Dans la longue élancée qui avait poussé l’église à poursuivre un groupe de lycans en pleine ville, il était sûrement question de savoir pourquoi et comment Lys s’était retrouvé dans cette position effarante. La capitale ne lui permettait en aucun cas de déployer ses ailes. Et s’il parvenait à prolonger ses sauts de toit en toit de quelques mètres en planant misérablement d’un mouvement mal formé, ce n’était pas suffisant. Pas suffisant pour mettre à l’épreuve son agilité habituelle. Pas suffisant pour parer l’un des coups acérés que l’un de leurs assaillants lui porte au flanc.
Lys n’a pas le droit de sortir seul. N’a pas le droit de sortir sans mission. Mais ce soir, c’est contre les pavés de la rue qu’il se retrouve abandonné, son partenaire d’une nuit, un vampire, hâté par sa traque l’ayant laissé choir après qu’une mauvaise manœuvre l’ait laissé dans l’embarras. La cape sur ses épaules est épaisse et lourde. Couvre les appendices ingrats aux yeux des hommes. Bride ses compétences et le laisse feulant de colère là où ses mains reviennent de contre sa chair, couvertes de rouge. Une rapide inspection lui prouve qu’il n’a rien à craindre. Qu’il ne risque rien. Mais il a conscience d’être une proie facile. Un appel au festin, quand bien même il pourrait jurer que son sang sera de la plus infâme des conceptions.
Pourquoi la nuit est-elle si silencieuse ? L’angoisse le rend furieux sans qu’il ne sache pourquoi. Il a perdu la trace de sa mission. C’est pour ça qu’il doit être en colère. Sûrement pour ça qu’il continue malgré tout d’avancer dans la vague direction de leur traque. Mais il n’y a rien. Que des maisons aux fenêtres noircies d’ombres et des femmes et enfants dormant contre le buste rassurant d’un père protecteur. Lys rajuste sa capuche sur ses cheveux rouges, gronde et presse sa paume à son flanc. Le silence est assourdissant.
Jusqu’à ce qu’il ne soit plus. Ténu. Léger. Un murmure ? Une chanson ? Peut-être les notes de quelque chose d’inconnu. Musique ? Est-ce ceci ? Lys ne sait rien de tout ça. A oublié, depuis les années. Ne connaît que la mélodie des cris et des sifflements, déplaisants et informes.
Mais au bord de la fontaine de la place, se tient une figure toute en lyrisme et sons nouveaux. Et si Lys d’ordinaire ne se laisse pas détourner de sa tâche, il est des choses que son âme d’enfant ne saurait ignorer. Et lui a toute son attention.
J'essaye de ne pas y penser, je sers ma guitare contre moi-même. Ma guitare espagnole. Sur les dorures de la rosace, Imane a fait dessiner un astre solaire. « Comme ça tu auras toujours le soleil avec toi ». Et c'est vrai. Je m'accroche à mon instrument. J'ai toujours mon Imane et ma Grenade avec moi.
Mais c'est dommage quand même de n'avoir personne avec qui partager les notes d'Andalousie. Des femmes aux voiles et aux jupons colorés, le rythme des souliers soulevant la poussière pour accompagner leurs danses, les odeurs d'épices sur des assiettes recouvertes d'arabesques, les bijoux en forme de mains ou de demi-lunes qui claquent à chaque mouvement. Ce sont toutes ces images qui ressortent à chaque note de ma guitare, des mémoires d'une culture qui s'extermine en silence, cette identité que j'ai depuis longtemps abandonné. C'est comme ça. Je ne suis que souvenirs et rien de plus. « C'est le secret de la longévité » m'a dit Imane. N'aspirer à n'être rien de plus. Plutôt contre-intuitif pour un vampire.
Assis sur le rebord de cette fontaine sale, je profite de la quiétude d'un Paris endormi pour faire chanter ma guitare et laisser mon esprit vagabonder. La nuit est jeune, je n'aime pas me presser pas plus que planifier. Je joue parce que j'en ai envie et puis voilà. Si ça dérange je n'ai qu'à filer. Et si j'ai faim aussi. Parce qu'alors que mes doigts font vibrer les cordes, il me vient au nez l'odeur répugnante et pourtant délicieuse de quelque chose de métallique. Sans cesser de jouer, je relève la tête. Du sang. Je salive et malgré moi mes crocs viennent me titiller l'intérieur des joues.
Il ne m'est pas difficile de remarquer cette unique silhouette à l'entrée du square qui s'est arrêtée et me scrute sans rien dire. C'est elle qui empeste. C'est elle qui vient chercher les ennuis. C'est vrai qu'un pauvre type à la guitare qui se promène seul en pleine nuit doit être une cible facile pour un coupe-gorge désespéré. Oh je n'aime pas me nourrir sur le premier pouilleux venu mais là... là si le repas vient gentiment à moi comme un agneau sur l'autel de Pâques, c'est quand même drôlement tentant.
La musique s'arrête brusquement, les dernières notes résonnent furieusement dans les airs, je les interromps d'un geste de main presque agacé et puis hèle l'inconnu :
▬ Oy l'ami ! Avec une blessure pareille, à ta place je n'irais pas chercher des noises. Et surtout pas à un pauvre ménestrel qui n'a que trois sous dans sa poche et la peau sur les os. Je suis un type sympathique, regardez je donne un avertissement. Alors passe ton chemin, à sentir la charogne tu vas finir par attirer les rats.
Mais la distance qui nous sépare l'empêche de voir le sourire carnassier qui s'est dessiné sur ma figure.
Comme les enfants sont attirés par la lumière, Lys devant les sons nouveaux s’éprend d’une réalité qui lui échappe encore. La nuit n’est pas son univers. Pas plus que les rues de cette ville ou de ce pays ne le sont. Demain, peut-être, regrettera-t-il de ne pas avoir davantage poursuivi la trace de son camarade de chasse. D’avoir, par dépit, ou simplement par avarice, cherché à découvrir une chose nouvelle dont il ne connaît rien.
Lys aimerait entendre plus. Se demande si ce rythme contre sa tempe est celui de cet instrument de bois, ou simplement ce que cette mélodie lui évoque. Peut-on ressentir quelque chose par le bruit ? Oui. Oui il en est sûr. Il a connu la peur par les cris, et la candeur par les mots. Sons volatiles ou furieux, sont tout aussi subtils et curieux. Il approche d’un pas puis de deux… avant que tout ne cesse et il se tend malgré lui. Comme s’il avait brisé la brindille qui finirait par surprendre une biche dans les bois. Il n’est pas chasseur. Il ne veut pas la mort de ce qu’il trouve émouvant et beau.
