Fin de soirée ou presque pour la maison close. Aux petites heures du matin rattrapées par un lever de soleil estival pressé, il règne sur l'établissement comme un drôle de silence. C'est ce curieux entre-deux que personne ne sait bien nommer entre la mort d'hier et la naissance de demain. Le présent est figé, contaminé par la torpeur des corps engourdis par une nuit entière de travail. On a pas encore commencé à ranger, encore moins de préparer l'ouverture du soir puisque les portes ont été fermées. Même les enfants de mauvaise vie ont besoin de repos. Pas beaucoup. Il faut préparer le repas, faire un brin de ménage, passer en revue les prochains rendez-vous et surtout : il faut faire les comptes. Et quand il s'agit de compter, tout le monde sait qu'ici rien n'échappe à l'oeil expert de Mélusine qui dès l'aube passée, s'échine à calculer les revenus de la nuitée. Dans quelques instants, il sera l'heure de tirer les oreilles de ceux ou celles qui n'ont pas rapporté assez. Quelques instants. Juste un instant...
Profitant du calme ambiant, Mélusine s'est cloitrée dans sa chambre, les yeux lourds de fatigue, penchée sur son carnet à la lueur vacillante d'une bougie puisque les volets sont fermés. Elle fait petite, pliée en deux au-dessus de son bureau. Elle fait vieille aussi avec ses cernes et ses traits froncés sur son visage pourtant sans rides. Mélusine est sans âge et sans description, vaporeuse. Comme le spectre de cette maison avec des yeux dans tous les recoins et des oreilles dans tous les murs. Elle hante les lieux, elle se les approprie sans y être vraiment à sa place. Elle y veille aussi. Sans cesse. Mais on dirait parfois qu'on l'y a enchainée à cette maudite maison. Personne ne la comprend, personne ne la voit vraiment même. C'est comme ça depuis longtemps, si longtemps.

▬ Aaaaaaaah... Soupire-t-elle alors bruyamment avant de s'étirer, bras tendus vers le plafond et de laisser tomber sur le bois du meuble en face d'elle, face à côté du carnet de comptes.
Pour une fois elle aimerait seulement fermer les paupières, ne penser à rien, à personne. Pas dormir, juste s'arrêter. N'entendre que le bruit de sa respiration, sentir le vent salé sur sa peau, entendre le son des mouettes au loin et frissonner à cause de la brise maritime. Mais elle ne peut pas. Son périple ne s'arrête pas là. Pas maintenant.

Et puis un grincement la fait sursauter. Se redressant immédiatement, elle jette un regard vers la porte, guette qui vient la déranger afin de savoir s'il faut revêtir le sourire d'apparence ou garder l'air contrarié.

▬ Lorelei c'est toi ? Se risque-t-elle à demander même si en réalité, il n'y a que Lorelei qui a le droit d'entrer dans son antre sans y être au préalablement invitée.

Puisqu'elles ne sont que toutes les deux dans l'étroite pièce, Mélusine ne voit pas pourquoi elle devrait se montrer aimable. D'ailleurs elle ne voit pas tout court pourquoi elle devrait se montrer aimable avec Lorelei. C'est elle qui aurait du être à sa place. Pas à la tête de la maison, ça la maquerelle s'en moque mais aux côtés d'André pendant des années. Oh elle aurait du se battre certes, ne pas fuir mais c'est si fatiguant. Lorelei est fatigante. Et Mélusine ne l'aime pas. Elle ne peut pas l'aimer, celle qui a pris son André.

▬ Ne dis pas de bêtises, vous seriez tous bien contents de pouvoir faire à votre guise une fois que je ne serais plus là. Râle-t-elle, pas amadouée par le petit jeu de la dame blanche. Mais peut-être un peu tout de même car si elle s'est instinctivement crispée en sentant les mains de la matrone sur elle, ses épaules finissent tout de même par s'affaisser : elle se détend sur sa chaise, sous la pression des doigts de la jolie Lorelei et se tourne vers le plateau.

