La nuit était sombre et Silhouette trouvait là parfait terrain pour chasser en toute quiétude. Capuche vissée sur le haut de sa tête, par habitude autant que par conviction désormais, l’individu marchait sur le sol sec de la forêt, sans craindre les potentiels prédateurs qui pourraient se trouver à proximité. Aucune peur ne l’aurait assaillie trop longtemps, de toute manière.

Ses dents claquent les unes contre les autres, signe que ses sens sont en alerte. La chair et le sang, bientôt, teindront ce sol dur dès lorsqu’il aurait trouvé proie à ses aspirations. Qu’il est difficile d’être solitaire dans ce genre de moment. Silhouette s’est souvent demandé qu’elle serait son quotidien actuel s’il était plus entouré. Des êtres chers, en permanence autour de sa personne… Il y avait de quoi laisser songeur.

Sa grande stature se déplace avec l’obscurité, longe les hautes grilles de ce jardin royal dont les visites se rappellent à son souvenir. Silhouette aurait pu repartir pour plonger entre plus vers les profondeurs de la proche forêt, mais…

Mais voilà, ses pas n’étaient peut-être pas assez discrets. Silhouette a été repérée. Et de l’autre côté de cette grille, si petit, se trouve une personne bien spéciale.

Le prince de France.

Ses dents cessent de claquer.

Il fait déjà bien noir quand le prince sort de la bibliothèque.
L’argenté y passe assurément beaucoup de temps, trop peut-être. Mais il tient vraiment à apprendre le plus de choses possibles, à retenir ce que ses précepteurs lui enseignent. Mais il a récemment entendu qu’il ne servait à rien de remplir une coupe déjà pleine. Il s’accorde donc enfin une pause. Jusqu’au lendemain.

Et comme à son habitude, il fait un petit détour par les jardins. Ça l’aide à faire le vide avant d’aller se coucher. Même si, ce soir, il ne voit pas bien plus loin que le bout de son nez. La faible lueur de la lune cachée par les nuages pour seule source de lumière, Basile décide qu’il vaut mieux rentrer.

Jusqu’à ce qu’il entende un étrange bruit répétitif. Et étonnamment familier. Il fait une petite moue dubitative et de finalement mettre le doigt sur l’origine du bruit : un claquement de dents ! Quelqu’un a froid dans les jardins ? Mais qui ?
Plus curieux que prudent, Basile avance vers l’origine du bruit.

Ses yeux fatigués lui jouent des tours alors qu’il croit voir une silhouette dans les ténèbres de la nuit. Il se frotte les yeux, redresse la tête, et sa respiration se coupe, ses pupilles s’arrondissant comme deux grosses billes.
Et en face, deux prunelles dorées luisantes.

Pétrifié de terreur, il est soudain aphone et ne parvient pas à pousser un cri.
Rêve-t-il ? Ces yeux lui rappellent ceux d’un animal, mais ils sont situés bien haut. Et aucun animal ne fait cette taille, pas vrai ? Une voix blanche s’extirpe de sa gorge, presque inaudible tant l’angoisse lui serre les cordes vocales.

« Q-Qui est là ? S-si c’est une p-plaisanterie… e-elle est de m-mauvais goût… »

Silhouette ne s’attendait pas à ce que le prince puisse remarquer sa présence. Mais maintenant que c’était fait, il lui fallait assumer. Oh, Silhouette aurait pu fuir, mais à quoi bon ? La possibilité d’une entrevue ne lui était pas désagréable, après tout, son affection pour les enfants n’était plus à démontrer. Et peu importe que ce jeune homme en face de lui soit déjà à considérer comme un adulte, pour Silhouette c’est encore un gosse.

Et comme trop souvent, un gosse qui n’a rien demandé à personne.

