Sadie arrêta sa monture, la tenant par les rênes pour la suite du chemin à travers les établis et ruelles étroites. Avisant les jeunes humains, il siffla dans leur direction pour capter leur vigilance.

« Bonjour, je cherche Urbain Lorient. Sa mère m'a dit que je pouvais le trouver ici. »

« Lui transmettre un cadeau d'adieu de la part de son père, » expliqua Sadie avec honnêteté.

L'apparence des enfants ne l'affecta guère. Le sort des humains de ce côté-ci de l'océan était définitivement dramatique et il n'avait plus ni la patience ni l'empathie suffisante pour s'en soucier. Cependant, contrairement au marchand, il estimait au moins que leur malice était plus tolérable. Plus ingénue, malgré les années volées à devoir grandir trop vite.

Il sortit le petit couteau de sa poche quelques secondes pour le montrer au trio avant de le ranger. Puis, de son sac, il sortit l'une des pommes achetées quelques instants plus tôt.

« Si vous pouvez m'aider, cette pomme et ses deux soeurs sont à vous. »

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'L'oeil a statué sur ' : 30

Sadie hocha la tête. Il s'accroupit pour être à la hauteur de l'enfant.

«Tiens, voilà déjà pour toi, » fit-il en lui tendant la pomme. Il croisa les bras sur ses genoux une fois le fruit dans la petite main. « Sa mère m'a expliqué qu'il avait des ennuis. C'est pour ça qu'il se cache ? »

Sadie se redressa et attendit. Pencha légèrement la tête face à l'hésitation des jeunes humains. Patienta encore.

Le craquement du toit lui fit tourner les yeux juste avant que les planches ne s'effondrent pour de bon. D'instinct, il attrapa le filet du cheval, maintenant sa tête fermement en place pour l'empêcher de cabrer ou de fuir. Les bêtes de ce continent étaient souvent d'une fragilité agaçante, et d'un tempérament bien plus craintif que les mustangs que Sadie avaient pu chevaucher, dans une autre vie.
La bête fut vite calmée et le tableau qui attendait Sadie lorsqu'il leva les yeux vers le toit troué était bien loin de ses attentes.

Ah.

Urbain était donc un enfant, lui aussi.

Le lycan avait imaginé un jeune homme, plus qu'un mioche, lorsque Gaspard le lui avait brièvement décrit. De même, il s'était dit qu'avoir assez d'audace et de doigté pour voler la maison d'un noble alentours, et réussir, n'avait pu être le larcin que d'un humain en pleine capacité physique. Les jeunes progénitures des hommes étaient d'un équilibre parfois précaire, sinon médiocre, très bruyants et souvent incapables de se concentrer plus d'une heure sur une tâche unique. Ils avaient faim, froid, chaud, étaient fatigués puis trop pleins d'énergie. A son sens, ils devaient faire de bien piètres voleurs, à l'exception de leurs petites mains.
Mais qu'y connaissait-il à ce genre de pratique, après tout.

Expiant un soupir las, se sentant déjà aussi épuisé que le monde lui-même à l'idée de devoir courir après un gosse en culottes courtes, Sadie remonta en selle. Non sans vérifier discrètement que ses quelques possessions étaient encore à leurs places respectives. Il lança vers les trois garnements :

« Si Urbain repasse par ici, essayez donc de lui mettre un peu de plomb dans le crâne et de le convaincre de rentrer chez lui, voulez-vous ? Le message que j'ai à lui transmettre est important. »

Se faisant, Sadie fit tourner sa monture, l'engageant dans une ruelle attenante plus large, d'où il pourrait garder un visuel sur la petite tête rousse lancée à vive allure sur les toits. Son odorat ne pouvait rien, dans ce quartier puant. Mais repérer les petits pas précipités tambourinant la chaume lui était toujours possible.

Les acrobaties du rouquin n'eurent pas grand effet sur le lycan, si ce n'était lui courir savamment sur le système. Il avait passé l'âge de cavaler après des louveteaux sans cervelle. Si le mioche désirait se donner en spectacle sur tous les toits du hammeau, grand bien lui fasse ; Sadie, lui, n'avait pas l'intention de piétiner des passants et travailleurs du quartier à coup de cheval lancé au galop sous prétexte de rattraper un enfant récalcitrant. Ce dernier finirait bien par réapparaître, que ce soit par curiosité ou simple hasard. In fine, ils ne faisaient qu'emprunter les chemins d'un destin tissé dans les desseins du Seigneur. La destination n'était pas l'important. C'est la foi guidant chaque pas qui, elle, se devait d'être inébranlable.

