Dim 7 Mar - 11:33
Lorsque la main se referme sur sa manche, l’homme s’immobilise.
Instinctivement, ses yeux s’élèvent déjà vers son bras ; s’il n’avait pas été entouré d’une famille aussi aimante, l’on aurait crû qu’il avait été battu. Ses prunelles remontent jusqu’à son épaule, mais ne rencontrent pas les yeux de la jeune femme. Docilement, le gaillard ne bronche plus, par crainte de la blesser d’un mouvement maladroit. Et lorsqu’elle le remercie… Son cœur bondit dans sa cage thoracique.
Entendre son nom suffit à ce qu’il se redresse. Et son remerciement… Son remerciement apaise les souffrances de son orgueil malmené. Un instant, il oublie sa peur, il dresse son bouclier, le fouet des furies s’abat sur son esprit sans plus le toucher. Culpabilité, honte, dévalorisation, remords, regrets, elles crissent leur haine et écartent leurs ailes mais leurs menaces ne le font plus frémir. Alors, Aimable unit ses yeux à ceux de la jeune femme. Elle voit en lui des valeurs que l’on a habitude d’ignorer. Elle voit le Chevalier, sous le masque de cet homme usé.
Ses yeux clairs sont emplis d’une étrange sérénité, d’une volonté bien plus affutée que son épée, plus solide que ses os maintes fois brisées. Une clarté rongée par une obscurité ; ciel et mer affrontent sans cesse les assauts d’un orage obscur, au sein de ses pupilles ou aux lisières de ses prunelles. Pour autant, le guerrier ne se tient plus prostré sous les assauts de la peur, il ne se contente plus d’endurer en silence, les mâchoires serrées pour contenir la douleur. Aimable trouve la force de se dresser ; les mots de la jeune femme ont été une main qu’il a saisie pour se relever.
L’Ouroboros marque sa chair, de l’intérieur, il le ronge sans cesse, au point d’en creuser ses cernes, de graver sa peau de cicatrices. De simples rides, dirait-on. Sur son front, au coin de ses yeux, de ses lèvres, alors que la Voix vient sans cesse tirer sa peau pour la lui arracher. Personne ne sait ce qu’il vit et Aimable ne souhaite pas à ce qu’on le comprenne. C’est l’épreuve que Dieu lui a imposée, et que seul lui devra endurer. Pour autant, il ne refuse aucune aide qu’on peut lui apporter. Celle de Constantin l’a sauvé de l’obscurité et ces quelques mots adressés par Béatrice lui apportent une lumière salvatrice. Il parvient à se détacher de ses ombres et c’est à elle qu’il se présente, débarrassé de ses chaines.
Il paraît étrangement plus grand, les épaules relâchées de son fardeau. L’angoisse l’a abandonné : d’un coup de bouclier, Aimable s’en est débarrassé. Et malgré les traits tirés, les pommettes saillantes, la dureté de ses yeux d’acier, une tendre reconnaissance éclaire son regard. Un sourire vient même soulager l’étau de ses lèvres et finalement, il incline la tête face à elle. Comme le jour du Serment, son poing se referme et se repose sur son cœur ; il offre à la jeune femme sa nuque en un geste d’humilité.
_ C’est mon devoir.
Il répond, simplement, de sa voix grave et posée. Et finalement, il parvient à ouvrir la porte sans plus de difficultés. Sans ses furies et la Voix pour le distraire, il se montre au moins plus apte à agir sans avoir à réfléchir. Il s’avance d’un pas dans le couloir et adresse un dernier regard à la jeune femme.
_ Que cette nuit vous soit agréable.
Aimable disparaît dans les ombres et retourne jusqu’à sa chambre. Il s’agenouille devant la croix suspendue au dessus de son lit, récupère la croix autour de son cou et prie. Les mains jointes devant lui. Jusqu’à ce que la fatigue l’emporte.
Aimable remonte le couloir.
Un rire l’invite à tourner les yeux, suivie d’une course rapide.
La chasse commence. Un sourire éclaire son visage et naturellement, son pas s’engage à sa suite.
_ Aimable !
Elle fredonne, malicieuse. Une porte claque, dans son dos, Aimable fait volte face. Elle ne lui échappera pas. Sa demeure lui paraît si immense, il ignorait qu’il y avait tant de portes…Celles qu’il ouvre mènent sur d’autres couloirs, parfois, des pièces familières et chaleureuses. Il y a toujours un bon feu de bois qui crépite, des fourrures sur lesquelles s’étendre, les odeurs douces de sa peau. Eleanor. Il l’aperçoit, ce sont quelques mèches qui flamboient devant lui, il accélère l’allure, ses bras puissants se referment autour de sa taille. Elle rit, lorsqu’il la soulève et il rit à son tour, la fait tourner jusqu’à la reposer au sol.
Eleanor lui fait face. Son bonheur éclate en un sourire rayonnant. Ebloui, il se recule d’un pas et ses petites mains potelées retiennent les siennes, grandes et usées.
_ Regarde moi !
Elle est splendide. Sa peau dorée par le soleil des montagnes renvoie la chaleur des flammes. Sa chevelure flamboie en boucles indisciplinés, or mêlé de cuivre, ses sourcils broussailleux apportent une délicieuse sauvagerie à ses joues rondes, son nez mutin, ses grands yeux où la foret elle-même est emprisonnée.
Elle est si petite, comparée à lui ; et pourtant, il se sent si petit lorsqu’elle le regarde, lorsqu’elle ouvre grand ses bras emplis d’amour. Il se sent si petit lorsqu’elle l’étreint, avec force, lorsqu’elle appuie sa poitrine généreuse, son ventre rond et ses hanches ouvertes contre son corps, lorsqu’elle parcourt son visage de ses lèvres aimantes. Lorsqu’elle glisse ses mains le long de son visage et le débarrasse de toutes ses pensées, ne laissant qu’une tendre sérénité dans son esprit.
_ Aimable…
Sa voix, si vive, vibre. Aimable rouvre les yeux et élève ses prunelles vers les siennes pour l’interroger. Les yeux écarquillés, Eleanor le fixe.
Regarde-t-elle par-dessus son épaule ?
C’est elle qui se tient prisonnière. Ses courbes, il les écrase sous sa poigne. Si petite face à lui.
_ Aimable… !
Sa lumière se rompt, la peur brise son regard, l’obscurité retombe et pourtant, sa peau brille encore. Elle est là, si froide dans ses bras, et pourtant, sa main épouse sa joue osseuse, elle unit ses yeux aux siens, mer, ciel, rencontrent la terre, le ramènent à une réalité qu’il n’aurait jamais dû abandonner.
_ Aimable…
Est-ce vraiment ton nom ?
Ce n’est pas toi
Aimable s’éveille en sursaut, un grincement l’arrache de ses rêves.
Face à lui, une porte en bois. Comme toutes celles qu’il a franchies.
Sa main refermée sur la poignée. Il la sent résister sous la pression de sa paume. Le silence, autour de lui, l’obscurité, tout autour de lui. Lui si petit dans ce long couloir. Et pourtant, il a l’impression d’emplir tout l’espace. Le souffle rauque au dessus de son épaule s’échappe de ses lèvres.
Il fait froid. Il fait sombre. Contre lui, il n’y a rien, que la courbe de l’acier sous sa paume, de cette poignée sur laquelle il s’est surpris à appuyer de nouveau, l’épaule presse contre la porte. Non. C’est celle de Béatrice.
CE n’est pAs toi
Aimable sent ses muscles se contracter, alors que les furies reprennent leurs assauts. Jusqu’à ce qu’une Voix recouvre leurs cris ; c’est un grondement guttural, ça se déforme, les sons prennent de l’ampleur, la douleur se ravive.
Le Chevalier se redresse et la Bête s’arrache de l’obscurité, c’est sur son bras qu’elle referme ses crocs pour le contraindre à appuyer. Aimable résiste, son esprit s’extirpe du sommeil, la peur réveille sa force, enfin, il résiste. Ses muscles se tétanisent. Ses doigts s’ouvrent, relâchent la poignée, alors qu’il recule d’un pas
Ce n’est pas T̸̨̼̤̭̣̹̪̲̟̹̤̖̐̔O̶̖̯͔̩̖͔͔̜͖͚͔̜̣̖͔̐̏̉̌́̾̈̏̄́̂̉Ḯ̶̜̟͖̥̥̆͌̽̈́̈́͊̽̒̌̋̍͘͝
La jambe. La jambe sur laquelle il s’appuie.
C̷̢̭̪̞̜̝̬̺̭̀͂̈́͊̅̋̆̃̿̈́̈͆̅͗ͅḘ̸̡̛̙̲͔͓̼̮̈́̔̀̈́̅̚̕͝ ̶̙̜̳̲̠͈̘̦̇̓́̀̋͒̚N̷̢̮̞̮̮͔̓̈̈͠ ̶̡̙̮͎̬͔̗̻̻̬̖̩͎̝̑Ę̴̡̩̦̠̘̟͇̠̯̼̅̂̈́̎̇͌͊͛̀̓̎͗̄̀ͅS̸͉̝̻͇̀̂͌͐̍͒͑͂͆̄͆͐̋̾́T̵̘̩̪̀̀̈́̅̈́̀̓̅͂̕͝ͅ ̸̨̧̲̬̰̹͙̼͍̇͑́͑̅͊͑͜͜͜͜͠P̴̬͔̐́͒̾̔̍̄̎̚͠͠À̴̧̧̡̪̹͍͙̪̼͚̣͈̿͂͛͒̄̐͗͝S̷̛̬̟̩̝̪̀̎̏̐̋̋̇̂̔͑̆̋̃̆ ̷̨̝͔̤͇̻̝̫͓̹̙͙̥̐̃̐͋̈́̄͝Ṯ̴̛̖̝̐̑̉̏̿͛̉̃̓̍̿Ỏ̴̧̧̢̧͉͓͈͔̦̘̙͇͙̈̾̏̂̾͝Į̸̡̛̜̘̥͚̳̙͂́̿̏͌͆͘
Aimable doit s’appuyer contre le mur. Il halète, le souffle rauque s’oppose à sa respiration rapide. D’un pas maladroit, il titube tant bien que mal jusqu’à sa chambre, d’un coup d’épaule, il l’ouvre et s’effondre à même le sol.
