Était-il légitime d’être blessée à l’idée que sa seule odeur soit un sujet prompt à indisposer l’homme devant elle ? Eve reste silencieuse et fuit le regard lui faisant face. Non. Elle n’était plus si sûre qu’elle avait fait un choix judicieux. Pas lorsque chaque atome crochu les liant l’un à l’autre semblait se révulser à l’idée que lui semblait porter quant à sa nature.
Et comme pour donner raison au vampire, l’odeur du sang revint brusquement s’amplifier dans la petite librairie. Poisseux, chaud… Hurlant éhontément la race de l’homme qui lui fait face. L’argent au creux de sa paume brûlerait presque ses propres doigts, si sa gorge n’était pas serrée, ses yeux fermement clos pour dissimuler la peine qu’elle ressentait à nouveau à calmer sa soif. Elle connait le goût du sang des lycans. Sait l’ivresse qu’il peut apporter à ceux comme elle. Essayait-il de la menacer… ? Tout prêtait à y croire, et sa silhouette toute entière vint à se tendre lorsque le grondement presque bestial et sombre s’éleva dans le silence de la pièce. Représailles ? Colère ? Elle ne parvient plus à décrypter les signaux. Pas lorsque l’arôme délicieux et chaud ne demande qu’à effleurer ses lèvres, sa langue, couler contre sa chair et –
L’ordre est un sifflement contre ses oreilles. Un alpha, pensa-t-elle sans le réaliser. Tout dans son aura lui hurlait de fuir. Gabriel approche et Eve reste immobile, mâchoire verrouillée en une position douloureuse pour s’empêcher du pire.
Sauf que Gabriel ne recule pas. Ne recule pas et ses doigts brûlants en une marque au fer rouge se referment sur sa peau pâle. Et là, contre la force d’un homme qu’elle peine à reconnaître autant qu’il doit ignorer la peur instinctive qu’il parvient à évoquer en elle, elle sent cette sensation trop connue.
Eve n’aura eu son mot à dire. Traînée de force. Aurait-elle simplement trouvé à réagir, tant le choc fut réel ? Ses iris carmin aux pupilles dilatées sont un maelstrom de tant de choses que les mots ne lui viennent pas. Même lorsqu’un grondement lui vint. Figée, elle scrute Gabriel comme si elle était une proie, elle, le prédateur. Mais l’odeur est étouffante. Elle recule instinctivement d’un pas et déglutit péniblement, la gorge sèche. Recule encore d’un pas et baisse enfin le regard sur son poignet. Maculé de sang. Ses doigts tremblent et comme pour essaye de se retenir du pire, elle tend et détend ses doigts, l’anneau s’échappant de sa paume, roulant sur le parquet aux lattes irrégulières, perdu elle ne saurait où. Lèvres pincées Eve hoche difficilement la tête et recule encore une fois avant de vivement se détourner, cascade d’or accompagnant sa retraite.
Ses pas sont silence alors qu’elle s’échappe derrière le rideau menant à l’étroit vestibule connecté au lieu de vie de Sophie. L’étoffe la séparant de Gabriel se referme derrière elle sans un bruit, et elle reste là, cherchant son souffle. Cherchant à retenir la panique qui lui étreint le cœur. Dissimulée dans l’étroite alcôve, Eve se laisse lentement choir jusqu’au sol, le mouvement qu’elle entreprend pour enfouir son visage au creux de ses mains se figeant brusquement. Là… Là contre sa peau… Le carmin est une plaisanterie qui semble vouloir lui rire au visage. Non. Non elle ne cèderait pas.
L’eau du baquet à ses côtés est glacée, et ses doigts tremblent là où elle tente désespérément d’effacer rouge contre albâtre, la respiration audible et hoquetante. Pourquoi est-ce que les larmes débordaient ? D’un geste rageur du dos de sa main glacée, elle chasse ces traitresses et tente de retrouver son calme. Pourquoi ? Pourquoi avait-elle amené un prédateur dans ce lieu qu’elle avait toujours considéré comme son refuge ? Depuis quand est-elle une proie ? Accroupie, tremblante, oppressée ? Depuis quand a-t-elle peur du regard des autres ? Depuis quand craint-elle son regard à lui ?
Contre ses pensées, entortillé contre ce qu’elle chérit le plus, l’effroi la tétanise, et un sanglot étouffé lui échappe. Elle n’a pas peur de lui. Elle n’a pas peur du sang ou même du loup. Non.
L'ironie lui échappera, tant la situation est hors de contrôle. Mais n'était-ce pas un sentiment étrangement humain pour elle, d'avoir ainsi peur d'être rejetée.
