Ce jour-là, Françoise avait accepté d’accompagner certaines de ses amies en ville afin de s’acheter de nouveaux bijoux et autres chapeaux de grandes dames. La rousse avait déjà hâte de pouvoir dépenser son argent dans de nouveaux accessoires qui finiraient de la rendre fort coquette pour les prochaines soirées mondaines, elle en était persuadée.

Pourtant elle ne parvenait pas à se concentrer sur les piaillements de ses consœurs, toutes enfants de nobles et pour la plupart, déjà promises. Seule elle demeurait éternellement non mariée ni même fiancée. La tâche d’encre sur un tableau qui se voulait parfait. Un soupir glissa hors de ses lèvres alors qu’elle se laissa un instant de réflexion pour regarder le ciel.

L’étendue était bleue et magnifiquement lisse, sans nuage ni accrocs. Cette vision allégea un peu le cœur de Françoise qui ne pensa plus à rien l’espace d’un instant. Mais cette dérive des pensées se fit sans doute très malvenue puisque déjà, elle avait perdue, sans s’en rendre compte, le chemin qui suivait les pas de ses amies, lesquelles avaient déjà bifurqué à l’angle d’une rue.

Lorsque Françoise comprit que quelque chose clochait, il était déjà trop tard. Pis encore, un coup de vent de tous les diables secoua la Marquise, ce qui fit s’envoler son chapeau, qu’elle aimait tant même si elle envisageait de s’en acheter un neuf. « Oh non ! ».

La voici en train de courir après son accessoire, les pans de sa robes tenues en une disgracieuse démarche accélérée pour ne pas perdre de distance. Heureusement la coiffure stoppa sa course tout près des bords de la Seine et Françoise pu récupérer son bien avant de l’épousseter et le remettre sur sa tête.

C’était sans compter son talon qui trouva judicieuse l’idée de glisser sur un pavé humide. Si rien n’était fait, Françoise était quitte pour faire un plongeon dans les eaux sales de la Seine. « AAAAAH ! »

Oh, par tous les saints ! Françoise avait bien cru mourir alors qu’elle se voyait chuter et se noyer dans cette eau croupie ! Quelle disgrâce, quel déshonneur cela aurait été pour sa famille mais aussi pour elle ! Ah, elle ne voulait même pas y songer, pour dire vrai. Fort heureusement, c’est un bras puissant qui la ramena en lieu sûr. Un homme élégant ? Un chevalier, peut-être ?! Oh, c’aurait été fantasti-…Ah.

Une femme.

Non pas que Françoise s’était demandé ce qu’il se passerait si effectivement un bel homme courtois l’avait tiré de ce bien mauvais pas mais elle était un peu déçue, au fond. Toutefois, il ne lui fallait pas rabrouer cette main tendue vers elle, elle l’en avait pas le droit et cela aurait été une entorse à son éducation que de croire qu’elle pouvait agir à sa guise. « M-Merci Madame, vous êtes bien aimable et… »

Françoise se figea. Est-ce qu’elle était seule ? Il ne fallait pas que cela se sache ! Encore une fois, quelle image donnerait-elle d’elle si elle était ainsi surprise sans domestique avec elle ? Non, elle s’y refusait.
Mais Dieu semblait être de son côté puisqu’un jeune homme intervint à son tour. Parfait ! Françoise se rapprocha de lui et l’attrapa par le bras. « N-Non, je ne suis pas seule, quelle idée ! Mon valet était juste là, justement ! » dit-elle en ajoutant un rire de circonstance. Se penchant vers Emilien, la marquise ajouta à voix basse. « Jouez le jeu, je vous récompenserai, je vous le promets ! »

Enfin, elle se redressa et accepta le bras qu’on lui proposait. « Puis-je vous demander votre nom, Madame ? » La beauté de cette femme était respirable.

Lorsqu’elle vit la belle dame rabrouer le pauvre jeune homme qu’elle avait décidé de faire passer pour son serviteur, Françoise ressenti un peu de culpabilité lui nouer l’estomac. Elle ne voulait pas qu’il soit la cible de remarques infondées mais elle était aussi bien trop fière pour admettre cela ouvertement. Elle devait tenir un rôle, une stature ! Pour la fierté familiale.