Le son rauque qui s’arrache de ses lèvres mêle souffrance et haine, ses ongles se plantent dans le parquet, il replie la jambe qu’il lui reste. Il se tire à l’intérieur de la pièce et d’un coup de… de son membre déformé, l’Ouroboros referme la porte de la chambre.
L’affrontement est terrible. Ignoble. Indescriptible, alors que les deux volontés s’affrontent. La chair n’est qu’un champ de bataille, sur lequel tous deux plantent leurs fanions ; les os, les muscles, se façonnent selon la volonté qui les dirige, et c’est après quelques heures qu’à bout de forces, Aimable retombe sur le dos, haletant.
Les yeux sont noyés de sang et de larmes, le corps tremble, saisi de spasmes digne d’un homme à l’agonie. Il a des fourmis devant les yeux, il peine à rester conscient, s’accroche à la clarté de la lune, au souvenir de sa peau froide contre la sienne, de ses mains qui retiennent les siennes.
Aimable, c’est vraiment votre nom ?
Cette question se ravive dans son esprit, c’est un coup de couteau.
Å̵̰͕͓̘̬̞̗̱͍̀͌̂̋͐̌̚I̷͙͓̰̪͈̽́̿̿̊̊̆̈́M̸͍̼̟̳̱̪͌̀́̈̇̕͝ͅÃ̸̧͕͍̹̲̥̹͍̣̼̮̼̗̲̅͂̒͂̑̈́͋̾͘̚̚B̷̧̳͇̻̣̠̆̾̋̌͗́̿̓͜͠L̸̛͎͍̱̪̤̹̺̠̪̲̎E̵̡̪̘̎͊̒̕
Aimable serre les poings, il bascule sur le ventre, il rampe jusqu’à son lit, s’accroche sur le rebord. Ses yeux s’élèvent vers la croix au dessus du lit ; il n’a plus la force de se tenir et retombe au sol dans un grondement. Un éclat de lumière froid. Sa croix d’argent repose, abandonnée, au sol. D’une main, tremblante, il, il tend les doigts, il referme ses doigts sur l’argent. Il l’approche, il la plaque contre son torse. Il prie. Il prie. Que Dieu lui donne la force. Que Dieu lui donne la force de protéger. De protéger.
_ C’est…mon devoir… C’est mon devoir…
Cette phrase paraît si dénuée de sens. Le désespoir revient le narguer, l’Ouroboros rit.
Il est nous ş̴̨̲͓̭̤̮̯̙̪͉̼̺͛̏͂̈́o̷̢̫̫̫̹͖̹̦͙̒̐̽̃͋͆̐̆̄̿͋̆͗̄̔m̵̢̨͙͍̠͕͍͈͖͗̒͂̋̉̃̀̀m̵̡͔̺̞͎̤͕̘̩͂̎̅̓̍̕͘͜e̸͍̜̘̮͚̰͖͓͕̊͌͊̉͆̓̑̌s̶̨̡̤̙͖̣̙̫͓̜̜̯͔̅̋͑̈́́̈́͘ Aimable et mon devoir n̶̡̪̣̜̳̮͋̉̓̾̊̆́̓͐͘̚ơ̴͇͇̣̇́̑͌̓̈́̈̏͌͌̌͂̓͆t̴̢̛̬̜̟͙̭̾̄̎̇̾̅̂̍͌̊̂̕͝ŗ̴̊̓͗͗͐̓̋̈̀͒͠͝e̴̢̙̯̗͈̣͔̰̺̙̖̤͐̍́̒̃̿͊ ̵͛besoin est de protŢ̵͈̞̃͆́̍͋̈Ȕ̶̡̞̈́̅̃̑̾͝ͅE̵͎̦̟̫̔͜Ŗ̸̨̧̛̤̹͎̦̹̬̝̖̬̙̩̹̑̆͑̃̅̑͛̈́̽́͊̎͝͝
Le lendemain, Aimable a toutes les peines du monde à se préparer.
Il se nettoie. Longuement. Il prie. Mais la sérénité l’a abandonné. Ses muscles sont contractés, la souffrance ronge ses os, ses yeux sont épuisés, l’acier est émoussé. Il a la bouche pâteuse, emplie d’une bile aigre, d’une salive amère.
Lorsqu’il s’habille, ses mouvements sont raides et c’est d’un pas lourd qu’il sort de la chambre. Le bouclier sur l’épaule, l’épée à ses côtés, la croix autour de son cou. Sa peau est pâle, ses cernes sont profondément creusées alors qu’il se protège du soleil d’une main levée. Il soupire et remarque alors le cocher puis Béatrice. Son cœur se fige.
Merci pour ce soir. De m’avoir p̵̡͉̎͌͗͋r̶̢̘͇̜͕̠͎̞̠̱̳̄͗̈́͜͝ơ̵̧̨̪̝̤̘̳̤̯̝͉̰̻͑͑́̌͒̀̈́͆̆̈́̈̚͘͘͜ͅţ̶̥̻͕̞̦̠̝̤̭̐̈́͊͌͜é̸̡̲̤̻̣̩͙̮̝͔͚̍̃̉̈́͐͋͌̽̉̚ḡ̸̡̦̥̫͔̤͔͙̟̣̟̝̏̄̊̄͂̅̍é̴̢̛͙̪̰̦̞̹̙̒ḛ̶̡̤̹̰͋̑͊͘͠.
Reprend la Voix, difforme. Provocation. Humiliation. Elle lui crache au peu d’honneur qu’il lui reste.
Abaissant le bras, Aimable les rejoint mais se tient instinctivement à un mètre du cocher et de Béatrice. Il a pris une décision. Difficile. Mais il n’a pas d’autres choix. Reposant ses bras sur le bar, il ferme à demi les prunelles.
_ Je… Je vais devoir vous laisser.
Il masse ses paupières. L’homme est épuisé. Il cherche ses mots, il va encore devoir mentir. Son âme s’alourdit de péchés. De toute façon, elle est déjà condamnée.
_ Un messager m’a retrouvé hier soir, je vais devoir retourner à Paris. Je suis navré de ne pas pouvoir vous accompagner.
Alors que le cocher va pour entrouvrir les lèvres, Aimable a un geste de sa main libre.
_ Ne vous inquiétez pas, gardez la somme que je vous aie payée pour le voyage.
Tant pis pour Côme. Tant pis pour lui. Ce sacrifice est nécessaire.
L’Ouroboros a déjà… tenté, à plusieurs reprises, d’agresser la jeune femme. Aimable se refuse de prendre plus de risques. Pas dans l’immédiat, en tous cas.
Si Béatrice a aperçu l’image du chevalier vaillant, c’est à présent l’homme brisé qui tient à peine éveillé.
Pour autant, il y a encore, dans ses yeux, cette volonté, cette volonté forgée d’un métal que rien ne pourra émousser, ce devoir auquel il dédie toute son humanité.
Protéger. Protéger.
Pense-t-il, lorsque sa main retrouve la croix d’argent à son cou.
Protéger.
Instinctivement, ses yeux s’élèvent déjà vers son bras ; s’il n’avait pas été entouré d’une famille aussi aimante, l’on aurait crû qu’il avait été battu. Ses prunelles remontent jusqu’à son épaule, mais ne rencontrent pas les yeux de la jeune femme. Docilement, le gaillard ne bronche plus, par crainte de la blesser d’un mouvement maladroit. Et lorsqu’elle le remercie… Son cœur bondit dans sa cage thoracique.
Entendre son nom suffit à ce qu’il se redresse. Et son remerciement… Son remerciement apaise les souffrances de son orgueil malmené. Un instant, il oublie sa peur, il dresse son bouclier, le fouet des furies s’abat sur son esprit sans plus le toucher. Culpabilité, honte, dévalorisation, remords, regrets, elles crissent leur haine et écartent leurs ailes mais leurs menaces ne le font plus frémir. Alors, Aimable unit ses yeux à ceux de la jeune femme. Elle voit en lui des valeurs que l’on a habitude d’ignorer. Elle voit le Chevalier, sous le masque de cet homme usé.
Ses yeux clairs sont emplis d’une étrange sérénité, d’une volonté bien plus affutée que son épée, plus solide que ses os maintes fois brisées. Une clarté rongée par une obscurité ; ciel et mer affrontent sans cesse les assauts d’un orage obscur, au sein de ses pupilles ou aux lisières de ses prunelles. Pour autant, le guerrier ne se tient plus prostré sous les assauts de la peur, il ne se contente plus d’endurer en silence, les mâchoires serrées pour contenir la douleur. Aimable trouve la force de se dresser ; les mots de la jeune femme ont été une main qu’il a saisie pour se relever.
L’Ouroboros marque sa chair, de l’intérieur, il le ronge sans cesse, au point d’en creuser ses cernes, de graver sa peau de cicatrices. De simples rides, dirait-on. Sur son front, au coin de ses yeux, de ses lèvres, alors que la Voix vient sans cesse tirer sa peau pour la lui arracher. Personne ne sait ce qu’il vit et Aimable ne souhaite pas à ce qu’on le comprenne. C’est l’épreuve que Dieu lui a imposée, et que seul lui devra endurer. Pour autant, il ne refuse aucune aide qu’on peut lui apporter. Celle de Constantin l’a sauvé de l’obscurité et ces quelques mots adressés par Béatrice lui apportent une lumière salvatrice. Il parvient à se détacher de ses ombres et c’est à elle qu’il se présente, débarrassé de ses chaines.
