Victoire était épuisée. Dans cette immense salle du trône, elle avait passé la journée à recevoir des demandes de doléances et décider d’y répondre ou non. La déception de certains de ses sujets, si elle ne semblait pas la toucher en apparence, lui foudroyait le cœur à chaque occasion laissée sans protection, sans réflexion.

Mais, enfin, la fin de la journée approchait et elle avait congédier ses domestiques pour le moment. Elle avait besoin d’être un peu seule, de ne pas penser aux problèmes administratifs – entre autre.

Prenant de grandes inspirations, elle finit par ouvrir elle-même la porte de la salle du trône pour demander à sa garde du corps de la rejoindre. Elle avait des questions en rapport avec sa disparition étrange la fois dernière, après que l’Abbesse de Bayard l’ait faite mandé. C’était de la pure curiosité, mais Victoire de sentait comme obligée de poser la question à la rousse.

« Tout va bien, Stanislava ? » commença-t-elle. « Votre bras ne vous fait plus souffrir ? » Elle avait remarqué la brûlure et les cloque. Comment Stanislava, qu’elle avait vu jusque-là capable seulement de se tirer des pires situations sans une égratignure, s’était retrouvé avec une plaie pareille ?

Étrange.

La reine commençait à avoir les dispositions nécessaires pour comprendre lorsqu’il était de bon ton de changer le sujet d’une conversation. C’était aussi cela, l’art de gouverner, de régner auprès des plus grands pour mieux apporter la paix autour de soi, sur un pays entier. Alors, elle rangea sa curiosité malvenue au placard et laissa sa respiration relâcher un soupir plus long que l’accoutumée. « Un tour dans les jardins ne serait pas de refus, en effet. »

Le temps d’aujourd’hui avait été lourd et chaud, rendant la tâche des doléances encore plus pénible, sans doute – ou bien Victoire s’inventait-elle peut-être des excuses, elle n’omettait pas non plus cette possibilité. Toutefois, à peine eut-elle prononcé ces mots qu’une pluie torrentielle s’abattit au dehors, laissant les impacts des gouttelettes s’inviter dans la salle du trône, milliers de petits échos dans cette pièce étrangement hors du temps.

« Bon… » Elle parvint à rire de son petit malheur. « Il semblerait que pour la balade, je doive prendre mon mal en patience. Une prochaine fois, avec un peu de chance. » Et elle sourit à Stanislava. Son regard, pourtant, parti s’incruster de nouveau sur le rideau d’eau entrain de déferler sur son château, sur sa cour toute entière. « Je me demande si mon grand-père et mon père étaient aussi fatigués après les doléances ou si c’est uniquement moi qui n’ait pas les épaules pour ce genre de chose. »

Un constat. Et comme elle ne saurait interroger les morts…

Aux premiers mots de sa garde du corps, Victoire cligna des yeux, restant sans bien le voir focaliser sur ces derniers alors même que la rousse l’interrogeait sur ses propres envies. Peut-être était-ce la fatigue, mais tout ceci aida une question en particulier revivre dans les limbes de l’esprit de la Reine. Et elle ne put s’empêcher de la laisser s’exprimer, tout naturellement.

« C’est étrange et drôle à la fois, Stanislava, mais chaque fois que j’évoque mon père… mais surtout mon grand-père, je crois, j’ai toujours l’impression qu’ils sont encore un peu parmi nous lorsque je parle avec vous. C’est comme si vous les aviez connus et en parler avec vous me fait du bien, je dois l’admettre. » Un sourire fin gravé sur ses lèvres, Victoire se sentait bien, apaisée. Au dehors, le bruit de la pluie venait battre les pierres du château dans une douce mélopée, cacophonie appréciable.

Le jour peinait de plus en plus à amender sa présence, mais la Souveraine n’était pas effrayée par l’absence de lumière. Elle avait connu bien pire que cela et elle était convaincu du bon ordre des choses. Dieu faisait toujours en sorte que l’aube perce les ténèbres. Ce n’était qu’une question de temps, n’est-ce pas ? « Comment est-ce possible ? Vous avez lu tous les livres à leurs sujets ? » Tentative de taquinerie pour conserver l’idylle du moment présent.

C’était tout ce dont elle avait besoin, songeât-elle alors.

