de sa peau. Elle sent les blés échauffés par le soleil, la chaleur du feu, la douce odeur de la terre, celle, plus musquée, de son odeur corporelle. Sa robe longue, épaisse, met en avant le dessin généreux de sa poitrine, son ventre tendre, ses hanches fertiles.
Elle est une femme de la terre. Ses mains courtaudes sont usées par le travail, les ongles souvent fendus ou abîmés. Sa peau nacrée est rougie par endroits, quand elle n’est pas marquée de quelques cicatrices qu’elle s’efforce de dissimuler. Ses courbes généreuses attendrissent un corps endurant, à la musculature bien présente. Elle n’est pas accoutumée à la noblesse ou aux habitudes de la grande ville, elle a grandi auprès de ses frères, de ses bêtes. Et d’Aimable.
Il se tient naturellement près d’elle, tenant, dans ses bras, un pain et une autre tarte. Il n’a pas l’air très à l’aise, craignant, probablement, de renverser l’un des plats par maladresse. Bien qu’il ne soit plus l’enfant qu’il ait été, certains réflexes n’ont pas totalement disparu…
Sa silhouette allie la force d’Hildegard à l’élancé de Côme – avant qu’il ne s’épaississe en tous cas. Sa taille est marquée, dessinée par ses épaules carrées, accentuée par ses hanches étroites. Son visage est buriné par les morsures du soleil, contrairement à Eleanor qui dore au soleil, lui s’assombrit. D’habitude, sa peau est marquée par les soucis, usée par le temps. Des rides traversent déjà son front, dessinent le coin de ses yeux, de ses mâchoires. Pas aujourd’hui. Il est heureux.
Ca se voit dans le sourire timide qu’il laisse échapper, par les regards qu’il ose franchement adresser, unissant courageusement ses yeux à ceux de son épouse, de ses frères, sans plus hésiter. Son pas est tranquille, chaloupé, il n’ose plus se montrer et ne va plus se réfugier dans les ombres. Ses prunelles sont claires, célestes, non plus embrumées de pensées obscures.
Richard et Isabeau les ont accompagnés. Richard, du haut de ses 12 ans, ressemble tant à Baptiste que c’en est déstabilisant. L’enfant est assez grand, fin, bien plus que son père. Ses cheveux bruns sont attachés en une petite queue de cheval, quelques mèches s’égarent sur son front, devant ses grands yeux gris mouchetés de brun. D’une nature paisible et réservée, Richard tient la main de son petit frère… Isabeau.
Isabeau n’a beau avoir que 6 ans, il n’en reste pas moins l’un des plus preux guerriers de la famille. L’enfant a toujours son épée en bois à la main. Ses cheveux plus clairs sont coupés tant bien que mal, la tignasse est toujours hirsute. Il a la bonne bouille ronde de sa mère, son regard déterminé, mais a les yeux d’Aimable, son nez.
_ Eleanor ! Tu es toujours si resplendissante ! S’exclame Côme, s’approchant de la jeune femme pour récupérer la tarte qu’elle a entre ses mains.
_ C’est surtout la tarte qui est resplendissante, n’est-ce pas Côme ? Pouffe-t-elle avant de se tourner vers Aimable, Merci de m’avoir aidé ! Et tu vois, tu n’as rien fait tomber !
Aimable, alors, remarque sa sœur. Hildegard. Surpris, il cligne des paupières… Depuis combien d’années… ne l’a-t-il pas vue ? Stupéfait, il entrouvre les lèvres et va pour faire un pas vers elle. Se retient. Comme par peur qu’elle ne s’écarte ou… ne s’en aille. Il ne comprend pas ce réflexe. Il ne veut pas le comprendre.
Une peur apparue au fur et à mesure du temps – ce temps traître qui use. Il a suffi de quelques fois, quelques fois où Ulric ou Côme ont trahi la visite d’Hildegard, sans que lui n’ait jamais pu la voir. Pour comprendre qu’elle n’avait peut-être pas envie de le voir. Que lui reprochait-elle ? Parfois, il avait envie de lui demander. Mais la crainte de la réponse le convainquait toujours de garder ses lèvres scellées.
Eleanor passe près de lui. Sa main saisit la sienne et, vaincu, Aimable la suit sans opposer de résistance, entremêlant même timidement ses doigts aux siens pour se donner du courage. Eleanor réduit ainsi la distance entre eux et elle, elle s’avance, telle une guerrière, sans même frémir face au regard autoritaire d’Hildegard. Face à la dureté de ses yeux, elle lui offre, en réponse, son sourire débordant d’affection.
Lorsqu’elle se détache d’Aimable, c’est pour prendre sa sœur entre ses bras. L’étreinte est ferme, et pourtant, d’une douceur sans pareil. Tendrement, Eleanor repose ainsi une main entre les omoplates de sa belle-sœur, y apposant une légère pression. L’autre bras entoure sa taille fine et elle repose sa tête contre son épaule solide en fermant les yeux. Son corps tendre recueille la musculature d’acier, la silhouette comprimée, lui offrant un écrin bien différent de celui si austère de son armure. Ce n’est plus la dureté du fer, c’est la douceur de la chair, d’un cœur chaud battant contre le sien, avant qu’Eleanor ne se recule d’un pas. Ses mains potelées restent toujours aussi douces, malgré la corne qui protège ses doigts, lorsqu’elle saisit les mains d’Hildegard pour unir ses yeux aux siens.
_ Hildegard ! Ca fait si longtemps ! Je suis heureuse de te voir !
Elle la relâche, se recule d’un pas pour tourner les yeux vers Aimable. Elle semble l’encourager d’un signe de tête et le chevalier, intimidé, s’approche d’un pas en joignant naturellement les bras dans son dos. Pour paraître plus grand, peut-être. Comme lorsqu’il était enfant. Pataud, Aimable s’appuie maladroitement sur une de ses jambes et finit par gratter sa nuque.
_ Je suis content de te voir, parvient-il, timidement, à avouer à son tour. L’aveu laisse Côme surpris et Ulric, étonnamment, rougit comme s’il eut été celui qui avait prononcé ces mots. Le géant, bougonnant, râle contre Isabeau qui l’a déjà défié à l’épée… Un petit Isabeau qui fonce alors vers sa tante, se précipitant vers elle, freinant ensuite des 4 fers pour ne pas la percuter avant de lever son épée en un salut encore maladroit. Richard s’approche à son tour.
_ Bonjour, ma tante. Nous avons rallumé le four à pains et avons préparé quelques tartes et du pain ! Est-ce que vous voudriez en goûter ?
_ Nan ! On va s’entraîner d’abord ! Proteste Isabeau. Aimable lui adresse un regard et tapote son crâne dans un sourire.
_ Bien. Mais tu prends le risque à ce que Côme mange toute la tarte.
_ Quoi ?! Oh non ! Je veux de la tarte ! Tante, tu veux de la tarte aux pommes ? J’ai aidé maman à la faire ! Annonce joyeusement Isabeau, repartant à vive allure vers la table.
Aimable se recule d’un pas, légèrement en retrait, il adresse une nouvelle œillade à sa sœur. Est-ce qu’elle va bien ? Inquiet, il a envie de la questionner mais ne souhaite pas la brusquer. Eleanor croise alors son regard et, d’un sourire, le convie à se joindre à eux.
Le temps est si étrange. Il détruit et créé. Il vole et laisse. Certains réflexes restent, alors que d'autres s'effacent. Certains souvenirs s'oublient, d'autres persistent.
Tant et si bien que lorsqu'il s'installe à table, il revoit ces fois où Hildegard, d'un coup d'épaule, repoussait Côme pour lui permettre de s'installer sur le banc, à ses côtés. Un sourire revient naturellement sur ses lèvres, lorsque le petit Isabeau grimpe fièrement aux côtés de sa tante pour observer avec admiration ses bras solides.
_ T'es costaude, confie-t-il comme un secret, en hochant gravement la tête.
Il avance, sans que rien ne puisse l’arrêter. L’amour, la volonté, les prières, la haine, rien ne le fait même hésiter et sur son passage, même la pierre s’abîme. Les corps s’usent. La vie s’arrête.
Et pourtant, certains échappent à son emprise. Les cris et les rires résonnent dans la bâtisse. Combien de fratries a-t-elle accueillie ? Combien de De Bayard ont mordu la poussière de la Cour ? Avant eux, c’était leur père, et avant lui, c’en était encore d’autres.
Le temps, pour une des rares fois, est sans emprise et lui-même semble s’être figé pour contempler la scène. Malgré les rides, les cicatrices, malgré l’histoire gravée dans les yeux et dans les corps, malgré toutes ses morsures que le temps leur a infligés, à tous, ils jouent dans la Cour. Se retrouvent, malgré la distance qu’il a tenté d’instaurer. Certaines forces résistent à la sienne et personne ne peut se l’expliquer.
Bien qu’ils ne soient que 3, ils se sentent au complet. Au sein de cette maison où ils ont grandi. Baptiste veille, depuis la fenêtre de sa chambre, Gwendoline brode sous l’abri de l’arbre, Aimable manque de se mêler à eux, alors que Marie, elle, encourage sa sœur ou ses frères.
Puis le temps, furieux de cette défaite, se rappelle à eux. La nuit s’assombrit, le froid s’intensifie. Les douleurs se rappellent, sous la peau – courbatures, vieilles plaies mal soignées, les articulations qui s’enraidissent, les muscles qui se tordent, malgré le cœur vaillant qui les anime. En fin de soirée, les De Bayard retrouvent leur précieux foyer et Ulric conduit Hildegard jusqu’à sa chambre. Celle où les filles de Gwendoline se reposent. Le souffle paisible d’Aube se fait à peine percevoir, alors que la jeune Fleur, elle, s’agite parfois dans son sommeil. Ulric se contente de tapoter l’épaule de sa sœur, son énorme main s’abattant avec force sur son épaule, avant qu’il ne se recule d’un pas. Sans un mot, l’homme rejoint sa propre chambre – l’ancienne chambre de Baptiste.
Lorsqu’il pousse le seuil, un gémissement plaintif l’accueille et Ulric y répond d’un grondement doux. Son épouse est souffrante et, comme toujours, Ulric veille sur elle. Comme il l’a fait sur Baptiste. Comme le vieux chien garde le portail. La porte se referme mais l’on entend encore ses pas lourds, qui déambulent, dans la chambre. De longues minutes, jusqu’à ce que l’on perçoive le craquement du sommier.
Le calme retombe, dans la maisonnée.
Jusqu’au lendemain, peu avant l’aube, où le plancher tremble sous le pas d’Ulric qui descend l’escalier. L’on entend quelques échanges de voix, Côme est déjà levé, le feu est ravivé. La bâtisse s’éveille, les volets s’ouvrent, quelques yeux endormis se frottent, certains, plus éveillés, sortent profiter de l’air froid.
Le chien aboie.
_ Tu es toujours de garde, toi, hein ? Rit une voix féminine, avant qu’on ne toque à la porte. Lorsqu’elle s’ouvre, elle est poussée par Eleanor – en réalité, ouverte par Aimable mais la femme s’y est adossée pour la pousser.
Sa crinière est flamboyante, d’or et de cuivre mêlés. Quelques mèches sont tressées, tirées vers l’arrière, dessinant comme un diadème ; ce semblant de noblesse brisé par la cascade farouche, les boucles qui s’échappent, cavalent le long de ses épaules, dégringolent jusqu’au creux de ses reins. Eleanor, d’un soupir, repousse une mèche farouche qu’Aimable replace tendrement derrière son oreille.
Elle lui adresse un regard. Ses sourcils sont broussailleux, légèrement froncés sur ses yeux où le brun et le vert se mêlent. A la vue de son mari, ses traits s’apaisent. Sereine, c’est un baiser de chat qu’elle offre d’un lent battement de paupières. Ses prunelles reviennent sur Côme, Ulric, à qui elle sourit. Ce geste redessine la discrète cicatrice qui traverse sa joue, ses lèvres sont abîmées par le vent et le froid. Pourtant, son visage resplendit.
Sa peau claire est constellée de tâche de rousseur. Leurs constellations s’étirent sur ses pommettes, son nez malicieusement retroussé. Quelques étoiles filantes traversent sa nuque gracieuse, s’égarent sur ses épaules rondes, graciles.
Elle s’approche, ses bras solides et tendres portent fièrement une tarte aux pommes dont le parfum sucré rappelle l’odeur naturellement épicée de sa peau. Elle sent les blés échauffés par le soleil, la chaleur du feu, la douce odeur de la terre, celle, plus musquée, de son odeur corporelle. Sa robe longue, épaisse, met en avant le dessin généreux de sa poitrine, son ventre tendre, ses hanches fertiles.
Elle est une femme de la terre. Ses mains courtaudes sont usées par le travail, les ongles souvent fendus ou abîmés. Sa peau nacrée est rougie par endroits, quand elle n’est pas marquée de quelques cicatrices qu’elle s’efforce de dissimuler. Ses courbes généreuses attendrissent un corps endurant, à la musculature bien présente. Elle n’est pas accoutumée à la noblesse ou aux habitudes de la grande ville, elle a grandi auprès de ses frères, de ses bêtes. Et d’Aimable.
Il se tient naturellement près d’elle, tenant, dans ses bras, un pain et une autre tarte. Il n’a pas l’air très à l’aise, craignant, probablement, de renverser l’un des plats par maladresse. Bien qu’il ne soit plus l’enfant qu’il ait été, certains réflexes n’ont pas totalement disparu…
Sa silhouette allie la force d’Hildegard à l’élancé de Côme – avant qu’il ne s’épaississe en tous cas. Sa taille est marquée, dessinée par ses épaules carrées, accentuée par ses hanches étroites. Son visage est buriné par les morsures du soleil, contrairement à Eleanor qui dore au soleil, lui s’assombrit. D’habitude, sa peau est marquée par les soucis, usée par le temps. Des rides traversent déjà son front, dessinent le coin de ses yeux, de ses mâchoires. Pas aujourd’hui. Il est heureux.
Ca se voit dans le sourire timide qu’il laisse échapper, par les regards qu’il ose franchement adresser, unissant courageusement ses yeux à ceux de son épouse, de ses frères, sans plus hésiter. Son pas est tranquille, chaloupé, il n’ose plus se montrer et ne va plus se réfugier dans les ombres. Ses prunelles sont claires, célestes, non plus embrumées de pensées obscures.
Richard et Isabeau les ont accompagnés. Richard, du haut de ses 12 ans, ressemble tant à Baptiste que c’en est déstabilisant. L’enfant est assez grand, fin, bien plus que son père. Ses cheveux bruns sont attachés en une petite queue de cheval, quelques mèches s’égarent sur son front, devant ses grands yeux gris mouchetés de brun. D’une nature paisible et réservée, Richard tient la main de son petit frère… Isabeau.
Isabeau n’a beau avoir que 6 ans, il n’en reste pas moins l’un des plus preux guerriers de la famille. L’enfant a toujours son épée en bois à la main. Ses cheveux plus clairs sont coupés tant bien que mal, la tignasse est toujours hirsute. Il a la bonne bouille ronde de sa mère, son regard déterminé, mais a les yeux d’Aimable, son nez.
_ Eleanor ! Tu es toujours si resplendissante ! S’exclame Côme, s’approchant de la jeune femme pour récupérer la tarte qu’elle a entre ses mains.
_ C’est surtout la tarte qui est resplendissante, n’est-ce pas Côme ? Pouffe-t-elle avant de se tourner vers Aimable, Merci de m’avoir aidé ! Et tu vois, tu n’as rien fait tomber !
Aimable, alors, remarque sa sœur. Hildegard. Surpris, il cligne des paupières… Depuis combien d’années… ne l’a-t-il pas vue ? Stupéfait, il entrouvre les lèvres et va pour faire un pas vers elle. Se retient. Comme par peur qu’elle ne s’écarte ou… ne s’en aille. Il ne comprend pas ce réflexe. Il ne veut pas le comprendre.