Il paraît étrangement plus grand, les épaules relâchées de son fardeau. L’angoisse l’a abandonné : d’un coup de bouclier, Aimable s’en est débarrassé. Et malgré les traits tirés, les pommettes saillantes, la dureté de ses yeux d’acier, une tendre reconnaissance éclaire son regard. Un sourire vient même soulager l’étau de ses lèvres et finalement, il incline la tête face à elle. Comme le jour du Serment, son poing se referme et se repose sur son cœur ; il offre à la jeune femme sa nuque en un geste d’humilité.
_ C’est mon devoir.
Il répond, simplement, de sa voix grave et posée. Et finalement, il parvient à ouvrir la porte sans plus de difficultés. Sans ses furies et la Voix pour le distraire, il se montre au moins plus apte à agir sans avoir à réfléchir. Il s’avance d’un pas dans le couloir et adresse un dernier regard à la jeune femme.
_ Que cette nuit vous soit agréable.
Aimable disparaît dans les ombres et retourne jusqu’à sa chambre. Il s’agenouille devant la croix suspendue au dessus de son lit, récupère la croix autour de son cou et prie. Les mains jointes devant lui. Jusqu’à ce que la fatigue l’emporte.
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Aimable remonte le couloir.
Un rire l’invite à tourner les yeux, suivie d’une course rapide.
La chasse commence. Un sourire éclaire son visage et naturellement, son pas s’engage à sa suite.
_ Aimable !
Elle fredonne, malicieuse. Une porte claque, dans son dos, Aimable fait volte face. Elle ne lui échappera pas. Sa demeure lui paraît si immense, il ignorait qu’il y avait tant de portes…Celles qu’il ouvre mènent sur d’autres couloirs, parfois, des pièces familières et chaleureuses. Il y a toujours un bon feu de bois qui crépite, des fourrures sur lesquelles s’étendre, les odeurs douces de sa peau. Eleanor. Il l’aperçoit, ce sont quelques mèches qui flamboient devant lui, il accélère l’allure, ses bras puissants se referment autour de sa taille. Elle rit, lorsqu’il la soulève et il rit à son tour, la fait tourner jusqu’à la reposer au sol.
Eleanor lui fait face. Son bonheur éclate en un sourire rayonnant. Ebloui, il se recule d’un pas et ses petites mains potelées retiennent les siennes, grandes et usées.
_ Regarde moi !
Elle est splendide. Sa peau dorée par le soleil des montagnes renvoie la chaleur des flammes. Sa chevelure flamboie en boucles indisciplinés, or mêlé de cuivre, ses sourcils broussailleux apportent une délicieuse sauvagerie à ses joues rondes, son nez mutin, ses grands yeux où la foret elle-même est emprisonnée.
Elle est si petite, comparée à lui ; et pourtant, il se sent si petit lorsqu’elle le regarde, lorsqu’elle ouvre grand ses bras emplis d’amour. Il se sent si petit lorsqu’elle l’étreint, avec force, lorsqu’elle appuie sa poitrine généreuse, son ventre rond et ses hanches ouvertes contre son corps, lorsqu’elle parcourt son visage de ses lèvres aimantes. Lorsqu’elle glisse ses mains le long de son visage et le débarrasse de toutes ses pensées, ne laissant qu’une tendre sérénité dans son esprit.
_ Aimable…
Sa voix, si vive, vibre. Aimable rouvre les yeux et élève ses prunelles vers les siennes pour l’interroger. Les yeux écarquillés, Eleanor le fixe.
Regarde-t-elle par-dessus son épaule ?
C’est elle qui se tient prisonnière. Ses courbes, il les écrase sous sa poigne. Si petite face à lui.
_ Aimable… !
Sa lumière se rompt, la peur brise son regard, l’obscurité retombe et pourtant, sa peau brille encore. Elle est là, si froide dans ses bras, et pourtant, sa main épouse sa joue osseuse, elle unit ses yeux aux siens, mer, ciel, rencontrent la terre, le ramènent à une réalité qu’il n’aurait jamais dû abandonner.
_ Aimable…
Est-ce vraiment ton nom ?
Ce n’est pas toi
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Aimable s’éveille en sursaut, un grincement l’arrache de ses rêves.
Face à lui, une porte en bois. Comme toutes celles qu’il a franchies.
Sa main refermée sur la poignée. Il la sent résister sous la pression de sa paume. Le silence, autour de lui, l’obscurité, tout autour de lui. Lui si petit dans ce long couloir. Et pourtant, il a l’impression d’emplir tout l’espace. Le souffle rauque au dessus de son épaule s’échappe de ses lèvres.
Il fait froid. Il fait sombre. Contre lui, il n’y a rien, que la courbe de l’acier sous sa paume, de cette poignée sur laquelle il s’est surpris à appuyer de nouveau, l’épaule presse contre la porte. Non. C’est celle de Béatrice.
CE n’est pAs toi
Aimable sent ses muscles se contracter, alors que les furies reprennent leurs assauts. Jusqu’à ce qu’une Voix recouvre leurs cris ; c’est un grondement guttural, ça se déforme, les sons prennent de l’ampleur, la douleur se ravive.
Le Chevalier se redresse et la Bête s’arrache de l’obscurité, c’est sur son bras qu’elle referme ses crocs pour le contraindre à appuyer. Aimable résiste, son esprit s’extirpe du sommeil, la peur réveille sa force, enfin, il résiste. Ses muscles se tétanisent. Ses doigts s’ouvrent, relâchent la poignée, alors qu’il recule d’un pas
Ce n’est pas T̸̨̼̤̭̣̹̪̲̟̹̤̖̐̔O̶̖̯͔̩̖͔͔̜͖͚͔̜̣̖͔̐̏̉̌́̾̈̏̄́̂̉Ḯ̶̜̟͖̥̥̆͌̽̈́̈́͊̽̒̌̋̍͘͝
La jambe. La jambe sur laquelle il s’appuie.
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Aimable doit s’appuyer contre le mur. Il halète, le souffle rauque s’oppose à sa respiration rapide. D’un pas maladroit, il titube tant bien que mal jusqu’à sa chambre, d’un coup d’épaule, il l’ouvre et s’effondre à même le sol.
Le son rauque qui s’arrache de ses lèvres mêle souffrance et haine, ses ongles se plantent dans le parquet, il replie la jambe qu’il lui reste. Il se tire à l’intérieur de la pièce et d’un coup de… de son membre déformé, l’Ouroboros referme la porte de la chambre.
L’affrontement est terrible. Ignoble. Indescriptible, alors que les deux volontés s’affrontent. La chair n’est qu’un champ de bataille, sur lequel tous deux plantent leurs fanions ; les os, les muscles, se façonnent selon la volonté qui les dirige, et c’est après quelques heures qu’à bout de forces, Aimable retombe sur le dos, haletant.
Les yeux sont noyés de sang et de larmes, le corps tremble, saisi de spasmes digne d’un homme à l’agonie. Il a des fourmis devant les yeux, il peine à rester conscient, s’accroche à la clarté de la lune, au souvenir de sa peau froide contre la sienne, de ses mains qui retiennent les siennes.
Aimable, c’est vraiment votre nom ?
Cette question se ravive dans son esprit, c’est un coup de couteau.
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Aimable serre les poings, il bascule sur le ventre, il rampe jusqu’à son lit, s’accroche sur le rebord. Ses yeux s’élèvent vers la croix au dessus du lit ; il n’a plus la force de se tenir et retombe au sol dans un grondement. Un éclat de lumière froid. Sa croix d’argent repose, abandonnée, au sol. D’une main, tremblante, il, il tend les doigts, il referme ses doigts sur l’argent. Il l’approche, il la plaque contre son torse. Il prie. Il prie. Que Dieu lui donne la force. Que Dieu lui donne la force de protéger. De protéger.
_ C’est…mon devoir… C’est mon devoir…
Cette phrase paraît si dénuée de sens. Le désespoir revient le narguer, l’Ouroboros rit.
Il est nous ş̴̨̲͓̭̤̮̯̙̪͉̼̺͛̏͂̈́o̷̢̫̫̫̹͖̹̦͙̒̐̽̃͋͆̐̆̄̿͋̆͗̄̔m̵̢̨͙͍̠͕͍͈͖͗̒͂̋̉̃̀̀m̵̡͔̺̞͎̤͕̘̩͂̎̅̓̍̕͘͜e̸͍̜̘̮͚̰͖͓͕̊͌͊̉͆̓̑̌s̶̨̡̤̙͖̣̙̫͓̜̜̯͔̅̋͑̈́́̈́͘ Aimable et mon devoir n̶̡̪̣̜̳̮͋̉̓̾̊̆́̓͐͘̚ơ̴͇͇̣̇́̑͌̓̈́̈̏͌͌̌͂̓͆t̴̢̛̬̜̟͙̭̾̄̎̇̾̅̂̍͌̊̂̕͝ŗ̴̊̓͗͗͐̓̋̈̀͒͠͝e̴̢̙̯̗͈̣͔̰̺̙̖̤͐̍́̒̃̿͊ ̵͛besoin est de protŢ̵͈̞̃͆́̍͋̈Ȕ̶̡̞̈́̅̃̑̾͝ͅE̵͎̦̟̫̔͜Ŗ̸̨̧̛̤̹͎̦̹̬̝̖̬̙̩̹̑̆͑̃̅̑͛̈́̽́͊̎͝͝
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Le lendemain, Aimable a toutes les peines du monde à se préparer.
Il se nettoie. Longuement. Il prie. Mais la sérénité l’a abandonné. Ses muscles sont contractés, la souffrance ronge ses os, ses yeux sont épuisés, l’acier est émoussé. Il a la bouche pâteuse, emplie d’une bile aigre, d’une salive amère.
Lorsqu’il s’habille, ses mouvements sont raides et c’est d’un pas lourd qu’il sort de la chambre. Le bouclier sur l’épaule, l’épée à ses côtés, la croix autour de son cou. Sa peau est pâle, ses cernes sont profondément creusées alors qu’il se protège du soleil d’une main levée. Il soupire et remarque alors le cocher puis Béatrice. Son cœur se fige.