Elle était surprise. Peu de personnes dans son entourage pouvaient se targuer de connaître autant de choses sur son père et son grand-père rien qu’en ayant lu à leur sujet dans les livres à disposition. D’ailleurs, où étaient-ils, ces livres ? Victoire songea qu’elle devrait demander à Stanislava l’emplacement de ces ouvrages, ne serait-ce que pour avoir le loisir d’aller les consulter à son tour.

Mais ce fut une question de Stanislava qui renversa le jeu des questions. Bon, puisque Victoire avait taquiné sa garde du corps, elle pouvait bien elle aussi lui apporter quelques réponses pour parfaite le tableau que la rousse semblait déjà avoir de ses ascendants. « Eh bien… »

Elle se tourna vers la grande fenêtre ouverte, laissant les rideaux d’eaux comme seuls interlocuteurs de ses agapes vertes. Prenant le temps de réfléchir pour trouver les bons mots, Victoire inspira avant de s’adonner à l’exercice. « Mon grand-père était un homme vaillant. Il a toujours été bon envers moi et envers mes cousins et cousines. Il nous aimait beaucoup. » Tout comme son autre grand-père, le Duc de Saint-Cloud. Mais ceci était encore une autre histoire. « Bien sûr, j’ai eu vent des premières années de son règne. Il a été un tyran. Il aura fallu une guerre et de nombreuses vies perdues – ainsi qu’une amnésie temporaire, je crois ? – pour qu’il daigne s’ouvrir au monde sans être agressif. Ma grand-mère, Diane de France, y était pour beaucoup, de ce qu’il m’en a dit. D’ailleurs, il ne lui a pas survécu longtemps… J’avais seulement quatorze and lorsqu’il est mort. Ces deux-là étaient probablement des âmes-sœurs. »

Vint le moment de parler de son père. « Quant à Auguste de France, mon père. Je dirais qu’il a été un modèle pour moi, depuis ma plus tendre enfance. Mes parents ont eu énormément de peine à ma concevoir. Dieu a été une terrible épreuve pour eux deux. Tout comme Ambrose, notre famille a été frappée de l’épreuve divine d’une naissance tardive et je sais que cela a suffisamment effrayé mon père pour qu’il soit au petits soins avec moi. Je n’ai jamais manqué de rien, ni d’amour ni de soins. Mon père était pour ainsi dire parfait en ces termes et ne pensait qu’à mon bien-être, présent et futur. Voici pourquoi il m’a marié à Jean. Il voulait assurer ma protection. Et je lui en suis reconnaissante aujourd’hui encore. » Serait-ce une gorge nouée qui intervient brusquement ? « … Ils me manquent tellement, tous et toutes… Je ne peux m’empêcher de me dire que je salis leurs mémoires à me tenir ici. »

Elle n’aimait pas laisser ce genre d’émotions passer la barrière de ses lèvres. Car Victoire ne savait jamais comment catégoriser les propos qui en naissaient, comment les contrôler, leur attribuer une étiquette – peut importe laquelle, c’était là une aide personnelle pour trier le bon grain de l’ivraie de ses réflexions. Alors, lorsque Stanislava évoque un doute, elle veut savoir ce qu’il en est. Car cela l’aiderait à passer à autre chose, à penser autrement.

Doucement, elle inspire, reprend son souffle et laisse son regard se balader sur les choses présentes dans cette salle du trône rendue lugubre, finalement, par le manque de luminosité environnant. Un bureau, un vase antique – cadeau d’un ami de son grand-père à ce dernier, si elle se souvenait bien – et finalement, sa garde du corps. « Parlez haut et clair, Stanislava. N’ayez crainte, vous savez, je pense, que vous ne risquez rien à jouer la carte de l’honnêteté avec moi, n’est-ce pas ? »

Ses pas se déplacent jusqu’au bureau où gisent les demandes de doléances traitées du jour. « Il m’est parfois difficile de faire comprendre aux gens qui m’entourent qu’ils peuvent avoir confiance en moi mais je puis vous garantir que vous n’avez aucune crainte à avoir à être franche ici-bas. » Après tout, c’était aussi pour cela qu’elle avait choisi Stanislava à ses côtés.

Elle pouvait comprendre. Du moins, elle essayait de passer outre ses demandes autoritaires pour aller à davantage de compréhension d’autrui. Elle avait promis à Diane de s’améliorer à ce sujet et foi de Reine de France toute légitime par les désirs d’un aïeul désormais disparu, elle tâchera de s’adonner régulièrement à l’exercice. Autant de fois qu’il le faudrait.

