Toutes les issues étaient désormais closes. Le concept de l’évasion était pourtant le sien par prédilection. N’était-elle pas celle, il y a bien longtemps, qui un rire dans la voix avait fait de sa propre devise celle de disparaître quand personne ne pourrait s’y attendre ? Mais l’homme devant elle ne la laissera plus partir, non, elle en a conscience. Il ferme les yeux et Eve pourrait se forcer à ravaler ses larmes, si le choc n’était pas tel qu’il l’avait laissée dans un état de stupeur irrationnel. Eve inspire doucement et hoche doucement la tête, se laissant tirer par la faible impulsion donnée par Gabriel alors qu’il la devance.
Cette fois il ne la dépasse pas hâtivement, et malgré l’obscurité, ils parviennent enfin à avancer d’un pas plus rapide sans pourtant se laisser emporter. Le grondement au loin ne présage rien de bon, mais à mieux y prêter attention, Eve se demande simplement s’il s’agit bel et bien d’une créature vivante ou de tout autre chose.
Combien de temps leur faudra-t-il pour enfin rattraper la lueur qui les avait semés ? Les bruits sont désormais plus proches et il ne leur faudra probablement que quelques minutes de plus pour enfin débusquer ce qui se dissimule dans ces galeries. Peur au ventre, Eve ne s’inquiète pas de ce qu’ils trouveront, non. C’est ce qui adviendra par la suite qui pourrait glacer le sang dans ses veines. Mais elle étouffe ses pensées. Garde son regard fixé sur le dos assuré de Gabriel. Oublie de son mieux que les choses ne pourraient pas empirer.
Ou du moins, elle en espérait tant…
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L’atmosphère est lourde et pesante, et leur silence n’est qu’un barrage demandant à céder. Eve n’a que trop conscience que tout risque de voler en éclat d’ici peu, mais elle ne devait pas s’y intéresser. Le moment n’était pas bien choisi. Pas maintenant que la lumière des derniers rayons du coucher de soleil commençaient enfin à paraître au bout de la galerie. Les éclats de voix ne sont plus aussi terrifiants, plus féminins. Moins caverneux, dénués de l’écho térébrant de ce tunnel semblant sans fin.
Mais un embranchement les ramène vers une sortie, et le soleil, complice, brûle sans honte la rétine des deux soldats tant l’angle est désobligeant. Gabriel cesse d’avancer, et Eve se rapproche de lui, cherchant à analyser si le chemin les menait à une impasse. Elle ne vit que la pente ramenant à la carrière en contrebas. Elle n’avait en rien réalisé que la galerie remontait de la sorte. Pour peu, elle se serait sentie désorientée. Mais les mots de Gabriel la font se tendre, et si elle approche à son tour de l’entrée – ou de la sortie, dépend du point de vue –, elle n’a pas le temps d’être à la hauteur de Gabriel, un peu plus en avant, avant qu’un bruissement ne la surprenne. Elle n’a pas le temps de réagir à temps qu’un branchage imposant vient s’abattre depuis le haut sur le passage menant à l’extérieur, frappant Gabriel de plein fouet. Gabriel qu’Eve tire instinctivement vers l’arrière, ses doigts fermement agrippés à sa veste pour l’éloigner du danger… Puis réaliser que…
« Mais qu’est-ce que- »
Cette piste… Cette piste était un pur flan…
La situation n’avait plus aucun sens. Jamais auparavant ses idées s’étaient ainsi retrouvées chamboulées. Le cœur au bord des lèvres, un sentiment de peur laissant place à une incompréhension profonde, et ce besoin viscéral de protéger Gabriel, quand bien même elle ne devrait pas. Le danger n’en est pas un. La femme tombée devant eux est une face qu’elle pourrait presque assurer avoir déjà vu derrière les barreaux des geôles de Paris. Mais si Eve reste un instant sidérée en réalisant que l’ennemi n’en est pas un, Gabriel lui semble laisser ses nerfs se rompre petit à petit.
Les mots de la femme lui semblent nébuleux, quand bien même cette mention de la malédiction du loup la laisse sur le qui-vive. Mais au vu de son arme de défense… Eve soupire longuement et se passe une main sur le visage.
« Madame, vous vous adressez à des membres de l’armée de France. Nous recherchons un jeune homme- »
Georgette n’écouta rien de plus et s’énerva contre Gabriel pour tenter de récupérer sa branche, des cris qui dans la nuit tombante et les reliefs creux de la carrière eurent le mérite d’attirer l’attention des autres soldats venus quêter la présence de June avec eux. Oh, la situation prit une autre tournure très rapidement, lorsque certains réalisèrent que Gabriel portait quelques égratignures au visage, et que la femme semblait ne plus vouloir cesser de se débattre. Elle finit les fers aux poings, et si Eve et Gabriel suivirent les autres gardes jusqu’à retrouver leurs montures, prêts à emmener la vieille dame jusqu’aux quartiers geôles pour l’interroger… Personne ne semblait avoir eu vent de la présence du jeune Duc en ces lieux.
« Partez les premiers, messieurs. Nous reviendrons ici à l’aube pour interroger les travailleurs et étendre nos recherches. »
Les rapports n’étaient donc pas concluants. Et après que les autres hommes aient monté leurs chevaux, c’est dans la poussière et l’écho discordant de sabots fuyant vers la capitale qu’Eve se retrouva à nouveau seule avec l’autre homme. La situation initiale avait désormais été prise en charge… Mais pour le reste…
Une distance s’est naturellement installée entre eux deux, Eve veillant à ne pas approcher, autant pour ne pas se confronter à sa propre faim, et peut-être simplement espère-t-elle échapper à la confrontation.
Le silence est retombé sur la carrière et elle ne cherche pas son regard. Ses bras sont croisés autour d’elle dans une évidente démonstration de protection. Peut-être que tout finirait ce soir. Adam avait eu raison. A trop vouloir jouer avec les hommes, ils finissaient inlassablement par les rattraper. Le vent souffle, repousse ses boucles blondes contre ses épaules et elle ose briser le silence, sa voix faible bien qu’encore assurée.