Merci pour ce soir. De m’avoir p̵̡͉̎͌͗͋r̶̢̘͇̜͕̠͎̞̠̱̳̄͗̈́͜͝ơ̵̧̨̪̝̤̘̳̤̯̝͉̰̻͑͑́̌͒̀̈́͆̆̈́̈̚͘͘͜ͅţ̶̥̻͕̞̦̠̝̤̭̐̈́͊͌͜é̸̡̲̤̻̣̩͙̮̝͔͚̍̃̉̈́͐͋͌̽̉̚ḡ̸̡̦̥̫͔̤͔͙̟̣̟̝̏̄̊̄͂̅̍é̴̢̛͙̪̰̦̞̹̙̒ḛ̶̡̤̹̰͋̑͊͘͠.
Reprend la Voix, difforme. Provocation. Humiliation. Elle lui crache au peu d’honneur qu’il lui reste.
Abaissant le bras, Aimable les rejoint mais se tient instinctivement à un mètre du cocher et de Béatrice. Il a pris une décision. Difficile. Mais il n’a pas d’autres choix. Reposant ses bras sur le bar, il ferme à demi les prunelles.
_ Je… Je vais devoir vous laisser.
Il masse ses paupières. L’homme est épuisé. Il cherche ses mots, il va encore devoir mentir. Son âme s’alourdit de péchés. De toute façon, elle est déjà condamnée.
_ Un messager m’a retrouvé hier soir, je vais devoir retourner à Paris. Je suis navré de ne pas pouvoir vous accompagner.
Alors que le cocher va pour entrouvrir les lèvres, Aimable a un geste de sa main libre.
_ Ne vous inquiétez pas, gardez la somme que je vous aie payée pour le voyage.
Tant pis pour Côme. Tant pis pour lui. Ce sacrifice est nécessaire.
L’Ouroboros a déjà… tenté, à plusieurs reprises, d’agresser la jeune femme. Aimable se refuse de prendre plus de risques. Pas dans l’immédiat, en tous cas.
Si Béatrice a aperçu l’image du chevalier vaillant, c’est à présent l’homme brisé qui tient à peine éveillé.
Pour autant, il y a encore, dans ses yeux, cette volonté, cette volonté forgée d’un métal que rien ne pourra émousser, ce devoir auquel il dédie toute son humanité.
Protéger. Protéger.
Pense-t-il, lorsque sa main retrouve la croix d’argent à son cou.
Protéger.
Lun 8 Mar - 21:57
le fruit du hasardcette pomme étrange qui affame quand on la mange
Béatrice ne comprit pas le sens de ces gesticulations étranges, et ne s’en inquiéta pas davantage. À force de voyager en sa compagnie, elle ne s’interrogeait même plus de ce côté loufoque mais attachant dont faisait preuve le conducteur de calèche. Avec un sourire désabusée, mêlée d’un souffle qui l’était tout autant, elle se détourna des escaliers qui grinçaient encore pour lui demander :
Et vous, Monsieur ? Votre soirée ?
Elle s’en voulait un peu d’être montée comme une voleuse avec Aimable, le laissant au rez-de-chaussée avec sa soupe et sa langue bien pendue. Sorcière et chevalier ne s’étaient pas montrés très sage : pour ce qu’ils en savaient, une fois désintéressés de Béatrice, c’est lui, sans défense, que les voleurs maladroits auraient pu embêter. Dieu merci, le vieillard ne se départait pas de sa forme, de son sourire, ou de sa joie.
Si Oscar avait pu devenir vieux, se surprit à penser à Béatrice, sans doute aurait-il ressemblé à ça.
Peut-être était-ce pour ça qu’elle trouvait le cocher si attachant.
Il parut tout fier qu’on lui pose enfin la question et, alors qu’il ouvrait la bouche, Béatrice entendit les pas lourd d’Aimable, dans son dos, avant que sa voix ne résonne.
Je… Je vais devoir vous laisser.
Le vieillard resta figé, la bouche ouverte. Une surprise partagée, qui glaçait Béatrice sur place avant que printemps ne se fasse, qu’elle soulève lentement la tête pour poser ses yeux aux couleurs de ruisseaux dans les nuages tumultueux du Chevalier.
Plait-il ?
Elle écouta, sage, quoi qu’avec les sourcils dans un perpétuel froncement, le reste de ses explications. Elles semblèrent satisfaire le cocher, dont elle entendit un très audible On n’y peut rien fuser dans la tête. Mais la sorcière n’avait pas l’air convaincue. Elle pencha la tête sur le côté, comme si Aimable ne lui avait pas parlé en Français, mais dans une autre langue dont elle ne connaissait que des brides et cherchait à se remémorer le vocabulaire.
Béatrice ouvrit la bouche, avant de la refermer aussi vite, les yeux perdus, hagards. Une question qu’elle ne pouvait pas poser dans cette compagnie.
Pourquoi mentez-vous ?
Elle aurait du se réjouir d’avoir la calèche pour sa seule personne jusqu’à la fin du voyage, mais ne paraissait que déçue.
Je vois.
Pourquoi mentez-vous, Aimable ?
Elle pourrait bien tendre la main et lui arracher le fruit de la vérité. Une pomme, comme celle qu’il lui avait offerte.
Un fruit défendu. Elle ne s’y risquerait pas.
... Ce n’est rien de grave, j’espère ?
Elle dit ce dernier mot en se tournant vers lui, le regard lourd, bruyant : un coup d’œil qui voulait être entendu. Un double-sens. Le cocher, à côté d’elle, acquiesça, sans réaliser que là où il se montrait poli, elle se montrait inquisitive.
Elle aussi mentait — Elle mentait tout le temps. Elle ne lui tiendrait pas rigueur de ce petit secret, mais de comment il gardait celui-ci, ah ça, c’était une histoire différente.
Avec un soupir, elle abdiqua. Est-ce que c’était sa faute ? Est-ce qu’elle avait dit quelque chose qu'il ne fallait pas ? Ses angoisses de jeune fille revinrent peser sur ses sourcils.
Désirez-vous que je passe un message à votre frère ? Avec un nom et une description physique, je le trouverais.
Elle n'en doutait pas un seul instant.
Et vous, Monsieur ? Votre soirée ?
Elle s’en voulait un peu d’être montée comme une voleuse avec Aimable, le laissant au rez-de-chaussée avec sa soupe et sa langue bien pendue. Sorcière et chevalier ne s’étaient pas montrés très sage : pour ce qu’ils en savaient, une fois désintéressés de Béatrice, c’est lui, sans défense, que les voleurs maladroits auraient pu embêter. Dieu merci, le vieillard ne se départait pas de sa forme, de son sourire, ou de sa joie.
Si Oscar avait pu devenir vieux, se surprit à penser à Béatrice, sans doute aurait-il ressemblé à ça.
Peut-être était-ce pour ça qu’elle trouvait le cocher si attachant.
Il parut tout fier qu’on lui pose enfin la question et, alors qu’il ouvrait la bouche, Béatrice entendit les pas lourd d’Aimable, dans son dos, avant que sa voix ne résonne.
Je… Je vais devoir vous laisser.
Le vieillard resta figé, la bouche ouverte. Une surprise partagée, qui glaçait Béatrice sur place avant que printemps ne se fasse, qu’elle soulève lentement la tête pour poser ses yeux aux couleurs de ruisseaux dans les nuages tumultueux du Chevalier.
Plait-il ?
Elle écouta, sage, quoi qu’avec les sourcils dans un perpétuel froncement, le reste de ses explications. Elles semblèrent satisfaire le cocher, dont elle entendit un très audible On n’y peut rien fuser dans la tête. Mais la sorcière n’avait pas l’air convaincue. Elle pencha la tête sur le côté, comme si Aimable ne lui avait pas parlé en Français, mais dans une autre langue dont elle ne connaissait que des brides et cherchait à se remémorer le vocabulaire.
Béatrice ouvrit la bouche, avant de la refermer aussi vite, les yeux perdus, hagards. Une question qu’elle ne pouvait pas poser dans cette compagnie.
Pourquoi mentez-vous ?
Elle aurait du se réjouir d’avoir la calèche pour sa seule personne jusqu’à la fin du voyage, mais ne paraissait que déçue.
Je vois.
Pourquoi mentez-vous, Aimable ?
Elle pourrait bien tendre la main et lui arracher le fruit de la vérité. Une pomme, comme celle qu’il lui avait offerte.
Un fruit défendu. Elle ne s’y risquerait pas.
... Ce n’est rien de grave, j’espère ?
Elle dit ce dernier mot en se tournant vers lui, le regard lourd, bruyant : un coup d’œil qui voulait être entendu. Un double-sens. Le cocher, à côté d’elle, acquiesça, sans réaliser que là où il se montrait poli, elle se montrait inquisitive.
Elle aussi mentait — Elle mentait tout le temps. Elle ne lui tiendrait pas rigueur de ce petit secret, mais de comment il gardait celui-ci, ah ça, c’était une histoire différente.
Avec un soupir, elle abdiqua. Est-ce que c’était sa faute ? Est-ce qu’elle avait dit quelque chose qu'il ne fallait pas ? Ses angoisses de jeune fille revinrent peser sur ses sourcils.
Désirez-vous que je passe un message à votre frère ? Avec un nom et une description physique, je le trouverais.
Elle n'en doutait pas un seul instant.
Mar 16 Mar - 13:47
Lorsque les eaux effleurent le ciel, Aimable détourne les prunelles ; ces ondes resteront rivières.
C’est à la terre, qu’elles doivent rester et non pas au ciel, qu’elles doivent se sacrifier. Peut-on réellement qualifier ses prunelles d’un terme aussi céleste, lorsque l’on voit les Ombres qui viennent y rôder ? N’est-ce pas au sein des plus profonds océans ou des volcans que l’on y voit ces démons ? L’Histoire leur apprend qu’avant d’être condamnés à vivre sous terre, c’est au Royaume de Dieu que ces anges vivaient.