En apprenant le doux nom d’Hélène, Françoise ne se sentit que plus petite encore face à elle. Tout chez cette personne respirait la force et la grâce. Elle enviait son profil comme sa stature.

Mais plus encore, elle devait ravaler son admiration pour ne pas perdre la face. « Françoise de Bellevallée. C’est… c’est mon nom… » Elle combattit du mieux qu’elle le pu les rougeurs sur ses joues et secoua la tête pour essayer, dans le même temps, de trouver une excuse toute trouvée pour justifier qu’elle était, en effet, seule ici avec ‘seulement’ un domestique. « Euh, je… »

Vite, réfléchir, réfléchir, réfléchir… Ah, voilà l’illumination ! « En vérité mon… domestique, ici présent… » Elle tourna la tête pour le regarder, l’inciter à la suivre dans sa création éhontée. « … m’a parlé d’une superbe boutique de chapeaux qui a ouvert il y a peu. Et comme il connait bien la ville je voulais y aller et donc profiter de sa connaissance des rues, voilà tout. »

Au compliment sur sa chevelure, Françoise se coupa nette. Elle n’avait pas l’habitude. Son père lui disait souvent que cette rousseur, qu’elle tenait pourtant de lui, était une insulte, un péché même ! Alors de se faire entendre dire le contraire, c’était…

Grisant.

« Merci beaucoup ! J’en prends grand soin, vous savez ! » dit-elle, tout en agitant sa chevelure aussi gracieusement que possible – ce qui résultait surtout d’un mouvement gauche et fort peu fluide, en vérité. « Aimez-vous les chapeaux, Dame de Constantinople ? » Tant qu’à rencontrer une personne intéressante…

Ooooh, comme elle aimait avoir l’attention rivée sur sa personne ! Françoise avait l’impression de rayonner comme un soleil que tout le monde voudrait admirer ! Et c’était suffisamment rare pour que Françoise aime à faire durer l’instant, surtout si elle pouvait parler chevelure et autres accessoires de mode. Mais lorsque la belle dame évoqua ses sœurs, elle ne put s’empêcher de grincer des dents pendant un très court instant. Françoise se reprit pourtant immédiatement. Ah, ses sœurs. Oui, toutes plus belles, plus talentueuses et plus méritantes qu’elle, pour sûr. C’était du moins le discours banal dans la bouche de son père.

Fort heureusement, le sujet vestimentaire revint rapidement sur la table et ce fut le moyen idéal pour Françoise de rebondir sur tout ce qui avait été dit jusqu’alors. « Concentrez-vous un peu je vous prie ! » adressa-t-elle au pauvre jeune homme. « N’avez-vous donc pas entendu que Madame disait que les femmes portaient des voiles dans leurs chevelures et utilisaient des produits difficiles à trouver, ici ? Il est bien logique de comprendre que l’Europe n’est pas leur berceau ! » Aussitôt sorties de sa bouche, ses paroles furent regrettées. Ou plutôt, le ton de ces dernières. Françoise laissa son regard fuir vers un point invisible, pour éviter d’avoir à croiser les yeux du garçon. Elle était injuste avec lui, mais pourquoi ne parvenait-elle pas à agir autrement ?

Elle prit le parti de poursuivre ses rebonds de conversation. « Je suis certaine qu’un chapeau saura vous aller à ravir, Madame ! Quant à moi, j’aimerais beaucoup essayer vos accessoires, si d’aventures vous me le permettriez. » Tout était bon pour tâcher de faire montre d’un pouvoir inexistant.

Son attention était toute accaparée à la fois par la belle dame ottomane mais aussi et surtout par la situation dans laquelle elle avait réussi à s’élever. Personne ne pourrait croire qu’elle n’avait aucune autorité, maintenant, c’était parfait !

Enfin, parfait jusqu’à ce que la voix, comme un murmure, de son « domestique » ne retentisse mais qu’elle ne puisse pas orienter son regard sans sa direction. Un éclair rougeoyant les percuta, Dame de Constantinople et elle tombant un peu à la renverse. « AaAaAh ! »
Pour le reste, Françoise ne compris pas trop ce qu’il en était mais alors qu’elle voulut encore chercher son homme de main du regard, elle entendit – et vit – sa comparse réprimander le malandrin les ayant bousculées. Elle fut remise debout avec diligence – depuis quand quelqu’un avait eu tat de considération pour elle d’une façon si naturelle ? – et on lui offrit même de dévorer une chouquette.