« Que voulez-vous faire, Gabriel… ? »
Eve inspire lentement et se murmure à elle-même, d’une voix plus douce, presque résignée. Se défendre ? Elle ne sait même pas si son cœur le lui permettrait.
« Il ne sert à rien de mentir, désormais. »
Le silence encombre l’air, et l’électricité a laissé place à un froid glacial. Mais elle est habituée au froid. Habituée à ce que tout veuille s’effondrer et qu’elle soit forcée à fuir, encore une fois, précipitamment. Fuir pour sa vie, pour celle de son frère. Fuir pour tout laisser derrière elle. Tout quoi, de toute façon ? Il n’y avait plus rien. Plus rien si ce n’était le mutisme d’Andrei. Elle inspire et espère que la sentence qui l’attend sera aussi rapide qu’intransigeante. Elle ne veut pas d’un interrogatoire. Elle n’a rien à expliquer. Elle ne devrait pas avoir à se justifier de seulement vouloir rester en vie. D’avoir lutté plusieurs siècles pour seulement être libre.
Mais les doigts de Gabriel brûlent son visage lorsqu’il lui impose de le regarder. Eve ne lui fera pas l’affront de baisser les yeux. Elle n’a pas honte de sa condition. Elle n’a jamais eu honte de rien. Sa vie était sa seule fierté. Alors elle pince les lèvres et reste droite. La défiance n’est pourtant pas là, dans ses yeux d’azur. La flamme ne s’embrase pas, non, car dans le miroir qui l’affronte, il n’y a pas de haine. Pas de colère. Il n’y a rien de tout ce qu’elle a cru y trouver. Il n’y a rien qui puisse faire sens.
Rien jusqu’à ce que ce ciel d’été qui vivait dans un regard d’enfant se teinte d’une pluie qu’Eve ne pouvait comprendre. Il la relâche mais elle ne recule pas, cherche son visage, cherche sa vérité. Le cœur de Gabriel bat à un rythme soutenu. Et puis dans ce silence, sa voix porte les mots d’une histoire qui n’est pas celle attendue. Des rêves et des espoirs. Des excuses et des croyances…
Et doucement, azur se fissure. Entend dans cette voix chevrotante l’écho de souffles échangés contre l’oreiller partagé. Eve n’a jamais cru aux coïncidences. A appris très tôt dans sa vie d’immortelle que rien ne pouvait être laissé au hasard. Mais le hasard… elle avait battu son jeu, cru, à tort, que l’homme devant elle n’était que le reflet du passé. Ce que l’ironie fait du sort. Le fruit de la passion d’un homme qui…
La tendresse est-elle aussi éternelle ?
Les larmes débordent sur ces joues sculptées par la vie, par le labeur, par la douleur. La gorge nouée, Eve observe le rideau tomber sur une scène qu’elle pensait à jamais oubliée. Ses doigts effleurent instinctivement une joue chaude avant de fuir, comme brûlée. Ce surnom contre sa bouche fait doucement pencher la balance. Et l’équilibre incertain de sa vie s’écroule.
« Gabriel… ? »
La question vrille ses sens, et la réalisation n’est pas douce. Ce nom qu’elle prononce pourtant depuis des semaines n’est plus le même. Sa sonorité est plus fragile. Fragile comme l’était encore son cœur d’antan. Ses lèvres se pincent alors qu’elle ramène ses deux mains contre son visage, bleu nuit du ciel rendu bleu tristesse. Pupilles étrécies, le choc lui vole toute tension et elle approche d’un pas, cherchant son visage, cherchant les différences, cherchant son regard. L’évidence ne la frappe pas. L’évidence n’existe pas.
Ici, dans le gris d’une nuit passée, il n’y a qu’Andrei lui soufflant qu’ils avaient pris trop de risques. Qu’ils allaient être retrouvés. Que peu importe la cour et ses petites gens. Peu importe les promesses et les roses arborées en parures, espoirs secrets, rêves brisés. Quelques mois d’une idylle vaine. L’amour n’existe pas, Ivana. Pas plus qu’une fin heureuse. Aucun homme ne comprendra jamais. Vampires et humains ne sont pas du même monde. Éphémère.
Combien de fois avait-elle pensé à lui ? Ce jeune soldat, cet enfant du monde que la chance avait glissée sur son chemin ? Avait-il épousé une belle noble ? Eu des enfants aux yeux aussi bleus que les siens ? Lui a-t-elle manqué ? L’a-t-il oubliée ?
Elle ne réalise pas que ses doigts sont revenus à ce pendentif qui trône depuis si longtemps contre sa clavicule. Ne réalise pas qu’elle essuie doucement les larmes qui se sont glissées contre les traits de ce fantôme du passé.
Si je m'en montre digne, m'accorderiez-vous votre main ?
Son cœur se tord et le geste est aussi maternel que tremblant. Elle voudrait avoir son assurance. Elle aimerait pouvoir lui offrir le réconfort silencieux dont il est le gracieux maître. Mais ses doigts sont froids contre la gorge de Gabriel lorsqu’elle vient doucement chercher sa nuque et l’attire contre elle. Le cœur au bord des lèvres.
Eve ne mérite pas la peine de cet homme. Ne mérite pas d’être celle à qui il offre ces larmes. Elle tremble contre lui, mais l’étreint davantage. Le soleil se couche, et comme dans une vie passée, l’aube viendra toujours trop vite les séparer. Ses doigts se referment un peu plus sur lui, et si le désespoir avait une force, elle serait celle-ci. Aucun sanglot. Aucun pleur. Elle n’a pas le droit. Elle ne le mérite pas.
Elle ne le mérite pas. Mais sa voix tremble et sa prise se resserre. Une nuit de plus. Juste une nuit de plus.