« Je… Toutes mes excuses, Stanislava, je ne souhaitais pas vous pousser dans d’inconfortables retranchements. » Coupable. La culpabilité ronge ses veines un instant, court instant déjà envoyé au loin par un coup de vent de tous les diables venus pénétrer l’instant présent pour mieux le réduire à néant.

Victoire a tout juste le temps de voir des dizaines de papiers signés de sa main s’envoler dans tous les sens. « Oh, par tous les saints ! » ose-t-elle, à mi-chemin entre le juron blasphématoire et le cri du cœur qu’elle contenait alors bien maladroitement.
Immédiatement, elle entreprend d’aider Stanislava a ramassé l’ensemble des documents. « Ne vous tracassez pas pour une feuille, Stani… »

Mais voilà, se produit une chose que Victoire, même en essayant de tout prendre avec du recul, ne parvient pas à expliquer.
Car Stanislava soulève sans effort un bureau de bois brut, pesant dans les cent kilos au bas mot tant ses lignes sont épaisses et rehaussés de métaux précieux. « … lava… ? »

Ses yeux se concentrent sur cette main, cette main qui a semblé s’emparer du pied de ce meuble comme s’il n’avait été question que d’un lapin fragile. « …Comment ? » Les hommes et les femmes de Dieu ne sont pas capables d’un tel prodige. Peut-être est-elle fatiguée, peut-être a-t-elle mal vu ?

Victoire l’espère.

Même si Victoire songeait à abattre un peu la rigidité de sa manière de penser, il y avait des choses qu’elle ne saurait renverser à ce point. La logique faisait partie de ces éléments qu’il lui semblait impossible de remettre en cause. Hors, c’était exactement ce que faisait Stanislava.

Chacun de ses mots était une abjure à la notion même du temps qui passe, à la volonté même de Dieu, le Très-Haut, l’Entité suprême. Non, Victoire n’aurait su le tolérer. Et pour la première fois depuis ce qui lui semblait être une éternité, la souveraine senti un courant de colère la traverser toute entière. Comme un torrent hors de contrôle, elle ne put retenir les mots qui alors se bousculaient dans sa bouche face à de pareilles inepties !

« Veuillez arrêter immédiatement vos galéjades, Stanislava ! L’histoire n’est pas un jeu ! Pour qui vous prenez vous ?! » Elle souffle, reprend sa respiration et reprend de plus belle au creux de l’écho que lui offre cette salle. « Un être humain normalement constitué ne pourrait jamais vivre aussi longtemps, Dieu ne nous a plus doté d’une telle longévité depuis Adam et Eve alors je vous saurais gré de ne pas poursuivre ces exactions. » Les sourcils froncés et le regard qui se voulait dur, elle avait des traits communs à son ancêtre, Charles. « A moins, bien sûr, que vous n’ayez une bonne explication à me servir ? »

Comme si…

Finalement, sa pâle imitation de l’ire un souverain n’avait pas perduré au-delà de ses fugaces espérances. En lieu et place de la colère dansait désormais la peur sur le fin tapis de ses entrailles tremblantes. Un… Un Vampire ? Comment Stanislava pouvait-elle tenir pareils propos ? Puis, Victoire réalisa brusquement que, finalement, elle ne connaissait que trop peu de choses de sa propre garde du corps.

Finalement, peut-être aurait-elle dû écouter d’autres voix que la sienne ?

L’absence de plaie sous le bandage, les paroles de la rousse et… ses dents ? Avaient-elles toujours été ainsi ? Ou bien est-ce que Victoire ne se focalisait dessus que maintenant ? Voulant reculer toujours plus comme pour mettre de la distance entre elle et une menace, la Reine se prit malheureusement le pied dans la longueur arrière de sa rose et chuta sur le sol, entrainant avec elle le vase que son grand-père aimait temps. Le fracas fut couvert par un coup de tonnerre qui illumina la pièce d’horribles ombres.

Victoire ne se rendit même pas compte qu’une entaille s’était formée sur sa paume à cause d’un morceau du vase incrusté dedans, désormais. Non, il n’y avait plus que la peur, la sueur froide le long du dos et la respiration erratique. Rien n’avait plus de sens. Elle était sans doute en plein cauchemar, elle allait se réveiller, non ?

Alors Victoire ne parvint qu’à exprimer les tréfonds de sa détresse. « ALLEZ-VOUS-EN ! » Une fois, puis encore. « PARTEZ ! »

Elle avait si peur qu’il lui était plus simple de supprimer l’objet de ses angoisses.
Et tout devint noir.