Sur les hauteurs d'Ambialet, Notre-Dame de l'Oder siège comme une forteresse imprenable. Ses murs sont épais. En pierre de schiste, ils prennent l'aspect lugubre d'une prison. Celui qui vit ici n'a que peu de regard sur le monde extérieur. Livré aux ténèbres, son oeil s'assèche et se tarit, avant de définitivement s'éteindre.
Rien de surprenant alors à supposer l'austère dans le regard de l'orpheline qui a vécu ici. Rien d'étonnant non plus à l'imaginer gravé dans sa rétine au point d'en avoir dévoré le tissu. Pourtant, la maladie est seule responsable du voile nébuleux qui a spolié l'iris de ses couleurs. C'est à elle que l'Albinos doit ses yeux délavés, comme elle lui doit sa peau cireuse et ses cheveux entièrement blancs. Un héritage dont elle se serait passée, mais qui a fait son identité.

Tout le jour mes adversaires me harcèlent.
Ils sont nombreux, ils me font la guerre comme des hautains.
Sans cesse ils portent atteinte à mes droits.
Ils n'ont à mon égard que de mauvaises pensées.
Ils complotent, ils épient, ils observent mes traces.
Ils en veulent à ma vie.

Être différent est un fardeau. Si Dieu aime la diversité, si ses créations doivent être uniques, l'Homme refuse de les voir se distinguer. Oeil rouge au commencement, devenu mauve avec l'âge, c'est à Satan qu'est attribuée sa naissance. Le temps n'y change rien. Elle est désignée fille du Démon et incarnation du Malin. Un souffre-douleur pour ceux qui devaient être ses camarades, mais également pour ceux qui devaient la protéger.
C'est ainsi qu'elle apprend la cruauté avant le verbe. C'est ainsi qu'elle l'intègre et choisit de l'aimer. Parce que le calvaire est l'apanage du martyr, elle reçoit les sentences avec bonheur. Elle les recherche même et s'y livre avec trop de zèle pour seulement paraître repentante. Dès lors considérée comme démente, elle est rejetée et crainte.

Je me glorifierai en Dieu, en sa parole.
Je me confie en Lui, je ne crains rien.
Que peuvent me faire des Hommes ?
Recueille mes larmes dans ton outre Seigneur.
Ne sont-elles pas inscrites dans ton livre ?
Je crois en toi et quand mes ennemis reculent,
je sais que tu es avec moi.

Cependant, sa foi continue de grandir au fur et à mesure qu'elle s'en fait un bouclier. Elle s'isole et se réfugie dans le monde de dévotion qu'elle se crée. L'image est belle, mais rebute. Les icônes ont cela pour elles qu'elles sont intouchables. Fascinantes au point de parfois intimider le pèlerin qui pourtant les admire. C'est alors le paradoxe qu'elle cultive malgré elle. Celui qui tient les autres éloignés, alors qu'elle a désespérément besoin d'être aimée.
En quête de reconnaissance, sa soif est telle qu'elle y sacrifie son existence. Sa vie ne lui a de toute façon jamais appartenu. L'enfant devenue femme s'est oubliée. Cachée dans ses attitudes contemplatives, elle incarne et refuse d'être. Dieu a un plan et elle pense le connaître.