« J’avais arrêté de croire au destin. »
Que fallait-il répondre ? Comment fallait-il réagir ? Eve ne sait plus sur quel pied danser, elle qui avait pourtant aimé cela toute sa vie. Mais jamais avant n’avait-elle ressenti ce tourbillon d’incertitude. Là où tout était toujours prévu d’avance, Gabriel, encore une fois, faisait voler en éclat tout ce dont elle se pensait certaine. Car c’était lui. Oh, il n’était plus vraiment là, ce jeune homme timide et effarouché. Ce sourire doux qui ne connaissait que candeur et tendresse. Le cœur d’Eve se brise doucement alors qu’elle entend sa voix. Non, le destin ne le forcerait à rien. Eve ne le forcerait à rien.
Mais la voix de Gabriel est un glas. Elle n’a pas le temps de réaliser. D’assimiler chaque chose que ces retrouvailles entendent. Mais il attendait plus. Et les mots lui échappaient.
« Non, non attendez, je- »
Sa voix est fragile, si fragile. Elle déglutit et se recule, juste assez pour l’imiter et lui faire relever les yeux. Et Eve ne supporte pas cela. Pas comme ça. Pas-
« Je – Je vous pensais parti depuis bien longtemps… » Sa voix se brise, et bleu contre bleu, elle repousse les larmes du jeune homme, murmure, perdue. « Je ne pensais pas – »
Non. Trop d’années étaient passées. Trop d’années pour que ces souvenirs appartiennent encore à ce visage. Trop d’années pour qu’ils ne soient pas tous les deux dans le même camp. Ses paupières se referment, mais elle ne le relâche pas. Se perd contre lui, contre son odeur, contre sa chaleur.
Quels étaient les bons mots ? Sa vérité ? Elle tremble mais ne cherche pas à le cacher. Rien ne la protège plus. Et si tout ceci devait être le jeu du destin… Alors elle prenait le pari insensé de ne pas reculer.
« Pardonnez-moi Gabriel… Je… Il y a tellement de choses que je dois vous dire… Je- Non, je vous en prie, ne partez pas… Ne- Vous ferez de moi ce que vous voudrez, mais je vous en implore, ne partez pas. »
Sa voix se brise, et elle n’a pas la force de le regarder. Pas la force de montrer à nouveau que les larmes voudraient déborder. Elle en avait déjà trop laissé paraître. Elle n’était plus la jeune femme fragile d’il y a soixante-dix ans. Elle relâche doucement son visage d’une main, mais rattrape la veste du soldat, elle ne veut pas le laisser partir. Elle ne peut pas.
« Ce nom n’est pas le mien. » Elle inspire et sa voix est si faible, si faible. Personne d’autre qu’eux deux ne pourrait l’entendre. « J’ai… » Fui. Toute sa vie. « Je ne voulais pas partir Gabriel… Mais je… Nous- nous n’avions plus le choix… »
Qu’il était étrange que les mots lui fassent défaut. Mais son cœur se serre. Elle n’aura pas de seconde chance. Jamais plus. Et sa vie ici prendrait fin. Sa vie d’avant prendrait fin. Comment lui avouer pourtant, ses crimes, ses vices et ses péchés ? Lui souffler qu’il est en ce monde des choses qui voudraient sa perte. Qu’elle n’est pas maîtresse de sa propre destinée. Ses doigts se crispent sur lui. Fébrile. Ses lèvres se tordent et elle ose révéler, un sanglot dans la voix.
« Pardonnez-moi, Gabriel… Pardonnez-moi de ne pas avoir pu tenir notre promesse. »
Que pouvait-elle lui avouer de plus ? Elle rouvre les yeux, l’océan se frotte à nouveau, bleu contre bleu, larmes contre larmes. Elle ne saurait dire de quoi demain serait fait, mais ici et hier… Ici et hier il y a lui.
« Vous… Vous m’avez manqué… Terriblement… »
Devrait-elle avoir honte ? Ressentir de l’embarras ? Était-ce cela que Gabriel attendait ? La voir se décomposer face à ses accusations ? Voir naître davantage de larmes et supplier ? Était-ce ça que Gabriel souhaitait ?
Eve cherche son regard. Ne réplique pas, accepte coup sur coup et ne cherche pas à démentir. Les faits étaient tels. L’hésitation la mord, alors que la culpabilité tente de s’inviter en un poids étouffant contre ses épaules. Mais les mains de Gabriel à sa taille la font trembler alors qu’elle l’écoute lui asséner sa vérité. Avait-elle été d’une pareille cruauté ? Oui. Oui, Eve était cruelle. Ivana était cruelle. Mais que pouvait-elle y faire désormais ? L’histoire ne pourrait plus se réécrire. Alors elle relâche l’homme devant elle, doucement, incertaine. En avait-elle seulement le droit ?
Que pouvait-elle faire après tout ? Son histoire n’est pas que la sienne. Elle ne pouvait risquer tout ce qui la protégeait encore, elle et son frère. Mais elle lui devait au moins la vérité.
D’un geste délicat empreint de mélancolie, Eve secoue doucement la tête en un signe négatif. Non. Non Gabriel n’y était pour rien. Elle était bel et bien la seule responsable. Et la vérité… La vérité était toute autre. La seule chose que Gabriel n’aurait pas dû faire…
« Je vous pensais mortel… »
Pas l’ombre d’un reproche. Pas l’once d’une autre émotion que la peine qui se peint éhontément dans ses yeux. Mais elle ne parvient pas à soutenir son regard. Referme ses doigts en poings, cherchant l’équilibre, pression vulnérable contre le torse de Gabriel.
« Jouer à des jeux mortels est éphémère. »
Des mots douloureux de vérité. Peut-être était-ce cela qu’Andrei avait vu en elle, il y a tant d’années de cela. Peut-être avait-il vu la flamme brillant dans les yeux de sa sœur. Compris bien avant elle son attachement pour un homme qu’elle ne pourrait jamais convoiter. Avaient-ils fui pour se protéger du mal, ou la protéger elle de ce que son propre cœur tentait de faire ? Avait-il seulement tenté si les racines étaient encore ainsi imbriquées en son sein ?
« Mon histoire serait bien trop longue à vous conter… »
Pas ici. Pas de la sorte. Le souhait était-il même présent de laisser sa trace encore une fois dans le cœur de Gabriel ? Eve porte à nouveau son regard sur lui et la réponse ne pourrait être plus claire.