Une peur apparue au fur et à mesure du temps – ce temps traître qui use. Il a suffi de quelques fois, quelques fois où Ulric ou Côme ont trahi la visite d’Hildegard, sans que lui n’ait jamais pu la voir. Pour comprendre qu’elle n’avait peut-être pas envie de le voir. Que lui reprochait-elle ? Parfois, il avait envie de lui demander. Mais la crainte de la réponse le convainquait toujours de garder ses lèvres scellées.
Eleanor passe près de lui. Sa main saisit la sienne et, vaincu, Aimable la suit sans opposer de résistance, entremêlant même timidement ses doigts aux siens pour se donner du courage. Eleanor réduit ainsi la distance entre eux et elle, elle s’avance, telle une guerrière, sans même frémir face au regard autoritaire d’Hildegard. Face à la dureté de ses yeux, elle lui offre, en réponse, son sourire débordant d’affection.
Lorsqu’elle se détache d’Aimable, c’est pour prendre sa sœur entre ses bras. L’étreinte est ferme, et pourtant, d’une douceur sans pareil. Tendrement, Eleanor repose ainsi une main entre les omoplates de sa belle-sœur, y apposant une légère pression. L’autre bras entoure sa taille fine et elle repose sa tête contre son épaule solide en fermant les yeux. Son corps tendre recueille la musculature d’acier, la silhouette comprimée, lui offrant un écrin bien différent de celui si austère de son armure. Ce n’est plus la dureté du fer, c’est la douceur de la chair, d’un cœur chaud battant contre le sien, avant qu’Eleanor ne se recule d’un pas. Ses mains potelées restent toujours aussi douces, malgré la corne qui protège ses doigts, lorsqu’elle saisit les mains d’Hildegard pour unir ses yeux aux siens.
_ Hildegard ! Ca fait si longtemps ! Je suis heureuse de te voir !
Elle la relâche, se recule d’un pas pour tourner les yeux vers Aimable. Elle semble l’encourager d’un signe de tête et le chevalier, intimidé, s’approche d’un pas en joignant naturellement les bras dans son dos. Pour paraître plus grand, peut-être. Comme lorsqu’il était enfant. Pataud, Aimable s’appuie maladroitement sur une de ses jambes et finit par gratter sa nuque.
_ Je suis content de te voir, parvient-il, timidement, à avouer à son tour. L’aveu laisse Côme surpris et Ulric, étonnamment, rougit comme s’il eut été celui qui avait prononcé ces mots. Le géant, bougonnant, râle contre Isabeau qui l’a déjà défié à l’épée… Un petit Isabeau qui fonce alors vers sa tante, se précipitant vers elle, freinant ensuite des 4 fers pour ne pas la percuter avant de lever son épée en un salut encore maladroit. Richard s’approche à son tour.
_ Bonjour, ma tante. Nous avons rallumé le four à pains et avons préparé quelques tartes et du pain ! Est-ce que vous voudriez en goûter ?
_ Nan ! On va s’entraîner d’abord ! Proteste Isabeau. Aimable lui adresse un regard et tapote son crâne dans un sourire.
_ Bien. Mais tu prends le risque à ce que Côme mange toute la tarte.
_ Quoi ?! Oh non ! Je veux de la tarte ! Tante, tu veux de la tarte aux pommes ? J’ai aidé maman à la faire ! Annonce joyeusement Isabeau, repartant à vive allure vers la table.
Aimable se recule d’un pas, légèrement en retrait, il adresse une nouvelle œillade à sa sœur. Est-ce qu’elle va bien ? Inquiet, il a envie de la questionner mais ne souhaite pas la brusquer. Eleanor croise alors son regard et, d’un sourire, le convie à se joindre à eux.
Le temps est si étrange. Il détruit et créé. Il vole et laisse. Certains réflexes restent, alors que d'autres s'effacent. Certains souvenirs s'oublient, d'autres persistent.
Tant et si bien que lorsqu'il s'installe à table, il revoit ces fois où Hildegard, d'un coup d'épaule, repoussait Côme pour lui permettre de s'installer sur le banc, à ses côtés. Un sourire revient naturellement sur ses lèvres, lorsque le petit Isabeau grimpe fièrement aux côtés de sa tante pour observer avec admiration ses bras solides.
_ T'es costaude, confie-t-il comme un secret, en hochant gravement la tête.
Sam 29 Mai - 20:24
low force
Quand vint enfin l'heure du coucher, ce fut le corps endolori et par le voyage et par leurs échauffourées dans la cour qu'Hildegard observa son frère disparaitre derrière la porte de la chambre principale. Autrefois cette pièce appartenait à Baptiste. Autrefois. Et autrefois elle n'aurait pas eu le dos en compote après avoir simplement soulevé Côme. Elle n'était plus si jeune que cela après tout. En témoignaient les nombreuses cicatrices sur sa peau que Fleur observait discrètement tandis que sa tante retirait son haut sans un mot pour enfiler une tunique moins poussiéreuse et se glisser aussi discrètement que possible compte tenu des grincements presque suppliants que poussa le sommier lorsqu'il accueillit son poids sur le matelas. La milicienne souffla sur la bougie qu'elle avait allumé en entrant dans la pièce et tacha de se faire petite dans ce lit étroit qu'il fallait pourtant partager à plusieurs.
Tout cela lui rappelait sa propre adolescence, l'époque où elle bataillait des coudes avec ses soeurs lorsque celles-ci collaient leurs pieds froids contre ses cuisses en rigolant. Dans l'obscurité de la chambre, elle observa le dos d'Aube un instant, puis se tourna vers Fleur qui s'était assoupie de nouveau et s'agitait sous les draps, cherchant les traits de Gwendoline sur le visage endormi de sa fille, cherchant à se remémorer le moment exact où sa cadette était passée de fille à femme.
Le sommeil s'abattit sur elle comme une masse alors qu'elle avait en tête les ronflements de Marie (à moins qu'il ne s'agisse des siens ?) et au petit matin, pas même le chant du coq ne suffit à la tirer de ses songes tant elle dormit bien, bercée par la tiédeur des corps de ses nièces et le rythme de leurs souffles.
D'ordinaire, Hildegard était toujours la première levée au monastère. L'abbesse sévère ne dormait que très peu, caractéristiques qu'elle avait adopté lors de ses entrainements à la Milice, son sommeil étant définitivement perturbé par l'habitude de chasser la nuit. Mais cette fois-ci, Fleur et Aube s'étaient réveillées avant elles et entreprirent de s'habiller sans la déranger. Ce ne fut que lorsque le plancher du couloir se mit à grincer sous les pas d'Ulric que la milicienne bondit de sa couche, l'esprit embrumé et persuadée l'espace de deux secondes qu'il s'agissait de Baptiste qui venait de quitter sa chambre. Ce faux espoir se dissipa rapidement quand la voix d'une de ses nièces parvint à ses oreilles :
▬ Vous ronflez ma tante.
▬ Impossible. C'est sûrement Côme qui fait un tel boucan qu'on l'entend jusqu'ici. Rétorqua-t-elle aussitôt en sautant sur ses deux jambes et en grimaçant au passage parce qu'elle se découvrait des courbatures nouvelles.
Hildegard laissa les deux filles vaquer à leurs activités du matin, ne participant pas vraiment aux efforts de la famille pour réveiller toute la maisonnée et commencer leur travail du du jour parce que le sentiment de ne plus être à sa place la faisait se tenir tranquille, raide comme un i dans son coin à observer les autres De Bayard dans cette bâtisse qui avait été la sienne il y avait longtemps de cela.
Elle était tout de même parvenue à isoler Fleur dans la chambre avec pour projet d'aborder le sujet de lui faire visiter son monastère - la jeune femme lui ayant à demi-mot avoué vouloir prendre le voile auparavant, quand la voix d'Eleanor lui fit lâcher la chevelure de sa nièce qu'elle était en train de finir de tresser. Sans réfléchir, l'abbesse s'empressa alors de descendre les escaliers comme si une force inextricable l'attirait vers le rire de sa belle-soeur qui se présentait dans la pièce principale avec ses deux enfants et son mari. À la vue de ses taches de rousseur, de ses cheveux bouclés et de ses formes aussi généreuses que son bon coeur, un sourire bête, qui ne lui ressemblait absolument pas, se dessina sur la figure d'Hildegard. Elle avait toujours beaucoup aimé la femme de son dernier frère, d'un amour qui ne s'expliquait pas vraiment. Un coup de foudre qui n'en était pas vraiment un parce que c'était une sorte d'affection bien plus douce, bien plus pernicieuse qu'une passion enflammée. Le genre qui vous prenait sans vous prévenir pour ne plus vous lâcher. Encore une chose dont elle n'était absolument pas fière et qui l'incitait à mettre de la distance entre Aimable et elle.
Mais comment tenir cette distance quand sa belle-soeur l'étreignait déjà avec toute la chaleur des Alpes, tant et si bien qu'elle rougit en baissant les yeux.
▬ Cela fait longtemps oui Eleanor, tu as l'air de bien te porter... Parvint-elle à lâcher, la gorge serrée au moment où elle libérait ses mains.
Son regard remonta jusqu'à Aimable qui paraissait au moins aussi embarrassé qu'elle. La joie un peu béate qui avait desserré ses traits s'estompa rapidement. Son expression se fit dure, sa voix bien moins affectueuse :
▬ Toi aussi tu as l'air en forme mon frère. J'en déduis que l'air de Paris t'a fait du bien. Et pourtant, il s'en était passé des choses à Paris...
Mais ce vent froid qui venait de s'immiscer entre les deux adelphes ne dura qu'un bref moment : Isabeau et Richard s'étaient sans le savoir jetés à la rescousse de son père et l'assaillait chacun d'un côté. Comme pour leur mère, Hildegard eut un instant de faiblesse et laissa quelque peu tomber son air sévère pour se pencher vers le plus jeune et le soulever dans ses bras pour le passer sur son épaule.
▬ Bonjour les crapules. Bien sûr que j'veux de la tarte ! Et si Côme mange ma part, je vais devoir te manger toi mon p'tit marcassin. Un bon chevalier ne part jamais à la guerre le ventre vide !
Leur rire fit résonner le foyer alors qu'elle laissait ledit marcassin glisser d'entre ses mains pour retrouver sa liberté.
Ce fut tout naturellement que tout le monde s'installa autour de la table, Isabeau se hissant à ses côtés. À sa remarque (ou son compliment ?), Hildegard lui pinça le bras et lui chuchota :
▬ Et toi t'as de p'tits bras. Faut manger plus de tartes. T'as la peau sur les os. Sa fourchette s'abattit sur la part de Côme qui était également assis à côté d'elle et lui déroba une généreuse bouchée de sa tarte pour la déposer dans l'assiette de son neveu sous les protestations du moine. Toi Côme en revanche t'es bien trop gras. Faut laisser les jeunes manger ! On t'a pas dit que la gourmandise était un péché ? Le houspilla-t-elle, fidèle à elle-même.
Et quand bien même Hildegard ne pouvait s'empêcher de se sentir de plus en plus étrangère à sa famille, elle s'insérait parfaitement dans cette scène de vie ordinaire chez les De Bayard. Un repas de famille normal, y compris lorsqu'il s'agissait d'échanger discrètement malgré elle des regards noirs à Aimable qu'elle observait à l'autre bout de la tablée entre deux boutades et commentaires de ses nièces et neveux.
Que ne serait justement un repas de famille sans son lot de non-dits ?
Quand les tartes furent englouties sans pitié par toute la maison, Hildegard laissa une nouvelle fois de plus les autres s'occuper de débarrasser le repas et de nettoyer les assiettes et couverts - encourageant tout de même Isabeau à porter les gobelets à sa cousine qui avait commencé la vaisselle. Elle voulut filer se dégourdir les jambes à l'extérieur mais fut coupée dans sa fuite par la silhouette d'Aimable qui se tenait dans le couloir. Les deux adelphes se toisèrent un instant en silence avant que l'ainée ne se décide à sortir en lui adressant un signe qui l'invitait à la suivre.
Une fois seuls dehors, elle lui jeta un énième regard plein de dureté - de reproches même ? et prit la parole :
▬ J'ai entendu dire que tu avais rencontré le Maréchal... Et que cette entrevue avait été pour le moins explosive.
Comme si partout où Aimable allait, le malheur s'emboitait à sa suite.
Comme si quelque part, Aimable était affligé d'une terrible malédiction...
Tout cela lui rappelait sa propre adolescence, l'époque où elle bataillait des coudes avec ses soeurs lorsque celles-ci collaient leurs pieds froids contre ses cuisses en rigolant. Dans l'obscurité de la chambre, elle observa le dos d'Aube un instant, puis se tourna vers Fleur qui s'était assoupie de nouveau et s'agitait sous les draps, cherchant les traits de Gwendoline sur le visage endormi de sa fille, cherchant à se remémorer le moment exact où sa cadette était passée de fille à femme.
Le sommeil s'abattit sur elle comme une masse alors qu'elle avait en tête les ronflements de Marie (à moins qu'il ne s'agisse des siens ?) et au petit matin, pas même le chant du coq ne suffit à la tirer de ses songes tant elle dormit bien, bercée par la tiédeur des corps de ses nièces et le rythme de leurs souffles.
D'ordinaire, Hildegard était toujours la première levée au monastère. L'abbesse sévère ne dormait que très peu, caractéristiques qu'elle avait adopté lors de ses entrainements à la Milice, son sommeil étant définitivement perturbé par l'habitude de chasser la nuit. Mais cette fois-ci, Fleur et Aube s'étaient réveillées avant elles et entreprirent de s'habiller sans la déranger. Ce ne fut que lorsque le plancher du couloir se mit à grincer sous les pas d'Ulric que la milicienne bondit de sa couche, l'esprit embrumé et persuadée l'espace de deux secondes qu'il s'agissait de Baptiste qui venait de quitter sa chambre. Ce faux espoir se dissipa rapidement quand la voix d'une de ses nièces parvint à ses oreilles :
▬ Vous ronflez ma tante.
▬ Impossible. C'est sûrement Côme qui fait un tel boucan qu'on l'entend jusqu'ici. Rétorqua-t-elle aussitôt en sautant sur ses deux jambes et en grimaçant au passage parce qu'elle se découvrait des courbatures nouvelles.
Hildegard laissa les deux filles vaquer à leurs activités du matin, ne participant pas vraiment aux efforts de la famille pour réveiller toute la maisonnée et commencer leur travail du du jour parce que le sentiment de ne plus être à sa place la faisait se tenir tranquille, raide comme un i dans son coin à observer les autres De Bayard dans cette bâtisse qui avait été la sienne il y avait longtemps de cela.
Elle était tout de même parvenue à isoler Fleur dans la chambre avec pour projet d'aborder le sujet de lui faire visiter son monastère - la jeune femme lui ayant à demi-mot avoué vouloir prendre le voile auparavant, quand la voix d'Eleanor lui fit lâcher la chevelure de sa nièce qu'elle était en train de finir de tresser. Sans réfléchir, l'abbesse s'empressa alors de descendre les escaliers comme si une force inextricable l'attirait vers le rire de sa belle-soeur qui se présentait dans la pièce principale avec ses deux enfants et son mari. À la vue de ses taches de rousseur, de ses cheveux bouclés et de ses formes aussi généreuses que son bon coeur, un sourire bête, qui ne lui ressemblait absolument pas, se dessina sur la figure d'Hildegard. Elle avait toujours beaucoup aimé la femme de son dernier frère, d'un amour qui ne s'expliquait pas vraiment. Un coup de foudre qui n'en était pas vraiment un parce que c'était une sorte d'affection bien plus douce, bien plus pernicieuse qu'une passion enflammée. Le genre qui vous prenait sans vous prévenir pour ne plus vous lâcher. Encore une chose dont elle n'était absolument pas fière et qui l'incitait à mettre de la distance entre Aimable et elle.