C’est sa – notre – chute.
Béatrice n’a pas à être entraînée dans cette histoire.
Aimable, appuyé contre le bord du comptoir, serre les dents. La douleur qu’il ressent est à peine supportable et malgré toute sa vaillance, il ne peut dissimuler sa pâleur, son épuisement. Ses mains tremblent, saisis de spasmes qu’il peine à contrôler. Ses muscles lui paraissent si tendus qu’il sent qu’une contraction pourrait suffire à rompre ses tendons, à les arracher de ses os. La chair est à vif, mais c’est sous sa peau, comme si les os eux-mêmes étaient armés d’épines qu’il ne pourra jamais arracher. Ses viscères ne semblent pas à la bonne place, il a l’estomac noué, le cœur qui bat dans la gorge, la faim qui mord ses reins. C’est du sang qu’il a uriné ce matin – c’est habituel, quand l’Ouroboros tente de le posséder.
Fièvre ? Non, il a froid et ne demande qu’à dormir. Mais il ne s’autorisera à fermer les yeux qu’une fois Béatrice suffisamment éloignée. Sa main rejoint songeusement la croix qu’il garde autour du cou ; le geste tire l’épaule, le coude, il espère qu’ils ne vont pas se déboîter. Son souffle est lent, posé.
_ C’est assez grave.
Aimable ne ment pas. Il a failli s’en prendre à elle. Il a failli. Les plus optimistes diront qu’il a eu s’en empêcher. Les pessimistes diront qu’il n’a fait que retarder l’échéance. Le pragmatique qu’il est, lui, se dit qu’il ne faut pas tirer le diable par la queue – et laisser l’Ouroboros dans sa cage. Les yeux de Béatrice sont une tentation à laquelle la Voix ne peut que succomber ; elles éveillent une haine si viscéralement enfoncée que son corps lui a déjà échappé.
Il a pourtant l’envie de rester avec elle. De discuter, d’échanger. Cette reine lui a déjà tendue la main. S’est déjà mise à sa hauteur, malgré tous ces remparts qu’ils ont dressé entre eux, par prudence ou maladresse. Béatrice a franchi elle-même les fossés et a fait abaisser le pont-levis, elle est allée le retrouver jusqu’à la lisière de la forêt. Elle l’a effleuré, elle lui a parlé. Elle l’a remercié.
Ce respect, cette sympathie, aussi simples soient-ils, ont été une véritable libération. Une eau, pour son âme assoiffée. Des soins, pour ses chairs martyrisés. Une compagnie, dans l’enfer de cette solitude où seules s’opposent la Voix et ses propres pensées, un capharnaüm dont il ne parvient pas toujours à s’extirper. Où est la réalité ? Où est il, dans ce chaos ? Il s’égare et elle l’a rappelé. Aimable. C’est son nom. Son identité. C’est ainsi que s’appelle le Chevalier. L’autre, c’est la Voix. L’autre, c’est l’Ouroboros.
Et il est temps pour le chevalier d’accomplir son devoir. Les sacrifices qu’il fait… Oh il espère qu’il fait les bons. Se priver d’une bonne compagnie, d’une personne qui a su apaiser son âme, tout ça pour contenir le monstre qui la menace. Se priver de son frère, de l’argent qu’il a investis, il sait que ce n’est que remettre à plus tard, que ce n’est qu’un effort éphémère à faire. Pas comme Béatrice. A elle seule, elle lui rappelle toutes ces visites qu’il a dû écourtées, toutes ces amitiés qu’il a été contraint de refuser, tous les plaisirs qu’il s’est interdit. Rien que dormir devient un besoin qu’il ne peut pas totalement assouvir, par crainte que l’Ouroboros ne se manifeste – et qu’il n’ouvre les yeux que quelques jours plus tard, les mains pleines de terre et de viscère.
Il sait que son épreuve, ce sera affronter quotidiennement, incessamment, cette Voix et l’empêcher d’agir. La peur et la culpabilité sont les cordes auxquelles il doit s’accrocher pour ne pas tomber au fond de l’obscurité ; ange sans aile, il ne peut compter que sur la force de sa volonté pour ne pas être condamné. Damné. Tenir, malgré la morsure de ces cordes ; ce sont des serpents dont le poison s’infiltre dans ses veines et l’affaiblit. Combien de temps va-t-il tenir encore ?
Si ses yeux ne lui faisaient pas si mal, peut-être même aurait-il versé quelques larmes quand le soleil s’était levé.
Il a peur. Il a peur et parfois, il prie pour vivre, vivre sans avoir à sans cesse se contenir, sans cesse se maîtriser et se museler. Ses propres rires lui paraissent toujours étranglés – la peur d’entendre la Voix grogner au fond de sa gorge. Malgré tout son courage, Aimable sent un certain désespoir l’étrangler. Combien de temps encore ? Combien de sacrifices, encore ? Et sont-ils seulement utiles ? Ca n’empêche pas l’Ouroboros de se manifester, parfois.
Béatrice doit répéter sa question pour qu’Aimable l’entende et quelques secondes sont nécessaires pour qu’il reprenne. Sa bouche est pâteuse, il a soif mais n’ose pas boire, par peur de vomir.
__ Il s’appelle Côme. Il vous dépasse d’une demi-tête, probablement. Ses cheveux sont châtains, coupés courts, comme sa barbe. Nez droit, bout rond. Il est assez hm.. charnu, voire ventripotent. Ses yeux… Clairs, du bleu et de l’ambre. Souriant, beaucoup d’humour. Assez bavard. Je…
Que dire à Côme ? Ses yeux se baissent vers ses mains. Elles sont normales – et l’espace d’un instant, il pense à Béatrice. Lorsqu’elle a été sur la défensive… Quand il a fait mention de ses mains. Il la comprend, bien qu’il ne connaisse pas les raisons de sa réaction. Ses propres mains lui paraissent toujours grandes. Couvertes d’une peau qui n’est pas la sienne. Crevée de cicatrices dont il n’a pas le souvenir. Engluée d’un sang qui n’est pas le sien.
_ … Dîtes lui qu’un ami a eu besoin de moi, sur Paris. Que je reviendrai au plus vite le voir.
Sa tête dodeline, à moins que le fardeau sur ses épaules ne s’alourdisse encore. Mensonges. Ecrasant sa nuque. Il ne doit pas se trahir. Il doit toujours faire attention aux mots qu’il prononce. Un jour, il se fera prendre et cette simple pensée arrache un battement plus rapide à son cœur malmené.
_ … Merci.
Il ravale sa salive.
_ Merci d’avoir accepté… De faire une part du voyage avec moi. Et hm. De m’avoir proposé de manger avec vous hier soir. Et d’avoir discuté même si je… Hm. Je…
Sa famille est soudée et pourtant, Aimable n’est pas sûr d’y avoir trouvé sa place. Ils l’ont tous aimé et l’aiment encore. Mais il y a parfois cette distance dans leurs yeux. Cette froideur, dans leurs prunelles. Est-ce issu de son imagination ? Est-ce la Voix qui l’a poussé à se reculer, à s’isoler ? Pour les protéger. Toujours, pour les protéger. Protéger tous celles et ceux qu’il croise, par peur de les blesser.
Mais cette jeune femme est passée outre son physique intimidant. Elle a pardonné ses maladresses. Assez pour accepter sa présence, bien qu’il ait pu commettre des erreurs, avec la pomme ou le reste ! Elle s’est intéressée à lui, s’est ouvert à lui et lui n’a fait que se refermer.
Tous ces gestes lui ont fait beaucoup de bien. Il s’est senti humain.
Et l’Ouroboros s’est manifesté. Une fois de plus, l’Ouroboros a tout détruit, tout brisé.
Il ne la reverra peut-être jamais et combien même ne se sont-ils vus que peu de temps, elle lui a offert ce dont il a tant besoin.
L’eau de ses yeux l’a finalement atteint, assez pour qu’Aimable sente sa vue se brouiller. Surpris, ses paupières battent à plusieurs reprises, presqu’affolées alors qu’une larme s’échappe de son œil, coule le long de sa joue, il l’essuie d’un mouvement brut, du dos de sa main. Le geste vif lui arrache un grognement de douleur, tous ses muscles protestent alors que ses épaules s’affaissent. Il ravale sa tristesse, la honte le fait rougir, c’est une boule dans sa cage thoracique.
_ Je suis désolé.
Désolé pour tant de choses et combien même ne lui accordera-t-on pas le pardon, au moins aura-t-il exprimé ses remords, ses regrets. Un soupir s’échappe de ses lèvres et ses yeux de nouveau secs, il masse ses paupières. Il se sentait épuisé.
Doit-il faire part de sa fatigue ? Se justifier, prétexter qu’il est préoccupé, qu’il… Il n’en a pas l’énergie.
Il est rare que l’Ouroboros l’épuise autant – il est aussi rare qu’il lutte avec tant d’acharnement. Si longtemps. Tout en restant conscient.
D’habitude, la douleur ou la fatigue finissent toujours par l’emporter. Lorsqu’il lâche prise et qu’il tombe jusqu’au plus profond des Enfers, où son âme sombre dans un vide sans fond et que son corps se livre à des actes que seul un Démon peut perpétrer.
Il ne doit pas l’entraîner dans sa chute, mais il n’a pas le cœur ou l’énergie de la repousser. Si c’est en haut des remparts qu’elle s’est isolée, c’est au fond d’un terrier qu’il veut s’enterrer. Et il ne doit pas l'y entraîner.
C’est à la terre, qu’elles doivent rester et non pas au ciel, qu’elles doivent se sacrifier. Peut-on réellement qualifier ses prunelles d’un terme aussi céleste, lorsque l’on voit les Ombres qui viennent y rôder ? N’est-ce pas au sein des plus profonds océans ou des volcans que l’on y voit ces démons ? L’Histoire leur apprend qu’avant d’être condamnés à vivre sous terre, c’est au Royaume de Dieu que ces anges vivaient.
