Les affaires étaient préparées, Alfred et Béatrice alertés, la hiérarchie aussi. Tout semblait prêt et pour une fois favorable à son grand départ pour le Sud. Le premier depuis des années. Constantin n'avait pas retrouvé sa région natale depuis son exil au Vatican, la surveillance de l'Église et le poids de la culpabilité le maintenant fermement dans Paris grise et sa banlieue. Tout semblait trop beau, beaucoup trop sans doute au regard du Divin puisqu'une lettre venue de nulle part échoua sur son bureau. C'était une missive comme toutes les autres, un des très nombreux courriers qui s'entassait tous les jours dans son office car en tant qu'évêque, le Père St Hilaire était très sollicité.
Pourtant cette lettre là lui fit l'effet d'un coup de matraque à l'arrière de la nuque. Une... protection attitrée ? La présence de Béatrice ne suffisait-elle donc pas ? Il réfléchit. Béatrice était jeune, sans doute avait-elle était placée chez lui pour les mettre tout deux à l'épreuve plutôt que pour s'assurer de sa sécurité : elle aurait du le préserver et lui devait prouver que sa fidélité appartenait encore au Divin là où beaucoup d'autres prêtres moins scrupuleux que lui auraient pu tomber sous le charme de la demoiselle. Il s'agissait sans doute là de l'étape supérieure. Maintenant qu'il savait, il fallait le maintenir pour de bon à l'écart du danger et des affaires de l'Église souterraine. Et maintenant que Botherel et les secrets de la nuit étaient compromis, s'assurer que sa fidélité resterait au Vatican. Comme si Constantin avait un autre maître à servir, lui qui s'était enchainé à l'Église il y avait des années de cela par tant de serments comme des cordes autour de ses poignets.

Ces derniers temps, le chapelet de sa mère autour de sa nuque semblait peser bien lourd.

Alors qu'il s'assurait pour une dernière fois de la bonne tenue de Notre-Dame, n'ayant pas officié la messe depuis des semaines, sa foi morcelée par les récents événements et le coeur assombri par la peur et les souvenirs, une ombre se présenta à lui.

▬ Ma fille. Soyez bénie. La salua-t-il tout en la détaillant des pieds à la tête. En pantalon, droite, prête pour le combat. Belle également. Mais le visage froid. Elle lui rappela immédiatement Béatrice. Une Béatrice endurcie par des années de servitude dans les nuits du Vatican. Le sourire affable qu'il revêtait d'ordinaire se dissipa. Suivez-moi, je vous prie.

Il la mena vers une pièce à l'arrière de la cathédrale et ferma la porte derrière elle, l'invita à s'asseoir sur la chaise en face du bureau tandis qu'il retirait la calotte sur sa tête pour mieux se masser les tempes, cherchant par quel moyen il allait pouvoir se défaire de cette nouvelle embuche dans ses plans. Il ne demandait pas grand chose pourtant. Seulement quelques jours dans la tranquillité du domaine des De Bayard et le rire de ses enfants.

▬ Avez-vous un nom de famille ma fille ? Non seulement on lui flanquait une ombre de plus dans son dos mais il fallait en plus que ce soit une femme. Quelqu'un devait définitivement en avoir après sa réputation. Il est de coutume de se désarmer avant d'entrer dans la maison de Dieu. Ajouta-t-il, les sourcils froncés, en fixant le pommeau qui dépassait de sous la cape de la demoiselle.

Constantin ne s'assit pas immédiatement, toisant la jeune femme à l'allure maussade en face de lui. Calla simplement, pas de titre, pas de nom de famille. De mieux en mieux vraiment. Quel genre de méfaits avait-elle pu commettre pour se retrouver déchue de son identité d'avant ? Au moins il se consolait dans le fait qu'elle était probablement humaine puisqu'elle pouvait librement se balader dans un lieu consacré et n'avait pas à craindre les rayons du soleil. Sans doute qu'il s'agissait d'une sorcière, d'une autre âme damnée comme lui. Il espérait. Il aurait préféré Merill à choisir.