Mais comment tenir cette distance quand sa belle-soeur l'étreignait déjà avec toute la chaleur des Alpes, tant et si bien qu'elle rougit en baissant les yeux.
▬ Cela fait longtemps oui Eleanor, tu as l'air de bien te porter... Parvint-elle à lâcher, la gorge serrée au moment où elle libérait ses mains.
Son regard remonta jusqu'à Aimable qui paraissait au moins aussi embarrassé qu'elle. La joie un peu béate qui avait desserré ses traits s'estompa rapidement. Son expression se fit dure, sa voix bien moins affectueuse :
▬ Toi aussi tu as l'air en forme mon frère. J'en déduis que l'air de Paris t'a fait du bien. Et pourtant, il s'en était passé des choses à Paris...
Mais ce vent froid qui venait de s'immiscer entre les deux adelphes ne dura qu'un bref moment : Isabeau et Richard s'étaient sans le savoir jetés à la rescousse de son père et l'assaillait chacun d'un côté. Comme pour leur mère, Hildegard eut un instant de faiblesse et laissa quelque peu tomber son air sévère pour se pencher vers le plus jeune et le soulever dans ses bras pour le passer sur son épaule.
▬ Bonjour les crapules. Bien sûr que j'veux de la tarte ! Et si Côme mange ma part, je vais devoir te manger toi mon p'tit marcassin. Un bon chevalier ne part jamais à la guerre le ventre vide !
Leur rire fit résonner le foyer alors qu'elle laissait ledit marcassin glisser d'entre ses mains pour retrouver sa liberté.
Ce fut tout naturellement que tout le monde s'installa autour de la table, Isabeau se hissant à ses côtés. À sa remarque (ou son compliment ?), Hildegard lui pinça le bras et lui chuchota :
▬ Et toi t'as de p'tits bras. Faut manger plus de tartes. T'as la peau sur les os. Sa fourchette s'abattit sur la part de Côme qui était également assis à côté d'elle et lui déroba une généreuse bouchée de sa tarte pour la déposer dans l'assiette de son neveu sous les protestations du moine. Toi Côme en revanche t'es bien trop gras. Faut laisser les jeunes manger ! On t'a pas dit que la gourmandise était un péché ? Le houspilla-t-elle, fidèle à elle-même.
Et quand bien même Hildegard ne pouvait s'empêcher de se sentir de plus en plus étrangère à sa famille, elle s'insérait parfaitement dans cette scène de vie ordinaire chez les De Bayard. Un repas de famille normal, y compris lorsqu'il s'agissait d'échanger discrètement malgré elle des regards noirs à Aimable qu'elle observait à l'autre bout de la tablée entre deux boutades et commentaires de ses nièces et neveux.
Que ne serait justement un repas de famille sans son lot de non-dits ?
Quand les tartes furent englouties sans pitié par toute la maison, Hildegard laissa une nouvelle fois de plus les autres s'occuper de débarrasser le repas et de nettoyer les assiettes et couverts - encourageant tout de même Isabeau à porter les gobelets à sa cousine qui avait commencé la vaisselle. Elle voulut filer se dégourdir les jambes à l'extérieur mais fut coupée dans sa fuite par la silhouette d'Aimable qui se tenait dans le couloir. Les deux adelphes se toisèrent un instant en silence avant que l'ainée ne se décide à sortir en lui adressant un signe qui l'invitait à la suivre.
Une fois seuls dehors, elle lui jeta un énième regard plein de dureté - de reproches même ? et prit la parole :
▬ J'ai entendu dire que tu avais rencontré le Maréchal... Et que cette entrevue avait été pour le moins explosive.
Comme si partout où Aimable allait, le malheur s'emboitait à sa suite.
Comme si quelque part, Aimable était affligé d'une terrible malédiction...
Mer 2 Juin - 10:57
Quand Eleanor se recule d’un pas, ses yeux s’unissent à ceux d’Hildegard. Ses prunelles sont une terre meuble d’où jaillissent, joyeuses, quelques pousses d’un vert intense. La bienveillance s’épanouit en un sourire franc, si grand qu’il en plisse ses paupières, rayonnant sur ses traits tendres.
Eleanor est une femme forte. Vivante. Aimante. Elle l’a sorti de l’obscurité. Elle a fait de lui un homme, un père, et non plus l’enfant craintif qu’il avait été. Ils ont grandi ensemble. Et ils continueront à avancer, ensemble.
La main d’Eleanor se saisit à celle d’Aimable. C’est avec affection que leurs doigts s’entremêlent. La corne percée de cicatrices épouse son derme clair, parcouru de tâches de rousseurs et de quelques plaies causées par le travail. Le pouce d’Eleanor caresse la jointure de son pouce à l’ongle fissuré ; en réponse, il raffermit l’étreinte de ses doigts.
Dieu leur a offert la chance d’un amour sincère. Eleanor est tombée amoureuse, en un regard. Et avec patience, elle a su ouvrir le cœur si fermé du Chevalier. Elle lui a donné goût à la vie. Lui a appris à aimer ce qu’il était – au moins, une part de lui. Elle a fait germer les graines que Constantin a su planter.
Sans eux, Aimable serait resté cet enfant prisonnier d’un monde cauchemardesque, d’un monde dont sa famille a tenté plus d’une fois de le protéger. Mais les monstres ne venaient pas de l’extérieur : c’était sous le couvert de sa peau qu’ils se tapissaient, c’était derrière ses yeux qu’ils changeaient la réalité. Hildegard l’a vu grandir. Enfant qui marchait à peine, pris de terreurs nocturnes. Et lorsqu’il gambadait, c’eut été pour fuir un danger que personne ne pouvait voir – un danger que personne ne pouvait repousser. Leur famille était habituée à endurer les pires des guerres, à affronter la peur et la mort. Pas à guerroyer contre une entité sans chair à découper.
Au fur et à mesure qu’il vieillissait, ses traits s’étaient durcis, ses lèvres s’étaient muées dans un silence lugubre. Son corps portait des plaies dont personne ne comprenait l’origine. D’où venaient-elles ? De lui ? Ou d’autre chose ? De cette Voix dont il avait parlé quelques fois. Aimable était différent d’eux. Il ne se battait plus seulement dans ses rêves ; le combat était incessant. Pour autant, il taisait ses blessures. Il les dissimulait sous ses bandages, sous ses vêtements, jusqu’à ce qu’un de ses frères ou ses sœurs aperçoivent une tâche suspecte, un mouvement plus raide qu’à l’accoutumée ou lui arrachent un grognement de douleur. Et quand on le découvrait… Le désespoir et la honte scellaient la bouche d’Aimable. Ses yeux emplis de terreur parlaient à sa place.
Jusqu’à ce que Constantin vienne le retrouver. Et lui offre l’espoir. La sécurité dont il avait besoin. Aimable allait mieux, bien qu’il restait timide et renfermé, plus craintif que toute sa fratrie réunie. Et son mariage… l’avait complètement changé. Une nouvelle force animait ses muscles. Il n’était plus courbé sous son fardeau : à présent, il se tenait droit. Il ne reculait plus face aux combats. Comme eux, il faisait face.
Ainsi, lorsque Hildegard fait référence à l’air de Paris, Aimable se surprendrait presque à sourire. Paris ? Non. Ce n’est pas Paris. En réponse, il baisse simplement les yeux vers Eleanor. Son épouse lui adresse un de ses malicieux sourires en coin. Leur intimité est discrète et pourtant, chaleureuse, lorsqu’elle se détache – ses doigts fins restent en contact avec la main rugueuse d’Aimable jusqu’à la dernière seconde. Elle s’occupe de la table, pendant que les enfants viennent voir leur tante.
Isabeau éclate de rire lorsqu’elle le soulève, et s’empresse de s’enfuir quand elle le repose. Avide de jeu, l’enfant se rapproche timidement pour rester à portée de bras, avant de se réfugier près de sa mère si sa tante fait mine de le saisir. Richard sourit, avec tendresse, avant d’observer avec attention leur tante. Il admire sa force, et la cicatrice qui traverse sa joue. Acceptera-t-elle de lui raconter l’histoire de cette plaie ? Son esprit créatif illustre déjà une bataille épique, avant qu’il ne se rappelle que son rang d’abbesse lui interdit de prendre les armes. Quoi que, rien qu’à la vue de son corps, Richard se doute que sa tante n’a pas pu abandonner l’acier dans lequel les De Bayard sont forgés.
Isabeau dresse fièrement le torse une fois installé près de sa tante. Le voilà qui roule des mécaniques quand elle pince son bras ; en réponse, il contracte son biceps en gonflant les joues pour se donner l’air plus impressionnant. Ulric s’installe à sa place et laisse échapper un son rauque proche d’un grognement amusé. Côme, lui, proteste quand sa sœur récupère de sa tarte.
_ Ce n’est pas de la gourmandise ! Je fais honneur à ce que notre chère belle-sœur nous a préparés ! D’ailleurs, Ulric, tu ne devrais pas en prendre autant, ce n’est pas bon pour ce vieux banc, je vais me sacrifier…
Le lourd regard de l’aîné convainc Côme de laisser son assiette tranquille… Eleanor laisse échapper un rire et s’installe près d’Aimable.
Les conversations vont de bon train – Eleanor est à l’aise, Côme est bavard, les deux s’échangent quelques piques et Richard en profite pour demander à sa tante d’où vient sa cicatrice.
Aimable, à son habitude, reste paisible. Non pas renfermé et réfugié dans son coin, mais présent. Il sent les regards de sa sœur.
Une lame qui effleure sa peau.
Frissons, sur son derme. Il hésite. Hésite, avant que ses yeux clairs ne s’élèvent, pour déceler la menace pesée sur lui. Et son regard noir… L’échange ne dure qu’un battement de paupières. Et pourtant, il lui fait si mal qu’il sent son souffle se figer. Ses muscles se sont contractés. Comme si cette tension empêcherait à la lame de le transpercer. Mais il sent la douleur vive, indescriptible, qui lui perce les entrailles et le pousse à baisser les yeux.
Il reprend sa respiration. Elle est troublée. La tension s’étire sur ses épaules et finalement, gagne ses traits. Ils se sont renfermés. Sensible. Il est trop sensible. Il essaye de ne pas entendre ses pensées. De ne pas se souvenir. L’Ouroboros, attiré par le sang d’une plaie désincarnée, s’approche. Ses crocs s’y plantent.
Elle ne nous aime pas. Elle nous déteste. Elle ne veut pas de toi.
L’Ouroboros rit.
Te souviens-tu Aimable ? De toutes ces fois où elle est venue, sans te voir. De tous ces regards qu’elle t’adresse. Elle ne veut pas de toi. Nous l’effrayons. Elle est comme Ulric. Elle Sait et ils ne veulent pas de Nous.
Aimable aimerait le contredire. Mais les mots qui lui viennent sont réduits en charpie par la Voix pleine de CROCS.
Quand nous a-t-elle vus pour la première fois ?
Aimable serre le poing – non, son corps ne bouge pas. Tout est ralenti. Tout semble si loin. Il entend à peine les voix de sa famille, la chaleur d’Eleanor est si loin de lui bien qu’elle soit appuyée contre son épaule. Il veut saisir sa main. Se rattraper au présent, à la réalité, mais le souvenir est déterré par l’Ouroboros. Il s’arrache de sa tombe, réminiscences putréfiées. L’horreur dans le ventre.
C’était une fin d’après-midi. Aimable jouait avec Marie. Elle avait une jolie poupée. Elle avait de beaux cheveux. Il aimait les tresser. Ses doigts patauds entremêlés aux mèches de la poupée, avant que Marie ne la récupère. Ils jouent, depuis longtemps. Puis maman appelle. Il faut manger. Il a faim !
Marie part devant. Aimable marche derrière elle. Avant d’entendre une voix connue. Celle de Gwen. Etonné, il s’arrête, avertit Marie, puis s’éloigne en direction du petit bois. Elle l’appelle. Gwen. Gwen ?
Alors qu’il s’approche du bois, Aimable retrouve les ombres familières – menaçantes. Il a peur. Gwen ? La voix répond. La voix est difforme. Ce n’est pas Gwen. Ce n’est pas Gwen. Ses mains se plaquent contre ses oreilles. LA VOIX CRIE. LA VOIX HURLE.
La douleur dans le corps. Aimable veut s’enfuir. Il a peur, il veut crier, il ne peut pas. Le souffle bloqué, le corps paralysé, tenu par des mains que personne ne peut voir. Il tremble de tout son corps, il a si peur que sa vessie lâche, l’humidité sur ses jambes. La Voix LACHE, RRRRRRUGIT, Aimable s’enfuit. La maison ! Vite, la maison !
Ses mains sur ses oreilles ne le protègent pas. La VOIX le suit, à chaque pas, il sent ses morsures à ses chevilles, il tombe, tiré en arrière, non, il a simplement basculé à 4 pattes, il se redresse mais saigne. Il a très mal. Très mal ! A quelques mètres de la maison, Aimable arrive enfin à hurler.
En larmes. Terrorisé. Des bras puissants se referment autour de lui – Baptiste, Ulric, Côme ou Hildegard, Aimable ne sait pas. Il y a cette étreinte, cette main usée qui essuie son visage couvert de larmes et de sang, son nez saigne et sa cheville est rougie. Bleuie, sous la pression d’une étreinte.
_ Aimable ?
Aimable bat des paupières. Ses yeux retrouvent ceux d’Eleanor. Elle sourit. Et lève la main pour la glisser le long de sa joue. Aimable se concentre sur la pression de son derme contre le sien. Ses doigts fins qui s’égarent dans ses cheveux coupés courts, au dessus de son oreille.
_ Tout va bien.
Tout va bien. Il est là. Avec eux. Il les entend, sent les dernières fragrances de la tarte. Son cœur bat lentement, il s’extirpe de sa torpeur et, par réflexe, essuie son nez d’un revers de manche. Pas de sang. Soulagé, Aimable esquisse un sourire et hoche la tête à l’adresse de son épouse. Eleanor sourit, confiante, se lève en tapotant son épaule pour débarrasser la table.
Aimable se lève à son tour. Il s’étire, fait craquer son épaule avant de masser sa nuque. Alors qu’Ulric a fait grimper Isabeau sur l’une de ses cuisses, Côme sert un peu de chartreuse, en offre à Eleanor qui accepte un verre. Aimable préfère s’éloigner du salon ; naturellement, ses pas le portent à retrouver les ombres familières du couloir. Jusqu’à tomber sur sa sœur.
La souvenance de son regard est un poignard qu’elle dresse vers sa gorge. Il ravale sa salive, incapable, cette fois, de prendre la parole. Comme s’il avait perdu quelques années. C’est lorsqu’elle l’invite à la suivre qu’il accepte, en courbant l’échine. Les mains croisées dans le dos, il rejoint la cour intérieure. S’il est accoutumé au poids de sa conscience malmenée, il se sent courber sous la pression de ces reproches informulés. Les yeux de sa sœur sont bien loin de la terre bienveillante de son épouse. C’est un ciel glacé, un jugement céleste implacable, face auquel il ne peut que se soumettre.
Pourtant, comme un ange déchu, il sent une étrange colère gronder dans ses veines. Révolte ? Injustice ? L’Ouroboros râle, mais Aimable, lui, abandonne rapidement cet agacement. Non. Il sait que cette colère n’est qu’un pansement à sa peine. Sa tristesse est bien là, une grosse boule dans sa gorge, dans son torse, c’est une pierre autour du cou. Il ne sait pas comment s’en dépêtrer. Il aimerait que sa sœur ferme son poing pour l’abattre sur son épaule, qu’elle maugrée, bourrue, comme il lui arrivait de le faire. Qu’elle le malmène, avec son affection brutale et sa maladresse. Qu’il y ait cette chaleur, pas la froideur de ce regard noir qu’elle lui adresse.