« Jamais je n’ai souhaité vous blesser. »
Trop tard. Il était bien trop tard pour cela. Mais sa tendresse pour lui n’était pas un mensonge. Elle déglutit et murmure, n’osant pas avouer, détournant le visage, honteuse.
« J’aurais dû être mortelle. Peut-être ainsi aurais-je eu le droit de vous aimer sans devoir m’échapper. »
Car rien n’aurait pu la garder en ces lieux, il y a tant d’années de cela. La guerre n’avait que trop peu tardé. Le monde n’était plus celui de la liberté que les géminés Petrova ont toute leur vie durant recherché. Contacter Gabriel, laisser la moindre trace de leur passage, tout ceci l’aurait mis en danger. Traverser les âges et ne laisser derrière soit que chaos et discorde était un art dont tous deux s’étaient délectés. Mais les répercussions étaient telles… Telles qu’aucun avenir pérenne n’avait un jour existé. Pas avant ça. Pas avant lui.
« Peut-être mes primes intentions n’étaient-elles pas justes… Mais rien en vous n’aurait eu à être changé… Accablez-moi, car je n’ai pas su vous protéger… Mais par pitié… Croyez que mon affection à votre égard ne portait pas le nom d’une illusion… »
Aucune réponse ne serait suffisante. Aucune explication n’effacerait sa fuite. N’effacerait la douleur qu’elle avait gravé contre cette âme noble de ses propres mains. Mais si elle devait être punie, alors au moins voulait-elle qu’il sache.
« Je n’ai pas oublié. Je n’ai rien oublié. »
Pas vous. Pas votre amour. Pas nos baisers. Pas nos promesses.
Eve, doucement, relâche enfin Gabriel. Elle ne fuit pas. Pas cette fois. Ses doigts effleurent le pendentif à son cou au travers du tissu de ses propres vêtements, et elle ferme les yeux, vulnérable, sincère, résignée.
« J’aurais été celle honorée, Gabriel… »
Ses rêves d’antan n’ont pas changé.
Ses interrogations étaient toutes légitimes. Eve l’observe perdre la face et ne sait comment rattraper l’étendue de la farce qui se déroule ici et maintenant. Aucun roman, aucune pièce de théâtre n’aura jamais su retranscrire la douleur infâme qui ronge insidieusement son cœur alors que Gabriel refuse d’entendre. N’avait-il pas, après tout ce temps, mérité qu’elle lui offre la paix qu’il avait mérité ? Il ne veut pas. Elle ne mérite pas. Peut-être la seule chose sur laquelle eux deux trouveraient à s’entendre désormais.
Mais elle avait accepté sa sentence. Eve n’ose pas affronter ses yeux alors que la main de Gabriel vient contre sa gorge. L’ironie n’était-elle pas affligeante. Elle qui avait voulu rompre cette promesse, s’était échoué dans les bras de son promis… Et maintenant ? Maintenant Gabriel souhaitait récupérer son dû. Qui était-elle pour le lui refuser ? Eve ferme les yeux et les larmes s’évadent, traitresses, fuyant son regard au même titre que ces doigts chauds fuient sa peau. Non. Non, la parcourt. Battement de cils, bleu contre bleu, bleu contre lèvres. Son pouce contre ses lippes est une torture qu’elle ne pensait pas possible d’endurer. Se souvient-il de tous ses baisers ? De toutes ces fois où leurs voix et leurs rires se sont perdus contre la bouche jumelle ? Eve veut le retenir. Tient autant à le voir rompre la distance que fuir.
Et Gabriel fuit. Fuit et la laisse pantelante, le cœur en guerre, les sens en alerte. L’autre se recule, mais elle ne trouve pas la force d’en faire autant. Et sans comprendre, sans pouvoir envelopper ses bras autour de lui, il s’effondre, l’écho de ses sanglots une lame transperçant son âme.
Eve doit fuir. Eve doit faire ce qu’elle a toujours le mieux su faire. Trouver refuge auprès d’Adam. Lui demander son pardon et disparaître à nouveau.
Ses genoux heurtent le sol. Quand avait-elle avancé ? Ses mains contre lui, l’agripper, le retenir, l’empêcher, désespérément, de voler en éclat. Ses pleurs brisent à chaque hoquet un peu plus son âme et elle ne réfléchit plus. Ne réfléchit plus et presse son front contre sa tempe. L’étreint d’un geste maladroit tant leurs deux positions s’en trouvent prostrées. Doigts graciles et froids contre lui, consolant sans le pouvoir ce qu’elle avait piétiné il y a tant d’années. Il ne voulait pas d’un souvenir, pas d’un mirage. Elle lui rendrait tout. Lui rendrait leur promesse et l’en libérerait. Disparaîtrait si son souhait était tel.
Pourtant ici et maintenant, elle ramène Gabriel contre elle, son visage à lui contre sa gorge à elle, dans l’une de ces étreintes qu’ils avaient tant de fois partagées par le passé. Mais leurs rires ne sont plus. Les sourires sont fissurés, à l’instar de ses doigts tremblants qui cueillent chaque larme roulant sur les joues brûlantes. Et sa voix se brise alors qu’elle murmure, la peur au ventre.
« Je regrette… »
D’être partie. De ne pas avoir pu mener à terme tout ces instants volés. Combien avait-elle subtilisé à un jeune homme qui ne faisait qu’apprendre la vie ? Les remords l’écrasent, et ses larmes à elle sont silencieuse, ses doigts contre ses mèches brunes, tentant vainement de le rassurer. Elle effleure sa joue et y presse ses lèvres, à défaut de pouvoir effacer chaque goutte coulant contre ses lignes. Elle ne le mérite pas. Ne l’a jamais mérité. Mais elle attendrait. Attendrait qu’il retrouve la force de se lever…
« Mon créateur ne m’a pas donné ce nom. Il m’a donné un souffle, un cœur qui bat et cette peau glacée… Un siècle entier j’ai désiré voler de mes propres ailes et fuir cette cage qui ne cessait de briser chacun de mes os. Les siècles ne peuvent tout effacer… Pas les marques sur mon âme, ni celles sur ma peau. Mon créateur m’a fait cruelle… »
Pourquoi lui souffler ceci. Jamais il ne pourrait comprendre. Eve tremble et relâche délicatement Gabriel et cherche ses yeux, repoussant l’humidité de ses doigts froids, un sourire aussi triste que cette nuit-là arborant ses lèvres.