▬ Mademoiselle Calla... Il prit place sur la chaise, raclant le plancher tandis qu'il se rapprochait du bureau pour y poser les coudes avec une moue mi-contrariée, mi-suspicieuse. Loin de moi de vouloir remettre en question la parole de vos supérieurs mais vous vous doutez bien que vu ma position je ne peux pas me permettre d'être en permanence accompagné d'un... d'un... Il détourna les yeux comme si le mot qui suivait lui arrachait la bouche. D'une femme. En tenue d'homme et portant l'épée !
Pour la Reine ça passait encore - quoique les rumeurs n'étaient jamais tendres quant à Sa Majesté, mais pour un homme de clergé qui avait juré fidélité devant Dieu, se faire accompagner par un membre du sexe opposé ce serait risquer de faire scandale dans tout Paris ! Le prêtre secoua la tête. Pardonnez ma franchise mais je doute que vous soyez d'une très grande assistance. Et puis je n'ai pas besoin de protection. Bien sûr, quel genre de monstre s'en prendrait au Cardinal ?

Par réflexe nerveux, il vint tâter sa nuque du bout des doigts, là où il avait déjà été mordu par le passé.

▬ Ce doit être un malentendu oui. J'écrirai aux hautes instances...

D'expérience, tout deux savaient pertinemment que l'Église souterraine ne revenait quasiment jamais sur ses mots.

Seulement deux options ? Le cardinal déglutit. S'agissait-il d'une menace ? Dans l'enceinte de sa cathédrale ? Son teint pâlit, il baissa les yeux, marquant un moment de silence grave tandis qu'il réfléchissait aux paroles de la dénommée Calla.
Toutefois, rien ne faisait sens dans son esprit embrumé par la peur. C'était qu'il n'y avait rien de vraiment cohérent dans leurs situations respectives. L'existence même des créatures de la nuit défiait toute la logique des choses en elles-mêmes. Sa condition également était un affront à l'ordre naturel du Tout Puissant. Toute sa vie, Constantin s'était considéré comme un bon chrétien, toute sa vie jusqu'à l'arrivée des inquisiteurs du Vatican... Non il ne fallait pas penser. Pas chercher à comprendre. Ce luxe n'était pas à la disposition des êtres comme lui. Simplement obéir.

▬ Mais que... protection de quoi au juste ? Geignit-il tout de même au bout d'un moment, plus pour lui-même que pour son interlocutrice, visiblement frustré par la situation.

Un soupir s'échappa de ses lèvres. Si ce n'était pas elle ce serait quelqu'un d'autre. Au moins avait-elle eu la courtoisie de se présenter à lui même s'il aurait préféré qu'elle y mette les formes. Enfin ayant fait la connaissance de Monsieur Scar, Constantin se doutait que l'Église souterraine ne sélectionnait pas ses combattants pour leur courtoisie.
Il la regarda un instant et puis souffla du nez avec un sourire empreint d'une pointe de cynisme :

▬ J'imagine que j'aurais pu tomber sur pire. Mais j'imagine que vous auriez aussi pu tomber sur mieux. Il y avait sûrement plus trépidant que de tomber sur un évêque couard et incapable de se défendre. En attendant, venez-vous d'arriver sur Paris ? Avez-vous un endroit où séjourner ? C'était sorti tout seul, naturellement. Ce n'était pourtant pas à lui de s'inquiéter d'où coucherait la chasseuse. Quant à votre idée, je doute qu'elle fonctionne. J'utilise déjà l'excuse de la cousine pour votre collègue Mademoiselle Botherel. Qui elle avait réellement des airs de jeune fille ingénue justifiant un prétendu chaperonnage. Et puis on ne se ressemble pas vraiment, ma fille. Pas vrai ?

Un petit rire nerveux résonna dans la pièce. En fait si, avec leur grande taille respective, leur teint pâle et leurs traits osseux (quoique ceux de Calla étaient bien plus délicats que les siens), il y avait tout de même un léger, très subtil air de famille. Deux personnages bien sombres.
Mais il était clair que des deux, elle portait bien mieux le pantalon et l'épée que lui ne le ferait jamais et c'était cette pensée qui le faisait rire.

Sous le même toit. Bien évidemment. C'étaient Alfred et Béatrice qui allaient être contents. Les poules aussi peut-être. Oh au moins peut-être que Calla s'assurerait que personne ne s'entretue pendant qu'il s'absenterait dans le Sud pour rendre visite à Aimable. Peut-être même qu'elle saurait tenir la maison, en tout cas d'une main un peu moins ferme que Béatrice dont les railleries hantaient désormais les murs de leur petit foyer dysfonctionnel.

