Ce matin-là, Emmanuel avait fait son office de sonneur puis était reparti se coucher sur le modeste lit de paille qui constituait sa plus précieuse possession maintenant qu’il s’était isolé dans un rôle du peuple et que cela semblait lui convenir. Les mondanités et l’étouffement ne lui manquait pas le moins du monde. Mais il n’avait pu eut une réelle bonne nuit de sommeil depuis bien longtemps, maintenant.

Les insomnies se faisaient légion et les cauchemars ne perdaient jamais une occasion de tirailler le peu de repos qu’il pouvait espérer avoir. Allister, Juliette, Lizbeth et même Annibal… Il revoyait leurs visages, il les voyait lui dire combien il avait échoué à les protéger, à leur assurer un avenir radieux en dépit de ses essais. A quel point il était honteux qu’il soit encore en vie à cet instant précieux.

Emmanuel avait déjà songé au suicide, bien sûr. Mais il n’avait jamais eu assez de courage – ou de stupidité, c’était une question de point de vue – pour franchir le pas une bonne fois pour toute. Alors il demeurait là, las.

Il attendait que le Seigneur décide de le faucher définitivement pour mettre un terme à ses souffrances.

En attendant, pour une fois, Emmanuel se sentait confortablement installé, là. Une sensation de douce chaleur, lovée contre sa nuque, lui permet de trouver un sommeil appréciable en quelques minutes seulement. Mais quelle était cette bizarrerie ?

Minute.

Qui ronronnait près de son oreille ?

Sorti de ses mauvais songes par un son régulier et répétitif, Emmanuel se laissa aller à ouvrir les yeux doucement. Il ne portait pas son cache-œil pour le moment mais n’en prit pas compte sur le moment. En tournant sa tête vers l’origine de la source de chaleur, il vit un chat lové contre sa nuque. Puis en tournant son regard dépareillé vers une voix qu’il pensait avoir entendu l’appeler – Mezariel, quel drôle de nom sorti de bien loin dans son passé -, Emmanuel resta interdit, un instant. « … Allister ? »

Mais non. Sa vision voilée eut tôt fait de corriger cette illusion, ce trou supplémentaire dans son cœur. Mais une jeune femme se tenait bel et bien là, devant lui. Pour autant, il recouvra ses esprits. Réalisa par la même occasion qu’il ne portait pas son cache-œil. Peut-être – sans doute, se releva-t-il trop vite, trop brusquement pour s’éloigner de cette intrusion.

« Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ?! » Agressif ? Sans doute un peu ? Par méchanceté ? Non, certainement pas. Par surprise uniquement. Mais sa main ramenée sur son œil difforme – selon ses termes -, il jetterait presque des éclairs pour se défendre. « Comment connaissez-vous ce nom ?! » Fantôme, chimère. Rien de tout cela n’aurait dû venir perturber sa routine, lente agonie.

Emmanuel n’était qu’une bête.

Ce fut comme un sceau d’eau froide sur sa nuque. Cette voix si fluette portant pourtant un message si fort, un lien direct avec son passé. Il comprit immédiatement et cette douleur lui serrant le cœur revint au triple galop dans ses veines pour lui rappeler à quel point il avait été infâme, à l’instant. « … Dahlia ? » L’hésitation est sur la langue, comme un arrière-goût détestable. Mais il n’y a pas d’erreurs possibles, il reconnait cette jeune femme, cette douceur jusque dans les gestes.

Et cettepeine dans le regard. Il en était coupable.

Immédiatement, il se releva sur ses deux jambes et rabaissa sa main pour qu’elle vienne contre son flanc. Dahlia avait déjà vu son œil difforme, pourquoi le lui cacher ?

« Oui, c’est vraiment vous… »

La culpabilité ne tarda pas à tricoter son écharpe de regret autour du cou d’Emmanuel, serrant, toujours plus fort, toujours plus profondément, entaillant la chair de ses sentiments déjà sans dessus dessous. Sous le calme océan, c’était un maelstrom revanchard qui usait cette peu par l’envers. « Je suis navré… »

Aucun mot au monde n’aurait pu être assez fort pour laver cette sensation poisseuse qui me prenait tout entier. Mais Emmanuel n’était plus que l’ombre – et encore – de ce qu’il avait été autrefois. Qui aurait pu croire, en le voyant ainsi, qu’il avait un jour été le fier Duc de Septimanie ? Personne, sans doute.