Ce monde est corrompu, Gabriel…
« Mon frère et moi avons tué nos créateurs de nos propres mains. » Elle était une infamie de la nature. Mais elle avait voulu vivre. « J’ai fui toute ma vie ceux qui voudraient venger une hiérarchie qui m’avait opprimée… Comprenez-vous, Gabriel, qu’il n’y ait jamais rien eu de bon dans ce cœur… ? »
Elle baisse les yeux, accepte sa défaite. Son histoire n’est pas celle qui obtiendrait le moindre pardon. Eve le sait. Eve l’a accepté depuis bien longtemps.
« Je voulais seulement vivre… »
L’histoire était en réalité si simple. Celle d’une cage brisée autour de laquelle ils avaient couru toute leur vie. Dissimulés du monde de la nuit. S’éprendre de la vie n’avait pas suffi. Fuyant leurs congénères pour rester en vie. Main dans la main, car ils n’avaient jamais eu que cela. Ivana n’avait eu qu’Andrei. Le coin de ses lèvres se tord d’un sourire trempé par ses propres larmes.
« Et puis il y a eu vous... »
Qu’avait-elle attendu en retour ? Pourquoi s’était-elle seulement ouverte, cœur meurtri et si fragile devant l’homme qui l’avait déjà rendue si vulnérable par le passé ? Il n’entend pas. Ne comprend pas. Son passé est tel qu’il… pense qu’elle ment… Le sourire d’Eve se fane et elle n’a plus la force de relever les yeux. Il ne croit pas. Ne croit pas que son désir n’avait jamais été de le quitter. Ses intentions n’avaient pas toujours été les bonnes. L’idée de simplement jouer d’un cœur d’enfant avait été trop belle… Jusqu’à ce qu’inexorablement, ce soit lui qui ait appris à jouer du sien.
Eve n’a plus changé. Plus depuis qu’elle avait gagné sa liberté. Plus depuis que le sang macule ses doigts, une trace qu’elle vit comme indélébile contre sa peau diaphane. Adam et elle n’avaient jamais plus donné la chance à quiconque de les ferrer, enfermés dans une case bien définie, dans un rôle oppressant. Pas plus qu’ils n’avaient un jour laissé quiconque sceller leurs cœurs à l’un des leurs. Mais Gabriel, innocent et doux, dans sa candeur la plus insouciante, avait refermé ses doigts sur cet oisillon qui depuis toujours palpite au fond de son être. Qu’il est tendre, celui qui s’était emparé d’elle. Celui qu’elle a dû fuir sans réussir à ne jeter aucun regard en arrière. Mais oublier est leur devoir. Chaque vie est une toile n’attendant que d’être peinte…
Mais depuis Gabriel, aucune couleur n’avait plus eu le même éclat.
Le paradoxe qu’il lui offre brise son cœur. Brise chaque mot qu’elle essaye de lui offrir. Chaque vérité qu’il repousse, à l’instar de ses lèvres, de ses doigts. Était-ce ici et maintenant que tout s’arrêterait ? Ses erreurs passées allaient la rattraper. Sa vérité finirait toujours par la rattraper, n’était-ce pas ça le plus grand drame de son existence ? Tant d’années étaient passées. Tant d’années où le givre et la glace avaient repris place contre ses côtes. Là où la chaleur n’était que celle si assassine du soleil. Elle ravale ses larmes et tente de ne pas céder. De ne pas ployer sous ses mots, sous ses gestes. Elle ravale ses pleurs, et les mains de l’homme qu’elle a aimé sur son visage manquent de détruire ce qu’il reste d’elle.
Je suis toujours la même.
Mais les mots ne lui viennent plus, la voix muette alors qu’elle réalise qu’il veut certainement tout finir ici. Que le cadeau du présent n’était qu’un nid de serpent. Un rappel à l’ordre que rien jamais ne pourrait l’effacer. Que toujours, toujours, elle serait retrouvée.
Vous aimiez la vie.
Ses paupières se ferment et combien souhaiterait-elle pouvoir clore son âme à cette douleur. Un sanglot unique lui échappe, et c’est contre les lèvres de Gabriel qu’il vient faire écho. Ses poings serrés contre le vide, sa silhouette tout entière se tend avant qu’elle n’ose effleurer ces mains chaudes qu’elle avait appris à adorer. Qu’elle était sotte, celle qui fonds contre la bouche d’une promesse qu’elle aurait dû depuis bien longtemps oublier. S’il ne restait que cela, qu’un dernier baiser… S’il ne restait que cela…
Le geste n’est pas brusque, quand bien même il est plus ferme que la frêle humaine qu’elle aurait pu être. Leurs lèvres se séparent le plus bref des instants et c’est elle qui revient clamer son besoin de lui. Ses doigts contre le col de Gabriel, elle soupire de sentir ses bras l’étreindre à l’en briser. Répond à ses lèvres comme l’on s’abreuve à la fontaine de jouvence lorsque la fin est au pas de sa porte. Et contre cette bouche, le goût de leurs larmes partagé, elle succombe à nouveau. Succombe à l’idée que si elle devait mourir cet instant, ce serait des mains de celui qui avait changé le sens de sa vie.
L’envie la submerge sans qu’elle ne le réalise, courbant l’échine si naturellement contre lui, mêlant leurs souffles comme s’il n’y avait que cela pour recoller de force les morceaux d’une vie oubliée. Eve perd pied. Perd pied et croise crocs contre crocs, le brûlant rappel de sa condition.