▬ Ah oui... Il doit rester encore de la place à l'étage... Il fronçait si fort les sourcils qu'il dut se masser l'arrête du nez tant son visage s'était crispé. Bien entendu il faudrait restaurer un peu la pièce mais c'était tout de même mieux que d'obliger les deux demoiselles à partager une chambre. Alfred sera sûrement enchanté d'avoir une autre fille. Aux yeux du quartier, en plus de sa vraie fille biologique, Alfred était déjà son pater ainsi que celui de Béatrice. Un miracle que personne ne leur ait fait remarqué qu'ils ne se ressemblaient pas du tout. Enfin de toutes façons ils prenaient soin à éviter les voisins et sortaient toujours le visage couvert.

▬ Oh quelle bonne idée ! C'est vrai que les jardins de Notre-Dame ainsi que ceux du Palais de l'Archevêché manquent cruellement d'entretien ! Et puis si la chasseuse pouvait patrouiller autour des deux bâtiments en s'occupant des plantes plutôt que de le filer à longueur de journée cela l'arrangerait.

▬ Vous n'êtes pas allergique aux chats j'espère ? Demanda-t-il brusquement, ayant bien vite abandonné l'idée de protester contre l'installation de Calla dans sa demeure. Tout comme mademoiselle Botherel, il était de toutes façons hors de question de laisser dehors une jeune femme venant tout juste de débarquer à la capitale. Il aurait bien le temps de se dépatouiller avec plus tard même si tout comme mademoiselle Botherel il craignait de s'y attacher aussi facilement.

Oui quelqu'un était bien malin dans l'Église souterraine : il était bien plus facile de se prendre d'affection pour une ravissante garde du corps qu'un vieux combattant un peu bourru. Il devait reconnaitre que la manoeuvre était plutôt habile.

Pas de problèmes avec les chats, au moins Calla pourrait s'entendre avec quelques-uns de ses futurs colocataires et c'était déjà ça... Toutefois le maigre sourire qu'il esquissa à l'entente de cette réponse s'effaça bien vite, remplacé par une expression inquiète. Les forsythias...

▬ C'est dommage nous avons de nombreux plants... Et Constantin les aimait beaucoup ses forsythias, même s'il n'était pas certain de savoir pourquoi il y en avait tant autour de sa maison. Il se souvint que Béatrice lui avait un jour vaguement expliqué que certaines créatures y étaient allergiques. Mais dans sa tête, il était impossible que l'Église lui envoie une non-humaine pour s'occuper de sa protection.

Or, ces derniers temps, le Seigneur avait le chic pour le confronter à ce qui relevait du champ de l'impossible. Et par confronter, il fallait entendre l'éclater sans ménagement sur les nombreuses limites de son entendement de presque commun mortel. Si Constantin n'était pas assis, il aurait pu tomber par terre devant les révélations de Calla et son visage passa par toutes les teintes de blanc allant du blanc linge au blanc pâtre en passant par le blanc lait caillé qui annonçait généralement comme une vague envie de vomir ou de s'évanouir, voir les deux à la fois pour peu que cela soit possible. Car il fallait vraiment croire que plus une chose était impossible, plus elle avait de chance de se produire sous ses yeux fatigués.

▬ In-infant ? V-vampire ? Répéta-t-il bêtement en peinant sur les syllabes. Il essaya de repasser en vitesse les quelques enseignements de Béatrice mais son esprit restait buté sur les mots vampire et sang, ses pensées teintées d'horreur et de panique, le laissant incapable d'aligner deux idées cohérentes à la suite. Oh Seigneur Dieu, que dois-je faire... Geignit-il alors en se prenant la tête dans les mains comme si tous les malheurs du monde venaient de lui tomber sur la nuque et avec eux tout un tas de questions.
Parce qu'effectivement, des questions Constantin en avait beaucoup, la plus pressante étant de savoir pourquoi, pourquoi est-ce que le Tout-Puissant le mettait-il ainsi à l'épreuve ? L'évêque se laissa alors tomber sur le dos de sa chaise, paupières closes tandis qu'il laissait échapper une énième plainte : Un instant... laissez-moi me concentrer un instant je vous prie...