Le jour n'est pas encore levé quand il entre dans la cour du monastère. Il a chevauché la nuit entière, mettant sa monture à rude épreuve. Mais la bête est de bonne constitution. Elle a gravi sans peine la crête rocheuse sur laquelle se dresse la forteresse aujourd'hui délaissée. Il ne s'attend pas à être accueilli. Cela fait bien longtemps que le monastère a perdu de son importance. Bien avant la guerre contre les Huguenots, quand la maison Trencavel comptait encore parmi les seigneurs méridionaux les plus puissants. Aujourd'hui rien n'est plus pareil et les Tencavels ne sont plus que rumeurs. La Croisade albigeoise a eu raison d'eux, de leur nom et de tout ce qu'ils ont représenté un jour. Alors il n'est pas essentiel de dire ici les origines d'un cavalier esseulé. Il n'est pas non plus utile de rappeler le nom de ses ancêtres, même s'ils sont à l'origine de cette construction cédée à Dieu.
Pourtant Pierre Trencavel aurait mérité que son nom soit révélé. Il aurait mérité que tous connaissent sa lâcheté et que chacun sache la noirceur de son coeur. Parce que l'homme n'est pas venu ici par hasard. Il sait trouver en ce lieu l'autel de Sainte Marie. Il le sait situé dans l'église d'antique fondation qui jouxte le Prieuré. Ainsi le crime qu'il s'apprête à commettre est deux fois condamnable. Il l'est pour son horreur, mais également parce qu'il est prémédité. Mais cela n'empêche pas Pierre de mettre pied à terre. Cela ne l'empêche pas non plus d'avancer d'un pas volontaire vers sa destination. Le fardeau qui pèse sur ses épaules est plus lourd que celui tenu dans ses bras.
L'enfant qu'il serre contre lui a beau être de son sang, il n'éprouve aucun remord. Son étreinte n'est pas celle d'un père aimant, elle tient bien davantage du monstre. Sa main d'ailleurs se fait rude quand elle dépose le nourrisson sur la pierre séculaire de l'autel. Elle se crispe autour du petit être, pendant que l'autre se referme sur la dague qui doit le sacrifier. Comme Abraham, il se persuade pouvoir ainsi racheter les péchés des Hommes et plus particulièrement ceux de sa lignée. Alors sa main se dresse et s'élève au-dessus de l'enfant. Elle est sur le point de s'abattre quand le cri d'une nonne le retient. La surprise est telle qu'il en laisse tomber son arme, avant de prendre la fuite.



« Sorcière ! » « Petite ingrate ! » « Fille de Satan ! » « Personne ne veut de toi ! »  « Tu devrais mourir ! » « Monstre ! »

Les regards sont venimeux, les rires toujours moqueurs. L'orphelinat du Prieuré d'Ambialet est un monde à part. Dans ce lieu normalement consacré à la Miséricorde, l'Albinos ne trouve aucun réconfort. Les enfants sont cruels dit-on. En réalité, ils ne font que suivre l'exemple que leur donnent les adultes. Reste que le pardon est chose difficile pour celui qui endure leur méchanceté. Mais peut-être ont-ils raison ? Peut-être est-ce la main du diable qui a caressé ses cheveux au point de voler leur couleur ? Peut-être a-t-il jeté sur elle sa malédiction ?
Coups de pied, coups de poing, cheveux tirés, visage griffé... Un quotidien qui confine à l'habitude. Une anomalie qui devient règle. La vie se fait chemin de croix. Le calvaire ne connaît qu'une seule issue. Depuis les hauteurs du Mont de la Voute, elle admire le Tarn et imagine la fin de ses supplices. L'eau peut absoudre et tout effacer. Il ne lui reste qu'un pas à faire. Quelques petits cailloux lui montrent la voie à suivre. Ils dégringolent le long de la crête rocheuse. Cela paraît si simple. Pourquoi hésiter ? Après un dernier regard pour le ciel, elle ferme les yeux et s'élance.
La chute est rude, mais elle ne lui vole pas son dernier souffle. Son corps détesté la garde captive dans ce monde qui pourtant la rejette. Elle est retrouvée inconsciente, mais en vie. Un miracle qu'elle ne mérite pas. Tout le monde le lui rappelle. Elle est punie, comme souvent. Les bêtes sont corvéables, il faut l'admettre. Malgré tout, ses plaies sont soignées. Reste que sa peau blafarde gardera la marque de sa bêtise. Une nouvelle cicatrice parmi tant d'autres, une autre cicatrice parmi toutes celles qui ne se voient pas.