Ah, à l’entente, une seconde fois, de ce nom qu’il avait abandonné il y a bien longtemps, Emmanuel sent son cœur s’apaiser un peu mais sa culpabilité grandir toujours plus. Oui, il se souvenait d’elle. L’un des rares bons souvenirs qui le raccrochent à sa vie d’antan, à son sang de loup. Elle partageait un fardeau similaire, elle née de l’homme d’un lycan et d’une humaine…

Mais déjà, il n’ose pas plus affronter son regard qu’il affronterait celui de ses proches. Un souffle, une inspiration. « Emmanuel. » Il lui doit des explications, à elle qui fut si gentille de lui en donner également. « J’ai pris troisième prénom pour me cacher. Mezariel était trop connu et Denovan, je… Je l’avais déjà utilisé également. » Pour prétendre n’être que le fils de Juliette, sa tendre fille partie trop tôt par les affres d’une humanité fragile.

« Dahlia… Cela vous va toujours aussi bien. » Il sourit, car c’est une vérité. Et sourire est une chose rare chez lui, désormais. Son visage cède aux renfrognements. « Comment êtes-vous arrivée jusqu’ici ? Personne n’est censé monter jusqu’ici, à part les travailleurs au service de l’Eglise, bien sûr… » Comme lui et tant d’autres. Mais il ne lui semblait pas que Dahlia ressemblait désormais à une sœur, pourtant.

Alors qu’il laissait son regard divaguer sur la silhouette de Dahlia, Emmanuel se souvenait de cette douceur qui n’avait pas changée, de cette bonté qui émanait d’elle sous tous les angles, jusque dans les mouvements de sa chevelure.

Lui qui était devenu plus amer qu’un vin de mauvaise extraction faisait bien pâle figure devant cet astre vivant qui se tenait devant lui. Emmanuel se sentait … ébloui par tant de candeur encore perceptible. Comment avait-elle pu si bien résister alors qu’il avait sombré ? Quelque part, c’était la jalousie qui le dévorait et la culpabilité mêlée aux entrailles de sa lâcheté. Il avait fini par ne plus cherché à lutter.

Un regard vers le chat et il compris. Il ne pouvait en tenir rigueur à Dahlia pour cela. Et puis si cet animal était venu jusqu’à lui, c’était peut-être là la preuve qu’il était, quelque part, un envoyé du ciel ? C’était le dernier refuge de l’infant, après tout.

« Je vois… » In inspire, expire. Peu sûr de lui, devrait-il lui dire ? Oh et puis après tout, oui. Après le pathétique accueil qu’il lui avait réservé, Dahlia avait le droit de savoir. « Oui, je… J’ai abandonné mes droits et mes terres quand… Quand ma fille est partie. » Partie si loin de lui. Il espérait qu’au moins Juliette et Allister soient ensemble, parmi les anges.

Si Emmanuel fut surprit par le soudain contact de Dahlia, il hésita un instant à s’en échapper. Pourtant, pourtant… La silhouette de Dahlia lui apparaissait si frêle et si fragile – c’était ne vue de l’esprit typiquement masculin, bien entendu -, il n’osa finalement pas. Sans pour autant lui rendre son étreinte, Emmanuel laissa leurs chaleurs se mêler.

Depuis combien de temps n’avait-il plus accepté une telle proximité ? Jeanne était différente, elle l’avait enlacé brièvement en échange d’argent. Là c’était… D’une toute autre essence. Et Emmanuel n’y était plus habitué.

Sa gorge était serrée, autant que ses mâchoires étaient contractées pour tenir sa position et ne pas s’enfuir encore une fois. Il ne voulait plus faire pleurer Dahlia. Pourtant sa tête lui tournait. Alors il essayait de focaliser son intérêt sur autre chose. N’importe quoi. « Et… Et vous, qu’en est-il de votre famille ? »

Il se souvenait avoir eu des échanges plus ou moins cordiaux selon les sujets avec le frère ainé de Dahlia. Surtout lorsqu’il s’était rapproché d’une ravissante chanteuse d’opéra aux yeux de vin. Toutefois, en tant que confrère infant, Emmanuel n’avait jamais tenu envers lui de rancunes particulières. Il espérait qu’il aille bien.

Qu’au moins lui soit passé au travers des mailles de la guerre.