Eve aurait dû comprendre. Aurait dû aligner les pièces de ce puzzle qui s’était joué à son insu devant elle. Avait-elle été trop ingénue ? Trop négligente ? Il lui semblait pourtant qu’elle n’avait jamais ainsi sombré. Que la seule personne pouvant ainsi la faire pleurer foulant encore cette terre était son bien cher frère.
Mais les pas derrière ce mur de vide sont tout ce qu’elle espère et redoute à la fois. Gabriel, arrêté juste là, laisse son cœur à l’oreille d’Eve et ses sanglots redoublent. Misérables, maladroitement cachés contre ses mains par lesquelles elle tente, désespérée, de se faire taire. Paupières closes, elle est cette enfant qui ose croire que le noir la cachera des monstres tapis sous son lit. Mais Gabriel n’est pas un monstre. Peu importe qu’il soit homme ou loup. Était-ce donc ça, sa vérité ?
Doigts brûlants effleurent joues glacées, et dans le bleu de ses yeux, Eve lit son intérêt. Lit qu’il ne la juge pas. Qu’il n’est pas ici pour accabler ou apporter sa sentence. Questions idiotes deviennent repos écrasant, et contre cette main teintée de carmin, Eve, brisée, presse sa joue contre sa paume. Rassurée. Elle avait tant besoin de l’être. Son regard perdu dans les laçons d’azur, elle inspire, et carmin revient danser dans ses prunelles. L’odeur du sang si forte. Si tentante. Mais elle ne le repousse pas. Pose timidement ses doigts contre le dos d’une main offerte et laisse ses paupières se clore sur ce qui était devenu trop. Trop dur. Trop beau. Trop aimé.
« Je ne sais pas, Gabriel… Je ne sais plus… »
Ses larmes coulent mais elle ne lutte pas. Ne lutte plus. Combien de secondes restera-t-elle ainsi, visage lové contre l’écrin reposant d’un toucher tant manqué ? Pourtant elle ne peut s’en satisfaire. Pas lorsqu’elle sait qu’il ne pourrait ainsi rester si longtemps. Ravalant sa peine, repoussant brusquement ses peurs, elle ne sait les étouffer, toujours présentes, mordant ses pensées et son cœur comme charognard ronge la dépouille de ce qui un jour vivait et riait au grand jour. Eve n’a pas le temps. Pas maintenant. Immortalité est une affliction qu’ils devront partager. L’un contre l’autre, ou, si le destin le voulait, aussi loin que les mondes s’éloignaient.
De sa seconde main, elle repousse doucement la toile les séparant, faisant glisser le tissu le long de la tringle pour ouvrir le passage. L’odeur est encore présente. Si présente. Mais elle en fait abstraction. D’azur à coquelicot, ses prunelles ne sauraient sur quel pied danser. Mais elle oublie. Tend doucement sa main à son tour, le regard incertain.
« Approchez… Je… Je vais nettoyer vos plaies… »
Elle se décale, offre davantage d’espace à la carrure tellement plus imposante que la sienne et ainsi installés, elle l’observe, n’osant pas commencer sans son accord. Mais les mots contre ses lèvres sont doux et silencieux. Un aveu malheureux.
« Je suis désolée… J’aurais dû savoir que vous étiez blessé… Je n’ai fait qu’empirer la situation… »
La présence de Gabriel est aussi rassurante qu’effrayante. Les sens en alerte elle craint, contre sa propre raison, qu’il puisse faire un choix décisif qui mettrait un terme à tout ceci. Mais son cœur se tord à la simple caresse de ses doigts contre sa joue. Et sans pouvoir réfléchir davantage, l’attraction ramène leurs deux corps à nouveau l’un contre l’autre. L’espace est étroit et un rien les sépare. Si peu que son odeur l’enivrerait presque. Mâchoire serrée, elle se tend face au grondement et réalise après de longues secondes que peut-être qu’elle n’était pas la seule à devoir lutter de ses propres instincts de créature.
Son temps aux côtés des lycans n’avait jamais été suffisant pour qu’elle puisse comprendre leurs us et coutumes, mais lorsqu’Eve réalise que sa présence n’est pas une menace… Lorsque les mots de Gabriel se superposent à ses pensées, elle cherche son regard, cherche son regard et elle comprend. Comprend que loup comme humain… si ces deux entités pouvaient être séparées… Les deux tentaient de la rassurer. La tristesse s’invite dans ses yeux et les larmes se tarissent. Se tarissent alors qu’un sourire gracie enfin ses lèvres. Plus timide. Plus sincère. Était-ce ainsi qu’ils auraient dû se rencontrer la première fois ? Tous deux blessés. Tous deux plein d’un espoir incertain de trouver un réconfort contre l’autre.