Ses lèvres contre les siennes sont un chant qu’elle ne parvient à contenir. Elle ne doit pas mordre. Elle ne doit pas-
La douleur est infime. Infime lorsque l’erreur brise le charme. Lorsque le goût du fer emplit ses sens et tout, à commencer par son cœur, cesse. Carmin, sa louange. Elle recule à peine, d’un geste, souffle brûlant contre raison haletante. Pupilles noires mordant contre le rouge sauvage de ses prunelles. Déglutir, chercher son souffle et voir se tracer sur les lippes jumelles les traces d’un méfait qui n’est pas le sien. Tremblante, elle lèche le coin de ses lèvres, trouvant l’éraflure maudite. Trouvant sa propre essence. Trouvant sa faim. Ses mains se tendent contre le col de celui qu’elle n’aurait jamais espéré retrouver, et elle pense que plus rien ne pourra la rattraper. Plus rien si ce n’est l’espoir que ces bras forts ne la relâcheront pas.
Ses pleurs éclatent de façon incontrôlée. Ses mains pâles couvrant sa nature sans qu’elle ne puisse la réprimer. Non, elle ne mordra pas. La faim ne la dirige plus depuis bien longtemps. Mais cet homme… Cet homme qui attendait d’elle d’être un simple fantôme du passé…
Les mots ne lui viennent pas, gorge nouée à l’idée d’être abandonnée. Ses larmes débordent et si ses traits restent graciles, sa peine est un fardeau écœurant. Aucun masque ne persiste. Réduite au même état que le sien. Son silence, celui qu’il avait partagé avec elle dans les jardins, ses larmes, elle n’a plus la force de les taire. Plus la force de chercher à comprendre. Par l’instinct le plus injuste qu’elle possède, ses doigts se prennent contre ceux de Gabriel.
Elle avait menti. Eve avait menti. Elle ne voulait pas rompre leur promesse. Elle ne voulait pas disparaître. Elle ne voulait plus fuir. Frisson ingrat, elle lie ses doigts aux siens et ses épaules restent secouées par sa douleur. Carmin hanté n’ose plus rencontrer bleu paradis. Et sur sa voix, il ne reste que la supplique interdite d’un nom qu’elle n’a jamais mérité.
« Gabriel… Gabriel- »
D'un geste incertain, elle secoue la tête d'un signe négatif, incapable de former la moindre pensée cohérente. Incapable de lui avouer la vérité. Comment lui dire ? Comment lui faire comprendre ? De leurs doigts liés, elle espère qu'il n'essaiera pas de fuir. De leurs doigts liés, c'est contre sa gorge qu'elle ramène leurs deux peaux unies. Contre ce pendentif qu'elle a chéri plus d'une vie entière. Et là, recroquevillée contre lui, retenant à peine les pans ébranlés de son existence, elle l'implore dans le silence entrecoupé de ses sanglots.
Je n’ai pas changé. Je n’ai pas changé. Je vous aime toujours.
Pour survivre dans ce monde, il était indispensable de construire autour de soi les barrières nécessaires à sa propre survie. Bien des noms y sont donnés. Masque, murs, fortifications et tant d’autres. Eve, elle, avait toute sa vie fait le choix de ne préserver que sa bulle. Sa bulle au contact de laquelle seul Adam était invité. Adelphe resté soleil de sa vie. Un modèle à poursuivre et toujours tenter de rattraper. La seule chose qui peut rythmer inlassablement son existence. Adam est tout ce dont Eve a besoin. Tout ce qui lui est nécessaire… Et dans toute l’ironie de la chose, il est aussi tout ce qui peut la détruire. Est-il un zénith qui ne parviendrait pas à la réduire à son état de poussière ? Aucune infusion, aucun remède ni aucune magie ne pourrait changer cela. Eve et Adam sont deux planètes répondant à une orbite jumelle, s’attirant et se repoussant au gré des instances de ce monde. Et Eve, toute sa vie, s’était contentée de ne vivre que des aléas du soleil.
Quand était-ce, que la lune avait pointé pour la première fois le bout de son nez dans son atmosphère ? Elle se souvient sans peine de l’allure fière et pourtant si maladive d’un jeune homme affligé de la peine du monde aux remparts d’un balcon baigné du clair de lune. Cette nuit-là, la nuit était auréolée du cœur si rond d’un astre parfait. Elle avait seulement voulu s’échapper de la folie mondaine. Trouver une distraction. Trouver ce qui pourrait être un bol d’air frais. Mais elle l’avait trouvé lui. La première nuit déjà, elle avait dansé. Dansé pour lui. Dansé pour la lune. Ri aux éclats d’une innocence qu’elle ne se connaissait plus. Qu’elle ne s’était probablement jamais connue. Le monde est très et pénible, à ceux qui ne trouvent pas passion aux bras des affres de la vie. Sa passion à elle s’appelait vie. S’étirait en des jours et des nuits qu’ils s’étaient mutuellement volés. Lui épris, et elle séduite. Quand était-ce, que la lune avait volé la vedette au soleil ? Une éclipse totale. La nuit au beau milieu du jour. Ses lèvres une promesse qu’une main au creux de la sienne depuis la nuit des temps n’aurait jamais pu lui accorder.
La vie entière s’il le faut. Lune et soleil ne sont pas voués à se rencontrer. Et Eve, de soleil éternellement bercée, s’est perdue au cœur de la nuit, amoureuse de son silence, de ses ténèbres, de ses lueurs et de ses promesses.
Leurs mains l’une contre l’autre sont le point d’ancrage qu’elle requiert. Noyée en plein air, elle secoue doucement la tête, ignorant la peur, ignorant la douleur. Sa gorge la brûle mais elle ne peut se résoudre à tout ceci. Depuis combien de temps le soleil avait-il cessé de briller ? La carrière tapie dans les ombres de la nuit, les étoiles et la lune pour seul témoin de ce naufrage. Eve retrouve péniblement son souffle et ne trouve pas ses mots. Resserre ses doigts contre les siens comme s’il pouvait ainsi la guider. Ainsi la rattraper.
