Patient – calme – naïf – incertain – prudent – persévérant – maladroit

Emilien est le type même de personne qui pourrait passer inaperçue. Qui pourrait, s’il ne risquait pas de renverser l’étal de pommes au coin du marché en passant simplement à côté, le nez en l’air, et de s’attirer par là les foudres du propriétaire du malheureux étal en question. Alors, le jeune homme se répandra en excuses et ramassera les fruits tombés au sol, avant de tenter de réparer les dégâts, toujours sous les foudres du propriétaire. Il pourrait s’attarder encore, mais son attention sera très vite attirée par autre chose, une odeur, un mouvement, un bruit. Tout est source de distraction, tout est source d’intérêt aussi.

Malgré tout, il n’en reste pas moins quelqu’un de prudent. Il lui a été répété à plusieurs reprises qu’il devait faire attention, que personne ne devait savoir ce qu’il est réellement parce que ça serait dangereux pour lui. Il ne se mettra jamais volontairement en danger et ne cherchera pas à mettre en danger les gens dont il est proche.

Plutôt patient, il prendra le temps qu’il faut pour arriver à ses fins, quelles qu’elles soient. Cette patience se remarque davantage lorsqu’il est avec les animaux, gagner la confiance d’un rapace, l’apprivoiser, peu importe le temps que cela lui demande, il est prêt à le faire et à s’impliquer. Certains y verraient de la persévérance et n’auraient pas tort, cette volonté de ne pas abandonner, même lorsque rien ne semble aller dans le bon sens, peut être à la fois considérée comme une qualité, mais peut aussi être un défaut. En effet, savoir quand s’arrêter pourrait aussi être une preuve de discernement non négligeable qui fait, malheureusement, défaut à Emilien assez régulièrement.

Que dire d’autre au sujet de son caractère ? Emilien est un louveteau mal dégrossi. Parce qu’il a passé quasiment la moitié de sa vie à vivre en sauvage avec sa mère, il ne possède pas forcément tous les codes de la vie en société et peut, parfois, faire des erreurs plus grosses que lui et peut facilement être qualifié de naïf. Malgré cela, il apprend très vite de ces mêmes erreurs et ne les reproduit que très rarement plusieurs fois de suite. Sinon, on peut aussi dire de lui qu’il est gentil, peut-être un peu gentillet par moments, mais il apprend.




Tout commence par des odeurs. L’odeur de la terre humide après la pluie. L’odeur des arbres. L’odeur des fleurs. Des odeurs agréables et d’autres qui le sont moins. Des odeurs rassurantes, effrayantes, à suivre et à éviter, une multitude elles forment une piste à suivre, dont il ne faut pas s’éloigner. Une sensation de chaleur agréable, rassurante, elle aussi, puis la lumière. La lumière est agressive pour les yeux, au départ, puis, peu à peu on s’y fait, elle ouvre de nouvelles possibilités, un monde plus grand. Les odeurs prennent forme, le regard sombre se pose partout, les deux yeux ne sont pas suffisants pour enregistrer tout ce qu’il y a à voir en cet instant. Alors le cerveau d’Emilien fait une sélection, garde juste ce qui est primordial, qui lui semble primordial. Les feuilles des arbres qui bougent, bruissent, les insectes qui emplissent l’air. Puis il y a un mouvement au ras du sol, un rongeur qui trottine tout à ses affaires, avant de s’arrêter en sentant le danger. Mais il est déjà trop tard, l’oiseau a pris son envol et vient de repartir avec sa proie. Emilien n’a pas eu le temps de ciller, s’il l’avait fait il aurait raté la scène.