Il n’y eut pas besoin de mot ou d’indication du genre pour qu’Emmanuel comprenne ce qu’il en était. Dahlia avait donc connue l’infamie du même genre, donc. Elle avait donc perdu ses proches. Etait-elle la seule restante de sa famille ? Il n’osa pas poser cette question. Il pouvait deviner la douleur, pour l’avoir lui-même ressenti par-delà la chair et tout ce qui peut transcender les sentiments même.

Il l’écouta cependant lui parler de sa nouvelle vie. Oh, voir un visage aimable et quelque peu familier par la suite ne pourrait être qu’une bonne chose, pour lui. Lorsqu’il se déciderait à sortir plus souvent de cette cathédrale, du moins. Elle était devenue autant sa prison que son sanctuaire, désormais.

Ne parvenant pas à sortir de ses traumatismes, il était compliqué pour Emmanuel de se projeter de la sorte, après tout. Mais il avait tout de même l’envie de dire une chose gentille à l’intention de mademoiselle Dahlia. « Eh bien. . Sachez que vous serez toujours la bienvenue à Notre-Dame, déjà. Mais prévenez-moi la prochaine fois, cela nous évitera ce genre de… mésaventures, la fois prochaine, si je puis dire. » Et puis étant donné qu’elle n’avait pas le droit d’être ici, Emmanuel doutait que des venues à répétition puissent plaire aux grandes instances, le jour où elles s’en rendraient compte.

Passant une main dans sa chevelure, Emmanuel laissa son regard divaguer sur la silhouette de Dahlia. Il n’y avait plus une once d’agressivité en lui, bien au contraire ; Il se sentait… Bien. Fatigué par une trop petite nuit de sommeil, mais bien malgré tout. Pour l’instant, du moins. Il décida qu’il allait en profiter. Il méritait bien d’être un peu égoïste, pour une fois. Non ? Si. C’était là l’un de ses rares moments de lucidité alors il ne voulait pas laisser passer sa chance.

Lorsque Dahlia lui prit les mains, cependant, Emmanuel sentit son cœur rater un ou deux battements. La spontanéité de la jeune femme était visiblement quelque chose à laquelle il allait devoir se réhabituer. Sa demande le laissa presque sans voix. « Euh, je… »

Ainsi donc, elle envisageait de s’installer dans les parages ? Cette envie échappait un peu à Emmanuel, mais après tout, qui était-il pour juger de cela ? Détournant le regard, le rose légèrement perceptible sur ses joues, il se défit de l’étreinte de ses mains et plaça ces dernières autour de son cou, comme pour se protéger d’il ne savait trop quoi lui-même, après tout. « Dans ce cas, je… » Il inspira et expira doucement. Il avait envie de voir les peintures de Dahlia. « Je viendrais… Peut-être. »

Encore peu sûr de lui sur les promesses, Emmanuel ne voulait pas s’engager trop vite.

La candeur de Dahlia transparaissait, comme si elle avait toujours été auréolée par un genre de filtre saint. Emmanuel se dit alors qu’il aurait dû le remarquer bien avant, il y a des années. Qu’est-ce qui l’en avait donc empêché, jusque-là ?

Un sourire, fin mais bien présent, écarta ses lèvres quand elle parla des invitations. Emmanuel hocha la tête pour toute acceptation. Il se voyait mal refuser maintenant. Et quelque part, il était aussi très curieux de voir comment les choses pourraient s’agencer par la suite.

Lorsqu’elle initia l’idée de partir, Emmanuel cligna des yeux et remit son cache-œil bien en place. Il se racla la gorge à la mention qu’elle aimerait le revoir. Personne ne lui avait dit cela depuis un long moment. Était-ce normal de sentir ses joues presque s’enflammer à cette seule mention ? Il secoua la tête, reprenant constance. « Je vais vous raccompagner jusqu’à la sortie, ne vous en faites pas. » Ainsi, si un ecclésiastique demandait pourquoi une personne extérieure à la Cathédrale s’était retrouvée dans le dortoir des cloches, il pourrait porter le blâme.

Et ce n’était pas foncièrement faux, Dahlia avait pu grimper parce qu’il n’avait pas bien surveillé les alentours, techniquement.
Parvenus devant les hautes portes de bois, Emmanuel détourna le regard et ne sut comment formuler sa phrasée. Il se mordit la lèvre inférieure et laissa couler quelques paroles. « Prenez soin de vous, Dahlia… et… À bientôt. »

Un regard, un nouveau sourire et déjà, il repartait vers son refuge. Il ne se rendit cependant pas compte que son cœur était devenu un peu plus léger pour quelques heures.