Un sifflement court et bas vola jusqu'aux oreilles du cheval, accompagnant un léger coup de talon dans son flanc. L'animal s'ébroua et obtempéra. Ses sabots ferrés claquèrent au sol lorsqu'il s'engagea au petit trot dans une rue attenante, suivant un temps la direction prise par le marmot fuyard, avant que Sadie ne les dirige vers les docks.

L'escapade aux côtés des eaux saumâtres lui fit l'effet d'un bol d'air pur, après la puanteur des tanneries. Une pause bienvenue pour son odorat. Un répit de coutre durée, le temps de poser quelques questions aux marins et paysans à l’œuvre autour des monceaux de marchandises embarquant sur la Seine direction la capitale. Un coup d'épée dans l'eau, peut-être, mais qui lui permit cependant de mémoriser les limites du quartier et de tracer dans son imaginaire un plan précis des différents passages, rues et ruelles serpentant le long des quais. Sans se presser, il poursuivit sa route au rythme régulier des pas de sa monture, mémorisant les abords des tanneries, observant les étages, les cheminées et les coins de chaume. Il s'arrêta quelques fois, interpelant un passant pour s'enquérir d'un jeune homme roux courant de toit en toit comme s'il avait le diable au corps.
Qui sait. Peut-être qu'un autre plancher s'était effondré depuis.

Les maigres indications contradictoires des piétons le menèrent de nouveau en direction du quartier des tanneries, dans un autre secteur que celui qu'il avait abordé un peu plus tôt. La puanteur recouvrait beaucoup de chose, pour sûr, mais rien ne pouvait camoufler le vacarme de solides gaillards vociférant à travers les chaumières. De quoi réveiller les morts.

Ou faire déguerpir à toute vitesse les petits diablotins aux cheveux de feu.

Ne prêtant guère attention aux paroles des poursuivants, Sadie se contenta de positionner sa monture sur le chemin d'Urbain. L'action ne dura pas plus qu'un battement d'aile. Une main empoignant les crins noirs, pied sorti de l'étrier, Sadie se pencha tout simplement contre le flanc de l'animal et attrapa le garçon au vol par la peau du cou. Ou presque. Le lycan souleva l'enfant d'un bras ferme, le jaugeant d'un oeil réprobateur, avant de le placer allongé en travers des épaules de sa monture sans autre forme de procés, le maintenant en place d'une main ferme.

Sadie reprit les rênes de sa main libre, les tenant courts tandis que le cheval tournait légèrement sur lui-même pour accompagner l'arrivée des poursuivants. Et placer le lycan et son chargement humain dans le sens de la rue, une position plus adaptée si le besoin de quitter rapidement les lieux se faisait sentir.

« Bonjour messieurs. J'ai été mandaté par la mère de ce petit gredin pour le retrouver et le lui ramener en un seul morceau. Je vous serai reconnaissant de ne pas l'écarteler avant de toucher mon dû. »

Sadie retint un reniflement de mépris, pour l'enfant ou pour les hommes, il ne saurait dire, et déplaça sa prise pour maintenir la nuque fine du rouquin dans un étau de fer. Puis il ajouta le plus sereinement du monde :

« Calme-toi ou je te brise le cou. Ton père Gaspard aurait honte. »

Le pression de son pouce contre la veine palpitante de la carotide parlait d'elle-même. Casser une nuque aussi frêle n'avait rien de bien impressionnant pour un monstre dans son genre après tout ; même si, bien sûr, il n'en avait pas l'intention. Une rapide asphyxie pour faire s'évanouir l'enfant serait tout aussi efficace.
Une fois le môme recadré convenablement, Sadie se tourna vers les deux hommes.