Tout doucement, Eve vient glisser contre lui. Le contact est infime, épaule contre épaule. Elle n’appuie pas, de peur de le blesser davantage. De peur de faire pire. Mais elle murmure en défaisant le tissu qui enveloppe encore ses plaies de façon précaire.
« Pourquoi dites-vous cela… ? Je ne vous trouve pas idiot… »
Le silence entre eux, pour la première fois, reprend le goût d’une pointe de sérénité. Ses doigts glissent contre la paume de la main gauche de Gabriel et elle l’incite à se pencher encore un peu plus contre le rebord du bac. Ses cheveux coulent en un voile d’or contre son épaule alors qu’elle vient doucement prendre l’un des petits bols en bois pour prélever de l’eau dans le seau. Un regard à Gabriel, aucun mot n’est nécessaire. La simple pression délicate épaule contre épaule en soutien, elle attend le feu vert du loup pour verser l’eau glacée sur les lacérations.
Le sang fait hurler ses veines mais chacun de ses gestes est mesuré. Aussi douce que cette nuit-là dans les bois, elle reconnait sans en avoir conscience le motif des coupures mais n’aligne pas encore les informations. Seul le bruit de l’eau couvre l’échange.
Ce n’est qu’une fois sûre que son bras soit amplement nettoyé, et que l’eau froide soit parvenue à réduire le saignement de façon assez notable qu’elle reprend, plus timide.
« Je sais que vous ne vouliez pas monter mais… Simplement le temps de bander vos plaies… Vous pourrez repartir par la suite si vous le souhaitez… »
Était-il seulement nécessaire de répéter qu’elle ne lui voulait aucun mal. Chaque geste, chaque toucher le prouvait sans mal. Elle soupire doucement, ses mains tremblant encore un peu des résidus de cette angoisse qui doucement s’échappait de son corps. Eve se redresse sans un bruit avant de se relever, ne relâchant pas la main qu’elle avait tenue jusque-là. Elle baisse les yeux et souffle si bas que personne ne pourrait l’entendre. Personne sauf lui.
« Je voudrais simplement bien faire… S’il vous plaît… »
La scène est aussi douce qu'elle est surréelle. Gabriel ne se débat plus tandis qu'Eve a cessé de laisser la peur la dévorer. Même s'il ne s'agit que de quelques instants, ils semblent enfin avoir posé les armes. Cette trêve ne durerait pas, il aurait certainement fallu être dément pour penser que l'un comme l'autre pourraient faire l'impasse sur tout ce que ce soir avait amené. Sur toutes les conséquences de leurs vies passées. Eve ne comprenait pas. Ne comprendrait certainement jamais. Mais sa peau pâle contre celle de Gabriel est un réconfort qu'elle n'aurait jamais su expliquer. Au même titre que la facilité avec laquelle le loup était venu chercher le repos contre elle. Portait-elle un sens de confiance à ses yeux désormais ? Il était probablement trop tôt pour le considérer… Ou trop tard, toute considération faite.
Mais ici et maintenant ne sont ni le lieu ni l'instant. Sophie derrière le maigre rampart de cette porte pourrait s'éveiller à tout instant. Eve n'avait jamais apprécié ennuyer sa douce amie… Et Gabriel sembla comprendre son choix. Oh il n'avait pas l'air ravi… Et pourtant lorsqu'Eve le mène à l'étage, une fois la porte refermée pour limiter le bruit, le marquis ne semble plus si incertain… Eve n'insiste pas davantage, avance dans la pièce et va rejoindre une commode aux larges tiroirs. Dans un premier temps elle y allume quelques bougies surplombant sz surface avant de quêter l'objet de sa convenance. Elle avait elle-même souffert de son lot de blessures, et le nécessaire à leurs soins était à disposition. Tirant quelques bandes de tissu pour pouvoir envelopper le bras de l'homme, Eve se laisse surprendre par sa remarque s'agissant de son odeur.
Immobile quelques longues secondes, elle remercierait presque le ciel que Gabriel se trouve dans son dos. Elle n'aurait certainement jamais été capable d'expliquer la rougeur sur ses joues. Ni même le timide sourire qui étire ses lèvres.
La remarque quant à la broche la surprend et c'est en douceur qu'elle se tourne enfin vers lui, regard curieux, mais sans jamais vouloir l'oppresser. Elle garde la distance entre eux, ses doigts refermés sur un flacon à la couleur claire et le tissu roulé qu'elle comptait utiliser, un appui léger contre le bois derrière elle. Eve baisse les yeux et lui partage doucement un aveu équitable.