Le souvenir de Georgie se fait vif dans son esprit et Silhouette décide de mettre un genou à terre, pour limiter sa grande taille. Porte la main à son cou avant de laisser quelques paroles lui venir. « N’ayez crainte, votre Majesté… Je… Je ne pensais pas que vous me verriez. Vous avez de bons yeux. » Un compliment glissé de ci de là faisait toujours plaisir à entendre et en face un pareil interlocuteur, Silhouette se voyait mal agir autrement. « Il est bien tard pour être seul dehors… Où sont vos gardes ? »

Basile a un léger mouvement de recul lorsqu’il croit que la silhouette s’approche. Mais elle semble simplement se mettre à sa hauteur. Ce qui ne rassure pas plus le jeune prince ; il a l’impression de voir ses pupilles dorées d’encore plus près. Pire encore, il a la sensation que la silhouette va lui bondir dessus, dans cette position.

Mais la terreur a tissé ses racines tout autour de ses jambes, l’immobilisant et le privant de toute fuite.

La personne en face de lui finit par s’exprimer, arrachant un léger sursaut au prince. En réalité, Basile ne s’attendait pas à avoir une quelconque réponse à sa question. Le compliment formulé par la silhouette aurait pu le faire rougir de gêne en temps normal, mais le prince est bien trop aux prises de la peur et de la méfiance pour apprécier ce compliment.

« I-Ils sont… » Basile s’arrête. Pourquoi demander où sont ses gardes ? Il blêmit de plus belle à l’idée que ce soit une manière détournée de s’assurer qu’il est seul. Et c’est tragiquement le cas. « V-vous n’avez pas répondu à ma question. » Il déglutit face à sa propre audace. « S-si… si vous pensez que j’ai des bons yeux, c-c’est sûrement parce que vous ne voulez pas être vu, c’est ça ? J-je vous somme donc de répondre, qui êtes-vous ? Et que faites-vous dans les jardins royaux ? »

Oh, visiblement, l’approche n’avait pas été la bonne. Silhouette décida de se montrer un peu plus versée dans la coopération. Ce fut en tailleur qu’on put le voir, à présent. Impossible pour lui de sauter ou d’attaquer qui que ce soit dans ces conditions. Les mains levées devant sa personne, cela rendait toute menace caduque, par essence. « Mes excuses, votre Altesse, je ne cherchais pas à vous incommoder. » Un souffle, pause dans le temps. « Je n’ai plus de nom depuis bien longtemps. Vous pouvez m’en donner un, si cela vous permet de me trouver moins effrayant. »

La réflexion ne prendra pas longtemps avant de lui permettre de poursuivre. « Je ne suis qu’un humble chasseur itinérant. Je passais par ici à la faveur de la nuit car je pensais que je n’y trouverais personne. J’ai eu tort. »

La silhouette semble deviner le trouble, la méfiance du prince et s’installe en tailleur, à la grande surprise de Basile.

Le jeune prince se détend légèrement en voyant l’individu faire preuve de beaucoup de compréhension à son égard ; installé ainsi, Basile se sent un peu plus en confiance, même si la crainte lui enserre toujours les entrailles. Aimable a toujours dit qu’il fallait rester prudent.

Et quand l’inconnu lui propose de lui trouver un nom, Basile est pris de court. Il baisse un peu les yeux, réfléchissant déjà sur l’identité qu’il pourrait lui donner sans le blesser. Ou risquer de le vexer au point qu’il se ravise et se décide finalement à le tuer.

Basile relève le nez lorsqu’il avoue être un chasseur. Le jeune prince cligne des yeux et regarde autour d’eux, à la fois perplexe et curieux.

« Chasser ici ? » Il fait une petite moue dubitative. « A part quelques écureuils, moineaux et grenouilles, je crains que vous ne fassiez chou blanc. » Et il s’imagine alors qu’une biche ait pu s’aventurer dans les jardins. Il aimerait bien en voir une. « E-Et puis, de toute façon, même s’il y avait quelques proies à chasser ici, la Reine désapprouverait que l’on abatte des animaux dans ses jardins. Elle a la chasse en horreur, vous devriez le savoir… » Son regard ambré retourne sur l’individu, un étrange frisson le parcourant alors qu’il pose sa question. « Comment faites-vous pour chasser en pleine nuit, sans aucune visibilité ? »