Peu de voyageurs trouvent le chemin jusqu'ici, mais aujourd'hui est jour de fête. Des visiteurs sont venus depuis Ambialet, le village en contrebas, mais d'autres sont originaires de bien plus loin. Le Chapitre de Montpellier a envoyé l'un de ses plus éminents représentants. Il est évêque et veut voir la crèche dont elle fait partie. Elle est heureuse, parce que ce soir elle l'ange Gabriel. Alors, pour la première fois, elle aime la couleur de ses cheveux blancs.
La messe malheureusement passe trop vite et déjà on veut lui retirer son rôle. Par chance, le saint-homme souhaite la voir avec les autres enfants. Elle va pouvoir rester un ange devant lui. Il est grand et a l'air bienveillant. Il a un mot gentil pour chacun et même pour elle quand il pose sa main sur sa tête. Mais il sursaute et recule, la regarde avec horreur alors que sa peau se couvre de pustules. Tout le monde hurle et l'accuse. Elle s'enfuit et court jusqu'à se perdre dans la nuit.
Ses pensées deviennent chaotiques. La peur l'envahit. Elle ne comprend pas ce qui vient de se passer. La seule explication qu'elle envisage l'amène à se considérer maudite. Elle ne sait pas avoir eu affaire avec un mage. Elle n'a pas même conscience de leur existence, comme elle ignore tout des autres créatures surnaturelles. Elle le comprendra plus tard. Quand l'Évêque de Maguelone la prendra sous son aile. Quand il lui dira comment il parvient à dissimuler ce que la vérole a infligé à sa peau grâce à son pouvoir. Quand il lui apprendra ce que son propre "don" pourrait apporter au monde et quand il l'aidera à le maîtriser. Mais pour l'heure, elle continue de courir. Elle court pour mettre le plus de distance possible entre elle et la preuve de sa damnation.
Elle ne sait pas combien de temps a passé quand ils finissent par la retrouver. Elle a eu le temps d'accepter son sort et de s'imaginer démoniaque. Son costume est en lambeaux. Les ailes qu'elle portait fièrement se sont déchirées. Elle ne s'attend pas à être sauvée. Pas cette fois, alors qu'ils sont plusieurs à se tenir autour d'elle. Personne n'ose pourtant la toucher. Ils discutent et se disputent même, jusqu'à ce que l'un d'entre eux l'attrape. Il la jette par-dessus son épaule et l'emmène. Elle ne retournera plus jamais à Ambialet.



Sept ans se sont écoulés depuis cette fameuse nuit. Sept années entières, ou presque, qu'elle a passées à apprendre et à s'entraîner. Rien n'a été simple, ni son arrivée ici, ni son intégration au sein de l'église souterraine. Cependant, elle a appris. Elle a appris à lire et à écrire d'abord, puis à se battre. Tous les jours et sans relâche, elle a veillé à forger son corps et son esprit. Son mentor peut être fier. Elle a acquis une belle réputation parmi les membres de l'organisation secrète.
Son pouvoir de mage n'y est pas étranger. Certains (ils restent rares) ont même supposé qu'elle le tenait de la main de Dieu. Cette nouveauté n'empêche pas son isolement. Prendre le voile est alors chose naturelle. En devenant soeur Marie-Gabrielle d'Ambialet elle tient à prouver sa foi et son engagement. Pour autant, sa nature continue de déranger. Ils sont plusieurs à refuser de considérer ses voeux comme sincères. Ils ont même choisi de l'affubler d'un sobriquet et l'appellent Neyrelle (un mélange moqueur entre son prénom de baptême, Néphélie et celui qu'elle s'est choisi, Marie-Gabrielle).
Elle s'en fait une raison. Rien ne changera jamais. Alors même qu'elle se révèle être une arme efficace au service de l'église souterraine, ses pairs l'évitent. En dehors des missions qui lui sont dévolues, elle reste seule. Les chercheurs, en revanche, s'intéressent à elle. Ils apprécient de pouvoir l'étudier. Certains pensent trouver un remède dans les particularités de son sang. Son don est précieux. Même si ses effets ne durent qu'un temps, il apparaît inédit. Alors les expériences s'enchaînent. Elle s'y livre sans rechigner et manque parfois d'y laisser sa vie. Elle frôle également la mort sur le terrain. C'est le risque à prendre pour accomplir sa mission. C'est aussi ce qui lui permet de comprendre les limites de son pouvoir. Son contact rend à  l'état de simple mortel les créatures considérées comme surnaturelles. Lycanthropes, vampires, mages... Il n'épargne personne, mais ne dure qu'un temps. En outre, son efficacité est assujettie à l'âge de la créature ; plus le "monstre" est ancien, moins l'effet se prolonge. Elle l'a appris à ses dépens.
Elle n'est donc pas invincible. Douée, cela ne fait aucun doute, mais pas immortelle. Elle le savait déjà, mais les Pontes de l'église souterraine en prennent conscience. Ils décident de limiter ses sorties. Ils l'enferment et affirment que ce n'est que pour la protéger. En réalité, les dirigeants français de la "Rose Mystique" ne la considèrent que comme un sujet d'étude. Échapper à leur emprise s'avère compliqué, mais elle profite des activités missionnaires pour quitter la France. Cela lui vaudra un blâme, elle n'en doute pas. Son mentor aussi sera puni, mais lui ne veut que son bien.



