Elle se trouvait sur le parvis de Notre-Dame de Paris et les huit coups du soir venaient de retentir grâce au travail du sonneur de cloches, toujours si ponctuel que Merill se demandait souvent comment il faisait pour l’être à ce point sans avoir d’aide – il était tout seul, n’est-ce pas ?

Vêtue d’une robe toute simple qu’elle avait cousue elle-même, et de sandales rapiécées, elle attendait de voir si le chevalier de Bray allait se présenter, comme elle le lui avait proposé lors du bal d’Augustine. Si oui, elle ne pourrait en être qu’heureuse, si pas, elle n’en ferait pas un drame. Peut-être se vexerait-elle un peu mais elle comprenait qu’un noble n’avait pas de temps à perdre avec une fille du peuple comme elle. Ah, comme il était loin, le temps où elle frayait dans les mêmes sphères.

Et pourtant pas une seule fois elle n’a regretté d’en être partie.

Sa réputation avait pris un coup dans l’aile lors du bal, mais elle assumait. Les chutes n’étaient pas de bons augures, parmi ces gens-là.
Tranquillement debout, elle entendit cependant une conversation entre deux soldats qui passaient non loin. A son égard, visiblement puisqu’ils firent vraisemblablement exprès de hausser la voix en ce but.

« Eh, ce ne serait pas la fille facile de l’Eglise ? »
« Si… Il parait qu’elle se couche facilement si on lui demande. »

Merill, cependant loin d’être impressionnée ou même outrée, lui adressa un signe de la main et un grand sourire avant de leur répondre. « Voulez-vous que je vous montre devant toutes ces personnes, messieurs ? »

Oh, elle savait qu’elle prenait des risques, mais tant pis. Les soldats, surprit de voir de la répartie de la part d’une femme – surement – ne restèrent pas là et repartir prestement, laissant Merill savourer sa petite victoire. De toute manière, ce genre de propos ne l’atteignait plus depuis longtemps.
Ce que l’on arrive à admettre ne nous blesse plus sur le long-terme.

Elle ne s’était pas vexée bien longtemps face aux provocations des soldats. Déjà dans sa précédente vie – si elle pouvait formuler les choses ainsi -, Merill avait été la cible de bien des moqueries, pour tout et n’importe quoi. Elle n’était plus à une près.
Cependant, son visage s’illumina d’un sourire sincère lorsqu’elle entendit une voix qu’elle connaissait déjà émerger dans son dos. Faisant volte-face, elle s’inclina immédiatement, jouant la carte de la différence de noblesse – il fallait bien qu’elle soit taquine, sinon ce n’aurait pas vraiment été elle, pas vrai ? « Messire de Bray, quel honneur vous me faites de retrouver ici ! »

Mais bien vite le jeu de la rousse s’essouffle et elle se redresse, joignant ses mains dans son dos. Son cœur aurait presque raté un battement aux mots du noble. S’inquiétait-il pour elle ? Elle aimerait y croire mais ne veut pas non plus se brûler les ailes. « Ne vous en faites pas, Messire, ce n’étaient que deux joyeux lurons qui n’avaient que peu d’humour, voilà tout. Rien de grave ! »

Enfin, elle s’arrête un instant sur l’apparence de son vis-à-vis. « Le vert vous va très bien. »

Une fois encore, comme au bal, elle parvient à le faire vaciller – ou du moins, le surprendre. Il n’en faut guère plus pour satisfaire Merill qui, bienheureuse, laisse un sourire étirer ses lèvres, sans chercher à le retenir de dévoiler ses dents. Les mains croisez dans son dos, elle fait finalement un tour sur elle-même, trop fière d’elle pour ne pas vouloir se laisser aller à la virevolte, un tout petit peu. « Merci bien, très cher. Vos compliments me vont droit au cœur. » Et c’était vrai.

Merill savait bien qu’elle ne devrait pas se trouver là, en telle compagnie. Elle savait qu’elle jouait un jeu dangereux qu’était celui de son propre intérêt. Elle savait qu’elle se brûlerait les ailes bien assez vite. Et pourtant, elle continuait. Pire, elle appréciait le moment avec une sincérité déroutante. Ce soir, en tout cas, rien ne la garderait de se sentir bien auprès de l’homme qui était venu al rejoindre. Pour une fois…

« Oui, parfois je viens aider ici ou danser sur le parvis ! C’est un très bel endroit et beaucoup de gens vont et viennent, ce qui est utile lorsque je veux récolter des fonds pour les nécessiteux. » Mais… « Je danse aussi parfois dans le dédale de ruelles, un peu plus loin. Il y a plein d’enfants, là-bas, et mes pas de danse les aides, je crois à fuir un peu leur quotidien miséreux. » Prenant une inspiration, une idée lui vient. « Voudriez-vous que je vous montre ? » La danse ou ses lieux d’exécution ? Peut-être bien les deux, finalement.

Il était un peu tard pour commencer à danser sur le parvis, en général, Merill le faisait le matin et de temps à autre en soirée mais aujourd’hui, elle se sentait plus dans l’envie d’aller montrer à Amaury les beautés des ruelles, en la présence des yeux conquis des enfants que la rousse aimait tant. « Venez Messire ! »

Et elle lui prit la main tout en commençant à courir à pleine jambes pour l’entraîner vers les ruelles les plus proches. Normalement, les gamins étaient rentrés se terrer dans leurs refuges à cette heure. La nuit n’était jamais clémente avec eux, après tout.

« Nous y voici. » Elle relâcha la main d’Amaury et se dirigea vers un amoncellement de bois et autres objets de récupération. Une scène improvisée et qui pourrait facilement s’écrouler si personne ne faisait attention. Pourtant, Merill monta dessus, confiante. Elle semblait rompue à l’exercice.