Mais la voix de l’inconnu tonne et claque, et la première remarque fait que Lys referme sa paume plus fermement contre sa blessure. La lueur de la lune doit marquer ses lignes de rouge. Personne en ce bas monde ne se pare de rouge. Il n’y a que les mourants qui s’en tâchent jusqu’au trépas. Lys ressent l’embarras de sa différence et baisse les yeux, comme un enfant n’ayant pas fait performance suffisante devant un parent. Un sentiment qu’il ressent tant de fois devant son maître. Quelque chose qu’il déteste mais qu’il est pourtant bien incapable de contrôler.
« Mais j’aime pas les rats… »
Comme si cette partie était la plus importante. Elle est pourtant celle qui le marque le plus. Car sa cohabitation avec les rongeurs au cours des années n'a fair que rendre son existence plus misérable. Une fois, se souvient-il, des rats avaient même essayé de s’en prendre à une plaie faisandée contre son aile gauche. La douleur avait été telle qu’il en avait perdu sa voix. Mais plus que la douleur, c’était ce sentiment de ne pas pouvoir protéger ce qui compte le plus qui avait éveillé en lui une colère sourde. Cette cellule porte certainement encore les traces de violence qu’il avait brutalement échangées avec quelques unes de ces créatures.
Mais le temps n’était pas au souvenir, n’est-ce pas ?
« J’ai jamais entendu avant ce que vous… faisiez. Pardon si je devais pas écouter. »
Peut-être l’autre homme était-il simplement timide. Lui aussi parfois s’inquiétait de l’image que les autres pouvaient avoir de lui. Enfin, un autre.
Mais quand on lui demande de passer sa route, c’est les épaules basses et la tête baissée qu’il hésite avant de prendre le chemin le plus loin de l’inconnu pour contourner le square. Il n’est pas le bienvenu ici. Alors il n’avait plus qu’à s’en aller.
C'est tellement un piège, la misère. Je le sais bien qu'à vouloir la chasser, on finit nécessairement par l'attirer sur soi.
▬ Hé attends ! Je le sais bien mais je suis faible devant une voix suppliante. Animal blessé ou prédateur malin, je dois en avoir le coeur net.
J'ai bondi vers l'inconnu, je me suis rapproché avec un air agacé, un poing serré sur mon instrument, l'autre posé sur ma hanche. T'as jamais entendu de guitare ? D'où est-ce qu'il sort ce mariole ? Il a de si beaux cheveux... Probablement un joli minois aussi. Le mystère le rend aussi suspicieux que tentant.
Mais de plus près, l'odeur du sang me fouette le visage. Je fais mine d'être écoeuré, plaçant une main sur mon nez et ma bouche pour cacher cette grimace affamée qui ressort chaque fois que la faim se fait trop pressante.
▬ Dios mío on t'a pas raté dis donc. Tu as de quoi soigner ça ? Avant que toutes les créatures de Paris ne répondent à cette invitation à la traque.
Prêt à quitter les lieux et reprendre sa traque d’un pas moins assuré, Lys se ressasse les quelques notes qu’il avait pu voler à l’étranger. C’était joli… Peut-être que s’il posait la question à son maître, il lui donnerait l’occasion de revenir écouter les gens parés de bois et des cordes, qui créent au vent des sons jamais entendus auparavant.
Déjà, pourtant, la même voix qui l’avait chassé tantôt l’interpelle, lui indiquant de ne pas s’éloigner. D’attendre. Lys cesse, pantin bien élevé, et relève les yeux sur l’autre homme, regard curieux tracé des ombres de la nuit. Il ne dit rien, l’observe seulement, comme un toise une proie, un ennemi, ou l’inconnu. Lys penche la tête d’un côté, faisant couler une cascade carmin contre son épaule et il sent malgré lui l’une de ses ailes se tendre, comme une réponse à l’approche de l’autre. Comme un besoin de déployer ses ailes et de déguerpir. Il se retient pourtant. Calme ses pensées et son corps tout entier… Avant de faire un signe négatif de la tête.
Guitare. Est-ce que c’était ça qu’il tenait entre ses mains. Est-ce qu’il pouvait y toucher. La musique semblait lointaine maintenant dans le silence de la nuit. Sauf que plus l’autre approche, plus son expression se tord de dégoût. Par réflexe, l’angelus tourne le nez contre ses vêtements et les renifle, se demandant s’il portait réellement pareille odeur, au point d’indisposer une autre personne. Mais ce sont ses sourcils qui finissent par tiquer. Deux fois. Voilà deux fois qu’il faisait ainsi référence à sa blessure en n’étant trop loin pour que cela puisse se sentir… A flair humain.
Lys impassible lance un regard à l’autre et secoue à nouveau la tête d’un geste négatif. Non. Il n’avait rien. Ce serait son maître qui se ses grandes aiguilles courbées et chauffées à blanc viendraient recoudre sa chair. Là où sa peau hurlerait mais lui resterait silencieux. Non, il se moque de ses blessures. Plutôt que cela, il pointe l’instrument et demande doucement.
« Je veux toucher… Je peux ? »
Parce que c’était comme de la magie. Est-ce qu’il était sorcier ? Sorcier comme ceux que cherchent l’église ? Subitement, l’idée lui fait relever les yeux et étudier l’autre avec quelque chose de nouveau dans le regard.
« Et… Et c’est quoi Dios miaou… ? J’m’appelle pas comme ça… Lys… Comme… Comme les fleurs. »
Oui, c’est ça que lui avait dit son maître une fois. Des fleurs. De belles fleurs. Des fleurs qu’il n’a jamais vu, mais son maître ne ment jamais.
▬ Quoi ? Avec tes paluches toutes sales ? Me suis-je exclamé sur un ton offensé. Excusez-moi mais la moindre des choses à faire avant de demander à toucher l'instrument d'un inconnu c'est de se laver les mains ! N'allez pas croire que je ne laisse pas n'importe qui tripoter mon engin ! Et puis je n'aime pas ce regard brillant avec lequel il me fixe. On dirait un chien qui vient de trouver un nouveau jouet et attend l'autorisation de son maître avant de la saisir dans sa gueule. Je suis toujours partagé entre lui tapoter la tête ou me tirer à toute vitesse parce que j'ignore si je cet animal là a réellement besoin d'aide ou s'il tente juste de me croquer tout entier.
C'est vraiment incommodant comme situation. En plus, je me sens amadoué par ses timides présentations.