« Je sais. » L’aplomb dans sa voix était peut-être –sans doute –de trop. Mais Silhouette n’a pas réellement réfléchi à ce qu’il a dit avant que ce ne soit le cas. C’est une chose rare, chez lui. Mais la présence d’un enfant lui fait bien souvent perdre ses moyens. Il mettra cela sur ce compte également. « Je veux dire… Il est d’obédience commune que la Reine n’apprécie guère les activités de chasse alors j’imagine sans mal que s’y adonner près de son palais serait une insulte à sa personne. » Et Silhouette ne souhaite pas s’attirer les foudres de la Souveraine. Les foudres de personne, en réalité.

« Mais vous vous trompez, je n’étais ici que pour traverser la ville, pas pour chasser. Je vous en donne ma parole. » Nulle biche, du moins, mais cela le Prince n’est pas obligé de le savoir. Mais s’il est ignorant de ce pan de l’existence, au moins demeure-t-il curieux. « Je peux vous retourner la question, chère Majesté. » Son sourire est porté par sa voix. « Pour ma part, j’ai eu le temps de m’entraîner à ne pas avoir besoin de la totalité de ma vision pour m’orienter correctement. »

Basile est soulagé que l’inconnu -à qui il cherche toujours un nom à attribuer- soit parfaitement conscient que sa douce mère soit contre la chasse. Et il ne s’arrête pas là, lui assurant que sa présence ici n’est que passagère ; Basile pousse un soupir soulagé qu’il ne parvient cependant pas à dissimuler.

La pression retombe un peu, et même si ses pupilles dorées et brillantes dans le noir lui arrachent encore quelques frissons, le jeune prince est plus détendu. Mais il tâche tout de même de garder en tête qu’il n’est pas en totale sécurité ; la personne en face de lui peut s’avérer imprévisible après tout.

Il cligne des yeux quand l’interrogation tombe. Interloqué, il le laisse poursuivre sans vraiment comprendre le sens de ses mots.

« Vous… vous me demandez comment je fais pour vous voir malgré l’obscurité ? » Il n’est pas bien certain d’avoir compris le sens de la question de son vis-à-vis. Par réflexe, il se frotte les yeux avant de reposer son regard sur l’individu. « Je… je ne distingue rien dans le noir… je ne vois que vos yeux. Et j’ai entendu un claquement de dents… C’était vous ? » Il hésite un instant. « Avez-vous froid ? »

« Oui, c’était moi. J’ai des… Douleurs à la mâchoire qui me contraignent parfois à devoir faire des mouvements réguliers pour m’en défaire, ce qui m’oblige à claquer des dents. Navré si cela vous a effrayé aussi, ce n’était pas mon but. » Une chose en entrainant une autre, Silhouette plonge une main sous sa cape épaisse. Il en ressort deux petites statuettes faites en bois. « J’ai entendu dire que vous et votre sœur aimiez les animaux. Je fais des petites sculptures pour passer le temps. » Qu’il est long, le temps.

De son bras, Silhouette lance les petites statuettes aux pieds du Prince. « Il y a un faucon et un dauphin. Avez-vous déjà vu un dauphin, jeune prince ? »

Face à ses explications, le jeune prince hoche alors la tête à plusieurs reprises. Il ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec son propre souci de santé ; il aimerait pouvoir faire passer la douleur aussi simplement.
Basile secoue la tête aux excuses de l’individu et s’apprête à lui signifier que ce n’est pas grave, mais il attise alors sa curiosité en évoquant l’amour que lui et sa sœur portent aux animaux.

Le jeune prince sursaute quand la silhouette lui envoie des objets, et les rattrape avec précipitation avant de l’observer sous toutes les coutures.
Il y a un faucon et… on dirait une sorte de poisson, mais à la forme très particulière. Basile s’accroupit par réflexe, passant son doigt sur les morceaux de bois sculpté.