« Je suis navré, je ne peux pas vous céder l'enfant. Qu'a-t-il volé, au juste ? » s'enquit-il, ajoutant avec cynisme. « Une compensation raisonnable, autre que la lapidation d'un chiard en culottes courtes, est sûrement plus digne d'honnêtes hommes comme vous. »

Chevaucher était devenu aussi naturel que respirer pour Sadie. Il avait passé des siècles à galoper sans liens ni selles dans les steppes et les déserts, les montagnes et les plaines. Des siècles à écoper des bleus et de fractures après être jeté à terre ou se faire piétiner par les hordes sauvages. L'animal était devenu une extension aussi aisée à diriger que l'un de ses membres, s'il le souhaitait - et si les créatures inférieures de ce continent en étaient à la hauteur. Autant dire que si les deux hommes le pensait encombré ou en désavantage à cause du mioche entravant ses mouvements, ils allaient s'en mordre les doigts. Cambrer la bête pour qu'elle écrase ses sabots dans les deux faces patibulaires serait aisé, de même que les bousculer pour les mettre à terre et les achever dans la boue. Sadie n'avait pas besoin de beaucoup pour agir. Et ce n'était pas le manque d'imagination qui lui ferait défaut.

Le lycan haussa les épaules, peu perturbé par les propos aussi crus que cruels, et lâcha les rênes. Il hésita brièvement à lâcher l'enfant également mais si le petit tombait sous les sabots de sa monture il n'était pas dit qu'il s'en sorte vivant. Pour l'instant il garda donc le maintien sur le corps fluet, lâchant sa nuque pour revenir à son dos, plus sûr, et mit l'autre main à sa garde, commençant à sortir l'arme de son fourreau.

« Ou vous égorger comme des chiens, si vous estimez que ce larcin en vaut la chandelle. Le choix est votre. »

De sombres idiots, voilà tout.

La provocation ayant fonctionné à merveille, le pommeau de l'arme claqua sec lorsque Sadie rengaina la lame, reprenant les rênes d'un tour de main en tirant avec force. Il accompagna l'injonction d'un coup de talon dans le flanc de l'animal et celui-ci cabra sans plus attendre, jambes antérieures battant frénétiquement l'air. Avec un peu de chance, elles frapperaient l'un des deux assaillants. Et, même sans ça, la bête n'attendit pas plus d'un battement de coeur avant de revenir au sol, bondissant dans le tas pour s'extraire de la tentative d'attaque sans plus d'effort. Au bruit, et à l'impact qui vibra sous la selle, Sadie estima qu'au moins l'un des sombres idiots avait fait la rencontre fortuite du poitrail d'un cheval lancé à balle. S'il se relevait trop vite, il ne marcherait pas droit avant un bon moment.

Les sabots foulèrent le sol à grandes enjambées, avalant les mètres jusqu'à la sortie du quartier, et les menèrent rapidement en périphérie de la petite bourgade. Sadie ignorait si les deux hommes auraient l'audace de les poursuivre. Aussi n'alla-t-il pas tout de suite jusqu'à la cahute de madame Lorient, se contentant de laisser sa monture avancer au pas.

« Je ne sais pas ce que tu as volé pour énerver ces deux pendejos sans cervelles mais je crains que tu ne sois pas encore tiré d'affaire, » adressa-t-il à Urbain.

Il attrapa l'enfant sous les bras et l'assit devant lui sur l'encolure de l'animal, gardant un bras autour de son torse pour le tenir en place.

Sadie soupira, donnant une taloche légère à l'arrière du crâne du gamin.

« Cesse de gigoter, veux-tu ? »

Il attendit, insensible aux bougonnements de l'enfant et à la cicatrice lui mangeant la joue, puis reprit lorsque celui-ci eut fini par se calmer.

« Et qu'ont-ils volé alors, pour que tu t'y mettes à ton tour ? J'espère au moins que ça en valait la peine, pour manquer te faire tuer par des mange-merde de ce genre. »

A dire vrai, le pourquoi du comment lui importait peu. Il avait promis à Gaspard de retrouver épouse et fils afin de transmettre ses dernières volontés, promesse qu'il pouvait désormais mener à bien. Une part de lui, plus sage, lui soufflait de donner le couteau à l'enfant, de jeter ce dernier au pas de la porte de sa mère et de partir sans demander son reste. Les humains n'apportaient que des ennuis. Seulement, le lycan appréciait faire les choses bien et en bon ordre. Se débarrasser ainsi de sa promesse était une option tentante mais qui lui ressemblait peu. Et le bougre d'enfant risquait de ne pas écouter un mot tant que Sadie ne l'aurait pas un minimum brossé dans le sens du poil. Alors il fit l'effort de se prendre au jeu.