▬ Aye aye aye, Lys, d'où est-ce que tu sors... Je renifle, prend une grande inspiration. Ne pas penser au sang, ne pas penser au sang. Penser aux fleurs oui voilà, toutes ses couleurs, les bouquets de mes soeurs, les motifs sur les bijoux d'Imane. Penser à leurs odeurs à elles, penser que c'est PAS COMME TOI LYS. Lys tu sens bon comme une fleur. Ça m'a échappé. Ses cheveux sont vraiment longs. Vraiment rouges. Vont-ils jusqu'à recouvrir cette poitrine qui palpite, qui s'ouvre délicatement en deux sur son côté, faisant jaillir, fuser ce parfum qui a la couleur de l'ivresse. Rouge. Tout est rouge. Mon poing se ressert sur la guitare. Dans mes yeux, un feu sauvage s'étouffe. Et hurle en même temps.
Je me tourne dos à l'incongru, définitivement mal à l'aise. Je ne suis pas un animal. Pas plus qu'un meurtrier. Et sans être humain, je n'aime pas l'idée d'abandonner un chiot blessé dans une allée.
▬ Écoute Lys je te propose un marché. De ma main libre je désigne une ruelle voisine et articule lentement, abandonnant l'accent, très sérieux soudainement dans ma façon de parler tout doucement comme si je m'adressais à un enfant : Ma chambre est de ce côté. Pas loin. Tu me suis, tu montes, tu rafistoles ta blessure avec ce qu'il y a à l'intérieur. Une fois que c'est fait je pourrais te montrer ma guitare, c'est d'accord ?
Je regrette déjà mon offre. On me connait pourtant plus fin négociateur.
Comme un enfant fraîchement disputé, Lys recule sa main avec la même hâte que l’instrument s’efface de sa portée. Tristesse peinte sur ses traits perdus, il ramène ses doigts curieux sous sa cape, n’ose plus approcher ni même bouger. Il n’est pas suffisamment bien. Peut-être demandera-t-il à son maître quelles sont les origines de ces bouts de bois qui chantaient sous les doigts d’une magie inconnue.
L’autre homme, pourtant, ne s’éloigne pas. Ne s’éloigne pas et prononce son nom d’un accent qui chante autant que le bout de bois dans ses mains. Et Lys pourrait presque mimer le son sans pouvoir le reproduire, simplement parce qu’il apprécie l’entendre. Il doit sûrement passer pour un idiot, oui, à rougir d’un compliment. Comme un enfant surpris à faire quelque chose d’inattendu. Lys timide ose dévisager l’autre homme aux traits délicats et fins. Il a envie de le voir sourire. Peut-on demander ce genre de choses ? Il doit avoir de jolies dents bien alignées, comme les gens qui prennent soin d’eux et de leur apparence. C’est certain, ce doit être un très grand noble. Peut-être même un roi.
C’est sûrement à cette réalisation que Lys porte encore plus d’attention aux détails. A la menace envolée dans le regard perçant de l’autre. Et à l’entente d’un marché, il hésite avant de hocher la tête une fois… Puis de se figer.
« J’ai pas le droit de suivre les inconnus… »
Une ironie, n’est-ce pas, lorsque l’on sait qu’il traque des anonymes pour leur briser le cou. Ironique, lorsqu’il est si évident que Lys n’est pas un enfant. Que la flamme de curiosité qui brille dans ses yeux clairs est un signe qu’il regrette d’être contraint par ses mots… Mais ce que maître ne sait pas ne peut pas le blesser, pas vrai ?
« On le dira à personne ? »
C’était aussi simple que ça non ? Maître n’a pas des yeux partout, comme d’autres. Il ne saura jamais. Oui voilà. Il ne saura pas. Alors Lys hoche à nouveau la tête et regarde la direction indiquée. Il se fiche de se soigner. Il veut juste toucher le joli bout de bois qui chante. Pieds hâtés contre les pavés de la place, Lys dépasse rapidement l’inconnu et c’est en réalisant que seule la traîne de ses cheveux le suit qu’il se retourne et fait un signe à l’autre homme de le suivre.
« Viens ? »
Il ne saurait probablement pas le conjuguer à la bonne personne. Veut l’appeler roi mais ne se souvient plus du mot que l’étiquette demande. Refuse de faire une erreur et répète, insistant comme un enfant, sans malice ni peine.
« Viens Dios miaou ! »
Il voudrait courir pour s’enfuir avec lui. Parce que c’est ce qu’il a toujours fait. Lys ne réalise pas qu’il a déjà tout raté. Qu’il devrait ne plus être ici depuis longtemps. Mais maître aimera apprendre que Lys a trouvé un sorcier, pas vrai ? Les sorciers sont précieux et doivent être récupérés.
Et peut-être que si Dios miaou est doux, il le laissera caresser ses plumes, comme maître le fait parfois.
▬ Lo juro, lo juro je dirais rien. Ce sera notre secret !
Je n'avais en fait pas besoin de répondre, l'autre s'est déjà engagé dans la ruelle, je dois même accélérer le pas en passant la bandoulière de ma guitare autour de mon torse pour ne pas le perdre et c'est d'ailleurs lui qui me hèle pour que je le suive. Et la candeur qui se dégage de sa voix finit d'effriter ma méfiance,
▬ J'arrive ! C'est moi qui sautille à ses côtés, les mains dans le dos et la tête un peu penchée avec un regard fripon entièrement rivé sur son visage à lui. Oui je suis presque sûr que c'est un lui même si je me demande s'il n'est pas encore un peu comme moi avec ses manies de marmot. Pas tout à fait fini, pas tout à fait masculin j'entends. Au fait je m'appelle Titi mais tu peux continuer à m'appeler Dios Miaou si tu veux, j'aime bien. Mais tu vois comme ça je ne suis pas un inconnu ! Parce que si je le regarde dans les yeux, je pense moins au sang, à la couleur de ses cheveux, à ma gorge qui se serre et aux grondements sourds dans ma poitrine. La douceur de l'innocence est plus forte que la faim. Que l'animal.
Et que la prudence aussi.
Et en gambadant ainsi sur les pavés on ne tarde pas à atteindre l'auberge où je séjourne. Un petit établissement pas très confortable mais pas très fréquenté non plus et avec une petite étable pour Marjorie la mule qui doit être en train de dormir. Je m'arrête devant la porte et pose un doigt contre mes lèvres pour lui indiquer de se faire discret. Je ne sais pas si le tavernier serait très content et d'être réveillé en pleine nuit et de voir que je fais rentrer des gens dans ma chambre, donc dans le doute mieux vaut être prudent. Je déverrouille ainsi l'entrée et d'un bond léger me dirige vers les escaliers en faisant signe à Lys de m'accompagner. Nous montons ainsi à l'étage et alors que la dernière marche pousse un long grincement, je lui tends une clef et pointe la chambre au fond à gauche avant de chuchoter :
▬ Voilà Lys tu rentres et sous le lit il y a un sac avec des bandages et de l'onguent. Tu te rafistoles, tu prends le temps qu'il te faut, tu t'essuies bien les mains et quand tu as fini tu ouvres la porte et on peut parler guitare. Capiche ?