« J'avais subtilisé l'une de vos vestes… Elle ne me va pas, mais je la possède encore... »
Ce n'était pas le genre de geste fait de fierté. Alors quand elle relève le regard sur lui, elle hausse doucement les épaules et souffle doucement.
« Je ne suis personne pour vous juger. »
Attendant quelques secondes supplémentaires le temps de reprendre le cours de sa pensée, elle revient plus lentement vers le loup, ne voulant pas l'acculer à nouveau. Elle lui expose les objets entre ses mains avant de franchir le dernier pas les séparant. Plus particulièrement la fiole…
« C'est un onguent contre la douleur… C'est surtout efficace sur les humains mais... Un petit peu d'aide ne peut pas faire de mal…? »
Elle ne fait pas de geste pour initier elle-même de panser ses plaies, hésitant avant d'ouvrir le flacon et de le lui tendre à hauteur de visage… Le geste est presque familier alors qu'elle lui explique, voulant simplement lui prouver sa sincérité.
« Il y a un excellent herboriste à quelques maisonnées d'ici… L'odeur n'est pas des plus agréables mais… Ce genre de douleur là est suffisamment pénible pour tolérer un léger désagrément… Qu'en dites-vous ? »
Eve cherche son regard avec une hésitation avant de lui présenter les bandes de l'autre main.
« Peut-être préférez-vous le faire vous-même. »
Elle ne voulait pas s'imposer. Pas plus que ce n'était déjà le cas, du moins.
Pour beaucoup, Eve de Harcourt est un symbole de force et d’autorité militaire. Maréchal aux couleurs bien complexes, mêlant une erreur de protocole, une grogne noble et par-dessus tout des efforts exponentiels pour parvenir à remettre les choses en place… Eve n’est pas ce que l’on peut imaginer être faible. Farouche, déterminée, et particulièrement perspicace. Comment en était-elle arrivée à ce moment précis ? Quand la présence d’un seul homme, son subordonné, un homme qu’elle avait un jour appris à aimer, parvenait ainsi à brouiller sa compréhension des choses. Eve l’écoute faire une remarque quant à de l’alcool et ne saisit pas sur l’instant. Non, elle reste plutôt perplexe et un brin incertaine. Alors elle lui tend simplement l’onguent avant de reculer avec un léger hochement de tête.
La gêne qui persiste entre eux semble nouvelle. Il ne s’agit plus tant d’un malaise que de non-dits. Eve ne saurait dire avec exactitude ce qui peut encombrer les pensées du loup. Regard fuyant, il s’agit seulement de le laisser panser ses plaies. Ce n’était pas son rôle. Entre créatures, l’un comme l’autre savait qu’il est des choses qui ne se disent pas. Et la lacération que portait Gabriel avait tout l’air d’être faite à l’argent… Eve devait même avouer que Gabriel faisait malgré tout preuve d’une tolérance assez exceptionnelle à la douleur… Mais aux vues des marques étalées sur son corps, elle devrait probablement comprendre qu’il n’en était pas à son premier tour de chauffe. La guerre, avait-il dit. La guerre avait détruit bien des vies… Et d’une pensée pleine de mélancolie, Eve ne put s’empêcher, sotte égoïste, d’être heureuse que lui n’ait pas péri.
Pourtant, la voilà bien vite tirée de ses pensées alors qu’il lui adresse à nouveau la parole. Cette fois-ci, elle s’approche suffisamment pour être à pleine portée et agit avec douceur lorsqu’elle prend le poignet de Gabriel pour commencer le bandage. La réalisation n’est pas un choc quand elle murmure tout bas.
« Était-ce vous, ce soir-là dans la forêt… ? »
Les marques se ressemblaient… La patte avant gauche de l’animal avait été blessée… La bande sous ses doigts se réchauffe au contact de la peau du loup et le temps que lui prend son ouvrage, elle reste silencieuse. Ce n’est qu’une fois qu’elle a fini sa tâche qu’elle repousse ses cheveux derrière son oreille, sans grand succès, alors qu’elle relève enfin le visage vers lui. Elle n’avait pas réalisé combien ils étaient proches.
« Êtes-vous sûr qu’il soit prudent de partir dans votre état… ? »
L’azur accroche prunelles jumelles, s’échoue inconsciemment sur ses lippes, et détourne les yeux, une touche de gêne sur ses traits. L’inquiétude se lit dans sa voix et elle le relâche, hésitant un long moment avant de reculer, se mordant les lèvres.