Elle aimerait vraiment arriver à être jalouse. Mais n'a jamais été de nature envieuse. Elle s'est toujours contentée de peu et dans le fond, ne reproche rien à sa maîtresse sinon d'avoir été au mauvais endroit au mauvais moment. Elle n'est qu'une enfant. André lui a échappé bien avant son arrivée.

▬ Je t'ai dit que je ne voulais pas de nouvelle robe. Qu'elle ajoute en tendant ses doigts vers la tasse. Elle en hume les effluves un instant les paupières mi-closes et reconnait le parfum du vin chaud à la cannelle. La naissance d'un sourire se dessine sur ses lèvres. Pourtant elle déteste comme Lorelei semble si bien la connaître. Et sa voix demeure sèche. Il ne manquerait plus que certains clients viennent me réclamer. Elle a grimacé. Elle déteste faire la fille de joie. Mais le fait quand même sans qu'on lui demande. Sûrement qu'elle s'y sent encore obligée. Ou qu'elle a besoin de savoir qu'elle peut encore plaire.

Trempant ses lèvres dans la boisson, elle demeure silencieuse quelques secondes, ses pensées s'évanouissant sous la chaleur rassurante du vin. Puis finalement, abandonne la pointe de sévérité dans ses paroles, presque prête à laisser ses défenses fondre sous l'approche malicieuse de Lorelei.

▬ De quelle couleur est-elle ? Un tout petit air de défaitisme sur son visage. Mélusine n'aime que les couleurs froides. Elle tourne la tête vers son interlocutrice et se reprend aussitôt, fronçant les sourcils : Et pourquoi as-tu l'air si heureuse aujourd'hui ?

Difficile de savoir si c'est bon ou mauvais signe. Mélusine se méfie de tout et de tout le monde. Tout le temps.

Porter les mêmes, porter les mêmes... Mélusine sent déjà un mal de crâne poindre le bout de son nez, elle se masse le front en poussant un petit grognement qui aurait été volontiers suivi de moults remontrances sur les dépenses de la mère-maquerelle si elle ne s'était pas forcée à repenser à sa propre jeunesse. Oui, fut un temps Mélusine aussi aimait les robes, aimait en avoir beaucoup, en changer régulièrement. Mais maintenant... maintenant à quoi bon ? Elle a porté tant de tenues, de bijoux, de coiffures mais son corps n'a jamais vraiment changé. C'est toujours la même chose. Alors à quoi bon gâcher son temps et son argent dans des robes ? À sortir du lot ? L'ombre lui va très bien. Elles sont rassurantes les ombres. Ce n'est que lorsque personne ne la regarde que Mélusine peut se permettre de souffler.
Mais en soit, elle comprend. Et elle déteste cela. Elle déteste comprendre. Elle déteste penser n'être que la copie usée de Lorelei. Et que c'est pour cette raison qu'André la préfère à elle. Il ne faut pas qu'elle pense de cette façon. C'est trop douloureux. Et surtout, ça ne lui apporte rien.

▬ Es-tu aveugle Lorelei ? Tu vois bien que du rouge ne me rendrait que plus maigre et griserait encore mon teint. Noir. C'est très bien du noir.

C'est la couleur du deuil. C'est la couleur des vieilles femmes.
Elle ne veut pas du noir.
Mais le noir lui va très bien. Comme les ombres.

▬ Oh de toutes façons puisque le mal est fait. Ronchonne-t-elle. Inutile de se fatiguer à sermonner Lorelei.

Mélusine est prête à capituler quand la suite lui tombe dessus comme un seau d'eau froide sur le coin de la tête.

▬ Un nouveau spectacle ? Répète-t-elle en roulant des yeux, faisant déjà le calcul de la somme astronomique que sa Madame a du dépenser dans son dos. Par tous les dieux, en ce point elle ressemble bien à André ! Parfois il lui semble que la maison close est une passoire à économies qu'elle s'efforce sans cesser de boucher, mais à peine a-t-elle comblé un trou que Lorelei se dépêche d'en faire un autre. J'aurais aimé avoir eu mon avis sur la chose au préalable.