De quelles fautes doit-il se faire pardonner ? Elles sont nombreuses.
La première d’entre elles est peut-être d’avoir existé.
Ca, il ne l’a pas demandé. Il n’a pas demandé l’Ouroboros non plus. Et pour le reste, il est prêt à assumer les conséquences. Non. Non, il n’est pas prêt à ce que sa propre sœur le haïsse.
Perdu dans ses pensées, il met quelques secondes avant de réagir.
_ Hm ?.... Oh.
Il gagne quelques secondes encore. Le temps de penser à une réponse – d’ignorer, momentanément, ses angoisses.
_ En effet. Un attentat est survenu. J’ai tenté de rattraper les coupables. Je les ai trouvés morts dans une ruelle, la nuque brisée. Il n’y avait pas de sang. Pas de traces de strangulation. Je n’ai jamais vu de telles blessures. Elles restaient focalisées sur leur nuque, précises et d’une propreté… effrayante. Seule une force extraordinaire aurait pu faire ça… Et encore. Tout le reste de leur corps a été épargné.
Plus il pense à ce qu’il a vu… plus la scène lui paraît effrayante. Inexplicable. Il y pense, certains soirs. La chute d’une pierre ou d’autre chose ? Non. Leur corps aurait porté les traces d’un écrasement plus global. Une corde ? Non. Il n’y avait aucune trace. La ruade d’un cheval ? Aucune autre ecchymose, pas d’os brisés.
_ Je n’ai vu qu’un simple domestique, un homme à la chevelure de feu au service du Duc de Bourgogne. As-tu déjà entendu parler de telles blessures ?
Eleanor est une femme forte. Vivante. Aimante. Elle l’a sorti de l’obscurité. Elle a fait de lui un homme, un père, et non plus l’enfant craintif qu’il avait été. Ils ont grandi ensemble. Et ils continueront à avancer, ensemble.
La main d’Eleanor se saisit à celle d’Aimable. C’est avec affection que leurs doigts s’entremêlent. La corne percée de cicatrices épouse son derme clair, parcouru de tâches de rousseurs et de quelques plaies causées par le travail. Le pouce d’Eleanor caresse la jointure de son pouce à l’ongle fissuré ; en réponse, il raffermit l’étreinte de ses doigts.
Dieu leur a offert la chance d’un amour sincère. Eleanor est tombée amoureuse, en un regard. Et avec patience, elle a su ouvrir le cœur si fermé du Chevalier. Elle lui a donné goût à la vie. Lui a appris à aimer ce qu’il était – au moins, une part de lui. Elle a fait germer les graines que Constantin a su planter.
Sans eux, Aimable serait resté cet enfant prisonnier d’un monde cauchemardesque, d’un monde dont sa famille a tenté plus d’une fois de le protéger. Mais les monstres ne venaient pas de l’extérieur : c’était sous le couvert de sa peau qu’ils se tapissaient, c’était derrière ses yeux qu’ils changeaient la réalité. Hildegard l’a vu grandir. Enfant qui marchait à peine, pris de terreurs nocturnes. Et lorsqu’il gambadait, c’eut été pour fuir un danger que personne ne pouvait voir – un danger que personne ne pouvait repousser. Leur famille était habituée à endurer les pires des guerres, à affronter la peur et la mort. Pas à guerroyer contre une entité sans chair à découper.
Au fur et à mesure qu’il vieillissait, ses traits s’étaient durcis, ses lèvres s’étaient muées dans un silence lugubre. Son corps portait des plaies dont personne ne comprenait l’origine. D’où venaient-elles ? De lui ? Ou d’autre chose ? De cette Voix dont il avait parlé quelques fois. Aimable était différent d’eux. Il ne se battait plus seulement dans ses rêves ; le combat était incessant. Pour autant, il taisait ses blessures. Il les dissimulait sous ses bandages, sous ses vêtements, jusqu’à ce qu’un de ses frères ou ses sœurs aperçoivent une tâche suspecte, un mouvement plus raide qu’à l’accoutumée ou lui arrachent un grognement de douleur. Et quand on le découvrait… Le désespoir et la honte scellaient la bouche d’Aimable. Ses yeux emplis de terreur parlaient à sa place.
Jusqu’à ce que Constantin vienne le retrouver. Et lui offre l’espoir. La sécurité dont il avait besoin. Aimable allait mieux, bien qu’il restait timide et renfermé, plus craintif que toute sa fratrie réunie. Et son mariage… l’avait complètement changé. Une nouvelle force animait ses muscles. Il n’était plus courbé sous son fardeau : à présent, il se tenait droit. Il ne reculait plus face aux combats. Comme eux, il faisait face.
Ainsi, lorsque Hildegard fait référence à l’air de Paris, Aimable se surprendrait presque à sourire. Paris ? Non. Ce n’est pas Paris. En réponse, il baisse simplement les yeux vers Eleanor. Son épouse lui adresse un de ses malicieux sourires en coin. Leur intimité est discrète et pourtant, chaleureuse, lorsqu’elle se détache – ses doigts fins restent en contact avec la main rugueuse d’Aimable jusqu’à la dernière seconde. Elle s’occupe de la table, pendant que les enfants viennent voir leur tante.
Isabeau éclate de rire lorsqu’elle le soulève, et s’empresse de s’enfuir quand elle le repose. Avide de jeu, l’enfant se rapproche timidement pour rester à portée de bras, avant de se réfugier près de sa mère si sa tante fait mine de le saisir. Richard sourit, avec tendresse, avant d’observer avec attention leur tante. Il admire sa force, et la cicatrice qui traverse sa joue. Acceptera-t-elle de lui raconter l’histoire de cette plaie ? Son esprit créatif illustre déjà une bataille épique, avant qu’il ne se rappelle que son rang d’abbesse lui interdit de prendre les armes. Quoi que, rien qu’à la vue de son corps, Richard se doute que sa tante n’a pas pu abandonner l’acier dans lequel les De Bayard sont forgés.
Isabeau dresse fièrement le torse une fois installé près de sa tante. Le voilà qui roule des mécaniques quand elle pince son bras ; en réponse, il contracte son biceps en gonflant les joues pour se donner l’air plus impressionnant. Ulric s’installe à sa place et laisse échapper un son rauque proche d’un grognement amusé. Côme, lui, proteste quand sa sœur récupère de sa tarte.
_ Ce n’est pas de la gourmandise ! Je fais honneur à ce que notre chère belle-sœur nous a préparés ! D’ailleurs, Ulric, tu ne devrais pas en prendre autant, ce n’est pas bon pour ce vieux banc, je vais me sacrifier…
Le lourd regard de l’aîné convainc Côme de laisser son assiette tranquille… Eleanor laisse échapper un rire et s’installe près d’Aimable.
Les conversations vont de bon train – Eleanor est à l’aise, Côme est bavard, les deux s’échangent quelques piques et Richard en profite pour demander à sa tante d’où vient sa cicatrice.
Aimable, à son habitude, reste paisible. Non pas renfermé et réfugié dans son coin, mais présent. Il sent les regards de sa sœur.
Une lame qui effleure sa peau.
Frissons, sur son derme. Il hésite. Hésite, avant que ses yeux clairs ne s’élèvent, pour déceler la menace pesée sur lui. Et son regard noir… L’échange ne dure qu’un battement de paupières. Et pourtant, il lui fait si mal qu’il sent son souffle se figer. Ses muscles se sont contractés. Comme si cette tension empêcherait à la lame de le transpercer. Mais il sent la douleur vive, indescriptible, qui lui perce les entrailles et le pousse à baisser les yeux.
Il reprend sa respiration. Elle est troublée. La tension s’étire sur ses épaules et finalement, gagne ses traits. Ils se sont renfermés. Sensible. Il est trop sensible. Il essaye de ne pas entendre ses pensées. De ne pas se souvenir. L’Ouroboros, attiré par le sang d’une plaie désincarnée, s’approche. Ses crocs s’y plantent.
Elle ne nous aime pas. Elle nous déteste. Elle ne veut pas de toi.
L’Ouroboros rit.
Te souviens-tu Aimable ? De toutes ces fois où elle est venue, sans te voir. De tous ces regards qu’elle t’adresse. Elle ne veut pas de toi. Nous l’effrayons. Elle est comme Ulric. Elle Sait et ils ne veulent pas de Nous.
Aimable aimerait le contredire. Mais les mots qui lui viennent sont réduits en charpie par la Voix pleine de CROCS.
Quand nous a-t-elle vus pour la première fois ?
Aimable serre le poing – non, son corps ne bouge pas. Tout est ralenti. Tout semble si loin. Il entend à peine les voix de sa famille, la chaleur d’Eleanor est si loin de lui bien qu’elle soit appuyée contre son épaule. Il veut saisir sa main. Se rattraper au présent, à la réalité, mais le souvenir est déterré par l’Ouroboros. Il s’arrache de sa tombe, réminiscences putréfiées. L’horreur dans le ventre.
C’était une fin d’après-midi. Aimable jouait avec Marie. Elle avait une jolie poupée. Elle avait de beaux cheveux. Il aimait les tresser. Ses doigts patauds entremêlés aux mèches de la poupée, avant que Marie ne la récupère. Ils jouent, depuis longtemps. Puis maman appelle. Il faut manger. Il a faim !
Marie part devant. Aimable marche derrière elle. Avant d’entendre une voix connue. Celle de Gwen. Etonné, il s’arrête, avertit Marie, puis s’éloigne en direction du petit bois. Elle l’appelle. Gwen. Gwen ?
Alors qu’il s’approche du bois, Aimable retrouve les ombres familières – menaçantes. Il a peur. Gwen ? La voix répond. La voix est difforme. Ce n’est pas Gwen. Ce n’est pas Gwen. Ses mains se plaquent contre ses oreilles. LA VOIX CRIE. LA VOIX HURLE.
La douleur dans le corps. Aimable veut s’enfuir. Il a peur, il veut crier, il ne peut pas. Le souffle bloqué, le corps paralysé, tenu par des mains que personne ne peut voir. Il tremble de tout son corps, il a si peur que sa vessie lâche, l’humidité sur ses jambes. La Voix LACHE, RRRRRRUGIT, Aimable s’enfuit. La maison ! Vite, la maison !
Ses mains sur ses oreilles ne le protègent pas. La VOIX le suit, à chaque pas, il sent ses morsures à ses chevilles, il tombe, tiré en arrière, non, il a simplement basculé à 4 pattes, il se redresse mais saigne. Il a très mal. Très mal ! A quelques mètres de la maison, Aimable arrive enfin à hurler.
En larmes. Terrorisé. Des bras puissants se referment autour de lui – Baptiste, Ulric, Côme ou Hildegard, Aimable ne sait pas. Il y a cette étreinte, cette main usée qui essuie son visage couvert de larmes et de sang, son nez saigne et sa cheville est rougie. Bleuie, sous la pression d’une étreinte.
Etreinte.
_ Aimable ?
Aimable bat des paupières. Ses yeux retrouvent ceux d’Eleanor. Elle sourit. Et lève la main pour la glisser le long de sa joue. Aimable se concentre sur la pression de son derme contre le sien. Ses doigts fins qui s’égarent dans ses cheveux coupés courts, au dessus de son oreille.
_ Tout va bien.
Tout va bien. Il est là. Avec eux. Il les entend, sent les dernières fragrances de la tarte. Son cœur bat lentement, il s’extirpe de sa torpeur et, par réflexe, essuie son nez d’un revers de manche. Pas de sang. Soulagé, Aimable esquisse un sourire et hoche la tête à l’adresse de son épouse. Eleanor sourit, confiante, se lève en tapotant son épaule pour débarrasser la table.
Aimable se lève à son tour. Il s’étire, fait craquer son épaule avant de masser sa nuque. Alors qu’Ulric a fait grimper Isabeau sur l’une de ses cuisses, Côme sert un peu de chartreuse, en offre à Eleanor qui accepte un verre. Aimable préfère s’éloigner du salon ; naturellement, ses pas le portent à retrouver les ombres familières du couloir. Jusqu’à tomber sur sa sœur.
La souvenance de son regard est un poignard qu’elle dresse vers sa gorge. Il ravale sa salive, incapable, cette fois, de prendre la parole. Comme s’il avait perdu quelques années. C’est lorsqu’elle l’invite à la suivre qu’il accepte, en courbant l’échine. Les mains croisées dans le dos, il rejoint la cour intérieure. S’il est accoutumé au poids de sa conscience malmenée, il se sent courber sous la pression de ces reproches informulés. Les yeux de sa sœur sont bien loin de la terre bienveillante de son épouse. C’est un ciel glacé, un jugement céleste implacable, face auquel il ne peut que se soumettre.
Pourtant, comme un ange déchu, il sent une étrange colère gronder dans ses veines. Révolte ? Injustice ? L’Ouroboros râle, mais Aimable, lui, abandonne rapidement cet agacement. Non. Il sait que cette colère n’est qu’un pansement à sa peine. Sa tristesse est bien là, une grosse boule dans sa gorge, dans son torse, c’est une pierre autour du cou. Il ne sait pas comment s’en dépêtrer. Il aimerait que sa sœur ferme son poing pour l’abattre sur son épaule, qu’elle maugrée, bourrue, comme il lui arrivait de le faire. Qu’elle le malmène, avec son affection brutale et sa maladresse. Qu’il y ait cette chaleur, pas la froideur de ce regard noir qu’elle lui adresse.
De quelles fautes doit-il se faire pardonner ? Elles sont nombreuses.
La première d’entre elles est peut-être d’avoir existé.
Ca, il ne l’a pas demandé. Il n’a pas demandé l’Ouroboros non plus. Et pour le reste, il est prêt à assumer les conséquences. Non. Non, il n’est pas prêt à ce que sa propre sœur le haïsse.
Perdu dans ses pensées, il met quelques secondes avant de réagir.
_ Hm ?.... Oh.
Il gagne quelques secondes encore. Le temps de penser à une réponse – d’ignorer, momentanément, ses angoisses.
_ En effet. Un attentat est survenu. J’ai tenté de rattraper les coupables. Je les ai trouvés morts dans une ruelle, la nuque brisée. Il n’y avait pas de sang. Pas de traces de strangulation. Je n’ai jamais vu de telles blessures. Elles restaient focalisées sur leur nuque, précises et d’une propreté… effrayante. Seule une force extraordinaire aurait pu faire ça… Et encore. Tout le reste de leur corps a été épargné.
Plus il pense à ce qu’il a vu… plus la scène lui paraît effrayante. Inexplicable. Il y pense, certains soirs. La chute d’une pierre ou d’autre chose ? Non. Leur corps aurait porté les traces d’un écrasement plus global. Une corde ? Non. Il n’y avait aucune trace. La ruade d’un cheval ? Aucune autre ecchymose, pas d’os brisés.
_ Je n’ai vu qu’un simple domestique, un homme à la chevelure de feu au service du Duc de Bourgogne. As-tu déjà entendu parler de telles blessures ?