« Je suis navrée de m’être imposée à vous. Vous vouliez sûrement- »
La réponse offerte n’est pas un choc. Bleu contre bleu, elle ne peut que lui accorder un timide sourire. Leurs deux existences se percutaient cette fois-ci bien plus fort qu’elles n’avaient pu le faire d’antan. Eve mieux que quiconque devrait comprendre que tout ceci était bien plus complexe qu’une idylle passée. Que leurs races les opposaient. Que tout les opposait. De cette haine qui semblait frémir au fond de Gabriel à la peur qui la dévore sans qu’elle ne puisse se libérer de la tétanie qu’elle lui impose. Deux âmes écorchées à vif qui n’avaient que trouvé l’autre pour s’écrouler.
Eve ne trouve pas les mots. Reste interdite devant son interrogation, lèvres pincées d’une inquiétude évidente. Celle-là même qui brille éhontément dans l’azur limpide de ses prunelles. Comment lui demander de partir lorsqu’il se tient ici, blessé en bien plus de lieux que sa seule personne matérielle ? Jamais ne pourrait-elle lui reprocher de faire le choix de la fuite. Le choix qu’elle-même avait tant de fois favorisé en dépit du cœur des autres.
Pourtant si l’argent aggrave l’état de l’homme, si sa peau s’en voit ainsi clairsemée de plaies à l’âge et aux couleurs qu’elle apprendra un jour à connaître, c’est au cœur d’or de l’homme et du loup qu’elle fait face. Une âme toujours aussi tendre. Celle-là qui pousse les doigts de Gabriel à retrouver la pulpe des lippes d’Eve. Vampire cherche regard de loup et elle entend dans le silence qu’il lui impose qu’il n’est plus le temps des doutes. Que les remords seront pour demain.
Doigts brûlants contre la courbe de sa taille, Eve laisse tomber les armes et donne à Gabriel le réconfort qu’il cherche contre elle. L’instinct ne saurait se taire, soufflant à ses pensées qu’il pourrait se retourner contre elle. Mais là où le souffle chaud de l’homme effleure sa gorge, elle frémit et ferme les yeux. Soulagée. Les liens contraignant son cœur semblent moins étouffants. Et s’il tremble dans ses bras… S’il tremble dans ses bras, elle lui accordera le refuge qu’il pouvait souhaiter.
L’étreinte qu’elle referme doucement sur lui n’est pas un étau brutal. Ses paumes hésitent avant de venir retrouver la nuque du loup, l’autre se glissant contre son dos, le maintenant tendrement contre elle, sa joue pâle s’appuyant contre les mèches d’ébène.
Que pouvait-elle dire. Qu’y avait-il à offrir à celui que l’on a abandonné injustement ? Ses options lui manquent, lui échappent et elle inspire doucement contre sa peau, passe distraitement ses doigts contre ses cheveux, comme elle l’avait fait tant de fois auparavant. Délicate dans ce toucher plein d’une affection qu’elle n’aurait jamais su feindre à la perfection. Idiote avait-elle été de croire qu’elle n’aurait pas brisé un cœur si candide.
Elle inspire lentement et calme son cœur battant plus fort. Trop fort pour ce qu’elle est. L’entend-t-il ? Veut-il seulement savoir ? Eve ne supporte pourtant pas de le voir ainsi trembler. Ne supporte pas les conséquences de ses propres actes. Doigts prudents se glissent contre son visage qu’elle vient doucement prendre en coupe, l’aidant après de longues minutes à se redresser. Front contre front, saphirs jumeaux se croisent à nouveau. Main fine contre sa peau, elle caresse la ligne de son visage avant de le redresser prudemment. Puis les fait tous deux reculer lentement jusqu’à son lit pour l’y asseoir. Suivant le mouvement d’un geste aussi simple que de s’agenouiller entre les jambes de l’homme, peinée. Si peinée.
« Reposez-vous, Gabriel… »
Repoussant les mèches d’encre voilant son regard, elle se redresse et presse un baiser contre sa joue, restant là, contre lui, incapable de reculer. Incapable de se séparer.
« Je… Je serai en bas… Vous êtes en sécurité ici… »
Quel bruit peut bien faire un cœur brisé ? Eve connait par cœur le bruit des os cédant sous les coups ou la pression. Des corps qui s’éclatent contre le fil d’une lame, la poudre à canon, ou les pavés ensanglantés. Leur mélodie est une horreur qui résonne encore contre son corps, marionnette désarticulée. Mais son cœur, elle ne pense pas un jour l’avoir vu ainsi s’effriter. Sous ses doigts, ce n’est pas son propre cœur qu’elle doit protéger, mais celui si fragile de Gabriel.