Et pendant ce temps là moi je vais faire le tour et vérifier par la fenêtre qu'il ne fouille pas là où il ne faut pas. Parce que j'ai beaucoup vouloir lui faire confiance, j'ai tout de même le mauvais pressentiment de faire rentrer le loup dans la bergerie mais je ne saurais pas bien expliquer pourquoi.
Lys sage et entreprenant mène et suit à la fois. Bon petit chien qui ne demande qu’un brin de compagnie en cette curieuse personne qui parle une langue encore jamais entendue. La langue des secrets, peut-être, comme ces codes qu’il a parfois pu entendre dans les murs des bas-fonds. Là où les cages sont fermées sur des choses bien plus infâmes que lui. Lys curieux pose un regard brillant sur l’autre, Dios Titi dit Miaou est plein de surprises, et il n’en est jamais trop pour satisfaire le besoin de savoir de ce qui ne voit que trop peu le jour, et n’apprend qu’à la bouche de ceux qui l’ont façonné. Alors il est un enfant sage, un chiot à la queue battante d’une excitation et d’un nouveau jamais connu. Oh, il a rencontré de nouvelles personnes. De nouveaux monstres. Mais Dios Miaou n’est pas un monstre. Aucun monstre ne sait faire d’aussi jolis sons.
Alors ils font le chemin en quiète compagnie, le seul clapotis de leurs semelles sur les pavés la preuve qu’ils se suivent ou s’accompagnent, Lys n’est plus bien certain. Tout ce dont il est sûr, c’est que Titi Miaou sent quelque chose qu’il ne connaît pas. Et qu’il aimerait se frotte contre son torse juste pour pouvoir deviner de son petit nez à peine retroussé. Mais faut pas faire ça. Maître lui a déjà dit que c’était un con venant. Ou qu’il fallait pas venir. Ou quelque chose comme ça.
Il a pas le temps de plus y penser. Pas le temps de se souvenir des mots quand on lui intime le silence et Lys timide l’imite, portant son doigt à ses lèvres pour l’imiter. Comme s’il n’était pas entraîné à la discrétion. Comme s’il ne connaissait pas les signaux militaires pour indiquer tout mouvement stratégique. Non il est juste là, sur les talons d’un homme qu’il connait de nom désormais. D’un pas si inconnu qui lui fait gravir les escaliers d’une bâtisse qui sent le bois humide et la fumée. Où on entend des gens ronfler, mais où Dios Miaou l’invite à s’avancer.
La clé n’est pas très chaude contre ses doigts lorsqu’il s’en saisit, là où ses propres doigts semblent rapidement laisser une brûlure contre le métal tant sa peau lui parait incandescente. Regarde la clé puis le couloir, puis Dios Miaou et hoche doucement la tête sans savoir qui est Capiche. Le nom de sa guitare sûrement. Oui c’est ça. Sans un bruit, glissant prudemment ses petons contre les planches il se glisse dans l’obscurité et rejoint le fond du chemin, prenant la porte de gauche comme on le lui a indiqué. Clic clac, et d’un grincement chuinté, la porte s’ouvre.
Et voilà que l’odeur de Miaousstiti se propage contre ses sens. Lys reste un moment interdit et referme la porte, cherchant du regard l’obscurité pour y trouver la moindre source possible de lumière… Et allume prudemment l’une des bougies, semblant presque inquiet de la pourtant si fébrile flamme qui danse et n’aurait rien pour l’éblouir. Non, Lys reste là un instant avant de prendre la chandelle et parcourir la pièce en deux maigres enjambées pour tâtonner sous le lit, sa source de lumière posée sur le plancher hors de portée. Il trouve sans peine le sac indiqué et en extrait uniquement ce qui lui a été dit de prendre, sage et discipliné.
Lys finement équipé soulève sa tunique et en tient l’extrémité de ses quenottes avant de constater l’ampleur des dégâts, grinçant des dents d’un son feutré, grâce au tissu. Il lui faudra plusieurs longues minutes pour proprement nettoyer et panser sa plaie. Longues minutes au cours desquelles il n’ôtera pas sa cape, trop habitué à la porter… Pourtant, alors qu’il resserre le bandage autour de la plaie, un sifflement de douleur s’accompagne nettement d’un mouvement dans son dos. Ah, vu ainsi, Lys semble bien épais pour sa pourtant si menue carrure, aussi bien sculptée soit-elle. Presque bossu, tant son dos semble large.
Il finit sa tâche et s’exécute encore une fois, nettoyant ses mains contre un mouchoir en tissu qu’il enfournera négligemment dans la poche de ses bas… Avant de délicatement revenir à la porte et de l’entrouvrir, jetant un coup d’œil dehors, presque capable d’appeler Dios Minou, mais n’en faisant rien, se contentant sagement de répondre aux ordres. Et puis il serait profondément impoli de s’installer sans en avoir eu l’autorisation, d’abord.
J’ai un Lys dans ma chambre. Un Lys qui saigne et qui parle comme un môme de 8 ans. Je ne sais pas d’où il débarque ou ce qui l’a blessé. De plus, je le soupçonne fortement d’être armé. Hum hum plus j’y songe, plus je me trouve idiot. Heureusement que je ne laisse jamais mon travail là où je dors, ça pourrait clairement être un piège. De qui ? De Calla ? Non elle aurait envoyé une jolie jeune fille un peu taquine jouer les appâts, pas un garçon perdu. Tout ceci est vraiment très intriguant mais j’imagine que pour découvrir le fond de l’histoire je n’ai pas d’autre choix que d’aller jusqu’au bout de mon entreprise. C’est bête de croire au karma mais après tout comme je suis en train de faire une bonne action, je pars du principe qu’en cas de pépin la chance sera forcément de mon côté. Et puis, à en juger de ses mouvements, l’autre est vraiment en train de se rafistoler et non de fouiner dans mes affaires.
Au bout d’une dizaine de minutes j’aperçois la silhouette s’éloigner, sûrement direction la porte. C’est mon signal ! Rebroussant chemin avec aise - être vampire à ses avantages, je longe cette fois la bordure de l’auberge et m’arrête en équilibre devant le carreau de la chambre. Trois coups, c’est moi qui attend qu’on m’ouvre :
▬ Tu as fini ? Alors viens par là, on sera plus tranquille comme ça !