Dim 6 Juin - 0:55
we are being followed
Du coin de l’œil, Hildegard croisa le regard de Richard qui les observait en silence par la fenêtre. Le gamin avait en effet sans doute remarqué son père et sa tante s’éclipser du salon en catimini. Elle se fit la réflexion que ce marmot ressemblait décidément beaucoup à Baptiste. Pas seulement dans son physique mais surtout dans ses manières, sa curiosité pondérée par la prudence, son sens de l’observation aiguisé, sa patience peu commune pour les jeunes de son âge. C’était étrange quelque part. Qu’il ait hérité et du visage de son oncle et de son caractère. C’était rassurant aussi. A travers lui, Baptiste vivait encore. Un peu. A travers lui, l’héritage des De Bayard continuerait à perdurer. Elle n’eut pas besoin d’ouvrir la bouche ou de lui faire un quelconque signe qu’il fila sans rien dire rejoindre les autres. Hildegard lui avait promis au repas de lui raconter l’histoire derrière sa cicatrice. C'était presque devenu un jeu entre eux deux. A chaque visite il lui posait la même question et à chaque visite, la milicienne lui racontait un récit différent. Un coup de lame d’un seigneur éméché en train de violenter une de ses gens, la flèche d’un brigand poursuivant un convoi dont elle avait la protection ou même la patte énorme d’un ours venu attaquer un village à la fonte des neiges, jusqu’ici elle avait toujours su redoubler d’imagination, mêlant habilement le vrai du faux en enjolivant ses propres aventures où vampires et lycans étaient remplacés par voleurs et bêtes sauvages. C’était que derrière ce trait de rose qui lui fendait la joue il y avait le souvenir de l’échec. De cette mission avec Charles et leur camarade de formation où ce dernier avait trouvé le trépas, le Duc d’Orléans et elle étant incapables de le protéger comme ils en avaient pourtant fait le serment. Non ce n’était pas une histoire à conter aux enfants. Même aux plus grands. Seul Baptiste était au courant de cet incident et cette confidence, l’ainé des De Bayard l’avait emportée dans sa tombe comme bien d’autres secrets de famille.
Alors occupée à regarder Richard se sauver, Hildegard ne remarqua pas bien toute l’étendue des sentiments qui flottaient dans le regard de son cadet en train de la toiser également. Elle le trouva simplement vaguement confus, pensif comme d’habitude. Probablement perdu avec tous les fantômes qui hantaient son esprit. C’était toujours cela le problème avec Aimable. Il n’était pas comme les autres. Depuis tout petit, il paraissait toujours ailleurs, dans un ailleurs terrifiant qu’il était le seul à pouvoir saisir. Et personne dans la fratrie ne se serait vraiment inquiété du côté rêveur d’Aimable si seulement le monde qui logeait dans sa tête n’avait pas trouvé moyen de s’échapper à l’extérieur.
Car quelque chose vivait en Aimable, quelque chose de profondément anormal, corrompu. Noir, entièrement voir. Elle l’avait vu, ou du moins avoir cru le voir ce quelque chose et même à l’époque, alors qu’elle ignorait tout de la Milice et des créatures de la nuit, Hildegard avait reconnu le Mal.
Il lui venait souvent à l’esprit qu’Aimable était un baril de poudre prêt à s’enflammer à la moindre étincelle, que c’était cruel de le laisser en vie avec une créature aussi abjecte à l’intérieur de lui-même.
Petite, elle avait vu Baptiste mettre à mort ce chien errant sur les sentiers dont l’arrière-train avait été à moitié dévoré par les animaux de la forêt et les mouches avaient planté leurs œufs qui avaient éclos dans la plaie béante et nécrosée sur son dos. La misérable bête avait du vivre pendant des jours voir des semaines avec des dizaines de petites bouches le dévorant de l’intérieur. Elle se souvenait qu’elle n’avait pas voulu que son frère le tue ce pauvre clébard qui luttait si férocement pour sa vie. Et pourtant elle se souvenait que c’était la chose la plus humaine à faire. Hildegard avait parfaitement conscience de l’horreur de la comparaison avec son petit frère. Mais un coin de son subconscient trouvait le parallèle déjà plus supportable que celui avec leur géniteur dont elle avait soigneusement enterré les quelques bribes de mémoire qui lui restait. Encore une histoire qu’elle se garderait de conter aux enfants.
Alors quand il lâcha un petit « hum » avant de prendre la parole, l’abbesse ne put s’empêcher de se demander si c’était vraiment son frère ou la chose qui lui répondait. Pire encore, si Aimable s’était concerté avec la chose avant d’ouvrir la bouche.
Jamais elle ne lui montrerait, mais parfois, son frère la terrifiait.
▬ Les scélérats qui s’en prennent à la couronne de France sont capables de tout. Face à de telles crapules, il faut s’attendre à n’importe quoi. Répliqua-t-elle sèchement quand une petite voix dans sa tête une voix hurlait les mots vampires et lycans. Toutefois, une autre voix, bien plus grave encore, lui murmurait qu’il existait justement d’autres créatures capables de tout. Comment ça tu les a trouvés ? Tu veux dire que tu es tombé dessus par chance en voulant rattraper les coupables ? Ses sourcils se froncèrent alors qu’elle se mit à parler plus bas : A aucun moment tu n’as perdu connaissance ? Tu peux le jurer sur la Bible ? Le sous-entendu était à peine voilé. Seule une chose non-humaine aurait pu briser la nuque de plusieurs hommes à la seule force de ses mains sans rencontrer de résistance. Une chose peut-être similaire à celle qui se tenait devant elle.
Ses yeux revinrent à la fenêtre. Ils cherchaient la lumière rassurante du foyer, cherchaient les éclats de voix de Côme et d’Eleanor qui riaient dans la pièce principale. Hildegard prit une grande inspiration.
▬ Non oublie. Ces histoires ne m’intéressent pas.
Et elle lui tourna les talons, s’apprêtant à retourner dans la maison.
Car l’ignorance était encore la seule excuse qu’elle avait pour le laisser la rejoindre à l’intérieur, le laisser rejoindre Eleanor, rejoindre Richard et Isabeau, Côme, Ulric, Fleur, Aube, Roan et tous les autres.
Si elle savait que c’était la chose sous les traits de son frère qu’elle avait laissé toutes ses années entrer dans la maison de Baptiste, Hildegard serait incapable de se le pardonner.
Alors occupée à regarder Richard se sauver, Hildegard ne remarqua pas bien toute l’étendue des sentiments qui flottaient dans le regard de son cadet en train de la toiser également. Elle le trouva simplement vaguement confus, pensif comme d’habitude. Probablement perdu avec tous les fantômes qui hantaient son esprit. C’était toujours cela le problème avec Aimable. Il n’était pas comme les autres. Depuis tout petit, il paraissait toujours ailleurs, dans un ailleurs terrifiant qu’il était le seul à pouvoir saisir. Et personne dans la fratrie ne se serait vraiment inquiété du côté rêveur d’Aimable si seulement le monde qui logeait dans sa tête n’avait pas trouvé moyen de s’échapper à l’extérieur.
Car quelque chose vivait en Aimable, quelque chose de profondément anormal, corrompu. Noir, entièrement voir. Elle l’avait vu, ou du moins avoir cru le voir ce quelque chose et même à l’époque, alors qu’elle ignorait tout de la Milice et des créatures de la nuit, Hildegard avait reconnu le Mal.
Il lui venait souvent à l’esprit qu’Aimable était un baril de poudre prêt à s’enflammer à la moindre étincelle, que c’était cruel de le laisser en vie avec une créature aussi abjecte à l’intérieur de lui-même.
Petite, elle avait vu Baptiste mettre à mort ce chien errant sur les sentiers dont l’arrière-train avait été à moitié dévoré par les animaux de la forêt et les mouches avaient planté leurs œufs qui avaient éclos dans la plaie béante et nécrosée sur son dos. La misérable bête avait du vivre pendant des jours voir des semaines avec des dizaines de petites bouches le dévorant de l’intérieur. Elle se souvenait qu’elle n’avait pas voulu que son frère le tue ce pauvre clébard qui luttait si férocement pour sa vie. Et pourtant elle se souvenait que c’était la chose la plus humaine à faire. Hildegard avait parfaitement conscience de l’horreur de la comparaison avec son petit frère. Mais un coin de son subconscient trouvait le parallèle déjà plus supportable que celui avec leur géniteur dont elle avait soigneusement enterré les quelques bribes de mémoire qui lui restait. Encore une histoire qu’elle se garderait de conter aux enfants.
Alors quand il lâcha un petit « hum » avant de prendre la parole, l’abbesse ne put s’empêcher de se demander si c’était vraiment son frère ou la chose qui lui répondait. Pire encore, si Aimable s’était concerté avec la chose avant d’ouvrir la bouche.
Jamais elle ne lui montrerait, mais parfois, son frère la terrifiait.
▬ Les scélérats qui s’en prennent à la couronne de France sont capables de tout. Face à de telles crapules, il faut s’attendre à n’importe quoi. Répliqua-t-elle sèchement quand une petite voix dans sa tête une voix hurlait les mots vampires et lycans. Toutefois, une autre voix, bien plus grave encore, lui murmurait qu’il existait justement d’autres créatures capables de tout. Comment ça tu les a trouvés ? Tu veux dire que tu es tombé dessus par chance en voulant rattraper les coupables ? Ses sourcils se froncèrent alors qu’elle se mit à parler plus bas : A aucun moment tu n’as perdu connaissance ? Tu peux le jurer sur la Bible ? Le sous-entendu était à peine voilé. Seule une chose non-humaine aurait pu briser la nuque de plusieurs hommes à la seule force de ses mains sans rencontrer de résistance. Une chose peut-être similaire à celle qui se tenait devant elle.
Ses yeux revinrent à la fenêtre. Ils cherchaient la lumière rassurante du foyer, cherchaient les éclats de voix de Côme et d’Eleanor qui riaient dans la pièce principale. Hildegard prit une grande inspiration.
▬ Non oublie. Ces histoires ne m’intéressent pas.
Et elle lui tourna les talons, s’apprêtant à retourner dans la maison.
Car l’ignorance était encore la seule excuse qu’elle avait pour le laisser la rejoindre à l’intérieur, le laisser rejoindre Eleanor, rejoindre Richard et Isabeau, Côme, Ulric, Fleur, Aube, Roan et tous les autres.
Si elle savait que c’était la chose sous les traits de son frère qu’elle avait laissé toutes ses années entrer dans la maison de Baptiste, Hildegard serait incapable de se le pardonner.
Lun 14 Juin - 16:31
Hildegard s’interroge, l’interroge.
Et Aimable réalise qu’en quelques années, sa sœur ne lui a jamais autant parlé.
Cela fait si longtemps qu’ils n’ont pas été seuls, tous les deux. Qu’elle n’a pas pris le temps d’être avec lui et d’échanger avec lui.
Cela fait si longtemps qu’elle le fuit.
Lui et l’Autre qu’elle ne peut ou ne veut pas voir. Il la comprend. Qu’aurait-il fait à sa place ? Si elle l’avait déjà regardé, avec des yeux emplis d’obscurité ? Un monstre tapi dans ses yeux, prêt à le dévorer. Il n’aurait pas fait mieux, il aurait même fait pire. Il a toujours été craintif. Inquiet. Froussard. Peut-être qu’il l’aurait évitée comme elle l’avait tant de fois fait.
Ah, déjà petit, il se souvenait ouvrir de grands yeux quand sa sœur faisait craquer ses jointures, qu’elle roulait des épaules ou traversait le couloir d’un pas déterminé. Son genre et son allure n’avaient jamais su retirer de sa dangerosité, au contraire ! Elle n’était que plus tenace. Sa sœur, il l’avait toujours admirée. Et les quelques fois où elle s’était interposée entre lui et un danger, il s’était toujours senti en sécurité.
Il y avait eu cette fois où un cheval s’était cabré devant lui. Du haut de ses 7 ans, Aimable s’était figé, les yeux écarquillés. Les mains nerveusement cramponnées au bout de tissu qu’il gardait comme doudou. Et Hildegard s’était dressée. De toute sa hauteur, elle avait levé ses poings vers le ciel, sa voix avait tonné comme l’orage, le cheval avait reculé en piaffant alors qu’elle le menaçait du regard.
Elle avait toujours été si impressionnante. La seule à affronter Ulric du regard, lorsqu’il les défiait. A foncer comme une furie, la tête baissée, sans craindre d’être soulevée ou balancée.
Si courageuse, lorsqu’elle le ramassait par terre, crachait sur son genou ensanglanté pour le nettoyer du plat de la main. La vue de sang ne l’effrayait pas et parfois, bourrue, elle remettait son petit frère sur ses pieds.
Alors aurait-il fui devant elle ?
Oui. Il aurait probablement reculé. Il aurait probablement baissé les yeux et levé les mains, pour se protéger. Mais il sait qu’il l’aurait toujours aimée. Qu’il l’aimait et que si un jour, c’était elle qui était en danger, il se serait interposé.
Sa chair servirait toujours d’ultime barrière entre elle et l’Ouroboros. Sa volonté serait son bouclier. Et ses poings serrés maintiendraient toujours le collet de la Bête. Pour elle comme pour les autres, il tiendrait.
Combien même ne verrait-elle en lui que ses faiblesses ou le monstre qui l’habitait. Lui savait ce pourquoi il se battait.
Pour la même raison qu’Hildegard l’avait tant de fois protégé.
A la mention de l’attaque, son visage s’assombrit. Aimable baisse songeusement les yeux, se replongeant dans les souvenirs si vifs de l’explosion, des odeurs, des morts. Du Maréchal. Si austère. Ses réprimandes et ses compliments. Sa récompense. Sa promotion.
Un tel drame lui avait permis de monter en grade. De sortir du lot. Sans qu’il n’en comprenne tant les raisons. Le Maréchal avait mis en avant de nombreuses qualités – lui correspondaient-elles vraiment ? Malgré ses doutes, il s’efforçait de remplir au mieux ses nouveaux devoirs et étrangement, s’y épanouissait. Il prenait de l’assurance. Il prenait confiance.
Être loin des ombres l’éblouissait. Mais il commençait à s’habituer à la lumière.
Les bras croisés dans le dos, Aimable se tient droit. Et entend les doutes de sa sœur.
Une chape de plomb sur les épaules. L’Ouroboros, ou une part plus viscérale encore, murmurent à son oreille. Elle n’a pas confiance. Elle doute ! Elle ne nous aime pas. Elle nous croit coupable. Ne réponds pas. Elle ne veut pas entendre. Elle s’en va. Tu ne l’intéresses pas. Elle ne voit que NOUS et le MONSTRE en TOI.
Son cœur s’accélère.
Il devrait se taire. Se taire, comme elle l’a demandé. S’effacer et disparaître. Se faire oublier. C’est ce qu’il vaut mieux. Non ?
La Voix est si faible et si forte à la fois. Elle lèche ses plaies et croque dedans à pleins crocs ; ses mots le déchirent. Avide, affamée, assoiffée, elle y plante ses griffes et tire, Aimable sent son souffle se figer.
Pourtant, cette fois, il tient. Il ne s’effondre pas.
La douleur et les peurs sont là. Terribles. Mais il ne flanche pas. Ses poings se serrent alors que ses sourcils se froncent. Son souffle se fait plus lent. Plus maîtrisé. Ses muscles sont contractés. Malgré le poids, Aimable ne courbe pas l’échine. Il se tient droit. Droit, comme Hildegard l’a fait devant le cheval affolé.
Il ne reculera pas.
Il en a assez de fuir. Il y a des combats qu’il ne peut pas éviter. Des combats face auxquels il refuse de reculer. L'enjeu est trop important.
Et aujourd’hui, ce combat, c’est affronter une peur qui n’est plus seulement la sienne.
_ Hildegard.
Il prononce son nom. Avec une assurance qu’il n’a jamais eue jusqu’à présent.
Il n’est plus cet enfant craintif. Les crocs de l’Ouroboros ont percé sa chair, mais ne brisent pas ses os. Non. Ils ne briseront pas ce qui le tient debout. Sa famille.
Qu’Elle essaye, cette satanée Voix. Qu’Elle essaye ! Ses mots ne briseront jamais l’acier qui le lie aux siens.
Il y a des choses plus importantes que ses doutes et ses peurs. Il y a des personnes sur lesquelles l’Ouroboros n’aura jamais prises.
Aimable se retourne. Ses yeux clairs viennent à la rencontre de ceux de sa sœur. L’acier de leurs prunelles se rencontre. Dans un élan de tendresse, Aimable repense à tous ces entraînements qu’ils ont réalisés. Aux coups qu’elle lui a maintes fois balancés. Cet amour si puissant qu’elle ne pouvait l’exprimer qu’au travers de morsures, de griffures, de bousculades.