Contre ses cils trempés de larmes, ses joues bordées d’eau, elle relève les yeux, réalise que leur étreinte si singulière s’est morphée en une enveloppe protectrice. Cachée du monde, bercée de lui tout entier, elle enfouit instinctivement son visage contre son épaule, fuit la réalité. Fuit ces noms qui ne sont pas les siens. Se raccroche, la peine dans l’âme, à ce qu’il puisse promettre sans comprendre. Lune n’est prisonnière que d’elle-même. Mais Eve n’est-elle pas comme les océans, maîtresse de ce qui la parcourt ? Une simple ondée sujette à se courber et se déchaîner sous l’influence de son aimé ?
Mais il la hait. La hait mais se tait. Chasse contre son âme les dessins de leurs deux races opposées. Eve hésite, cherche le regard de ce partenaire d’oubli, soit-il plein de merci ou d’une injustice criante. La guerre les a opposés. Lui et sa peau de braise, elle et ses joues glacées. Printemps rencontre l’été lorsque bleu contre bleu elle écoute sa sentence et sent à nouveau ses larmes couler. Aucune réponse ne serait juste. Aucune excuse, aucune parole. Ses sourcils se pincent, et son mal est le sien. Celui de perdre ce qui compte. Celui de donner sa vie pour une cause sans fondement. Eve cherche son regard, cherche ses réponses et ne trouve pas la force d’effacer les stigmates de sa vérité. Ses larmes ne sont pas une honte, elles sont sa réalité.
Elle se retient pourtant à ce que sa voix ne brise l’instant. Entrouvre les lèvres et finit par baisser les yeux, timbre fragile, alto féminin et ténu.
« Vous n’êtes pas une cage, Gabriel… »
Ses mains relâchent doucement celles de l’autre, celles du loup. Deux individus faits pour se détester. Elle ne peut s’y résoudre. Détourne les yeux et vient doucement envelopper Gabriel de ses bras, l’étreignant sans force, comme on consolerait un enfant. Elle ne peut pas comprendre sa peine, elle qui n’a jamais perdu la prunelle de ses yeux, sa moitié à l’ombre dissociée de la sienne. Sa joue contre son épaule, elle ne fait rien pour s’éloigner, souffle contre le silence qui les entoure, le calme de sa tempête la laissant encore chancelante, son corps tout entier encore tremblant de ses derniers sanglots.
« Je ne hais pas les miens comme les vôtres… Cette guerre… Cette guerre a fait trop de mal… » Mais le propos d’était pas ici. N’était pas celui-là. « Je ne désire pas être ce qui vous blessera davantage… »
Trouver le courage d’affronter la lune, de lui ouvrir son cœur et de confesser ce qu’aucun Dieu ne saurait entendre. Elle ravale ses larmes et se redresse lentement, cherchant ses yeux, azur dessinant ses lippes sans oser s’y attarder. Son souffle est lourd de sens, soupir fané et elle s’humecte les lèvres, cherchant son aval. Il ne pouvait y avoir de faux pas. Plus maintenant.
L’image devrait être d’une dérision sans nom. Mais elle est une ivresse jamais vue. Eve, incertaine, se tient devant un homme qui n’a plus la candeur de son passé. Et à ses doigts tendus, à ce toucher qu’elle ne peut se résigner à abandonner, elle souffle, comme tant de fois ils ont pu se retrouver.
« M’accorderiez-vous quelques heures de votre temps… ? » Elle cherche ses prunelles, s’apprête à recevoir un refus mais persiste, un sourire vacillant contre ses traits. « Rentrez avec moi, s’il vous plaît. »
L’espoir est une lueur ténue sur ses traits encore marqués par ses larmes. Eve ne pourrait avouer que la peur lui serre le cœur. Que regarder Gabriel ravive bien des choses qu’elle ne sait pas contrôler. Comment justifier tous les non-dits ? Toutes les choses qu’elle cache depuis sa naissance ? Elle l’observe et son cœur manque de se briser lorsqu’elle pense qu’il va refuser. Qu’il ne veut pas. Que reprendre ses mots d’il y a bien longtemps évoquerait un dégoût sans nom à l’homme devant elle.
Mais Gabriel n’est plus un enfant. Gabriel a le cœur endurci. A appris ce qu’il n’aurait jamais dû, à mentir, cacher ses émotions, se relever pour l’honneur. Mais certaines choses ne changeraient jamais. Et si l’hésitation dans la voix du marquis la fait relever un regard inquiet vers lui, ce sont deux mains fortes qui l’invitent puis l’aident à se relever.
Que l’histoire est amère et pourtant douce. Il détourne son regard et elle n’ose pas l’imiter. Garde son regard rivé sur ce visage qui avait changé au cours des années. Était-ce un tort de le trouver séduisant… ? Des lignes si finement définies, il semblait presque plus grand qu’à l’époque. Mais déjà le revoilà à porter son attention sur elle et sa réaction est imbécile. Eve baisse les yeux et hoche la tête, ne cherchant pas plus loin. Eut-elle été humaine, peut-être le rouge se serait-il invité sur ses joues. Mais elle n’était ni humaine, ni en état de pouvoir comprendre l’émotion qui s’empare d’elle.
Alors elle fait la seule chose qu’elle peut encore réaliser sans hésitation. S’écarte doucement de l’homme et tire doucement sur cette main au creux de la sienne. Sa poigne n’est pas ferme, si Gabriel voulait s’en défaire, il n’aurait aucun mal, en réalité. Et sans un mot, repartir jusqu’à leurs montures. La lune éclaire leurs retrouvailles de la même lueur que celle de leur première rencontre. Mais cette fois, il n’était plus question de mensonges.
Laissant enfin Gabriel à sa propre tâche, s’est arrêtée près de sa monture qu’elle vient récupérer le contenu de l’une des sacoches, une longue cape d’un ton profondément sombre qu’elle enfile sans délai. Elle osait espérer que Gabriel soit aussi habitué qu’elle à devoir se fondre dans la masse. Car ce soir, elle ne retournerait pas aux quartiers militaires non. Montant calmement à cheval, ses doigts effleurent doucement l’encolure de l’animal avant qu’elle ne se saisisse des rênes et se tourne vers Gabriel. Elle ne dit pourtant rien, couvant simplement l’autre homme d’un regard, attendant qu’il lui indique être prêt avant de quitter les lieux.