Oh, non, Gabriel n’est pas faible. Gabriel n’est pas vulnérable par tous les égards. Il suffit de son bras se refermant si étroitement sur elle pour qu’elle n’en doute pas. Pour que son cœur à elle rate un battement, si étroitement prise contre le corps d’un loup à qui elle semblait déterminée à tout donner. Tout donner, oui.
Eve referme ses bras sur lui, inspire contre sa peau et ne sait que faire des mots qu’il lui souffle. De la peine dans sa voix. Le vampire avait cru… Aurait dû…
« Gabriel… »
Jamais. Jamais elle n’aurait pu savoir si son nom contre son oreille était le déclic qui l’avait ainsi brisé. Jamais. Jamais elle n’aurait souhaité entendre ces mots entre ses lèvres à nouveau. Mains pâles contre joues brûlantes, elle revient appuyer son front au sien, cherche à nouveau son regard et elle ne sourit pas, non. Elle ne sait pas ce qu’elle cherche, mais lorsqu’elle semble le trouver, les mots coulent sans qu’elle n’ait à les penser.
« Ne soyez plus désolé. »
Elle, l’hypocrite. Celle qui voulait entendre ces mots plus qu’elle ne saurait l’avouer. Elle ne veut pas le quitter. Le craint autant qu’elle le désire. Ses mains tenant son visage en coupe, elle ferme les yeux et ne veut plus penser. Ne veut plus réfléchir. Non. Plus aujourd’hui. Plus maintenant.
Le contact est infime. Bref et pourtant, il est tout ce qu’elle savait lui accorder sans leur briser les ailes. Ses lèvres effleurent celles de Gabriel et elle souffle, lippes contre lippes, souffle contre souffle.
« C’est à moi d’être pardonnée, Gabriel… »
Demandez-moi de rester. « Je n’irai nulle part. » Vous m’avez tellement manqué. « Nous sommes en sécurité ici. » Je veux simplement remercier les cieux de vous avoir retrouvé. Juste pour cette nuit. Même pour l’éternité.
Aurait-elle pu le prédire ? Aurait-elle pu prévoir que les choses leur échappent à ce point ? Elle n’avait elle-même pas su pourquoi ses lèvres s’étaient pressées aux siennes. Peut-être devrait-elle le repousser. Se débattre. Refuser que les choses s’enveniment. La plaie qui les unit est béante, purulente. Infestée de tous les maux. Eve voit plus qu’elle ne peut comprendre la douleur qu’elle a pu infliger à Gabriel sans même le réaliser. Non, elle n’avait jamais eu le goût de jouer avec son cœur de la sorte. Une amourette n’aurait dû être que cela. Quelques jours volés aux côtés d’un jeune noble dont elle n’attendrait rien. Pourtant semaine faisant, elle n’avait jamais trouvé le souhait de le repousser. Désirait sa compagnie sans même pouvoir la justifier par ses noirs desseins. Elle s’était enamourée sans le comprendre. Il n’y avait qu’Adam pour le voir. Adam pour comprendre Eve mieux qu’elle-même. Adelphe clairvoyant. Était-ce pour cela qu’ils avaient précipitamment quitté la capitale… ? Était-ce…
Gabriel se rompt sous ses doigts. Sa prise sur elle se fait plus ferme. Plus autoritaire et possessive. Il est une créature qu’elle n’a jamais connue. Il est un homme nouveau, et la voracité de ses lèvres fait fondre le peu de son cœur qui s’efforçait de ne pas y croire. De refuser qu’il soit là, dans ses bras. Répond à ses baisers avec la même ardeur, si ce n’est la même force. Elle perd pied et ne sait que trop bien qu’à ainsi sombrer, ils ne pourraient que se blesser.
Mais son nom contre sa voix, cette façon presque primitive que ce grondement a de s’échapper de lui. Loup. Loup possessif. Et Eve ne sait résister. Ne sait cacher, lorsque ses doigts se glissent contre l’ébène de ses cheveux, contre la courbe chaude de sa gorge, qu’il est tout ce qu’elle désire et bien plus encore. Leurs deux corps si étroitement liés, les années n’auront rien changer à ce que ses lignes épousent à la perfection celles de Gabriel. Gémit contre cette bouche profane et ne demande qu’à être damnée.