_ Je n’ai pas perdu connaissance. Je peux le jurer sur la Bible.
Aimable n’est plus un enfant. Il n’a plus peur. Il n’a pas peur, quand c’est pour elle. Il se l’interdit. Il s’approche de quelques pas, assez pour qu’elle l’entende sans qu’il n’ait à hausser la voix.
Que lui dire ? Son amour ? La fierté de l’avoir comme sœur ? Le bonheur de la revoir ? Lui partager ses inquiétudes ? Lui dire qu’il est bien présent, qu’il est là, que ce n’est pas l’Autre, c’est lui. Lui.
Lui demander si elle l’aime.
Si elle aurait voulu qu’il disparaisse.
Ce jour où Ulric l’a surpris. Il n’avait qu’une dizaine d’années, la fois où il a tenté de mettre fin à sa vie.
Aurait-elle été heureuse ? Aurait-elle été soulagée ? Est-ce qu’elle aurait pleuré ou pensé à lui ?
Il y a l’espoir tenace, le besoin de savoir si elle tenait à lui. S’il a raison de se battre et de tenir.
Non. Elle n’a pas à porter son fardeau. Il ne doit pas l’enchaîner à ses peurs et son besoin d’affection. Hildegard est une femme libre – et c’est sûrement libre qu’elle est la plus heureuse. Si elle s’est échappée du domaine, ce n’est pas pour qu’il l’enferme dans son affection. Aussi sincère soit-elle.
Aimer, c’est accepter que l’autre s’en aille.
_ … Si tu veux parler de ces histoires, je suis là. Le jour où tu le voudras, où tu pourras… Ou le jour où tu en auras besoin. Je serai là, comme je l’ai toujours été.
Lui si peu tactile. Sa main vient se reposer sur l’épaule de sa sœur et il resserre tendrement l’emprise de ses doigts, une étreinte bourrue à laquelle il met très rapidement fin. Lui qui n’aimait aucun contact, voilà qu’il vient lui en offrir un.
_ Tu es ma sœur. Je ne veux plus te cacher les choses. Je suis capable d’en parler. Mais je ne veux rien t’imposer. Si tu as des questions, j’y répondrai. Si tu as des demandes, je ferai tout pour y répondre. Et si tu préfères ne rien savoir, je garderai le silence.
Dieu seul sait quel courage il lui faut pour prononcer ces mots.
_ Si tu repars bientôt, je…
Il hésite quelques secondes.
Il pense souvent à sa mort. Il sait qu’elle viendra. Peut-être avant celle de tous les autres. L'Ouroboros l'use. Il se sent parfois aussi âgé qu'Ulric. Avec ses articulations douloureuses, les rides, les cheveux gris.
_Je veux juste te dire que je t’ai toujours admirée. Tu m’as appris ce qu’était le courage. Ce que c’était, de tenir face à l’adversité. Et je ne t’en veux de rien. Je ne t’en voudrai jamais de rien. Je sais que tes actions sont justifiées. J’ai confiance en toi. Tu es et tu seras toujours ma sœur.
Si elle est heureuse près de lui, il accepterait de la laisser partir. Mais avant qu’elle ne parte, elle devait entendre ces mots.
C’est l’un des plus durs sacrifices à faire. Il a l’impression de trancher le bras dans lequel l’Ouroboros a planté ses crocs. Il a mal et redoute le pire, mais n’en laisse rien paraître. Il a pris sa décision.
_ Toujours.
Ce simple mot exprime toute l’affection qu’il aimerait lui avouer. Sa voix est grave et douce. Rappelle, étrangement, la tranquillité de Baptiste avec une rudesse unique, celle d’Aimable.
Il n’est plus l’enfant dans l’ombre de ses sœurs ou de ses frères.
Il n’est plus dans l’ombre.
Aujourd’hui, il est à la lumière. Et si Hildegard doit retenir une seule image de lui, il aimerait que ce soit celle là. Celle d’un homme assuré et épanoui. D’un enfant qui a su grandir et trouver le courage en lui. D’un frère qui l’aime. Malgré leurs différences, malgré tout ce qui les oppose, malgré la distance.
Malgré le monstre qui partage leur vie.
Il y a des choses que l’Ouroboros n’aura jamais.
Et Aimable réalise qu’en quelques années, sa sœur ne lui a jamais autant parlé.
Cela fait si longtemps qu’ils n’ont pas été seuls, tous les deux. Qu’elle n’a pas pris le temps d’être avec lui et d’échanger avec lui.
Cela fait si longtemps qu’elle le fuit.
Lui et l’Autre qu’elle ne peut ou ne veut pas voir. Il la comprend. Qu’aurait-il fait à sa place ? Si elle l’avait déjà regardé, avec des yeux emplis d’obscurité ? Un monstre tapi dans ses yeux, prêt à le dévorer. Il n’aurait pas fait mieux, il aurait même fait pire. Il a toujours été craintif. Inquiet. Froussard. Peut-être qu’il l’aurait évitée comme elle l’avait tant de fois fait.
Ah, déjà petit, il se souvenait ouvrir de grands yeux quand sa sœur faisait craquer ses jointures, qu’elle roulait des épaules ou traversait le couloir d’un pas déterminé. Son genre et son allure n’avaient jamais su retirer de sa dangerosité, au contraire ! Elle n’était que plus tenace. Sa sœur, il l’avait toujours admirée. Et les quelques fois où elle s’était interposée entre lui et un danger, il s’était toujours senti en sécurité.
Il y avait eu cette fois où un cheval s’était cabré devant lui. Du haut de ses 7 ans, Aimable s’était figé, les yeux écarquillés. Les mains nerveusement cramponnées au bout de tissu qu’il gardait comme doudou. Et Hildegard s’était dressée. De toute sa hauteur, elle avait levé ses poings vers le ciel, sa voix avait tonné comme l’orage, le cheval avait reculé en piaffant alors qu’elle le menaçait du regard.
Elle avait toujours été si impressionnante. La seule à affronter Ulric du regard, lorsqu’il les défiait. A foncer comme une furie, la tête baissée, sans craindre d’être soulevée ou balancée.
Si courageuse, lorsqu’elle le ramassait par terre, crachait sur son genou ensanglanté pour le nettoyer du plat de la main. La vue de sang ne l’effrayait pas et parfois, bourrue, elle remettait son petit frère sur ses pieds.
Alors aurait-il fui devant elle ?
Oui. Il aurait probablement reculé. Il aurait probablement baissé les yeux et levé les mains, pour se protéger. Mais il sait qu’il l’aurait toujours aimée. Qu’il l’aimait et que si un jour, c’était elle qui était en danger, il se serait interposé.
Sa chair servirait toujours d’ultime barrière entre elle et l’Ouroboros. Sa volonté serait son bouclier. Et ses poings serrés maintiendraient toujours le collet de la Bête. Pour elle comme pour les autres, il tiendrait.
Combien même ne verrait-elle en lui que ses faiblesses ou le monstre qui l’habitait. Lui savait ce pourquoi il se battait.
Pour la même raison qu’Hildegard l’avait tant de fois protégé.
A la mention de l’attaque, son visage s’assombrit. Aimable baisse songeusement les yeux, se replongeant dans les souvenirs si vifs de l’explosion, des odeurs, des morts. Du Maréchal. Si austère. Ses réprimandes et ses compliments. Sa récompense. Sa promotion.
Un tel drame lui avait permis de monter en grade. De sortir du lot. Sans qu’il n’en comprenne tant les raisons. Le Maréchal avait mis en avant de nombreuses qualités – lui correspondaient-elles vraiment ? Malgré ses doutes, il s’efforçait de remplir au mieux ses nouveaux devoirs et étrangement, s’y épanouissait. Il prenait de l’assurance. Il prenait confiance.
Être loin des ombres l’éblouissait. Mais il commençait à s’habituer à la lumière.
Les bras croisés dans le dos, Aimable se tient droit. Et entend les doutes de sa sœur.
Une chape de plomb sur les épaules. L’Ouroboros, ou une part plus viscérale encore, murmurent à son oreille. Elle n’a pas confiance. Elle doute ! Elle ne nous aime pas. Elle nous croit coupable. Ne réponds pas. Elle ne veut pas entendre. Elle s’en va. Tu ne l’intéresses pas. Elle ne voit que NOUS et le MONSTRE en TOI.
Son cœur s’accélère.
Il devrait se taire. Se taire, comme elle l’a demandé. S’effacer et disparaître. Se faire oublier. C’est ce qu’il vaut mieux. Non ?
DISPARAITRE.
La Voix est si faible et si forte à la fois. Elle lèche ses plaies et croque dedans à pleins crocs ; ses mots le déchirent. Avide, affamée, assoiffée, elle y plante ses griffes et tire, Aimable sent son souffle se figer.
Pourtant, cette fois, il tient. Il ne s’effondre pas.
La douleur et les peurs sont là. Terribles. Mais il ne flanche pas. Ses poings se serrent alors que ses sourcils se froncent. Son souffle se fait plus lent. Plus maîtrisé. Ses muscles sont contractés. Malgré le poids, Aimable ne courbe pas l’échine. Il se tient droit. Droit, comme Hildegard l’a fait devant le cheval affolé.
Il ne reculera pas.
Il en a assez de fuir. Il y a des combats qu’il ne peut pas éviter. Des combats face auxquels il refuse de reculer. L'enjeu est trop important.
Et aujourd’hui, ce combat, c’est affronter une peur qui n’est plus seulement la sienne.
_ Hildegard.
Il prononce son nom. Avec une assurance qu’il n’a jamais eue jusqu’à présent.
Il n’est plus cet enfant craintif. Les crocs de l’Ouroboros ont percé sa chair, mais ne brisent pas ses os. Non. Ils ne briseront pas ce qui le tient debout. Sa famille.
Qu’Elle essaye, cette satanée Voix. Qu’Elle essaye ! Ses mots ne briseront jamais l’acier qui le lie aux siens.
Il y a des choses plus importantes que ses doutes et ses peurs. Il y a des personnes sur lesquelles l’Ouroboros n’aura jamais prises.
Aimable se retourne. Ses yeux clairs viennent à la rencontre de ceux de sa sœur. L’acier de leurs prunelles se rencontre. Dans un élan de tendresse, Aimable repense à tous ces entraînements qu’ils ont réalisés. Aux coups qu’elle lui a maintes fois balancés. Cet amour si puissant qu’elle ne pouvait l’exprimer qu’au travers de morsures, de griffures, de bousculades.
_ Je n’ai pas perdu connaissance. Je peux le jurer sur la Bible.
Aimable n’est plus un enfant. Il n’a plus peur. Il n’a pas peur, quand c’est pour elle. Il se l’interdit. Il s’approche de quelques pas, assez pour qu’elle l’entende sans qu’il n’ait à hausser la voix.
Que lui dire ? Son amour ? La fierté de l’avoir comme sœur ? Le bonheur de la revoir ? Lui partager ses inquiétudes ? Lui dire qu’il est bien présent, qu’il est là, que ce n’est pas l’Autre, c’est lui. Lui.
Lui demander si elle l’aime.
Si elle aurait voulu qu’il disparaisse.
Ce jour où Ulric l’a surpris. Il n’avait qu’une dizaine d’années, la fois où il a tenté de mettre fin à sa vie.
Aurait-elle été heureuse ? Aurait-elle été soulagée ? Est-ce qu’elle aurait pleuré ou pensé à lui ?
Il y a l’espoir tenace, le besoin de savoir si elle tenait à lui. S’il a raison de se battre et de tenir.
Non. Elle n’a pas à porter son fardeau. Il ne doit pas l’enchaîner à ses peurs et son besoin d’affection. Hildegard est une femme libre – et c’est sûrement libre qu’elle est la plus heureuse. Si elle s’est échappée du domaine, ce n’est pas pour qu’il l’enferme dans son affection. Aussi sincère soit-elle.
Aimer, c’est accepter que l’autre s’en aille.
_ … Si tu veux parler de ces histoires, je suis là. Le jour où tu le voudras, où tu pourras… Ou le jour où tu en auras besoin. Je serai là, comme je l’ai toujours été.
Lui si peu tactile. Sa main vient se reposer sur l’épaule de sa sœur et il resserre tendrement l’emprise de ses doigts, une étreinte bourrue à laquelle il met très rapidement fin. Lui qui n’aimait aucun contact, voilà qu’il vient lui en offrir un.
_ Tu es ma sœur. Je ne veux plus te cacher les choses. Je suis capable d’en parler. Mais je ne veux rien t’imposer. Si tu as des questions, j’y répondrai. Si tu as des demandes, je ferai tout pour y répondre. Et si tu préfères ne rien savoir, je garderai le silence.
Dieu seul sait quel courage il lui faut pour prononcer ces mots.
_ Si tu repars bientôt, je…
Il hésite quelques secondes.
Il pense souvent à sa mort. Il sait qu’elle viendra. Peut-être avant celle de tous les autres. L'Ouroboros l'use. Il se sent parfois aussi âgé qu'Ulric. Avec ses articulations douloureuses, les rides, les cheveux gris.
_Je veux juste te dire que je t’ai toujours admirée. Tu m’as appris ce qu’était le courage. Ce que c’était, de tenir face à l’adversité. Et je ne t’en veux de rien. Je ne t’en voudrai jamais de rien. Je sais que tes actions sont justifiées. J’ai confiance en toi. Tu es et tu seras toujours ma sœur.
Si elle est heureuse près de lui, il accepterait de la laisser partir. Mais avant qu’elle ne parte, elle devait entendre ces mots.
C’est l’un des plus durs sacrifices à faire. Il a l’impression de trancher le bras dans lequel l’Ouroboros a planté ses crocs. Il a mal et redoute le pire, mais n’en laisse rien paraître. Il a pris sa décision.
_ Toujours.
Ce simple mot exprime toute l’affection qu’il aimerait lui avouer. Sa voix est grave et douce. Rappelle, étrangement, la tranquillité de Baptiste avec une rudesse unique, celle d’Aimable.
Il n’est plus l’enfant dans l’ombre de ses sœurs ou de ses frères.
Il n’est plus dans l’ombre.
Aujourd’hui, il est à la lumière. Et si Hildegard doit retenir une seule image de lui, il aimerait que ce soit celle là. Celle d’un homme assuré et épanoui. D’un enfant qui a su grandir et trouver le courage en lui. D’un frère qui l’aime. Malgré leurs différences, malgré tout ce qui les oppose, malgré la distance.
Malgré le monstre qui partage leur vie.
Il y a des choses que l’Ouroboros n’aura jamais.
Lun 21 Juin - 0:43
let me in
La façon dont Aimable prononça son nom lui provoqua un long frisson à l'arrière de la nuque et la stoppa net dans son mouvement. Était-ce son frère qui venait de parler ? Ou était-ce la chose ? De dos, impossible de le deviner. Impossible de savoir ce qu'il voulait. La détermination qui transperçait sa voix l'empêchait de reconnaître son cadet.
Aimable avait toujours été un enfant timide, discret, souvent refermé sur lui-même et tapi dans l'ombre des personnalités bien plus détonnantes de ses ainés. Il n'était pas du genre à parler plus fort que ses adelphes, pas plus que de leur tenir tête.
Alors de qui venait cette voix ?
Ce fut les poings serrés, s'attendant presque à faire face à une créature toute en ténèbres, qu'Hildegard lui fit volte-face, ses bottes soulevant la poussière de la cour. Et pourtant, quand bien même c'était bien toujours son petit frère qui se tenait là, devant elle, la milicienne n'arriva pas à se sentir soulagée. Elle se contenta de le toiser d'un air aussi glacé que la lame de son couteau.