La chevauchée jusqu’à Paris se passe sans accrocs, et Eve mentirait si elle disait qu’elle n’avait pas hâté le pas. Pour le simple confort de l’air fouettant son visage, quelque chose qui eut le mérite de lui remettre de l’ordre dans ses idées. Mais une fois au cœur de la capitale, c’est au pas qu’ils traversent ponts et rues. Et Gabriel reconnaîtra probablement la direction prise par Eve. Prudemment enveloppée de noir, ce n’est qu’une fois rendus à l’écurie à quelques mètres de leur destination qu’elle descend enfin de selle, cajolant l’animal un moment et veillant qu’il ait tout ce dont il pourrait avoir besoin pour la nuit.
Un souffle et elle cherche le jeune homme du regard, hésitant un instant avant de murmurer, la voix basse et douce.
« J’espère que ce choix vous conviendra… »
D’un geste léger, elle semble initier le mouvement pour lui prendre la main mais se ravise avant de détourner le regard, rajustant le capuchon avant de lui intimer de la suivre. Cette fois-ci, c’est par une ruelle contournant l’ensemble des maisons qu’elle les guide, rejoignant l’arrière porte de la boutique qu’elle déverrouille avant de s’y glisser, refermant la porte à clé une fois Gabriel entré. La pièce est baignée de pénombre et l’odeur des livres est rassurante… Repoussant le tissu voilant ses cheveux, elle effleure doucement le poignet de Gabriel pour attirer son attention, soufflant à peine.
« Sophie dort déjà… Nous… pourrions monter à l'étage. »
Le doute n’est pas là quant aux implications de sa demande, non. Mais pour souligner qu’elle avait conscience d’être cavalière, car l'étage n'était composé que de la pièce qu'elle occupait. Conscience qu’il pourrait refuser. Elle pince les lèvres et ôte ses gants, presque comme pour se donner autre chose à observer.
« Mais nous pouvons aussi simplement rester ici… Il y a bien quelques chaises que nous pourrions ramener plus loin de là où couche Sophie… »
L’intonation de sa voix est presque gênée, maintenant qu’elle réalise ce qu’elle venait de faire. Adam lui reprocherait d’agir de la sorte, elle en était sûre. Mais lorsque son regard croise celui de Gabriel, elle n’a qu’un léger sourire à lui offrir, le sentiment rencontrant ses propres prunelles. Mais la jeune femme semble plus réelle, ici, à l’abri des regards, alors qu’elle repousse ses mèches blondes derrière son oreille. Ici, personne n’osera la juger. Ici, elle n’a pas besoin de passer pour quelqu’un d’autre.
Pas même aux yeux de Gabriel.
Les choses pourraient être très simples. Il leur suffirait de parler un long moment, peut-être qu’il y aurait encore des larmes. Peut-être même qu’ils arriveraient à dénouer le gros du problème. Ils finiraient par trouver une solution, en adultes sensés. Ça ne pouvait être si complexe, après tout… ?
Mais il suffit à Eve de voir le regard de Gabriel pour réaliser qu’elle n’a peut-être rien compris. Que l’abcès, même rompu, n’était clairement qu’un fait indisposant encore bien trop le marquis. Eve voudrait prendre du recul. Assimiler l’ironie de leur situation mais ne réalise que tardivement la pâleur sur son visage… et l’odeur de sang qui s’élève dans l’air. Elle déglutit et recule naturellement d’un pas, tentant de s’éloigner de ce qui finira tôt ou tard par la tenter à nouveau, iris d’azur braquées sur le bras meurtri de Gabriel. Mais elle ne bouge pas. Ne l’effleure pas. Si elle reste immobile, peut-être l’odeur ne réveillera pas sa faim.
Et lorsque leurs regards tentent de se croiser, c’est Eve qui détourne finalement les yeux. La réponse de Gabriel est sans appel. Et son humilité est tout à son honneur. Elle ne verra pas ce geste qu’il avortera pour saisir sa main et Eve ramène simplement ses deux mains contre elle, soufflant plus calmement.
« J’ai été imbécile de vous infliger ma compagnie. »
Inspirant une unique fois, c’est d’un sourire qu’elle l’invite doucement à la suivre. Elle traverse les quelques hautes étagères sans un bruit et c’est une fois rendue à l’entrée opposée qu'elle s'arrête. Devant le bureau qu’utilise Sophie, Eve murmure tout bas, trop bas pour que Sophie ne puisse les entendre.
« La nuit a été longue pour nous deux. Acceptez d’utiliser ma chambre pour la nuit. La porte peut être verrouillée de l’intérieur, et la seule clé existante se trouve sur la porte. » Une pause et elle croise son regard, un sourire sur ses lèvres. Forcé mais n’en montrant rien. « J’irai partager la couche de Sophie. Vous n’avez rien à craindre. »
Fuir ? Encore ? Probablement était-ce cela qu’il lirait dans sa démarche. Mais le voir ainsi ne la ramenait qu’à sa nature. Gabriel a vécu la guerre… Gabriel qui par tous les égards ne partageait certainement pas son sang. Avait-il été victime des siens ? Elle baisse les yeux et réalise qu’elle l’a très certainement traîné dans ce qu’il pourrait croire être un piège.
Que pouvait-elle seulement faire pour arranger les choses… ? Elle ne porte pas son assurance habituelle. En réalité, elle semble même aussi blessée que lui lorsqu’elle finit par ôter l’anneau à ses doigts et hésite un long moment. Incapable de se résoudre à toucher l’être aimé. Eve recule d’un pas et souffle à peine.
« Pardonnez-moi de ne rien pouvoir vous offrir pour soulager votre douleur… Vous pouvez disposer de tout ce qui est ici librement… »
Les choses avaient tant changé. Plus rien n’était pareil. Et Eve baisse les yeux, incapable de soutenir le mal qu’elle a pu lui imposer.
« Bonne nuit Gabriel. »