C’est sa – notre – chute.
Béatrice n’a pas à être entraînée dans cette histoire.
Aimable, appuyé contre le bord du comptoir, serre les dents. La douleur qu’il ressent est à peine supportable et malgré toute sa vaillance, il ne peut dissimuler sa pâleur, son épuisement. Ses mains tremblent, saisis de spasmes qu’il peine à contrôler. Ses muscles lui paraissent si tendus qu’il sent qu’une contraction pourrait suffire à rompre ses tendons, à les arracher de ses os. La chair est à vif, mais c’est sous sa peau, comme si les os eux-mêmes étaient armés d’épines qu’il ne pourra jamais arracher. Ses viscères ne semblent pas à la bonne place, il a l’estomac noué, le cœur qui bat dans la gorge, la faim qui mord ses reins. C’est du sang qu’il a uriné ce matin – c’est habituel, quand l’Ouroboros tente de le posséder.
Fièvre ? Non, il a froid et ne demande qu’à dormir. Mais il ne s’autorisera à fermer les yeux qu’une fois Béatrice suffisamment éloignée. Sa main rejoint songeusement la croix qu’il garde autour du cou ; le geste tire l’épaule, le coude, il espère qu’ils ne vont pas se déboîter. Son souffle est lent, posé.
_ C’est assez grave.
Aimable ne ment pas. Il a failli s’en prendre à elle. Il a failli. Les plus optimistes diront qu’il a eu s’en empêcher. Les pessimistes diront qu’il n’a fait que retarder l’échéance. Le pragmatique qu’il est, lui, se dit qu’il ne faut pas tirer le diable par la queue – et laisser l’Ouroboros dans sa cage. Les yeux de Béatrice sont une tentation à laquelle la Voix ne peut que succomber ; elles éveillent une haine si viscéralement enfoncée que son corps lui a déjà échappé.
Il a pourtant l’envie de rester avec elle. De discuter, d’échanger. Cette reine lui a déjà tendue la main. S’est déjà mise à sa hauteur, malgré tous ces remparts qu’ils ont dressé entre eux, par prudence ou maladresse. Béatrice a franchi elle-même les fossés et a fait abaisser le pont-levis, elle est allée le retrouver jusqu’à la lisière de la forêt. Elle l’a effleuré, elle lui a parlé. Elle l’a remercié.
Ce respect, cette sympathie, aussi simples soient-ils, ont été une véritable libération. Une eau, pour son âme assoiffée. Des soins, pour ses chairs martyrisés. Une compagnie, dans l’enfer de cette solitude où seules s’opposent la Voix et ses propres pensées, un capharnaüm dont il ne parvient pas toujours à s’extirper. Où est la réalité ? Où est il, dans ce chaos ? Il s’égare et elle l’a rappelé. Aimable. C’est son nom. Son identité. C’est ainsi que s’appelle le Chevalier. L’autre, c’est la Voix. L’autre, c’est l’Ouroboros.
Et il est temps pour le chevalier d’accomplir son devoir. Les sacrifices qu’il fait… Oh il espère qu’il fait les bons. Se priver d’une bonne compagnie, d’une personne qui a su apaiser son âme, tout ça pour contenir le monstre qui la menace. Se priver de son frère, de l’argent qu’il a investis, il sait que ce n’est que remettre à plus tard, que ce n’est qu’un effort éphémère à faire. Pas comme Béatrice. A elle seule, elle lui rappelle toutes ces visites qu’il a dû écourtées, toutes ces amitiés qu’il a été contraint de refuser, tous les plaisirs qu’il s’est interdit. Rien que dormir devient un besoin qu’il ne peut pas totalement assouvir, par crainte que l’Ouroboros ne se manifeste – et qu’il n’ouvre les yeux que quelques jours plus tard, les mains pleines de terre et de viscère.
Il sait que son épreuve, ce sera affronter quotidiennement, incessamment, cette Voix et l’empêcher d’agir. La peur et la culpabilité sont les cordes auxquelles il doit s’accrocher pour ne pas tomber au fond de l’obscurité ; ange sans aile, il ne peut compter que sur la force de sa volonté pour ne pas être condamné. Damné. Tenir, malgré la morsure de ces cordes ; ce sont des serpents dont le poison s’infiltre dans ses veines et l’affaiblit. Combien de temps va-t-il tenir encore ?
Si ses yeux ne lui faisaient pas si mal, peut-être même aurait-il versé quelques larmes quand le soleil s’était levé.
Il a peur. Il a peur et parfois, il prie pour vivre, vivre sans avoir à sans cesse se contenir, sans cesse se maîtriser et se museler. Ses propres rires lui paraissent toujours étranglés – la peur d’entendre la Voix grogner au fond de sa gorge. Malgré tout son courage, Aimable sent un certain désespoir l’étrangler. Combien de temps encore ? Combien de sacrifices, encore ? Et sont-ils seulement utiles ? Ca n’empêche pas l’Ouroboros de se manifester, parfois.
Béatrice doit répéter sa question pour qu’Aimable l’entende et quelques secondes sont nécessaires pour qu’il reprenne. Sa bouche est pâteuse, il a soif mais n’ose pas boire, par peur de vomir.
__ Il s’appelle Côme. Il vous dépasse d’une demi-tête, probablement. Ses cheveux sont châtains, coupés courts, comme sa barbe. Nez droit, bout rond. Il est assez hm.. charnu, voire ventripotent. Ses yeux… Clairs, du bleu et de l’ambre. Souriant, beaucoup d’humour. Assez bavard. Je…
Que dire à Côme ? Ses yeux se baissent vers ses mains. Elles sont normales – et l’espace d’un instant, il pense à Béatrice. Lorsqu’elle a été sur la défensive… Quand il a fait mention de ses mains. Il la comprend, bien qu’il ne connaisse pas les raisons de sa réaction. Ses propres mains lui paraissent toujours grandes. Couvertes d’une peau qui n’est pas la sienne. Crevée de cicatrices dont il n’a pas le souvenir. Engluée d’un sang qui n’est pas le sien.
_ … Dîtes lui qu’un ami a eu besoin de moi, sur Paris. Que je reviendrai au plus vite le voir.
Sa tête dodeline, à moins que le fardeau sur ses épaules ne s’alourdisse encore. Mensonges. Ecrasant sa nuque. Il ne doit pas se trahir. Il doit toujours faire attention aux mots qu’il prononce. Un jour, il se fera prendre et cette simple pensée arrache un battement plus rapide à son cœur malmené.
_ … Merci.
Il ravale sa salive.
_ Merci d’avoir accepté… De faire une part du voyage avec moi. Et hm. De m’avoir proposé de manger avec vous hier soir. Et d’avoir discuté même si je… Hm. Je…
Sa famille est soudée et pourtant, Aimable n’est pas sûr d’y avoir trouvé sa place. Ils l’ont tous aimé et l’aiment encore. Mais il y a parfois cette distance dans leurs yeux. Cette froideur, dans leurs prunelles. Est-ce issu de son imagination ? Est-ce la Voix qui l’a poussé à se reculer, à s’isoler ? Pour les protéger. Toujours, pour les protéger. Protéger tous celles et ceux qu’il croise, par peur de les blesser.
Mais cette jeune femme est passée outre son physique intimidant. Elle a pardonné ses maladresses. Assez pour accepter sa présence, bien qu’il ait pu commettre des erreurs, avec la pomme ou le reste ! Elle s’est intéressée à lui, s’est ouvert à lui et lui n’a fait que se refermer.
Tous ces gestes lui ont fait beaucoup de bien. Il s’est senti humain.
Et l’Ouroboros s’est manifesté. Une fois de plus, l’Ouroboros a tout détruit, tout brisé.
Il ne la reverra peut-être jamais et combien même ne se sont-ils vus que peu de temps, elle lui a offert ce dont il a tant besoin.
L’eau de ses yeux l’a finalement atteint, assez pour qu’Aimable sente sa vue se brouiller. Surpris, ses paupières battent à plusieurs reprises, presqu’affolées alors qu’une larme s’échappe de son œil, coule le long de sa joue, il l’essuie d’un mouvement brut, du dos de sa main. Le geste vif lui arrache un grognement de douleur, tous ses muscles protestent alors que ses épaules s’affaissent. Il ravale sa tristesse, la honte le fait rougir, c’est une boule dans sa cage thoracique.
_ Je suis désolé.
Désolé pour tant de choses et combien même ne lui accordera-t-on pas le pardon, au moins aura-t-il exprimé ses remords, ses regrets. Un soupir s’échappe de ses lèvres et ses yeux de nouveau secs, il masse ses paupières. Il se sentait épuisé.
Doit-il faire part de sa fatigue ? Se justifier, prétexter qu’il est préoccupé, qu’il… Il n’en a pas l’énergie.
Il est rare que l’Ouroboros l’épuise autant – il est aussi rare qu’il lutte avec tant d’acharnement. Si longtemps. Tout en restant conscient.
D’habitude, la douleur ou la fatigue finissent toujours par l’emporter. Lorsqu’il lâche prise et qu’il tombe jusqu’au plus profond des Enfers, où son âme sombre dans un vide sans fond et que son corps se livre à des actes que seul un Démon peut perpétrer.
Il ne doit pas l’entraîner dans sa chute, mais il n’a pas le cœur ou l’énergie de la repousser. Si c’est en haut des remparts qu’elle s’est isolée, c’est au fond d’un terrier qu’il veut s’enterrer. Et il ne doit pas l'y entraîner.
Ven 19 Mar - 20:09
le fruit du hasardcette pomme étrange qui affame quand on la mange
C’est assez grave, dit-il.
Béatrice hocha lentement la tête, digérant encore l’information. À côté d’elle, le cocher avait compati d’un petit oh non, tendant presque la main pour effleurer l’épaule du chevalier, avant de se raviser. Trop familier, sans doute.