Et hop à la force de mes bras - et rien à voir avec le fait d’être vampire, j’ai toujours été très bien fichu, je me hisse sur la gouttière et rejoint le toit. Me penchant sur le rebord, je vérifie que Lys n’a pas besoin de mon aide et réalise que faire faire de l’escalade à un type qui est visiblement blessé n’est peut-être pas l’idée du siècle. Mais bon encore une fois tant pis, on en est là de toutes façons.
▬ Oh hisse la saucisse ! Ai-je plaisanté en étant rejoint par mon drôle de camarade avant de lui demander : Fais voir tes mains. Je les lui prends, je les frotte rapidement entre les miennes pour vérifier que rien ne colle, rien n’est humide et hoche la tête avant de décrocher ma guitare de mon dos. Bon d’accord Lys, voilà tu peux toucher. Mais tu fais attention, elle est fragile ! C’est donc avec toute la délicatesse du monde que je lui tends à deux mains mon instrument. Surtout tu la fais pas tomber. Puis me reculant d’un pas, je repose la même question que toute à l’heure : Tu n’as vraiment jamais entendu de guitare ? D’où tu viens ?
Parce que c’est franchement pas commun tout ça.
La curiosité, c’est tout ce qui se lit dans ses grands yeux clairs quand là où il a entrouvert la porte, c’est au carreau qu’une présence se manifeste. Penaud, Lys lance un regard en direction de la fenêtre… Ferme la porte à clé de l’intérieur et se dirige vers les rideaux qu’il repousse avant d’ouvrir la vitre en grand.
« Mais t’avais pas dit la porte… ? »
Il a l’air confus, comme un chiot à qui l’on donnerait deux ordres contraires. Mais clairement, il ne va pas protester plus longtemps. Regarde les jambes de Dios Miaou se hisser hors de son champ de vision et… Non, d’abord, il faut éteindre les bougies. Parce que le feu ne pardonne pas. Ne pardonne jamais. Soufflant sur le chandelier, la légère volute blanche qui s’en échappe, il la fixe quelques secondes avant de juger que tout était désormais en sécurité dans la pièce. Puis va se hisser sans un bruit sur le balcon… Puis sur le toit…
Clairement, sa plaie le fait souffrir mais il n’en montre rien, quand bien même le bandage ne tardera pas à se teinter de rouge. Mais aucun mot ne vient non. Il se demande simplement pourquoi parler de saucisse. Réalise au fond de sa petite caboche qu’en réalité, il aurait peut-être bien un peu faim… Puis tend ses mimines sans plus se poser de questions, une fois assis sur les tuiles du toit.
« C’est bien comme ça ? »
Et de toute évidence, la réponse se trouve être un oui. Son regard, presque instantanément, s’illumine de contentement. Parce que oui, quelqu’un vient d’approuver ses faits et gestes. Parce qu’il a été sage et va être récompensé. Il tend ses mains un peu plus loin, et se retient de peu de faire un mouvement de ses doigts pour mimer le fait d’agripper un objet… Il faut être patient dans la vie, Lys. Il le savait mieux que tout le reste du monde.
Alors quand ses doigts touchent le bois vernis, il referme prudemment ses mains dessus et ramène l’instrument contre ses genoux pour l’inspecter sous toutes les coutures… Non, il ne tire pas encore les cordes, mais vient curieusement souffler à l’intérieur du trou de la caisse de résonnance, se laissant surprendre par le léger écho, autant que les vibrations douces des cordes.
C’est avec un air particulièrement admiratif qu’il relève les yeux vers Titi à sa double question et secoue la tête d’un geste négatif pour répondre à la première… Avant de caresser les cordes du bout de ses doigts.
« Là où j’ai grandi, on m’a toujours dit que jouer c’était pour les enfants. Moi je voulais devenir chevalier pour protéger les gens ! Les chevaliers ils ont des épées, pas des quittares. »
Le mot sonne faux contre sa langue et il s’arrête, pince les lèvres et murmure tout bas une seconde fois, fixant l’obscurité.
« Gui-tare. »
Puis de tourner à nouveau les yeux vers Dios Minou et lui tendre timidement l’instrument à nouveau. Ses sourcils sont noués en une étrange partition d’inquiétude et de doute mêlés. Si ses doigts ne tremblent pas, il semble pourtant perdu à l’idée de garder quelque chose qui ne lui appartient pas.
« Merci Dios Miaou. Mais je préfère quand c’est toi qui la tient, ça fait de jolis sons dans tes mains. »
Ça avait l’air tellement facile, quand il l’avait vu faire. Lys se lèche les lèvres et se rapproche doucement, chuchotant tout bas, comme un secret.
« Dis, tu peux recommencer ? Comme tout à l’heure sur la fontaine… ? »
Paraîtrait que la musique adoucit les mœurs…
▬ Elle est magnifique hein ? Des beautés comme ça on en trouve pas dans le coin ! J'hoche la tête à la question de l'ingénu et le regarde examiner l'objet, curieux mais soigneux. Je suis dans le fond content de partager ce drôle de moment, peu de gens s'intéressent aux jolies choses, aux choses simples comme ma guitare qui n'est pas qu'une simple guitare. Et à la façon qu'il a d'en effleurer les cordes du bout des doigts, je sens que Lys comprend à quel point elle est précieuse cette guitare. C'est touchant. Ah et tu es chevalier maintenant ? Tu protèges beaucoup de gens ? Ai-je alors demandé, un peu perplexe parce que s'il est armé, ce gugusse là n'a pas l'air d'un guerrier, encore moins d'un noble. De toutes façons, je n'ai jamais cru aux valeurs de la chevalerie. Une épée c'est fait pour tuer et je ne fais pas confiance à quelqu'un qui a envie de manier un outil fait pour tuer. Ma guitare, elle, n'a jamais abattu personne. Bon ok, peut-être, éventuellement, possiblement, elle a fini une ou deux fois dans la tête d'un faquin mais ça reste exceptionnel. Je vais pas risquer de l'abimer pour le premier idiot venu. Seulement, quand je regarde mon interlocuteur, je me fais la réflexion que tout comme il n'a pas l'air de comprendre à quoi sert une guitare, il ne doit pas comprendre non plus à quoi sert une épée.