Car elle ne pouvait pas baisser sa garde, baisser cette barrière dressée entre elle et lui. Pas tant qu'elle n'aurait pas la certitude que la chose s'en était allée. Définitivement.
Dès lors, par instinct, par méfiance, elle se recula presque aussitôt qu'il s'avança. Non. Bible ou pas, l'assurance nouvelle avec laquelle il soutenait son regard là où il aurait d'ordinaire baissé la tête lui faisait peur.
Ce n'était pas Aimable.
La main sur son épaule ce n'était PAS Aimable.
Ses mâchoires se crispèrent, le corps entier d'Hildegard s'était figé, droit, tendu, prêt à frapper ou à prendre la fuite, peu importe. Les mots de son frère lui coulaient entre les oreilles mais elle n'était pas certaine d'en comprendre le sens ou du moins de vouloir en comprendre le sens. Pas tout à fait. C'était trop tôt, trop soudain.
C'était trop.
Elle sentit son coeur s'accélérer, ralentir puis repartir à toute allure en ratant un battement. Elle sentit le sang dans ses veines se glacer, tous ses muscles se raidir, ses sens aux aguets, visualisant déjà le poing qu'elle allait abattre dans sa figure car cet étalage de sentiments, la sincérité de ses paroles, le regard bleu, si bleu comme le sien la noyait. Elle perdait pied, elle coulait, elle allait se noyer avec le poids de sa fierté, de sa paranoïa, de son détachement. Cette barrière érigée entre eux deux était en train de l'écraser.
Elle sentit son coeur éclater.
Elle voudrait le croire. Elle voudrait tant lui répondre qu'elle aussi elle est fière de lui, resserrer ses bras autour de lui, parler de Baptiste, parler d'Ulric, lui avouer qu'elle s'inquiétait pour sa santé à lui, qu'elle avait peur pour les enfants de Gwendoline, qu'elle voudrait que Fleur vienne dans son abbaye, qu'elle aussi pensait souvent à Constantin, qu'elle aimait beaucoup Eleanor et même les vaches, qu'elle pourrait tuer sans ciller pour Richard et Isabeau. Elle voudrait lui dire toutes ses choses qu'elle s'était interdite de prononcer il y avait si longtemps, des petites choses si insignifiantes mais si profondément enterrées à l'intérieur de sa carapace que les faire remonter à la surface reviendrait à détruire son armure.
Et puis ses bras restaient immobiles le long de son corps. Et puis les mots ne venaient pas. En cet instant, la milicienne n'avait ni de main, ni de bouche. Elle était impuissante, si petite devant cette barrière entre elle et lui. Une barrière qu'elle n'était plus capable de détruire. Qu'elle ne savait pas comment détruire. De toutes les créatures qu'elle avait du affronter dans sa vie, personne ne lui avait appris à faire face au démon de ses angoisses, à ce monstre de silence et de dureté qu'elle gardait près d'elle comme le Cerbère sur le palier de son propre univers. Fermé. Impénétrable. Insondable. Comme la chose en Aimable. N'était-elle pas un prétexte bien pratique, cette chose, justement ?
Personne ne lui avait appris à s'ouvrir comme était en train de le faire Aimable. Et c'était terrifiant. Absolument terrifiant de réaliser qu'elle était tout bonnement stupide, incapable de se livrer correctement à lui.
Et c'était rageant aussi.
▬ Quelles histoires ? Quelles demandes ? Sa voix avait claqué dans l'air comme le sifflement mécontent d'un animal acculé.
Ce n'était pas elle qui parlait.
Quelles sottises es-tu en train d'énoncer ? Il n'y a rien à dire entre nous. Ce n'était pas Hildegard qui battait en retraite avec cet air mécontent, ce regard noir. Juste l'ombre d'elle-même.
C'était la peur, la même que celle qui se posa sur la paume posée sur son épaule pour la retirer. Le geste était brusque. Et pourtant son gant resta dans la main d'Aimable. Elle baissa la tête dans un grognement, regarda la main abimée de son cadet et son esprit vagabonda un instant en arrière, à cette époque où elle vivait encore au domaine, où elle l'emmenait partout avec lui en le tenant par cette même main. Parce que c'était son rôle de grande soeur de le protéger, de le garder près de soi. Parce que même à cette époque il l'avait toujours admirée.
Alors pourquoi ? Pourquoi n'était-elle pas capable de lui rendre cette amour ? Où étaient passés cette petite fille et ce plus petit encore garçon ? Où étaient-ils ? Que restait-il de leur enfance et de toute l'affection fraternelle, énorme, dégoulinante si tendrement chérie entre eux ? Où l'avait-elle enterrée ?
▬ C'est... Ses doigts quittèrent ceux d'Aimable, elle croisa les bras sans oser soutenir ses prunelles. Pas comme elle avait l'habitude de le faire avec cette moue renfrognée et fière. Plutôt comme si elle cherchait à tenir les morceaux de coeur contre son torse. D'accord. Le mot qui suivit lui écorcha la gorge tant et si bien qu'elle l'expulsa dans un souffle presque douloureux. Merci. Elle ferma à moitié les yeux, comme si elle venait de faire un effort surhumain. Rentrons. Ajouta-t-elle tout bas, telle une demande.
La pensée qu'elle déshonorait la famille en était incapable de mener cette bataille pourtant si naturelle et si nécessaire lui crevait la poitrine.
Aimable avait toujours été un enfant timide, discret, souvent refermé sur lui-même et tapi dans l'ombre des personnalités bien plus détonnantes de ses ainés. Il n'était pas du genre à parler plus fort que ses adelphes, pas plus que de leur tenir tête.
Alors de qui venait cette voix ?
Ce fut les poings serrés, s'attendant presque à faire face à une créature toute en ténèbres, qu'Hildegard lui fit volte-face, ses bottes soulevant la poussière de la cour. Et pourtant, quand bien même c'était bien toujours son petit frère qui se tenait là, devant elle, la milicienne n'arriva pas à se sentir soulagée. Elle se contenta de le toiser d'un air aussi glacé que la lame de son couteau.
Car elle ne pouvait pas baisser sa garde, baisser cette barrière dressée entre elle et lui. Pas tant qu'elle n'aurait pas la certitude que la chose s'en était allée. Définitivement.
Dès lors, par instinct, par méfiance, elle se recula presque aussitôt qu'il s'avança. Non. Bible ou pas, l'assurance nouvelle avec laquelle il soutenait son regard là où il aurait d'ordinaire baissé la tête lui faisait peur.
Ce n'était pas Aimable.
La main sur son épaule ce n'était PAS Aimable.
Ses mâchoires se crispèrent, le corps entier d'Hildegard s'était figé, droit, tendu, prêt à frapper ou à prendre la fuite, peu importe. Les mots de son frère lui coulaient entre les oreilles mais elle n'était pas certaine d'en comprendre le sens ou du moins de vouloir en comprendre le sens. Pas tout à fait. C'était trop tôt, trop soudain.
C'était trop.
Elle sentit son coeur s'accélérer, ralentir puis repartir à toute allure en ratant un battement. Elle sentit le sang dans ses veines se glacer, tous ses muscles se raidir, ses sens aux aguets, visualisant déjà le poing qu'elle allait abattre dans sa figure car cet étalage de sentiments, la sincérité de ses paroles, le regard bleu, si bleu comme le sien la noyait. Elle perdait pied, elle coulait, elle allait se noyer avec le poids de sa fierté, de sa paranoïa, de son détachement. Cette barrière érigée entre eux deux était en train de l'écraser.
Elle sentit son coeur éclater.
Elle voudrait le croire. Elle voudrait tant lui répondre qu'elle aussi elle est fière de lui, resserrer ses bras autour de lui, parler de Baptiste, parler d'Ulric, lui avouer qu'elle s'inquiétait pour sa santé à lui, qu'elle avait peur pour les enfants de Gwendoline, qu'elle voudrait que Fleur vienne dans son abbaye, qu'elle aussi pensait souvent à Constantin, qu'elle aimait beaucoup Eleanor et même les vaches, qu'elle pourrait tuer sans ciller pour Richard et Isabeau. Elle voudrait lui dire toutes ses choses qu'elle s'était interdite de prononcer il y avait si longtemps, des petites choses si insignifiantes mais si profondément enterrées à l'intérieur de sa carapace que les faire remonter à la surface reviendrait à détruire son armure.
Et puis ses bras restaient immobiles le long de son corps. Et puis les mots ne venaient pas. En cet instant, la milicienne n'avait ni de main, ni de bouche. Elle était impuissante, si petite devant cette barrière entre elle et lui. Une barrière qu'elle n'était plus capable de détruire. Qu'elle ne savait pas comment détruire. De toutes les créatures qu'elle avait du affronter dans sa vie, personne ne lui avait appris à faire face au démon de ses angoisses, à ce monstre de silence et de dureté qu'elle gardait près d'elle comme le Cerbère sur le palier de son propre univers. Fermé. Impénétrable. Insondable. Comme la chose en Aimable. N'était-elle pas un prétexte bien pratique, cette chose, justement ?
Personne ne lui avait appris à s'ouvrir comme était en train de le faire Aimable. Et c'était terrifiant. Absolument terrifiant de réaliser qu'elle était tout bonnement stupide, incapable de se livrer correctement à lui.
Et c'était rageant aussi.
▬ Quelles histoires ? Quelles demandes ? Sa voix avait claqué dans l'air comme le sifflement mécontent d'un animal acculé.
Ce n'était pas elle qui parlait.
Quelles sottises es-tu en train d'énoncer ? Il n'y a rien à dire entre nous. Ce n'était pas Hildegard qui battait en retraite avec cet air mécontent, ce regard noir. Juste l'ombre d'elle-même.
C'était la peur, la même que celle qui se posa sur la paume posée sur son épaule pour la retirer. Le geste était brusque. Et pourtant son gant resta dans la main d'Aimable. Elle baissa la tête dans un grognement, regarda la main abimée de son cadet et son esprit vagabonda un instant en arrière, à cette époque où elle vivait encore au domaine, où elle l'emmenait partout avec lui en le tenant par cette même main. Parce que c'était son rôle de grande soeur de le protéger, de le garder près de soi. Parce que même à cette époque il l'avait toujours admirée.
Alors pourquoi ? Pourquoi n'était-elle pas capable de lui rendre cette amour ? Où étaient passés cette petite fille et ce plus petit encore garçon ? Où étaient-ils ? Que restait-il de leur enfance et de toute l'affection fraternelle, énorme, dégoulinante si tendrement chérie entre eux ? Où l'avait-elle enterrée ?
▬ C'est... Ses doigts quittèrent ceux d'Aimable, elle croisa les bras sans oser soutenir ses prunelles. Pas comme elle avait l'habitude de le faire avec cette moue renfrognée et fière. Plutôt comme si elle cherchait à tenir les morceaux de coeur contre son torse. D'accord. Le mot qui suivit lui écorcha la gorge tant et si bien qu'elle l'expulsa dans un souffle presque douloureux. Merci. Elle ferma à moitié les yeux, comme si elle venait de faire un effort surhumain. Rentrons. Ajouta-t-elle tout bas, telle une demande.
La pensée qu'elle déshonorait la famille en était incapable de mener cette bataille pourtant si naturelle et si nécessaire lui crevait la poitrine.
Ven 2 Juil - 10:10
Ses yeux sont une lame effilée.
Leur acier glacé se glisse sous les pans de sa peau, il tranche ses chairs, remonte lentement et cruellement au travers de ses viscères. La douleur est lancinante, son cœur se tord, se contracte vainement comme pour contenir son sang, ses larmes, une peine qu’il a envie de crier.
Ce n’est pas contre elle qu’il est en colère, c’est contre lui-même et ce qu’il a dans ses veines. Contre ce démon qu’il aimerait arracher, comme il arrache ses poils méthodiquement, comme il se flagelle, blessant son corps – le leur – en espérant purger le mal qui gît dans sa chair. Comme si saigner, ce serait écouler ce vice, comme si s’arracher la peau le ferait déguerpir. L’Ouroboros demandait tant de fois à sortir ! Alors pourquoi ne le faisait-il pas ? Pourquoi ne se détachait-il pas de son corps, s’arrachant une bonne fois de ses viscères pour aller vivre loin de lui ? Mais il ne peut pas.
Ses muscles entremêlés aux siens, son ossature unie à la sienne, leurs pensées sont un continuel champ de bataille. Chaque jour est un combat, où deux âmes s’affrontent pour diriger ce corps qu’ils partagent.
Hildegard et Ulric ne peuvent pas aimer le monstre qui vit avec lui – parviennent ils à dissocier Aimable de Lui ? Côme fait comme si l’Ouroboros n’était qu’un rêve – un cauchemar – d’enfant, préférant le banaliser et éviter le sujet, prenant la fuite lorsqu’il croit l’apercevoir. Marie, elle, vient l’écouter. Elle l’a tant de fois questionné sur l’Ouroboros. Sur cette Voix qu’il entendait et ce qu’elle le poussait à faire. Comme Baptiste. Baptiste.
Une fois encore, il a envie de s’excuser, c’est si fort et ça pousse contre ses lèvres, mais il se retient. Il ne veut pas paraître faible, encore une fois. Il ne l’a que trop de fois fait. Et il sait que ça ne suffira pas à ce qu’Hildegard baisse les armes. Pourquoi, avec les années, n’avait-elle pris que plus de distance par rapport à lui ? Qu’avait-elle vu ou qu’avait-elle appris pour se convaincre de s’éloigner de lui ? Peut-être a-t-elle simplement grandi. Qu’elle a pris conscience que la Voix n’était pas qu’un ami – ennemi – imaginaire.
Pourtant, l’Ouroboros n’avait blessé aucun d’entre eux. Seul Ulric, peut-être Baptiste, l’ont vu. Aimable l’espère.
Hildegard est acculé contre le mur de la bâtisse et lorsqu’Aimable le réalise, il cligne des paupières. Elle a reculé ? Elle a reculé. Face à lui. Elle s’est écartée. Il n’aurait jamais crû voir sa sœur fuir devant lui.
Et ça, ça lui fait aussi mal que son regard si froid braqué sur lui.
Il voit le monstre, quand il la regarde. Quand elle le regarde. Alors après quelques pénibles secondes, Aimable baisse les yeux.
Il baisse les yeux. Fixe la cicatrice sur la joue de sa sœur, ses lèvres serrées, ses lèvres rosées qu’il a déjà vues abîmées tant de fois. Eclatées sous un coup malheureux, impitoyablement mordues, gercées par le froid, le baiser passionné de l’hiver qui la laissait avec des joues gorgées de sang. Elle, si vaillante sous les morsures du gel, et leur mère qui lui hurlait de s’habiller. Sa sœur si forte, qu’il sent si fragile pour la première fois.
Il a envie de la protéger. Et que faire, pour ça ? Se taire ? La laisser ? Partir. S’éloigner. La prendre dans ses bras ? Lui dire que tout ira bien. Que tout ira bien et qu’il aimerait veiller sur elle comme elle l’a fait envers lui.
La douleur remonte dans sa gorge. Il regrette d’avoir parlé. Il n’aurait pas dû et il voit le poing qu’elle serre, qu’elle va sûrement abattre sur le coin de sa mâchoire, directement dans sa face, si elle veut vraiment lui faire mal. Il sait qu’il devrait lever le poing, retenir sa main au creux de sa paume, il sait qu’il en a la force et les capacités, mais il ne bougera pas. Il ne veut pas qu’elle se sente en danger avec lui et s’il faut se lier les poings pour ça, il le fera.
Alors il se recule d’un demi pas, une fois encore. Cette distance lui fait prendre conscience qu’une tête, voire deux, les séparent à présent. Aimable ne s’est jamais vu si grand. Tant habitué à baisser les yeux et à courber l’échine qu’il réalise en cet instant qu’Hildegard est plus petite que lui, plus trapue aussi. Qu’est ce qu’il donnerait pour qu’elle retrouve son assurance. Si lui a mal, il a la sensation de l’avoir poignardée. Elle est pâle, figée, les muscles si tendus qu’elle semble prête à éclater en morceaux de verre. De chair.