Il tâcha d'abord de reprendre sa respiration, son coeur battant à tout rompre puis posa ses mains sur ses genoux, essayant de chasser tous ces cris déplaisants venus soudainement envahir ses songes. Infant... infant... Ses doigts se mirent à triturer le chapelet qu'il avait autour du cou. Il lui rappelait sa mère. Il repensa à son sourire, du moins l'image vaporeuse qu'il lui restait après toutes ces années,  repensa à la tranquillité de leurs montagnes, aux bêlements des moutons, à la blondeur des quelques champs de blés de leurs vallées et puis à la blondeur de la chevelure de Béatrice. Infant oui. Cette Calla était née ainsi. Pas damnée. Enfin pas tout à fait, quoiqu'il n'avait aucun moyen d'en avoir la certitude.
Ses yeux s'ouvrirent alors lentement, il la toisa un instant. Une hybride. À demi-humaine. Est-ce qu'une partie de son âme irait alors aux Enfers alors que l'autre au Paradis ? Ou serait-elle coincée à errer éternellement dans les limbes comme les enfants non-baptisés ? Il y avait quelque chose de profondément injuste et triste dans le fait que la détestable union entre un vampire et un humain puisse engendrer le miracle même de la vie.

▬ Sur qui vous nourrissez-vous ? Qu'il demanda alors en baissant la tête, décidément pas sûr de vouloir vraiment avoir une réponse.

Le calme parfaitement maitrisé de Calla qui contournait tranquillement sa question sans y répondre lui laissa comme un arrière-goût déplaisant en bouche. C'était désormais officiel : Constantin était mal à l'aise. Très mal à l'aise.

▬ Une... poche... de sang ? Mais cela ne m'explique pas de qui vient ce sang... Bredouilla-t-il à présent certain que la vérité n'allait pas lui plaire du tout. Avez-vous un calice à Paris ? Et comment faites-vous lors de vos déplacements ? Il devait en effet prochainement descendre jusqu'aux Alpes et l'aspect logistique ce voyage lui échappait maintenant totalement. Si nous quittons la capitale, devrais-je vous en donner ? Peut-être que l'Église fournissait de quoi se substanter à ses serviteurs de la nuit ? Peut-être avait-elle ses volontaires ? Mais quel genre de personne accepterait de son plein gré de servir de repas vivant ?

Sa poitrine se comprima à nouveau sous sa toge, il sentait ses mains trembler et le vague début d'un malaise grimper sur son torse à chaque fois qu'il croisait le regard de son interlocutrice dont l'attitude parfaitement nonchalante ne l'aidait aucunement à se décrisper quand bien même c'était lui qui posait les questions.

▬ C'est... c'est la première fois que vous êtes assignée à la protection de quelqu'un ? Et surtout quelqu'un comme lui ? Où étiez-vous stationnée avant Paris ? Continua-t-il avec l'espoir que la conversation reprenne un semblant de normalité là où il n'y avait pourtant rien de normal à ce qu'une femme protège un homme ou qu'une vampire veille sur un prêtre.

Encore une fois, Constantin se heurta à la froideur polie de sa nouvelle gardienne ce qui eut pour effet de commencer à l'agacer. D'autant plus que le stress, ne l'aidait pas particulièrement à conserver sa patience. Aussi ce fut en se levant et en haussant brusquement la voix qu'il rétorqua.

▬ Ces choses-là ? Mais oui justement ma fille, j'ai beaucoup d'autres questions et d'ailleurs je vais tout à fait me mettre martèle en tête pour ces choses-là parce que si et j'insiste sur le si, si je dois avoir une engeance qui entre armée dans la maison du Seigneur et se nourrit du sang de ses enfants sous mon toit et donc sous ma responsabilité, j'aimerais bien au moins savoir si je dois craindre pour la vie de mes autres fidèles et surtout si c'est une meurtrière à qui je suis supposé ouvrir ma porte ! C'était dur, mais c'était le fond de sa pensée et c'était surtout sorti tout seul sur le ton du reproche sans qu'il n'ait eu le temps de mesurer la teneur de ses propos. À vrai dire, il fut surpris lui-même de la virulence de ses propos et se pinça à nouveau l'arrête du nez comme pour s'assurer qu'il ne s'agissait pas d'un mauvais rêve car tout ceci lui semblait vaguement cauchemardesque et ces derniers temps, Constantin n'était plus sûr d'être vraiment lui-même.
Avant Évreux il n'aurait jamais parlé de la sorte. Mais avant Évreux, il était humain ou du moins croyait l'être...