Puis… « Les enfants ? Vous êtes là ? Venez, je viens danser pour vous et j’ai même ramené un ami ! » Il fallut quelques instants avant que les premiers petits yeux, curieux, ne sortent d’entre les murs et les habitations exigus. Merill les aimait avec une force bien à elle, cela transcendait son regard. « Je vous présente, Messire Amaury ! Messire, voici Léon, Charles, Anne, Lucie, Georges et Théophane ! »

Ses petits spectateurs privilégiés assemblés et son chevalier servant présent également, Merill ne pouvait que sourire de presque toutes ses dents. Elle se sentait vraiment bien, peu importaient les rumeurs et les quolibets que l’on pouvait lui attribuer. Elle avait connu bien pire.

« Et maintenant, Messire, je vais vous montrer ce que je sais faire de mieux pour eux ! » Enfin, à part leur apporter de la nourriture, bien sûr. Il n’en fallut guère plus à Merill pour commencer à engager quelques pas sur son estrade personnelle, étonnant agile dans cette robe pour quelqu’un qui n’aurait pas l’habitude, comme elle, de rompre son corps aux mouvements graciles et souples que sa profession comme son art tant aimé l’exigeaient d’elle.

Immédiatement, les enfants commencèrent à taper dans les mains, comme pour initier un rythme de danse qu’ils aimaient à voir se dérouler sous leurs yeux. Merill souriait et riait, heureuse. « Vous voyez, Messire, cette danse m’a été apprise par une amie venue de par-delà la mer. Dans son pays, c’était quelque chose de culturel, de danser de la sorte. » Tandis qu’ici, les esprits sont étriqués, les désirs tronqués. Tout était plus compliqué, peut-être.

Mais présentement, la jeune femme était tout simplement heureuse, voilà tout.

Sauf qu’elle ne fit pas assez attention, habituée qu’elle était, à ce petit morceau de bois qui ne supporta pas son poids et l’envoya basculer en arrière. « Ah ! »

Dire qu’elle avait eu peur de tomber n’aurait été qu’une demi-vérité. Merill, habituée qu’elle était à combattre pour l’Église Souterraine, avait l’habitude de la douleur, que cela lui plaise ou non. D’ailleurs, si elle l’avait vraiment voulu, elle n’aurait pu retomber parfaitement sur ses jambes – par manque d’un appui solide – mais aurait au moins vu glisser comme un poisson hors de l’eau pour s’éviter trop de casse.

Toutefois, elle ne s’était pas attendu à ce qu’Amaury l’intercepte, attrape son bras pour la ramener contre lui et ainsi les précipiter tous les deux dans une chute absolument pas épique jusqu’à toucher les pavés de cette ruelle.

Mais s’il n’y avait eu que ça… Merill, en rouvrant les yeux, compris qu’elle était littéralement étalée contre le chevalier.

Immédiatement, son cœur se mit à battre à tout rompre et la chaleur dévorait ses joues. Eu égard à sa poitrine inexistante, elle se redressa prestement, d’abord sur les bras, puis totalement, époussetant sa robe pour se donner une constance. « J-Je suis d-désolée Messire, vraiment… V-Vous n’êtes pas blessé, au moins ? »

Elle espérait qu’il n’ait pas eu à subir sa maladresse. Qu’est-ce qui lui prenait, bon sang ?!
« Ooooh Mademoiselle Merill elle rougit ! » harangua Léon.
« M-Mais non ! Pas du tout ! Tais-toi donc petit diable ! »

Mais déjà les enfants riaient et elle n’aurait rien pour faire pour s’opposer à cela. Par tous les saints…

A part les enfants, qui s'adonnent à leurs gentilles moqueries, Merill n’eut pas à subir les foudres d’Amaury et elle en fut des plus ravie et rassurée. D’autres nobles damoiseaux se seraient vexés pour moins que ça et auraient demandé son arrestation manu militari.

Désormais apaisée et le cœur moins torturé par ses émotions, la demoiselle offrit un sourire au chevalier. Et son instinct primaire reprit rapidement le dessus ; elle eut irrésistiblement envie de le taquiner. « Ah oui ? Et que devrais-je faire pour que vous soyez toujours prêt à me porter secours ? »

Il ne répondrait rien, n’est-ce pas ? Ce n’était pas dans l’ordre des choses qu’un noble se souciait d’une fille de la rue, après tout.

Merill était ravie. Assurément piégée dans ses rêveries bien trop fleuries, évidemment, mais ravie quand même. Elle passait un bon moment, si l’on omettait sa misérable chute de tout à l’heure. Le Seigneur de Bray était une personne délicieuse et étrangement tendre lorsque l’on prenait le temps de l’épier un peu, sous sa carapace de soldat propre sur lui.

L’intervention de l’un des enfants la fait rire et reprendre constance, au moins un petit peu. « Allons, cessez donc de nous houspiller, tous autant que vous êtes ! » Elle rit mais poursuit. « Il est temps de vous quitter maintenant, allez-vous mettre au chaud chez vous, je reviendrais vous voir bientôt, c’est promis ! »

Beau mensonge que voici. Merill sait parfaitement qu’elle ne devrait pas promettre ce qu’elle ne peut appréhender ou prévoir. Chaque mission pourrait lui coûter la vie, elle en est consciente. C’est pour cela que, même si les enfants râlent un peu, ils lui obéissent ; car elle irradie d’une chaleur bien à elle. Ils ne peuvent pas croire qu’elle leur ment. Et pourtant, c’est là son principal moyen de défense.

La lumière du jour tombante sur la capitale donne une autre idée à la jeune femme. « Que diriez-vous d’aller marcher tranquillement en bord de Seine désormais, Messire le Chevalier ? »