Alors quand on me la rend, je l'attrape avec un grand sourire :
▬ De rien Lys. Mais tu sais, si elle fait de plus jolis sons avec moi c'est parce que je me suis longtemps entrainé. Et je replace la bandoulière par-dessus mon épaule, mes mains sur les cordes et ma méfiance laissée sur le côté. C'est comme ça que ça se tient. Mes doigts glissent, j'en tire quelques notes. Et comme ça qu'on joue ! Est-ce que ça fait de moi un enfant ? Je crois que je ne me suis jamais considéré comme adulte. Je n'ai jamais vraiment eu d'adolescence, ma vie s'est si rapidement accélérée quand j'ai été vendu, je crois que j'en ai grillé toutes les étapes.
M'asseyant sur le rebord, les jambes dans le vide, je tapote la toiture à mes côtés et l'invite à en faire de même.
▬ D'accord. Qu'est-ce que tu aimerais écouter ? Exactement comme à la fontaine ou tu veux une chanson en particulier ?
Pour être honnête, avec ma mémoire de moineau je me souviens même plus de ce que je jouais...
Curieux petit oisillon perché sur son toit. Un oiseau qui ne réalise pas qu’un chat se tient à ses côtés. L’un comme l’autre curieux de l’existence de son vis-à-vis. Prédateurs naturels l’un de l’autre. Comment ne voient-ils pas ce fossé qui est si naturellement creusé entre eux ? Bienveillance d’une part, et innocence de l’autre, jouent en faveur de ceux qui veulent croire sans voir. La musique apaise les mœurs, dit-on. Lys, lui, croit qu’il suffit de douceur pour tout arranger.
Mais ce qui dispose crocs et griffe ne sait étreindre sans blesser.
Lys trop naïf observe Dios Miaou avec le même regard qu’il porte sur le savoir de son Maître. Émerveillé par la moindre idée, par la moindre chose. Alors quand on lui demande s’il est réellement un chevalier, il bombe un peu le torse et babille, l’air fier.
« Mon P- Mon Maître m’a appris qu’il fallait défendre les gens. Il connaît plein de choses, et s’il dit que je dois protéger les gens, alors je le fais ! »
C’était plutôt simple, non ? Après, s’il en protège beaucoup… Hm, bonne question. Il prend ses deux mains et compte sur ses doigts, l’air confus une fois le chiffre sept passé et marmonne ses comptes incorrects à voix haute avant de chuchote doucement en lançant une œillade inquiète à l’autre garçon.
« Me souviens plus. »
De toute évidence, son incertitude quant aux chiffres, ou même quant à ses compétences ne semble pas particulièrement choquer Titi. Il le suit prudemment une fois qu’il lui indique de se joindre à lui et balance doucement ses pieds dans le vide. Son absence de crainte face à la hauteur une évidence. Il a trop l’habitude de voir le monde d’en haut. Le vertige, il connaît pas.
« Ça fait longtemps alors ? C’est ton compagnon de voyage ? Ils disent tout le temps qu’il vaut mieux toujours être deux quand on part loin de chez soi. Que c’est plus sûr. »
On se sent moins seul, oui. Mais surtout quelqu’un est toujours là pour finir le travail si on fait mal sa tâche. Un devoir tellement imprégné de sang que Lys a oublié de retrouver son inhibition face à l’hémoglobine. Le rouge, c’est sa couleur préférée, maintenant. Parce que c’est le signe d’un travail rondement mené. Il sourit de toutes ses quenottes à l’autre et lui dit.
« Non, juste une histoire. Tu fais des histoires aussi pas vrai ? T’as l’air de savoir plein de choses. » Puis après une pause. « Pourquoi t’étais tout seul à cette heure, d’abord ? Tu jouais pour les étoiles ? »
Ça semblait être une bonne raison de rester tout seul dehors. Lui-même avait déjà oublié la raison pour laquelle il avait traversé Paris en courant. La raison pour laquelle il saignait encore.
« La seule musique que je connais c’est celle dans les églises. T’y es déjà allé ? Je trouve qu’il fait trop grand dedans… Et trop froid… Mais… Mais c’est joli. Comme toi Dios Miaou. »
▬ Oh ça fait bien quelques années maintenant oui. Trois maintenant déjà depuis qu'Imane n'est plus là ? C'est passé vite. En un clignement d'oeil. Quand on a l'éternité devant soi, trois ans c'est vraiment trois fois rien. Pour être honnête, Imane me manque comme hier. Mais je dois passer à autre chose. Oui mais on dit aussi qu'il vaut mieux être seul que mal accompagné ! Et le rôle d'archiviste est solitaire par nature. Je pense qu'Imane était seule depuis des dizaines d'années avant moi. Et je pense qu'elle ne m'a pris sous son aile que pour avoir un apprenti. Le destin c'est curieux quand même. Mais j'ai aussi une mule ! Elle ne parle pas beaucoup et elle n'est pas très jolie mais elle est fidèle et travailleuse ! Enfin là elle dort. Du haut du toit, je pointe l'étable annexe où mon fier destrier doit tranquillement roupiller.
Imitant son interlocuteur, je balance également mes pieds dans le vide. Lys n'a pas l'air effrayé le moins du monde par la hauteur. A-t-il l'habitude ? J'imagine un gamin paumé, un môme recueilli par un maître d'armes un peu excentrique ou un truc du genre. Peut-être le batard d'un chevalier en crise identitaire ? Oui ça doit être ça.
▬ Oh oui je connais beaucoup d'histoires. Mes yeux brillent parce que conter des histoires c'est effectivement ma spécialité. Pour les étoiles ? Levant les yeux vers la voute céleste, je songe un instant et puis secoue la tête. Non pas particulièrement, je joue parce que j'en ai envie. Est-ce que tu te demandes pourquoi est-ce que les oiseaux chantent ? Non ils le font parce que c'est dans leur nature et puis voilà.
Et le compliment de Lys pourrait me faire rougir si j'avais les émotions faciles car il me fait plaisir. Après tout qui n'aime pas être qualifié de joli ? Je pose une main sur la sienne et rit doucement.
▬ C'est très gentil Lys. Et oui j'ai visité beaucoup, beaucoup d'églises. Surtout Notre-Dame. J'y allais tous les jours à une époque avec mes mines de charbon et mon carnet nonobstant mon aversion pour l'endroit. J'ai noirci des pages et des pages pour reproduire les voutes, les sculptures, les autels et les bancs de la cathédrale pour Imane qui rêvait d'y mettre les pieds. Et puis avant, il y a longtemps, j'y ai chanté aussi.
Je déteste Notre-Dame comme toutes les autres églises.