Lippes rougies de ses baisers, Eve laisse son souffle se mêler au sien et ne sait plus. Ne sait plus si son cœur bat à tout rompre de peur ou d’excitation. Ne sait plus si cette main la tenant si fermement est celle d’un homme ou du désespoir. Eve cède pourtant un instant. L’embrasse d’une simple pression avant de venir presser la pulpe de ses doigts contre cette bouche qu’elle –
Les mots de Gabriel la font trembler. Non. Non elle ne voulait pas arrêter. Elle ne veut pas. Son regard se voile de douleur à la simple idée de le laisser s’échapper. Mais tout ceci… Tout ceci…
Eve secoue doucement la tête d’un signe négatif alors que ciel et mer se retrouvent à nouveau. Bercés d’un même orage. D’une même tempête. Ses doigts se tendent contre ses lèvres et elle le retient doucement. Murmure d’une voix brisée.
« Je ne veux pas… »
Rends-lui sa liberté.
Ses sourcils se froncent alors qu’elle ose à nouveau l’embrasser, tristesse contre la bouche aimée. Mais elle ne cède pas. Ne cède pas. Elle ne veut pas tout briser. Tout faire voler en éclat. La peur revient sans qu’elle ne puisse la contrôler et elle ose, tente… supplie.
« Je ne veux plus de regrets… »
Eve le veut lui. Veut Gabriel.
Mais si le prix est celui de le briser… Un nouveau signe négatif de la tête et ses yeux se voilent, paupières closes. Elle ne veut plus lui faire de mal. Sa main glisse contre le torse du marquis. Sent sous sa paume la vibration de ce grondement qui n’est qu’à elle. Ce cœur qui bat sous ses doigts.
« Je ne veux plus choisir seule… »
Je veux vous choisir vous autant que je souhaite que vous me choisissiez moi.
Eve perd contenance, sent ses épaules s’affaisser. Elle ne sait plus. Ne sait plus si son cœur parle sciemment. Si sa raison est juste. Elle a perdu pied depuis bien longtemps. Perdu sens, perdue vie. Adam n’est plus là. Plus personne n’est ici. Plus personne si ce n’est lui. Si ce n’est une promesse qu’elle aurait dû juger futile. Une promesse qu’elle n’a jamais cessé de porter à son cou. Leurs corps étroitement serrés, leurs destins si étroitement tressés… La réalisation l’écrase, elle, son corps de femme, sa conscience et sa joie. Sa joie qu’ils s’étaient mutuellement envolés.
« N’arrêtez pas… »
S’il avait fallu revenir en arrière… Ce n’était plus maintenant. Le point de non-retour, ils l’ont franchi ensemble et ce, à pieds joints. Les mots de Gabriel contre ses lèvres la font sourire, quelque chose de fragile et tremblant. Quelque chose qu’il vient cueillir de ses propres lèvres, réduisant enfin la distance qui les sépare. Elle doucement blottie contre lui, entre ses jambes, et lui qui ne souhaite plus la relâcher.
Baisers fiévreux font chavirer ses croyances et ses conceptions, et dans cette chambre au silence feutré, leurs deux noms s’emmêlent en soupirs échauffés. Quel délice pouvait-elle refuser lorsque Gabriel faufile ses lèvres contre sa gorge. Eve n’oppose aucune protestation, s’expose éhontément, ses doigts contre les épaules fortes d’un homme qu’elle n’avait plus eu le droit d’effleurer depuis plus d’une vie. Pousse sans le réaliser les restants de tissu couvrant les épaules de l’autre homme… Ne trouve en aucun cas le temps de s’en offenser. Non, déjà leurs deux bouches se scellent et Eve ne saurait se contenter de moins.
S’éprendre de lui était sûrement l’aube de sa déchéance. Mais là où il baise ses doigts, elle sent ses joues s’embraser. Elle, de sa peau d’ordinaire froide, ne recule pas à l’idée de se laisser ravir par ce loup qui la courtise éhontément. Cherchant les lagons couleur ciel, elle caresse sa gorge et revient plus doucement quérir un baiser, un deuxième, une multitude d’autres. Prolonge son toucher contre ses épaules et son torse. Des gestes qu’elle n’avait qu’esquissé dans leurs jeunes années. Un toucher qu’elle ne cache plus sous les airs d’un jeu ou d’une chanson. Ou alors, celle-ci n’aurait que la consonnance du nom de l’homme qu’elle désire.
Lippes graciles fuient contre la mâchoire au tracé d’extase, effleure sa gorge et se laisse bercer par son pouls contre ses lèvres. L’idée l’effleure, crocs acérés une violence contre ses instincts. Elle n’est pourtant que pleine d’une révérence absolue. Épouse, tendresse incarnée, le chemin de sa clavicule, dessine et baise chaque cicatrice croisant sa route. Murmure son nom comme on console une âme écorchée, doigts froids contre ses flancs. Détaille le chemin de ses muscles, de la ligne si sur se sa hanche et elle revient contre son oreille, joue contre joue.