De toute façon, cela ne changeait rien : urgent ou non, elle n’aurait pas cherché à le faire rester, habituée par son travail à ce que les gens viennent et partent. Si elle les croisait, qu’ils partageaient un moment, une journée, et qu’à la fin de celle-ci, ils vivent encore, la sorcière concevait la chose comme le meilleur des dénouements possibles. Elle pourrait en demander plus, sans doute, mais à quelle fin, sinon celle d’être déçue, et de décevoir à son tour ?
Elle écouta attentivement la description d’Aimable, imaginant aguerrie de ses mots ce frère qui se tournerait vers elle, entouré de pins, avec une question dans les yeux. L’affaire ne devrait pas trop lui prendre de temps — un détour négligeable avant de reprendre sa mission.
Ce serait fait.
Elle n’a pas besoin de le promettre : son ton est si définitif qu’il s’en charge à sa place.
Du reste, Aimable se confond en hésitations sous les regards intrigués des deux voyageurs. Cela suffit à faire soupirer Béatrice, dont le regard s’adoucit, ne comprenant pas comment il peut la remercier d’avoir accepté de voyager avec lui — Au demeurant, il était premier dans la calèche, pas l’inverse.
Mais ses préoccupations terre à terre sont mises à mal aussitôt que le chevalier verse une larme. Les yeux brûlants du cocher quitte la figure bourru du garçon pour lentement, lentement se river sur elle, mais Béatrice reste interdite, n’osant pas lui rendre son œillade.
Il cherchait des explications qu’elle ne saurait pas lui fournir : elle devinait qu’il y avait plus à cette histoire qu’en montrait le chevalier, mais ne la comprenait pas pour autant. Ses paupières clignent, mais la scène ne change pas.
Enfin, Aimable, ne vous excusez pas.
Elle lui parle comme elle parlait à son petit frère, Félix, quand elle pouvait encore le voir. Toujours à se répandre en excuses pour des choses qui n’étaient pas de son fait. Avec un sourire espiègle et, bien malgré elle, un peu forcé, elle ajouta :
Ce fut bref, mais vous avez été un bon compagnon de route.
Il lui suffirait de tendre la main pour tout comprendre, mais elle ne s’y risquerait pas. Elle ne voyageait pas par plaisir, mais pour une tâche, et ne pouvait se contourner de son devoir sans en subir les conséquences.
Ce qui pesait sur les épaules d’Aimable, elle s’en doutait même sans empathie, l’obligerait à un détour de taille.
Alors elle se détourna.
Au demeurant, j'espère que la situation de votre ami s'arrangera.
Béatrice hocha lentement la tête, digérant encore l’information. À côté d’elle, le cocher avait compati d’un petit oh non, tendant presque la main pour effleurer l’épaule du chevalier, avant de se raviser. Trop familier, sans doute.
De toute façon, cela ne changeait rien : urgent ou non, elle n’aurait pas cherché à le faire rester, habituée par son travail à ce que les gens viennent et partent. Si elle les croisait, qu’ils partageaient un moment, une journée, et qu’à la fin de celle-ci, ils vivent encore, la sorcière concevait la chose comme le meilleur des dénouements possibles. Elle pourrait en demander plus, sans doute, mais à quelle fin, sinon celle d’être déçue, et de décevoir à son tour ?
Elle écouta attentivement la description d’Aimable, imaginant aguerrie de ses mots ce frère qui se tournerait vers elle, entouré de pins, avec une question dans les yeux. L’affaire ne devrait pas trop lui prendre de temps — un détour négligeable avant de reprendre sa mission.
Ce serait fait.
Elle n’a pas besoin de le promettre : son ton est si définitif qu’il s’en charge à sa place.
Du reste, Aimable se confond en hésitations sous les regards intrigués des deux voyageurs. Cela suffit à faire soupirer Béatrice, dont le regard s’adoucit, ne comprenant pas comment il peut la remercier d’avoir accepté de voyager avec lui — Au demeurant, il était premier dans la calèche, pas l’inverse.
Mais ses préoccupations terre à terre sont mises à mal aussitôt que le chevalier verse une larme. Les yeux brûlants du cocher quitte la figure bourru du garçon pour lentement, lentement se river sur elle, mais Béatrice reste interdite, n’osant pas lui rendre son œillade.
Il cherchait des explications qu’elle ne saurait pas lui fournir : elle devinait qu’il y avait plus à cette histoire qu’en montrait le chevalier, mais ne la comprenait pas pour autant. Ses paupières clignent, mais la scène ne change pas.
Enfin, Aimable, ne vous excusez pas.
Elle lui parle comme elle parlait à son petit frère, Félix, quand elle pouvait encore le voir. Toujours à se répandre en excuses pour des choses qui n’étaient pas de son fait. Avec un sourire espiègle et, bien malgré elle, un peu forcé, elle ajouta :
Ce fut bref, mais vous avez été un bon compagnon de route.
Il lui suffirait de tendre la main pour tout comprendre, mais elle ne s’y risquerait pas. Elle ne voyageait pas par plaisir, mais pour une tâche, et ne pouvait se contourner de son devoir sans en subir les conséquences.
Ce qui pesait sur les épaules d’Aimable, elle s’en doutait même sans empathie, l’obligerait à un détour de taille.
Alors elle se détourna.
Au demeurant, j'espère que la situation de votre ami s'arrangera.
Ven 2 Avr - 9:49
Sa réponse soulage quelque peu son fardeau.
Il lui confie l’amour d’un frère pour un autre ; et sait que ce précieux cadeau est entre de bonnes mains. Tout ce qu’il espère, c’est que Côme acceptera de le recevoir sans en demander davantage – ou sans enquiquiner la demoiselle de ses bavardages. A cette pensée, ses paupières se referment, lassitude, amusement, il esquisse un sourire compatissant en tâchant d’ignorer la souffrance que son corps lui renvoie. Un son bref s’arrache de ses lèvres, l’aboiement rauque d’un vieux chien, le rire d’un homme que sa cage thoracique retient. Le rire est très bref, et tient plus du grognement que d’un son réellement humain.
_ Préparez-vous. Mon frère n’a et ne fera jamais vœu de silence.
A dire vrai, quels vœux son frère a-t-il accepté de prononcer ? Il a toujours eu goût pour la bonne chère, pour la chaleur humaine et les moments de tendresse. Déjà lors de la messe, il se passait rarement un dimanche sans que Côme ne soit rabroué par le prêtre ; l’on entendait ses chuchotements et ses rires, entre deux prières.
Côme sera probablement d’une bonne compagnie, pour la jeune Solaire. Il la baignera de son sourire chaleureux, il l’imagine déjà reposer ses deux mains sur ses épaules frêles pour les lui tapoter ou encore, égarer une main dans sa blonde chevelure. Ses yeux bleus où le brun danse, plissé d’optimisme et d’une innocence taquine. Le voir lui aurait fait du bien. Ce n’est que partie remise.
Lorsqu’elle l’invite à ne pas s’excuser, c’est comme si c’eut été d’autres pierres qu’elle lui retirait. Ses attentions sont sincères, il le sent dans sa voix ; c’est une eau qui ruisselle sur ses mains abîmées, sur sa chair douloureuse, c’est la caresse du vent frais sur une blessure béante. Soulagement éphémère, mais bienvenu, suffisant pour qu’il se redresse légèrement, essuie son visage grossièrement. Ses doigts abîmés frottent durement ses traits, ravivent la douleur et la soulagent à la fois. Au fur et à mesure que la nuit s’éloigne, que l’Ouroboros se tait, il se sent reprendre des forces. Il ne s’effondrera que plus vite ce soir, mais ce sera de sommeil cette fois.
_ Le plaisir fut partagé.
Comment exprimer ce qu’il aimerait lui partager ? Doit-il même le faire ? Peut-il se le permettre, est ce que cela pourrait l’offusquer, un homme a-t-il le droit de prononcer ces mots à une femme à laquelle il n’est pas marié ? Il aimerait la remercier. Complimenter son sourire, son humour, cette force qu’elle dégage. Par sympathie pour elle. En quelques heures, en une nuit, il s’est senti… Si proche d’elle.
Il l’a vue, du haut de ses remparts. Il l’a surprise… Sans ses défenses, vulnérable, puissante. Dans sa peine, dans sa colère, dans ces émotions qu’il a seulement aperçues et qu’elle n’a jamais nommées. Guerrière. Ce qu’elle dégage, c’est une aura charismatique, il comprend mieux les regards qu’elle a attirés. Lui… l’on se contente de l’ignorer et depuis des années, il a pris l’habitude de s’effacer. De disparaître dans les ombres, étouffé, protégé par sa timidité. Elle est si différente de lui. Toujours assurée, sur ses jambes, les poings serrés. Elle lui rappelle Hildegard – quels imbéciles osent douter des capacités des femmes ? Toutes celles qu’il rencontre sont bien plus fortes que lui.
Solaire tient, tient malgré ces faiblesses logées dans ses remparts, malgré les blessures qu’il devine dans ses regards. Il sent le sang et les larmes, il sent ses cicatrices sous ses doigts lorsqu’ils parlent, il la sent se tendre lorsque certains mots l’effleurent, appuient sur une brûlure qui la lance encore. Comme lorsqu’il lui a donné cette pomme, qu’elle a laissé.
Comment peut-elle ressentir de la sympathie, malgré ses erreurs ?
Enfin, partir sur ces bons sentiments est, en soit, un soulagement. Un sacrifice qui vaut la peine. Il ne se serait pas pardonné… S’il l’avait blessée. Il entrouvre les lèvres. Il devrait dire quelque chose. Mais quoi ? Et comment faire ? Son cœur s’accélère un peu. L’anxiété, compagne familière, lui broie la gorge. Il craint d’être ridicule – il le sera sûrement. Elle, la vétéran qui manie les mots comme une arme et lui, qui ne sait pas même comment commencer sa phrase.
_... Merci.