▬ Bon allez parce que tu sais me flatter je t'offre une représentation privée. C'est pas tout le monde qu'a cette chance ! Retirant ma main pour me redresser, je me dandine quelques secondes sur mon rebord à la recherche d'une position confortable et commence à caresser les cordes de ma guitare. Est-ce que tu connais la légende du chevalier De Bayard ?
Mais je n'attends pas de réponse pour entamer une ballade populaire sur la vie de ce champion des guerres d'Italie, de son duel contre son alter-ego espagnol aux batailles du pont Garigliano et de Marignan en concluant sur ce coup fatal qui lui brisa la colonne vertébrale en couvrant la retraite de ses troupes contre le vil traître de Bourbon. Je n'aime pas trop ce genre de récit dégoulinant de bravoure exagérée et de fausse camaraderie mais je suppose qu'il plaira à mon auditoire. De Bayard est après tout mort en héros sur le champ de bataille pleuré tant par ses frères d'armes que par ses ennemis. Il y a bien des fins bien plus tragiques pour un héros.
Lorsque la dernière note s'arrête, je pose ma guitare sur mes genoux et marque un moment de silence. Héros ou pas quel gâchis tout de même. Moi je ne veux pas mourir, pas pour un pays, encore moins pour un roi. Ce sont des idéaux pour un moi qui n'existe plus. Alors je regarde Lys sans rien dire et lui souhaite en silence de ne pas connaître un sort similaire. Il faut vivre pour soi-même avant de vivre pour autrui.
Mais je doute que mes prières changent quoi que ce soit.
S’il ne chantait pas pour les étoiles, elles sont pourtant accrochées au fond de ses yeux. Lys ne peut détacher son regard du bel homme devant lui, perdu à ses contes et ses mots. Comment ne pas se laisser intoxiquer par cette réalité toute nouvelle qu’il peint comme une huile délicate et pourtant si ambitieuse. Téméraire et plein d’aventures qu’il n’a jamais vécues mais raconte avec la parfaite intonation. Les questions se répondent ou se heurtent aux murs, mais Lys n’a pas le cœur de comprendre ou insister.
Parce qu’il s’est déjà demandé pourquoi les oiseaux chantaient, lui qui d’ailes paré s’accompagne d’eux à chaque envolée. Il avait peur et sait pourtant qu’aujourd’hui ils sont des alliés indescriptibles. Comment se dissimuler dans une volée d’oiseaux ? Il suffit de leur chanter, siffler comme les enfants dans la rue s’adonnant à un jeu idiot ou un dur labeur. Non, Lys ne parle pas aux oiseaux, mais jamais plus ne s’était-il senti plus proche d’eux que des bipèdes. Eux qui cachent en leur sein les engeances d’un monde qu’il doit absolument anéantir.
S’il avait su que Dios Miaou était l’un d’eux, qu’aurait-il fait ? S’il s’était souvenu de sa quête et qu’il avait abattu cette créature, Dios Miaou l’aurait-il secouru ? S’il avait su combien de sang avait sali son minois et ses mains ? Mais il n’en est rien. Il n’est pas de silence pesant entre ces deux mondes entrés en collision par la force des choses.
A l’ultime question posée, Lys secoue la tête sans même avoir le temps de s’expliquer, pourtant… Pourtant ce nom lui dit vaguement quelque chose. Il est presque sûr de l’avoir déjà entendu quelque part… Presque certain –
Sauf que cette histoire ne pourrait être plus malheureuse. Et sans pouvoir l’expliquer, cette mort tragique réveille quelque chose de malheureux au fond de lui. Lys reste de longues secondes bloqué sur cette chanson de martyr plus que d’héroïsme et quand il bat des cils, il se surprend à voir trouble puis à sentir quelques larmes déborder de ses yeux. Oh, il ne comprend pas non, pourquoi l’histoire d’un parfait inconnu peut lui faire de la peine, lui qui tue pourtant chaque jour sans le moindre écart. Lys renifle doucement et essuie grossièrement ses joues pour tarir ses larmes – en vain –.
« Mais… Mais pourquoi ils l’ont tué pour le pleurer ensuite… ? C’est trop triste. »
Combien peut-il être curieux d’entendre ce genre de légendes dans les pensées d’un enfant ? Non, tout ce que Lys connait, ce sont les miracles du Père tout puissant. Ceux de son fils amené sur Terre. Toutes les histoires sont celles d’une église aux idées si détournées qu’il ne reconnait plus le vrai du faux. Qu’il croit sans réfléchir chaque mot échappant à la bouche de Bénédicte, dans les sous-sols si sombres des manoirs de leur ordre.
Puis d’un coup ça lui revient. Ça lui revient comme une claque en plein visage et il ouvre le bec avec un son indescriptible en tapant une fois du plat de la main sur les tuiles, un sourire immense sur les lèvres. Du rire aux larmes, comme un enfant. Non, comme un fou.
« Mais si ! Aimable de Bayard !! C’est Noah qui m’en a parlé ! Le chevalier de la garde royale ! » Une pause et Lys fait la moue un peu froissée. « Mais il est pas mort du tout. Pourquoi tu dis ça du coup ? »
L’air subitement particulièrement confus, le drôle d’oiseau se tapote les lèvres de l’index l’air de réfléchir, comme font ceux qui semblent si intelligents à l’église.
« Il a une chanson rien qu’à lui alors… C’est qu’il doit être important… Tu le connais toi Dios Miaou ? »
Oh comme les engrenages dans sa petite tête s’emboîtent à nouveau dans le chemin si sinueux de la traque. Et s’il n’en est rien de visible, le cœur de Lys s’est un peu emballé. Parce que la chasse c’est sa vie. Et ses pupilles élargies et sombres ne sont pas que la faute de la nuit. Prédateur contre prédateur. Si seulement Titi savait que ce soir, il pourrait tout aussi bien n’être qu’une malheureuse proie.
▬ Parce que quand on est chevalier, on obéit à son pays et au roi pas à son coeur. Et si le pays te dit de tuer ton ami tu dois le faire, c'est tout. C'est vrai que c'est triste d'être chevalier. Je ne peux pas lui en vouloir de pleurer. Mais après tout s'il y en a qui sont assez bêtes ou assez nobles (au choix) pour embrasser cette voie, grand bien leur fassent. Ils connaissent les conséquences de leurs actes. Moi je ne pleurerai pas pour des gens qui ont fait serment d'assassiner.
Toutefois je retire vite ma main quand l'autre s'agite, parlant d'un Aimable et d'un Noah qui me sont étrangers. Tiens, tiens, il connait du monde ce drôle d'oiseau. C'est bien. Au moins est-il accompagné.