« Tu le vois ? »

Elle secoue la tête. Le monstre qu'ils traquent depuis des semaines a réussi à les semer. Il est plus rusé que ceux croisés jusque là. Sur la lame qu'elle prend le temps de ranger avec cérémonie, plusieurs encoches témoignent pourtant de son expérience. Elle a gagné en compétences et s'est trouvée quelques alliés. Des chasseurs de monstres, mais aussi quelques ingénieurs qui ont aidé à perfectionner son équipement. Cela fait cinq ans qu'elle n'est pas retournée en France. Son mentor est le seul à avoir de ses nouvelles. Elle se déplace beaucoup. Elle a voyagé à travers toute l'Europe et parle aujourd'hui plusieurs langues. Cela aide à son anonymat, mais l'oblige à régulièrement changer de binôme. Ce n'est pas grave et c'est sûrement mieux ainsi. Elle n'a pas d'amis et ne tient pas spécialement à en avoir. Son coéquipier du moment s'en est fait une raison. C'est probablement pour cela qu'il parle pour deux.

« Il ne doit pas être loin ! »

Elle lui jette un regard sombre. Il est trop confiant. Il oublie qu'ils ont affaire avec un loup-garou. Ces créatures sont rapides et tout particulièrement agiles. Fuir par les toits et par-delà les canaux n'aura pas été difficile pour lui. Elle se redresse et laisse son regard embrasser l'horizon. Le jour ne devrait pas tarder à se lever. Elle a du mal à supporter les fortes chaleurs et le soleil estival. Sa tenue n'y change rien. La maladie la force à la prudence, quand elle ne l'oblige pas à demeurer terrée. Rentrer bredouille l'agace, mais elle est attendue par les chercheurs de la Giudecca.
D'ailleurs, tout est prêt quand ils rentrent. Cela ne l'enchante pas, mais le marché a été conclu ainsi. Alors elle s'installe. Elle connaît la procédure pour l'avoir répétée à de nombreuses reprises. Offrir son bras à la seringue tient presque du rituel. C'est également avec habitude qu'elle voit son sang courir jusqu'à la fiole qui doit le contenir. Rien ne l'émeut, mais la lettre qui est glissée dans sa main libre attire son attention. Le sceau qui la cachète est celui de son mentor. L'écriture qui a tracé les lignes du courrier n'est pourtant pas la sienne. Elle fronce les sourcils et se redresse. Dans son élan, elle emporte la fiole pleine de son sang vers le sol. Le récipient se brise alors qu'elle comprend la situation.

L'Évêque de Maguelone se meurt.
Elle doit se rendre à Paris si elle veut le voir une dernière fois.