Je suis désolé, a-t-il envie de murmurer.
Je suis désolé, Hildegard. Mais il y a des choses dont on doit parler, des choses à se dire, des choses avant que…
Avant que, quoi ? Avant qu’il ne perde la vie. Avant que l’Ouroboros ne le tue ou qu’on ne vienne mettre fin à son existence. Aimable ne se fait aucune illusion. Chaque jour est une bénédiction. Son temps est compté.
On le tuera. Un jour ou l’autre, on le tuera.
Ce sera peut-être des humains, peut-être des monstres, peut-être l’Ouroboros lui-même. Ses cheveux sont déjà grisés, comme ceux d’Ulric, son corps lui fait parfois si mal qu’il prie Dieu pour que tout cela se finisse. Il mourra. Il mourra, peut-être détesté par des personnes qu’il a aimées. Et ça le rend si triste d’y penser.
Hildegard repousse sa main et Aimable détourne la tête, prêt à se recevoir un coup de poing. Qui ne vient pas.
La main de sa sœur est dans la sienne.
Cette sensation le surprend. Il lève les yeux vers elle, surpris. Ressentant le contact familier de sa poigne si ferme. Lorsqu’elle le menait dans le domaine, il la suivait en toute confiance. Il allait avec elle, jusqu’en haut du grenier, jusqu’aux ombres du grand bois, jusqu’en haut des arbres qu’ils escaladaient. Il allait avec elle, il avait peur parfois, mais elle était là. Et ça lui donnait le courage d’avancer.
La main d’Aimable est si différente de ce qu’elle a été. Autrefois, ses ongles étaient rongés. A présent, ils sont souvent usés, parfois, traversés d’une cassure. Sa peau est à présent tannée par le soleil, protégée de cuir : enfin, il n’a jamais gardé très longtemps des mains douces et potelées comme celles de Côme ou de Marie. Ses doigts sont épais, solides, comme ceux d’Ulric, des mains de combattant. Et pourtant, le délicat des jointures et des phalanges évoquent une finesse étrangement élégante.
Aimable raffermit tendrement l’étreinte de ses doigts sur le gant de sa sœur. Il sent sa chaleur, au travers du tissu.
Il retrouve son affection, malgré cette barrière protectrice.
La douleur s’apaise. Comme ces fois où elle râlait lorsqu’il tombait, mais qu’elle venait frotter son genou pour étudier la gravité de la blessure. C’était pas doux, c’était pas tendre, mais ça faisait du bien quand même.
Finalement, leur main se détache.
Aimable se sent reprendre son souffle. Courage. Ce n’est qu’un arbre de plus qu’ils escaladent. Il est grand, celui-là, grand et difficile, avec des branches qui se cassent parfois, où l’un chute pendant que l’autre monte et inversement. Mais il y a toujours un moment où l’un tend la main à l’autre. Cette fois, ce n’est plus Aimable qui reste toujours en bas, à s’accrocher à la main de sa sœur : cette fois, ils s’aident. Il est en capacité de le faire.
_ Oui. Rentrons, accepte-t-il, d’une voix légèrement grondante sous l’affection. Ca va aller, aimerait-il lui dire. Ca va aller, nous sommes des De Bayard et nous tiendrons, nous tiendrons comme nous l’avons toujours fait.
Comment le lui dire ? Il croise les mains dans son dos et le port droit, vient simplement marcher à côté d’elle. Il garde ses mots pour lui, ses sentiments, mais ce n’est plus aussi lourd que tout à l’heure. Ce sont des promesses. Un espoir. Le soulagement de l’avoir retrouvée.
Il connaît Hildegard. Il sait qu’elle n’a jamais fui face à l’adversité. Il sait qu’elle a reculé aujourd’hui, qu’elle n’a pas apprécié et il sait qu’un jour ou l’autre, elle reviendra. Elle se battra, comme elle l’a toujours fait. Non pas contre lui, il l’espère, mais contre les murs qui les séparent, contre les dangers qui les menacent, contre tout ce qui leur fait du mal. Comme elle l’a toujours fait.
Comme lui l’a toujours fait.
Muselant l’Ouroboros, le contenant dans sa chair pour qu’il ne s’échappe jamais : il est son hôte et sera sa prison. Jusqu’à ce que Dieu décide qu’il ait assez souffert. Il tiendra, pour elle, pour sa famille, pour Constantin à qui il en a fait la promesse.
Sa sœur est toujours là.
_ Merci à toi aussi, glisse-t-il simplement en haussant légèrement les épaules, préférant ouvrir la porte en bois pour la devancer. Il ne veut pas lui infliger le supplice d’une réponse et se contente d’aller attraper Isabeau, qu’il soulève dans ses bras pour le garder contre lui. Isabeau, surpris, laisse échapper un rire et glisse ses bras autour de la tête de son père pour embrasser son front.
Ulric s’est endormi : adossé contre le mur, ses grandes mains unies contre son ventre solide, l’ours ronfle discrètement, la tête inclinée vers le torse. Richard est avec ses cousines et son cousin, ils se racontent des histoires près du feu de bois, alors qu’Eleanor est assise auprès de Côme.
Aimable repose Isabeau, et déjà !, l’enfant va jusqu’à sa tante dans un sourire impatient.
_ Ma tante, vous allez nous racontez l’histoire de la cicatrice ? Demande-t-il. Apparemment, le marmot a bien tiré les apprentissages de son frère…
Le reste de la soirée se passe paisiblement, où la famille reprend ses habitudes – des habitudes si nouvelles et si familières à la fois.
Leur acier glacé se glisse sous les pans de sa peau, il tranche ses chairs, remonte lentement et cruellement au travers de ses viscères. La douleur est lancinante, son cœur se tord, se contracte vainement comme pour contenir son sang, ses larmes, une peine qu’il a envie de crier.
Ce n’est pas contre elle qu’il est en colère, c’est contre lui-même et ce qu’il a dans ses veines. Contre ce démon qu’il aimerait arracher, comme il arrache ses poils méthodiquement, comme il se flagelle, blessant son corps – le leur – en espérant purger le mal qui gît dans sa chair. Comme si saigner, ce serait écouler ce vice, comme si s’arracher la peau le ferait déguerpir. L’Ouroboros demandait tant de fois à sortir ! Alors pourquoi ne le faisait-il pas ? Pourquoi ne se détachait-il pas de son corps, s’arrachant une bonne fois de ses viscères pour aller vivre loin de lui ? Mais il ne peut pas.
Ses muscles entremêlés aux siens, son ossature unie à la sienne, leurs pensées sont un continuel champ de bataille. Chaque jour est un combat, où deux âmes s’affrontent pour diriger ce corps qu’ils partagent.
Hildegard et Ulric ne peuvent pas aimer le monstre qui vit avec lui – parviennent ils à dissocier Aimable de Lui ? Côme fait comme si l’Ouroboros n’était qu’un rêve – un cauchemar – d’enfant, préférant le banaliser et éviter le sujet, prenant la fuite lorsqu’il croit l’apercevoir. Marie, elle, vient l’écouter. Elle l’a tant de fois questionné sur l’Ouroboros. Sur cette Voix qu’il entendait et ce qu’elle le poussait à faire. Comme Baptiste. Baptiste.
Une fois encore, il a envie de s’excuser, c’est si fort et ça pousse contre ses lèvres, mais il se retient. Il ne veut pas paraître faible, encore une fois. Il ne l’a que trop de fois fait. Et il sait que ça ne suffira pas à ce qu’Hildegard baisse les armes. Pourquoi, avec les années, n’avait-elle pris que plus de distance par rapport à lui ? Qu’avait-elle vu ou qu’avait-elle appris pour se convaincre de s’éloigner de lui ? Peut-être a-t-elle simplement grandi. Qu’elle a pris conscience que la Voix n’était pas qu’un ami – ennemi – imaginaire.
Pourtant, l’Ouroboros n’avait blessé aucun d’entre eux. Seul Ulric, peut-être Baptiste, l’ont vu. Aimable l’espère.
Hildegard est acculé contre le mur de la bâtisse et lorsqu’Aimable le réalise, il cligne des paupières. Elle a reculé ? Elle a reculé. Face à lui. Elle s’est écartée. Il n’aurait jamais crû voir sa sœur fuir devant lui.
Et ça, ça lui fait aussi mal que son regard si froid braqué sur lui.
Il voit le monstre, quand il la regarde. Quand elle le regarde. Alors après quelques pénibles secondes, Aimable baisse les yeux.
Il baisse les yeux. Fixe la cicatrice sur la joue de sa sœur, ses lèvres serrées, ses lèvres rosées qu’il a déjà vues abîmées tant de fois. Eclatées sous un coup malheureux, impitoyablement mordues, gercées par le froid, le baiser passionné de l’hiver qui la laissait avec des joues gorgées de sang. Elle, si vaillante sous les morsures du gel, et leur mère qui lui hurlait de s’habiller. Sa sœur si forte, qu’il sent si fragile pour la première fois.
Il a envie de la protéger. Et que faire, pour ça ? Se taire ? La laisser ? Partir. S’éloigner. La prendre dans ses bras ? Lui dire que tout ira bien. Que tout ira bien et qu’il aimerait veiller sur elle comme elle l’a fait envers lui.
La douleur remonte dans sa gorge. Il regrette d’avoir parlé. Il n’aurait pas dû et il voit le poing qu’elle serre, qu’elle va sûrement abattre sur le coin de sa mâchoire, directement dans sa face, si elle veut vraiment lui faire mal. Il sait qu’il devrait lever le poing, retenir sa main au creux de sa paume, il sait qu’il en a la force et les capacités, mais il ne bougera pas. Il ne veut pas qu’elle se sente en danger avec lui et s’il faut se lier les poings pour ça, il le fera.
Alors il se recule d’un demi pas, une fois encore. Cette distance lui fait prendre conscience qu’une tête, voire deux, les séparent à présent. Aimable ne s’est jamais vu si grand. Tant habitué à baisser les yeux et à courber l’échine qu’il réalise en cet instant qu’Hildegard est plus petite que lui, plus trapue aussi. Qu’est ce qu’il donnerait pour qu’elle retrouve son assurance. Si lui a mal, il a la sensation de l’avoir poignardée. Elle est pâle, figée, les muscles si tendus qu’elle semble prête à éclater en morceaux de verre. De chair.
Je suis désolé, a-t-il envie de murmurer.
Je suis désolé, Hildegard. Mais il y a des choses dont on doit parler, des choses à se dire, des choses avant que…
Avant que, quoi ? Avant qu’il ne perde la vie. Avant que l’Ouroboros ne le tue ou qu’on ne vienne mettre fin à son existence. Aimable ne se fait aucune illusion. Chaque jour est une bénédiction. Son temps est compté.
On le tuera. Un jour ou l’autre, on le tuera.
Ce sera peut-être des humains, peut-être des monstres, peut-être l’Ouroboros lui-même. Ses cheveux sont déjà grisés, comme ceux d’Ulric, son corps lui fait parfois si mal qu’il prie Dieu pour que tout cela se finisse. Il mourra. Il mourra, peut-être détesté par des personnes qu’il a aimées. Et ça le rend si triste d’y penser.
Hildegard repousse sa main et Aimable détourne la tête, prêt à se recevoir un coup de poing. Qui ne vient pas.
La main de sa sœur est dans la sienne.
Cette sensation le surprend. Il lève les yeux vers elle, surpris. Ressentant le contact familier de sa poigne si ferme. Lorsqu’elle le menait dans le domaine, il la suivait en toute confiance. Il allait avec elle, jusqu’en haut du grenier, jusqu’aux ombres du grand bois, jusqu’en haut des arbres qu’ils escaladaient. Il allait avec elle, il avait peur parfois, mais elle était là. Et ça lui donnait le courage d’avancer.
La main d’Aimable est si différente de ce qu’elle a été. Autrefois, ses ongles étaient rongés. A présent, ils sont souvent usés, parfois, traversés d’une cassure. Sa peau est à présent tannée par le soleil, protégée de cuir : enfin, il n’a jamais gardé très longtemps des mains douces et potelées comme celles de Côme ou de Marie. Ses doigts sont épais, solides, comme ceux d’Ulric, des mains de combattant. Et pourtant, le délicat des jointures et des phalanges évoquent une finesse étrangement élégante.
Aimable raffermit tendrement l’étreinte de ses doigts sur le gant de sa sœur. Il sent sa chaleur, au travers du tissu.
Il retrouve son affection, malgré cette barrière protectrice.
La douleur s’apaise. Comme ces fois où elle râlait lorsqu’il tombait, mais qu’elle venait frotter son genou pour étudier la gravité de la blessure. C’était pas doux, c’était pas tendre, mais ça faisait du bien quand même.
Finalement, leur main se détache.
Aimable se sent reprendre son souffle. Courage. Ce n’est qu’un arbre de plus qu’ils escaladent. Il est grand, celui-là, grand et difficile, avec des branches qui se cassent parfois, où l’un chute pendant que l’autre monte et inversement. Mais il y a toujours un moment où l’un tend la main à l’autre. Cette fois, ce n’est plus Aimable qui reste toujours en bas, à s’accrocher à la main de sa sœur : cette fois, ils s’aident. Il est en capacité de le faire.
_ Oui. Rentrons, accepte-t-il, d’une voix légèrement grondante sous l’affection. Ca va aller, aimerait-il lui dire. Ca va aller, nous sommes des De Bayard et nous tiendrons, nous tiendrons comme nous l’avons toujours fait.
Comment le lui dire ? Il croise les mains dans son dos et le port droit, vient simplement marcher à côté d’elle. Il garde ses mots pour lui, ses sentiments, mais ce n’est plus aussi lourd que tout à l’heure. Ce sont des promesses. Un espoir. Le soulagement de l’avoir retrouvée.
Il connaît Hildegard. Il sait qu’elle n’a jamais fui face à l’adversité. Il sait qu’elle a reculé aujourd’hui, qu’elle n’a pas apprécié et il sait qu’un jour ou l’autre, elle reviendra. Elle se battra, comme elle l’a toujours fait. Non pas contre lui, il l’espère, mais contre les murs qui les séparent, contre les dangers qui les menacent, contre tout ce qui leur fait du mal. Comme elle l’a toujours fait.
Comme lui l’a toujours fait.
Muselant l’Ouroboros, le contenant dans sa chair pour qu’il ne s’échappe jamais : il est son hôte et sera sa prison. Jusqu’à ce que Dieu décide qu’il ait assez souffert. Il tiendra, pour elle, pour sa famille, pour Constantin à qui il en a fait la promesse.
Sa sœur est toujours là.
_ Merci à toi aussi, glisse-t-il simplement en haussant légèrement les épaules, préférant ouvrir la porte en bois pour la devancer. Il ne veut pas lui infliger le supplice d’une réponse et se contente d’aller attraper Isabeau, qu’il soulève dans ses bras pour le garder contre lui. Isabeau, surpris, laisse échapper un rire et glisse ses bras autour de la tête de son père pour embrasser son front.
Ulric s’est endormi : adossé contre le mur, ses grandes mains unies contre son ventre solide, l’ours ronfle discrètement, la tête inclinée vers le torse. Richard est avec ses cousines et son cousin, ils se racontent des histoires près du feu de bois, alors qu’Eleanor est assise auprès de Côme.
Aimable repose Isabeau, et déjà !, l’enfant va jusqu’à sa tante dans un sourire impatient.
_ Ma tante, vous allez nous racontez l’histoire de la cicatrice ? Demande-t-il. Apparemment, le marmot a bien tiré les apprentissages de son frère…
Le reste de la soirée se passe paisiblement, où la famille reprend ses habitudes – des habitudes si nouvelles et si familières à la fois.