S’il l’avait fait, Emilien n’aurait pu admirer l’action, la rapidité, la précision. S’il l’avait fait, eh bien probablement que l’enfant qu’il était encore alors aurait choisi une toute autre voie pour le futur. Mais ce ne fut pas le cas, au contraire il put admirer la chasse de l’oiseau de proie dans toute sa splendeur, il put voir les muscles puissants du volatile l’emporter au loin, silencieusement. C’est à cet instant, alors âgé d’une dizaine d’années, qu’il sut qu’il voulait consacrer son existence à ces oiseaux, peu lui importait la façon dont cela arriverait. Ce n’est pas réellement le début de l’existence d’Emilien, pas le moment où il est né, mais le moment où il a décidé de ce qu’il voulait être. Tout ce qui avait pu se produire avant cet instant semblait désormais revêtir une importance moindre, l’endroit où il vivait, le fait que, une fois par mois, il se transforme en autre chose. Les difficultés qu’il avait eues, au départ, tout ça lui sembla secondaire, comme si plus rien n’existait que le vol gracieux de l’oiseau en train de s’éloigner, à présent, s’éloigner pour rejoindre quelqu’un.  

C’était la première fois qu’Emilien assistait à ce genre de chose, de là où il se tenait il vit l’oiseau se poser un poing ganté, sa proie toujours emprisonnée dans une serre. Il resta un moment à regarder l’étrange duo, l’homme et l’oiseau, sans que celui-ci ne semble s’apercevoir de sa présence. Qui se serait soucié d’un enfant qui ne semblait pas faire de bêtises de toute manière ? Personne.  Du moins, personne lorsque cette rencontre n’a lieu qu’une fois. Mais Emilien retourna plusieurs fois sur les lieux, dans l’espoir de revoir l’oiseau et son propriétaire, curieux et un peu envieux.  C’était là un sentiment qu’il n’avait jamais expérimenté auparavant. Lui aussi voulait apprendre, devenir « ami » avec les rapaces, les voir se poser sur lui exactement de la même manière. Peu importe le temps que ça lui prendrait, peu importe aussi la façon dont il s’y prendrait et plus encore, peu importe ce que sa mère pouvait en dire et les innombrables conseils de prudence qu’elle lui donnait. Peu importe le nombre de fois où elle lui rappela que, s’ils vivaient en dehors du monde, ça n’était pas uniquement par plaisir, mais bien parce qu’il fallait cacher certaines choses et que si lui se mêlait à la population locale, il risquait des ennuis. Mais le louveteau s’en fichait et son premier vrai contact avec l’homme aux oiseaux fut une sorte d’émerveillement. Bien naïf était-il d’avoir cru que celui-ci n’avait pas remarqué son manège. Les deux années suivantes furent comme une espèce de rêve pour le gamin sauvage, il s’ouvrit à d’autres perceptions, mais aussi à des connaissances qu’il n’aurait jamais pu obtenir tout seul. Emilien attendait avec impatience chacune de ses visites, espérant qu’elles ne tombent pas en période de pleine lune pour qu’il puisse aller le voir.

Durant ces deux années, il enregistra tout ce qu’il pouvait apprendre, que ce soit sur les oiseaux, leurs besoins, leur façon de vivre, mais aussi sur le monde qui l’entourait et de tout ça, il retint une chose : l’homme aux oiseaux n’était pas le propriétaire des oiseaux. Il ne faisait que s’en occuper pour quelqu’un d’autre. Il les éduquait, il les nourrissait, il les chérissait mais ils ne lui appartenaient pas. Même plus, il n’avait pas le droit de posséder l’un de ces oiseaux. S’il voulait pouvoir faire ça lui aussi, plus tard, il allait devoir trouver quelqu’un qui accepterait de l’engager.

C’est avec cet objectif qu’Emilien quitta sa campagne jurassienne, persuadé de ne pas trouver son bonheur à cet endroit. Durant les six années qui suivirent, il sillonna la France, d’abord avec sa mère, bien décidée à ne pas laisser l’enfant qu’il était alors se promener seul et prendre des risques, puis, lorsqu’il eut dix sept ans, il continua seul. Errant d’une région à l’autre, travaillant là où on voulait bien l’embaucher, tout en prenant garde que sa nature ne soit pas dévoilée à une personne quelconque. Jusqu’à aujourd’hui.