Non pas que Françoise n’aurait pas salivé devant une telle offrande mais son sens de l’apparence reprit le dessus. « Oh non, très chère, je vous en prie, goûtez là, cela me fera grand plaisir de vous permettre de découvrir un peu de notre savoir-faire pâtissier ! » Elle devait représenter la France, en quelque sorte.

Oh, oui, voilà ce qu’il manquait à la scène. Son « domestique ». Françoise secoua la tête un instant pour essayer de le chercher du regard. Elle sentit la culpabilité rompre ses chaînes pour venir envahir son cœur, ses veines et tout ce qui constituait son corps. Oh non, elle avait été odieuse, c’était sûre. Et il l’avait abandonné à la première occasion. Elle était laissée sur place, encore une fois.

Mais si se comporter comme une grande dame ne suffisait pas à se faire aimer de tous, alors quoi ? Françoise ne savait plus quoi faire, quoi dire pour ne plus être regardée de travers. Une compression ressentie dans sa poitrine de plus mais heureusement, la voix de l’ottomane la ramena brusquement à la réalité.

Française reprit donc le cours de la conversation, n’en ayant pas saisi tous les tenants et les aboutissants.

Longue vie à la chouquette. « Nous appelons cela une chouquette. » Elle prit le morceau offert par la brune, savourant cette sucrerie qui, à défaut d’adoucir ses mots, chasse le goût du fer dans la bouche par sa langue mordue par ses soins.

Pourtant lorsqu’Hélène voulu la raccompagner chez elle, la première pensée de Françoise fut de vouloir tout de même rester, et pourquoi pas… Chercher son « valet » ? Elle espérait qu’il allait bien.

Mais la personnalité d’Hélène l’écrasait de bienveillance, l’empêchait d’aligner mot pour défendre ses désirs. « … D’accord, je vous remercie. » Ne restait que la soumission, comme d’habitude. « Je vis là où les manoirs prennent pieds, non loin… » Sa prison personnelle.

Elle était réellement attendrie par les questions innocentes de la dame ottomane. « Oh euh, oui, cela peut arriver, en effet. » Elle n’avait jamais eu le loisir d’être appelée ainsi par qui que ce soit mais elle avait déjà entendu des amoureux le faire, alors pourquoi pas ? Peut-être qu’un jour elle connaitrait cela, elle aussi.

Malgré tout, la pensée de son « valet » l’obsédait. Elle aurait voulu savoir s’il allait bien, mais les règles de bienséance l’empêchaient de fausser compagnie à sa novelle amie, présentement. Son trouble avait même été perçu par cette dernière, ce qui était une honte en soit. Elle ne devait pas épancher ses ressentis, ce n’était pas digne d’une dame.

Heureusement qu’on lui proposait déjà une nouvelle activité. « O-Oui bien sûr allons-y ! Et tant pis pour mon valet, je le punirai en rentrant chez moi ahahaha ! » Encore un mensonge. Mais elle n’en était plus à un près.

Ce qu’elle a lancé comme une excuse toute trouvée semble avoir été pris au sérieux par la belle ottomane qui accompagne Françoise. La jeune femme, un peu mal à l’aise, fini par s’adapter au pas vif de sa compagne de l’instant. Petit à petit et à contrecœur, elle met l’image de ce « valet » de côté. Elle ne lui avait même pas demandé son nom…

Mais déjà on demande son attention toute entière. Et Françoise ne peut pas se défiler. Elle papillonne des yeux face à la colle que lui pose sa consœur. « Un… tigre ? » Interloquée. « Non, jamais. Qu’est-ce que c’est exactement ? » S’agissait-il d’une nouvelle mode ? D’un nouveau plat à la mode ? D’une danse tout juste créer pour un bal nobiliaire ? Elle avait tant de questions pour si peu de réponses qu’elle fixait de ses yeux noirs le visage d’Hélène.

Ce que les secondes pouvaient être longues.