Mélusine se lève, fait mine de se détourner de son carnet. Mais avant... À une vitesse que l'on attendrait pas d'elle, sa main glacée se saisit du poignet de son interlocutrice, force la paume de Lorelei sur le papier jauni du livret, le doigt pointé sur une ligne de chiffres sauvagement raturés. Regarde Lorelei. Marine. Trois visites du Comte d'Aubervilliers cette semaine, toutes de la même durée pour la même prestation. Mais à un tarif moindre qu'il y a vingt-et-un jours. Et pareil la semaine dernière. Le mois d'avant c'était Messire de Rochetres. Elle lâche la Dame Blanche, croise les bras sur son torse et continue son exposé : Ses comptes ne sont pas bons depuis un moment. Elle ment sur ses revenus et garde la différence pour elle. Son ton ne laisse pas place au doute. En tant que maîtresse de la maison, tu dois voir ce genre de choses toi-même, tu dois apprendre à repérer ces anomalies. Ce n'est que lorsque tu auras appris ça que tu pourras te permettre de dépenser sans compter.

Un jour Mélusine ne sera plus là pour veiller sur son affaire à elle et à André.

Les sourcils de Mélusine se froncent. Elle est aussi ennuyée que son élève. Car oui Lorelei est son élève. Plus 5 ans ? Elle veut rire ! Vu leur différence d'âge c'est comme si ! Lorelei est si jeune, si lumineuse encore. Elle ne sait pas, ou peut-être ne veut pas savoir. Que Mélusine était là avant elle. Oh bien avant elle. Que tout ce qui est à elle fut un temps à son propre nom. Pourrait peut-être l'être encore... bientôt. Si elle en avait encore l'envie... Si André était là...
Mais pourquoi faire ?

▬ Tes finances ne sont bonnes que parce tes enfants te sont fidèles. Et la fidélité s'achète avec de la rigueur. Claque-t-elle elle aussi, pas impressionnée par le changement d'attitude de la matrone. De la tendresse à la tempête en un instant. C'est une technique vieille comme le monde, le bâton et la carotte. Je n'ai rien dit parce que je n'en avais pas la certitude. Jusqu'à présent. Et maintenant tu sais. C'est tout doucement qu'elle esquisse un pas et baisse la voix. Mais si le ton est moins dur, les mots n'en sont pas pour le moins plus chaleureux. Je m'occuperai de Marine. Et cela veut tout dire. Quand Mélusine s'occupe des gens, leur donne sa toute pleine attention, on ne les reprend jamais deux fois la main dans le sac. On les reprend jamais tout court.

Mais elle se saisit de sa tasse, en prend une gorgée devant le discours de la Dame Blanche. En fermant les yeux, en replongeant dans ses souvenirs... ah...

▬ On croirait entendre André. Elle a déjà capitulé. Elle sait que Lorelei a raison. Les hommes aiment le clinquant, aiment la nouveauté, les couleurs, être sans cesse stimulés. Ils vivent si peu de temps, si tranquillement. Leurs soucis sont aussi insignifiants que leur existence, ils peuvent avoir la bêtise de courir à s'en épuiser après l'attrait des belles choses, des choses éphémères. Des animaux devant lesquels il suffit d'agiter le dernier jouet, la dernière mode pour les contenter.
On ne les change jamais, les hommes.
Et Lorelei a raison.
Mais Lorelei n'est pas un animal. Elle est jeune tout simplement. Une enfant.

▬ Je rouspète mais tu sais que je ne vais pas t'arrêter. Et tu sais que je suis dans le fond, d'accord avec toi. La maison se doit de garder tout de son prestige. Que serait la luxure sans son amie le faste ? Voilà pourquoi elle ne prend pas les rênes.
Elle est trop morne pour faire briller le beau bordel. Personne ne voudrait d'un lupanar triste comme elle.

Alors qu'elle s'apprête à quitter sa chambre, Mélusine revêt l'apparence qui lui sied bien. Le petit sourire malicieux, le petit air faussement gentil que tout le monde lui connait en public.

▬ Bien, montre-moi ce qui te rend si heureuse. Ta bonne humeur est contagieuse.

Mais il y a comme une étincelle de sincérité dans ses paroles. Elle est curieuse elle aussi.
Peut-être l'animal en elle ne s'est pas tout à fait endormi.