▬ Le chevalier de la garde royale ? C'est probablement un de ses héritiers, pas le bonhomme lui-même. Songe-je à haute voix. Ainsi il y a de vrais De Bayard à Paris ? J'aimerais bien en rencontrer un. Voir de quelle chair est faite cette légende et si je devrais peaufiner un peu à ma sauce cette ballade, histoire qu'elle colle un peu plus à la réalité. Bah ça m'étonnerait ! J'évite de côtoyer les hommes d'armes et puis je ne suis pas vraiment friand de la Cour de France. Il a été assez important pour qu'on parle de lui bien après sa mort oui. Mais je ne le connais qu'à travers ses aventures...
Balançant mes pieds dans le vide, je lève la tête vers les étoiles et ajoute, rêveur :
▬ Moi je préfère les histoires d'amour, de poètes et de saints. Les gens y meurent tout autant mais au moins ils ne massacrent pas tout plein de gens. Je le dis plus pour moi-même que le rouquin parce que je ne sais même pas s'il sait ce que c'est qu'un massacre. Il ne vaut mieux pas.
D'ailleurs en l'observant du coin de l'oeil il me vient une idée. Ah oui je sais ! Tu es apprenti chevalier c'est ça ? Voilà qui explique l'épée et le fait qu'il soit familier de la garde royale ! Mais je le trouve maigre pour un combattant. Enfin maigre ce n'est pas le bon mot, il a la taille épaisse mais malgré tout de petits bras. C'est tout à fait singulier. Alors tapotant son épaule je ricane : Ne te fais pas bêtement tuer alors, t'es tout fin ! Faut manger de la soupe et grandir si tu veux devenir un vrai chevalier comme De Bayard ! Si tu veux devenir un vrai meurtrier. Un physique de petit ange ne va pas avec l'horreur du métier.
Je ne lui souhaite pas.
Mais ce n'est pas à moi de décider de sa destinée.
De grands yeux plein des merveilles du monde. Titi comme les étoiles filantes perchées au ciel d’été, Lys le contemple comme on apprend les secrets du monde : avec la ferveur des ingénus et l’innocence de ceux qui n’ont jamais rien su. Le garçon reste là, à l’écouter et calmer sa peine. Frotte ses joues et ses yeux comme on repousse le plus gros des chagrins. Parce que les histoires sont faites ainsi, pour évoquer la peur, la passion, le mystère. Pourtant Dios Miaou est d’une tendresse infinie. Repousse les larmes du chérubin sans savoir qu’elles sont un acide que lui-même n’a pas encore l’âge ou la science de contrôler. Un jour peut-être sa candeur deviendra sa plus belle arme. Le jour où les créatures croiront qu’il est inoffensif pour son cœur tendre. Oublieront que sous ses vêtements il est des lames aussi dures que l’acier qui ne demanderont qu’à les transpercer.
Un vif hochement de tête répond à sa question et la réponse le laisse perplexe. Ils sont plusieurs. Des familles ? La notion le laisse incertain. L’église est une grande famille, mais aucun d’eux ne porte le même nom. Est-il lui-même l’héritière de son maître ? La question lui échappe aussi vite que le vent souffle dans ses mèches couleur feu, furie insolente contre le monde.
« L’amour ? » Comme on dit je t’aime ? Lys incline doucement la tête sur le côté et s’interroge en silence. Mourir d’amour ? Parce qu’on aime trop fort et que son cœur s’arrête de battre ? Mourir d’amour en protégeant l’être cher ? Lys bat des cils. Est-ce que c’est parce qu’il aime son prochain qu’il tue des créatures ? Un hochement de tête. Oui. Oui c’est ça.
C’est même pour ça qu’il est devenu un chevalier du bien.
« Oui ! Enfin non. Mais je fais le bien dans le monde ! » Quoi d’autre après tout ? Lui n’a jamais appris que ça. Répand la parole de Dieu comme on étale la confiture sur une tartine. Aussi bêtement et simplement qu’on peut manger avec les mains sans jamais s’interroger.
Manger de la soupe ? Mais il en mange déjà tous les soirs. « Mais on mange déjà ça tous les soirs. Et je suis pas si petit. » La moue sur son visage est impayable, entre frustration, vexation et une pointe de gêne. Le rouge sur ses joues est juste délicat sur son visage. Comme tout le reste. Si seulement.
« Puis toi-même t’es pas bien grand Dios Miaou. Mais je veux une chanson sur moi. Tu en écrirais une dis ? Je suis pas un grand chevalier et j’ai pas de grand nom, mais… » Il fait la grimace et regard ses mains aux ongles salis de crasse. « Moi j’aimerai bien que tu chantes mon nom. »
Une demande faite avec douceur. Un regard vers l’autre homme et il pince les lèvres avant de demander.
« Et peut-être qu’un jour moi aussi je serai assez important pour que tu parles de moi quand tu chantes aux fontaines. »
Il ne lui coûtait rien de rêver. Même que s’il était brave et vaillant, il n’y aurait pas que Dios Miaou pour le chanter. Peut-être que son Maître entendrait les paroles d’une chanson parlant de sa jolie création. Un sourire fend son minois, et il tord doucement ses doigts d’un timide contentement. Oui un jour, c’est lui qui aura rendu les siens fiers, et toute sa famille à l’église chantera ses grandes louanges.
« Même que j’écrirai aussi une chanson sur toi. » Une pause. « Mais je sais pas bien écrire… Ni chanter… » Mince. Comment il va faire alors ?
Lys se tord encore plus les doigts et réfléchit à toutes berzingues, pensées fusant de gauche à droite sans grand succès. Jusqu’à ce que dans la nuit un sifflement comme un grand oiseau résonne contre tout Paris. Le dos du garçon se tend, et ses paumes retrouvent la stabilité des tuiles, là où ses yeux brillent contre l’horizon. C’est le signal. Le signal de mission. Celui que lui et son partenaire se sont donnés quand –
« Oh. » Sa mission.
Se redressant d’un bloc entier, Lys s’apprête à s’envoler mais se retient, ses mains refermées sur l’épaisse cape à son dos. Un regard vers Dios Miaou et il relâche le tissu.
« Je dois partir. Douce nuit Dios Miaou. »
A la nuit entière il n’est qu’une ombre difforme élancée sur un toit. L’instant d’après, il court et d’un bond aisé s’étire jusqu’à la bâtisse suivante. Dans son dos, sa cape semble prendre le vent, s’emplissant de noir, comme si sous le tissu un épais deltaplane retenait son poids, prolongeait ses sauts.
Et lorsqu’un nuage voile finalement la lune, à la lueur suivante, il ne reste plus rien de l’enfant à la nuit.