Ce mot exprime sa reconnaissance. Sa dignité, qu’il a récupérée. Il n’a pas besoin de s’excuser, pas pour ce qu’il a fait, il l’a bien entendu. En réponse, il s’est redressé ; il ne se sent plus… soumis. Penaud, non. C’est un choix qu’il a fait. C’est une victoire sur l’Ouroboros et c’est… oui, c’est une bonne rencontre qu’il a réalisée. Il espère la revoir. La connaître davantage. Sentir le sol sur son fessier lorsqu’elle le désarçonnera d’une pique éhontée ; il la voit déjà rire ou sourire, probablement fière de sa victoire, avant de l’aider à se redresser. Et sentir qu’à quelques reprises, il lui a été permis de la protéger… Il se sent à égalité, avec elle.
Ses yeux reviennent s’unir aux siens.
_ …Vous… hm…
Le novice sent déjà les syllabes s’échapper ; il se sent comme Richard, quand l’épée qu’il a saisie est trop lourde pour ses deux mains. Dans quoi s’est-il embarqué encore ?
_ Vous euh…
Maintenant qu’il est lancé, autant abattre son épée. Il sait qu’elle va se planter dans le sol et qu’il peinera à l’en sortir.
_... Vous êtes forte. J’espère vous… retr…
Non, ce mot n’est vraiment pas le bon.
_ Recroiser… ?
Est-ce que cela peut se dire ? Il n’est pas sûr de lui et rougit même un peu sous le malaise.
_ Enfin. Prenez soin de vous. Que Dieu veille sur vous et vos proches. Je prierai pour vous.
Ces mots sont plus simples, il s’en sert toujours pour conclure ses discussions. Sa main s’est songeusement refermée sur sa croix d’argent, alors que son pouce effleure sa surface inconsciemment.
Sur ces mots, les deux comparses finissent par se séparer. Aimable s’est péniblement levé pour les accompagner jusqu’à la porte, les a salués d’un signe de main, jusqu’à s’en retourner dans sa chambre. Ce n’est qu’après l’avoir nettoyée que le Chevalier préfère reprendre sa marche à pieds, en direction d’un autre village… Lentement mais sûrement, il redescendra jusqu’à ses montagnes. Et comme il l’a assuré, ses prières, chaque soir, iront pour sa famille, Constantin… Et cette femme sans nom. Dont il garde le souvenir d’un sourire. Des remparts et d’une reine. D’une tendre malice, d’un soleil. Le souvenir de
Il lui confie l’amour d’un frère pour un autre ; et sait que ce précieux cadeau est entre de bonnes mains. Tout ce qu’il espère, c’est que Côme acceptera de le recevoir sans en demander davantage – ou sans enquiquiner la demoiselle de ses bavardages. A cette pensée, ses paupières se referment, lassitude, amusement, il esquisse un sourire compatissant en tâchant d’ignorer la souffrance que son corps lui renvoie. Un son bref s’arrache de ses lèvres, l’aboiement rauque d’un vieux chien, le rire d’un homme que sa cage thoracique retient. Le rire est très bref, et tient plus du grognement que d’un son réellement humain.
_ Préparez-vous. Mon frère n’a et ne fera jamais vœu de silence.
A dire vrai, quels vœux son frère a-t-il accepté de prononcer ? Il a toujours eu goût pour la bonne chère, pour la chaleur humaine et les moments de tendresse. Déjà lors de la messe, il se passait rarement un dimanche sans que Côme ne soit rabroué par le prêtre ; l’on entendait ses chuchotements et ses rires, entre deux prières.
Côme sera probablement d’une bonne compagnie, pour la jeune Solaire. Il la baignera de son sourire chaleureux, il l’imagine déjà reposer ses deux mains sur ses épaules frêles pour les lui tapoter ou encore, égarer une main dans sa blonde chevelure. Ses yeux bleus où le brun danse, plissé d’optimisme et d’une innocence taquine. Le voir lui aurait fait du bien. Ce n’est que partie remise.
Lorsqu’elle l’invite à ne pas s’excuser, c’est comme si c’eut été d’autres pierres qu’elle lui retirait. Ses attentions sont sincères, il le sent dans sa voix ; c’est une eau qui ruisselle sur ses mains abîmées, sur sa chair douloureuse, c’est la caresse du vent frais sur une blessure béante. Soulagement éphémère, mais bienvenu, suffisant pour qu’il se redresse légèrement, essuie son visage grossièrement. Ses doigts abîmés frottent durement ses traits, ravivent la douleur et la soulagent à la fois. Au fur et à mesure que la nuit s’éloigne, que l’Ouroboros se tait, il se sent reprendre des forces. Il ne s’effondrera que plus vite ce soir, mais ce sera de sommeil cette fois.
_ Le plaisir fut partagé.
Comment exprimer ce qu’il aimerait lui partager ? Doit-il même le faire ? Peut-il se le permettre, est ce que cela pourrait l’offusquer, un homme a-t-il le droit de prononcer ces mots à une femme à laquelle il n’est pas marié ? Il aimerait la remercier. Complimenter son sourire, son humour, cette force qu’elle dégage. Par sympathie pour elle. En quelques heures, en une nuit, il s’est senti… Si proche d’elle.
Il l’a vue, du haut de ses remparts. Il l’a surprise… Sans ses défenses, vulnérable, puissante. Dans sa peine, dans sa colère, dans ces émotions qu’il a seulement aperçues et qu’elle n’a jamais nommées. Guerrière. Ce qu’elle dégage, c’est une aura charismatique, il comprend mieux les regards qu’elle a attirés. Lui… l’on se contente de l’ignorer et depuis des années, il a pris l’habitude de s’effacer. De disparaître dans les ombres, étouffé, protégé par sa timidité. Elle est si différente de lui. Toujours assurée, sur ses jambes, les poings serrés. Elle lui rappelle Hildegard – quels imbéciles osent douter des capacités des femmes ? Toutes celles qu’il rencontre sont bien plus fortes que lui.
Solaire tient, tient malgré ces faiblesses logées dans ses remparts, malgré les blessures qu’il devine dans ses regards. Il sent le sang et les larmes, il sent ses cicatrices sous ses doigts lorsqu’ils parlent, il la sent se tendre lorsque certains mots l’effleurent, appuient sur une brûlure qui la lance encore. Comme lorsqu’il lui a donné cette pomme, qu’elle a laissé.
Comment peut-elle ressentir de la sympathie, malgré ses erreurs ?
Enfin, partir sur ces bons sentiments est, en soit, un soulagement. Un sacrifice qui vaut la peine. Il ne se serait pas pardonné… S’il l’avait blessée. Il entrouvre les lèvres. Il devrait dire quelque chose. Mais quoi ? Et comment faire ? Son cœur s’accélère un peu. L’anxiété, compagne familière, lui broie la gorge. Il craint d’être ridicule – il le sera sûrement. Elle, la vétéran qui manie les mots comme une arme et lui, qui ne sait pas même comment commencer sa phrase.
_... Merci.
Ce mot exprime sa reconnaissance. Sa dignité, qu’il a récupérée. Il n’a pas besoin de s’excuser, pas pour ce qu’il a fait, il l’a bien entendu. En réponse, il s’est redressé ; il ne se sent plus… soumis. Penaud, non. C’est un choix qu’il a fait. C’est une victoire sur l’Ouroboros et c’est… oui, c’est une bonne rencontre qu’il a réalisée. Il espère la revoir. La connaître davantage. Sentir le sol sur son fessier lorsqu’elle le désarçonnera d’une pique éhontée ; il la voit déjà rire ou sourire, probablement fière de sa victoire, avant de l’aider à se redresser. Et sentir qu’à quelques reprises, il lui a été permis de la protéger… Il se sent à égalité, avec elle.
Ses yeux reviennent s’unir aux siens.
_ …Vous… hm…
Le novice sent déjà les syllabes s’échapper ; il se sent comme Richard, quand l’épée qu’il a saisie est trop lourde pour ses deux mains. Dans quoi s’est-il embarqué encore ?
_ Vous euh…
Maintenant qu’il est lancé, autant abattre son épée. Il sait qu’elle va se planter dans le sol et qu’il peinera à l’en sortir.
_... Vous êtes forte. J’espère vous… retr…
Non, ce mot n’est vraiment pas le bon.
_ Recroiser… ?
Est-ce que cela peut se dire ? Il n’est pas sûr de lui et rougit même un peu sous le malaise.
_ Enfin. Prenez soin de vous. Que Dieu veille sur vous et vos proches. Je prierai pour vous.
Ces mots sont plus simples, il s’en sert toujours pour conclure ses discussions. Sa main s’est songeusement refermée sur sa croix d’argent, alors que son pouce effleure sa surface inconsciemment.
Sur ces mots, les deux comparses finissent par se séparer. Aimable s’est péniblement levé pour les accompagner jusqu’à la porte, les a salués d’un signe de main, jusqu’à s’en retourner dans sa chambre. Ce n’est qu’après l’avoir nettoyée que le Chevalier préfère reprendre sa marche à pieds, en direction d’un autre village… Lentement mais sûrement, il redescendra jusqu’à ses montagnes. Et comme il l’a assuré, ses prières, chaque soir, iront pour sa famille, Constantin… Et cette femme sans nom. Dont il garde le souvenir d’un sourire. Des remparts et d’une reine. D’une tendre malice, d’un soleil. Le souvenir de
S̸̢̨̺̮͓̼͙̫̮͈̜̆̈́͛̓ͅE̵̫͕͉̺̪̗̠̣̞̒́̔͋̅S̴̡̢̟̺̙̰̥̲͖̦̫̟̻̈́͊͌̿̋͐̊͗̅͝ ̸͈̰̝͒̄͒̽̌̓̋̽͘͘͝Y̵̧̤̫͈̥̍̓̓̅E̴͖̽̏̌͋̌̒̒Ư̶̡͙̜̥̰̥͊̆͗͆̄́̓̈́̆͆͑͝Ẍ̵̡͖̜͙̥͔̝̹̠͖͓͓̦̇̔̐̉́̾͑̈́̐͒̌̕͝͠