▬ Je suis désolé ma fille. Je n'aurais pas du... Souffla-t-il en baissant la tête avant de rasseoir et de cacher son visage dans ses mains anguleuses pour bredouiller péniblement : Je... je manque de sommeil récemment. Comme si cela excusait quoi que ce soit. Ce serait bien oui... d'avoir quelqu'un qui veille sur la demeure la nuit, oui... Toutefois, l'évêque savait pertinemment que la présence de Calla n'arrangerait pas ses terreurs nocturnes, bien au contraire.

Ce fut donc avec un long soupir qu'il laissa ses bras tomber le long de son corps et se tut pour fixer un point invisible au plafond, à bout de force et de volonté d'argumenter avec l'infant.

Ni le premier, ni le dernier... Les paroles de la demoiselle résonnèrent un instant dans sa tête. Le côté fataliste de cette observation le laissait triste avec un goût de regrets à l'arrière de la langue. En fait, tout dans l'attitude de Calla lui laissait un vague sentiment de tristesse. C'était comme si quelque chose de si terrible lui était arrivé qu'elle n'avait laissé derrière elle que le fantôme indifférent et sérieux de cette jeune dame qui se tenait toujours aussi droit devant lui. L'évêque reposa les coudes sur son bureau, la toisa un instant en se demandant si c'était son sang vampirique ou bien les sévices que lui avaient infligé l'Église qui l'empêchait de montrer la moindre once d'émotion. Inconsciemment, il avait pourtant tout essayé en l'espace de ces quelques minutes pour la faire changer de position : faire usage d'autorité jusqu'à se montrer grossier en lui faisant l'étalage de son propre désespoir. Mais pas une fois la chasseuse n'avait cillé.
C'était vraiment comme parler à une poupée de cire. Ce qui la rendait foncièrement encore plus effrayante.

▬ Bien... C'est fort aimable à vous merci. Hum... Je ne vois pas quoi vous dire d'autre... Comment échanger avec l'incarnation humaine d'un mur de glace sous les traits d'une femme ? Vous devez déjà connaitre l'adresse de ma demeure. Aussi n'aurait-il pas besoin de la guider jusqu'à sa maison. À vrai dire il s'imaginait déjà parfaitement Calla l'attendre debout dans l'angle du couloir, parfaitement immobile, attendant chaque soir qu'il passe le pas de sa porte. Comme un rappel funeste que le Vatican avait toujours un oeil sur lui peu importe où il allait.

▬ Je vais devoir vous laisser, il me reste beaucoup de choses à finir aujourd'hui afin de préparer mon voyage dans le Sud. Il s'était déjà levé pour se diriger vers la porte de sortie du bureau, comme pressé de mettre fin à cet entretien qu'il n'était vraiment pas sûr d'avoir su mener ailleurs que droit dans le mur. Avez-vous besoin de quelque chose d'autre ? Ajouta-t-il tout de même par amabilité, une main sur la poignée de la porte et le regard empli d'un mélange de peine et de peur rehaussé par un sourire qui se voulait poli mais se retrouvait crispé en plein milieu de son visage rongé par la fatigue.

S'il ne s'était pas déjà suffisamment ridiculisé devant Calla, Constantin se serait volontiers baffé lui-même tant il se sentait idiot d'avoir de lui-même évoqué le sujet de sa prochaine visite aux De Bayard.

▬ Vous n'étiez pas au courant ? Il avait l'impression que Dieu lui avait tendu une perche et qu'il venait de se prendre les pieds dedans. Le prêtre prit une longue inspiration, pensa aux champs de blé du domaine, aux montagnes bordant la vallée, aux vaches d'Éleanor et aux blagues de Côme. Ce n'était qu'une question de temps avant que ce voyage ne soit évoqué de toutes façons. Calla n'allait sûrement pas le lâcher aussi facilement. Tout est approuvé par le Vatican. Les modalités du déplacement sont consignées dans les instructions de Rome, je vous les ferais lire si vous voulez. Après... Ça ne lui coûtait rien d'essayer. C'est un déplacement personnel oui. Anonyme. Inutile de vous forcer, je serais entre de très bonnes mains. Vous êtes affiliée au Grand Cardinal pas à ma petite personne, hum ? Cela sonnait faux même dans sa propre bouche. Comme s'il pouvait se défaire de ses fonctions en ôtant tout simplement sa toge. Elle était bien lourde ces derniers temps, la croix sur son torse.