Son regard brille de mille feux, tout curieux et abasourdi par ce travail. Il relève ses yeux ambrés pétillants vers la silhouette.

« C-C’est pour Lallie et moi ? » Il rougit à l’idée que ces belles petites sculptures soient pour sa sœur et lui. Elle aime beaucoup les faucons, Lallie. Leur père lui avait appris à les dresser, quand ils étaient à Brandebourg. « Comment avez-vous appelé cet animal ? Un dauphin ? On dirait un poisson… Est-ce qu’il y en a dans les rivières françaises ? J’aimerais beaucoup en voir un, Lancelot ! » Il a un petit hoquet de surprise alors que le nom lui a échappé des lèvres. Il se couvre la bouche, tout gêné, le regard dirigé vers le sol. « J-je… pardonnez-moi, j’ai… j’ai fini de lire l’œuvre sur la légende arthurienne et… Navré pour ce nom, il m'a échappé… »

Attendri par la vivacité et la curiosité du jeune homme, Silhouette – désormais Lancelot ? – laisse échapper un petit rire fugace mais bien présent. Bon, visiblement, tout risque de hurlements et d’alerte étaient passés – pour le moment. Il devait donc accéder aux demandes du jeune prince. « Oui, c’est pour vous deux. » Il n’en aurait pas utilité, lui après tout. Ce n’est qu’un passe-temps.

« Ahah… Non, vous ne trouverez pas de dauphins dans les rivières, malheureusement. Ils ont besoin d’eau salée et on les trouve dans la mer. Avez-vous déjà vu la mer, votre Altesse ? » Lui, oui. Après tant d’errance sous toutes ses formes, le littoral n’était plus vraiment une surprise, pour lui.

Il observe les petites statues en bois, passant son doigt dessus avec émerveillement. Il ignorait qu’un bois puisse être aussi doux au toucher. Lancelot, car tel serait son nom désormais pour le prince, a dû travailler pendant des heures pour avoir ce résultat. Basile est conquis, et il est persuadé que Lallie le sera également.

A l’explication de Lancelot, Basile penche la tête sur le côté.
Il ignorait que des poissons puissent uniquement vivre dans l’eau salée.

« La mer ? Non, jamais. » Il regarde longuement son interlocuteur. Ses prunelles jaunes le font encore un peu frémir mais le fait qu’il ne soit plus entièrement un inconnu le rassure quelque peu. « J’aimerais bien la voir… On dit que c’est un tout autre genre de paysage que les campagnes ou les montagnes. Si vous savez à quoi ressemble un dauphin, vous devez souvent naviguer, pas vrai ? »

Cet enfant est adorable et provoque chez Lancelot l’envie de le protéger. « Non, je n’ai que peu navigué, pour être honnête. Mais je me suis déjà promené le long des côtes, il n’y a pas si longtemps. »

Enfin, tout est relatif lorsque l’on peut courir plus vite que la majorité des êtres peuplant les campagnes. Mais il restera muet à ce propos. En plus, il avait une autre surprise. « Votre Altesse, soufflez dans le petit conduit naissant de la queue du Dauphin, vous verrez que quelque chose se passera. »

C’est qu’à force de faire des silhouettes en bois, il avait fini par trouver des techniques pour se diversifier.

Basile l'écoute avec une attention nouvelle.
Il n'a jamais vu les côtes que sur des représentations dans les tableaux exposés ici et là au château. Il se rappelle notamment une toile où les couleurs sont absolument splendides. Un spectacle déjà merveilleux en peinture, mais qui doit être bien plus beau en vrai.

« Ce doit être un paysage éblouissant… » Il redresse vivement la tête vers Lancelot lorsqu’il attire son attention sur la petite sculpture. D’abord sceptique, le jeune prince finit par s’exécuter pour souffler à la base de la nageoire. Le sifflement qui en sort le fait sursauter et il regarde autour de lui avant de fixer Lancelot, son regard étincelant de mille feux. « C-c’est… Est-ce que… C’est le cri du dauphin ? Mais comment est-ce possible ? C’est… magique ? »