Oh et puis fichu pour fichu, autant y aller franchement. Un petit rire fatigué mais sincère s'échappa de sa gorge alors qu'il ouvrait la porte :

▬ Je vous préviens, si vous venez vous aurez beau vous faire discrète, il faudra affronter des légions de tartes aux fruits et braver des litres de chartreuse. Et je ne parle pas des enfants. Il baissa les yeux sur son fourreau et pensa à Hildegard. Oh par tous les saints, Hildegard allait absolument détester cette femme. Et Côme, que dirait Côme de voir son ami débarquer avec une femme portant le pantalon quand lui serait en robe ? Ils ne vous lâcheront sûrement pas d'une botte. Surtout le petit dernier. Ils avaient après tout pour exemple une tante forte comme une ourse qui n'avait pas son pareil pour manier l'épée. Ils ne seraient même pas choqués de voir cette curieuse dame en habits d'homme. En fait, au fond de lui-même, il était même presque curieux de voir comment Calla qui semblait si froide et si réservée allait résister à l'hospitalité de la famille d'Aimable. Finalement, ce voyage serait bien plus pénible pour elle que pour lui et cette pensée lui procurait de façon tout à fait égoïste beaucoup d'amusement.

L'évêque jeta un coup d'oeil dans le couloir pour vérifier qu'ils étaient seuls et bien qu'il ne vit personne, baissa tout de même la voix en ajoutant :

▬ Est-ce que... je dois ajouter un couvert pour le dîner de ce soir ?

Si ce dialogue entre eux deux était inconfortable attendez un peu de voir le souper en tête-à-tête avec Alfred et Béatrice tirant la tronche en découvrant une nouvelle locataire envoyée par l'Église.
De quoi rivaliser avec le fameux repas partagé avec Frère Ferdinand.

Constantin s'imaginait déjà aisément Richard, Isabeau, Côme et Eleanor venir assaillir la si imperturbable Calla de boutades et de petites affections comme seuls les De Bayard en avaient le secret. Et s'il venait à peine de faire sa connaissance, une partie de lui demeurait curieuse de voir comment une femme d'apparence aussi apathique pouvait s'accommoder de la chaleur du foyer d'une famille nombreuse.

▬ Je suis certain que vous saurez quoi faire. Se risqua-t-il à ironiser en fermant la porte du bureau derrière lui. Il était temps de retourner au palais de l'archevêché affronter les dernières montagnes de paperasse qui attendaient toujours d'être terrassées avant son départ.

Rangeant la clef dans une de ses poches, il joignit les mains devant lui, les faisant disparaitre dans les manches épaisses de sa toge alors qu'il hochait la tête.

▬ Il faudra certainement aider au nettoyage de votre chambre. Béatrice et Alfred vous diront quoi faire. Non sans manifester leur mécontentement, le vieil homme à coups de bougonnement et la demoiselle à coups de sarcasme. Au moins avec leurs mauvais caractères respectifs, ni l'un ni l'autre ne seraient assez intimidés par leur nouvelle colocataire pour la dispenser des tâches ménagères. Quant à la cuisine, ne vous inquiétez pas j'ai l'habitude. Préparer la tambouille de tout le monde était l'un de ses moments favoris de la journée. Avec celui où il nourrissait les chats au petit matin. Les jardins et le poulailler auront par contre probablement besoin d'entretien.

Faisant quelques pas hésitants dans le couloir, le Cardinal finit par saluer sa toute nouvelle obligée d'un discret signe de la main avec un murmure timide :

▬ Je vous dis à ce soir alors ? Que la paix de Dieu soit avec vous.

Et il fila, la tête basse et la démarche pressée avec le désagréable sentiment qu'à partir de maintenant, le regard perçant de cette femme le suivrait partout où il irait.