Eve reste pourtant silencieuse, souffle haletant sa seule réponse alors qu’elle revient subtiliser les doigts valides de Gabriel, les volant à leur contemplation sensorielle. Se détache lentement de lui et cherche son regard. Embrasse la paume abîmée et ferme les yeux. Albâtre contre hale. Givre contre flammes. Promesse silencieuse quand elle guide la main plus large de l’autre homme contre sa gorge. Effleure le souvenir de leur promesse unie en une simple fleur. Guide son chemin contre les boutons qui séparent encore leurs deux cœurs.
Crainte n’est plus un mot. Ses deux mains contre la sienne, sa cage thoracique se soulevant au rythme de leurs souffles mêlés. Sa demande est un secret qu’ils ne seront qu’eux deux à partager. Et lorsqu’elle le relâche doucement, repousse d’un geste grâcieux l’or de ses cheveux, elle revient glisser ses doigts contre la boutonnière et défait le premier vice. Une proposition qu’elle n’ose poursuivre. Timoré n’est plus justice. Elle ne tremble pas sous ses scrutations. Veut simplement apprendre le toucher au gré des mœurs de Gabriel.
Succomber à son appel est un délice qu’elle ne peut nier. Avides, ils le sont tous les deux. La danse qu’ils s’offrent n’en est pas une qu’ils connaissent par cœur, pour tout ce que le désir avait d’antan existé, mais jamais n’avait été satisfait. Eve devrait raisonner. Une vie de trois siècles entiers devrait lui avoir appris que la captivité n’était pas ce pour quoi elle voulait exister. Que les liens ne doivent être que ceux de la famille, ceux qui ne pouvaient se questionner ni se feindre. Que le cœur est une arme autodestructrice. Qu’il est ce qui l’a tant de fois emportée, au détour d’une errance, d’un espoir, d’une croyance futile.
Eve est ce que le monde appelle fou. Ce qui refuse limites et frontières. Qui vit sa vie sans pouvoir s’accorder le moindre regret. Ses choix sont les siens, et liberté est son amante la plus choyée… Et puis il y a eu lui.
Fond sous ces prunelles aux reflets d’une nuit d’été. Il reste figé et elle n’ose lui imposer davantage. Ses gestes n’appelaient à aucune parole. Iris aux vies contraires se cherchent longuement et si leurs souffles s’emmêlent à nouveau, elle ferme les yeux lorsqu’il baise son front, ses épaules s’affaissant. Déni s’essouffle contre l’acceptation tendrement prouvée et elle ose chercher ses yeux, effleure ses bras et cherche les réponses qu’aucun d’eux n’a. Seules leurs lèvres à nouveau scellées prouvaient qu’il n’y avait besoin de plus. Eve se fait docile et ses mèches d’or cerclent le sol d’un voile délicat là où leurs deux corps se retrouvent à nouveau. Elle ne craint pas sa présence. Faufile ses doigts contre ses cheveux et soupire sous ses lèvres alors que lentement, Gabriel franchit le dernier pas. Embrasse le creux de sa clavicule où bourgeonne une rose éternelle, et elle pourrait en sentir les larmes perler à ses yeux. Eve ne regrette rien. Pas ici. Pas maintenant. Pas lorsqu’il la contemple comme jamais il ne l’a vue auparavant.
Eve au souffle court comprend le langage fait de silences et grondements. Capte cette langue mutine qu’elle voudrait ravir à nouveau. Et d’un mouvement qu’il initie mais qu’elle ne désire pas moins, flatter la joue de l’homme qui expose son secret.
Sa peau révélée, elle n’en a pas honte. Sait que sa menue poitrine manquerait des bandes qui d’autres fois protègent sa vérité. Supplice de ces lippes contre l’albâtre de sa chair. Sa brûlure contre elle, Eve s’imagine presque la ressentir pour l’éternité. Cède sous le caprice jumeau qu’ils s’inffligent et lorsqu’azur chante une chanson qu’elle ne demande qu’à connaître, Eve décide qu’une seule main ne sera jamais suffisante.
Se redresse doucement pour saisir le visage de Gabriel et reprendre leurs baisers, passionnelle et passionnée. Joue de son bassin contre le sien et lui intime à l’oreille de s’allonger. Eve ne veut pas reculer. Plus maintenant. Laisse couler le miroir d’un regard captivé sur le sien et l’incite à ne pas s’inquiéter. Soixante-dix ans n’y feront rien. C’est toujours lui qu’elle veut.
Leurs vêtements déjà froissés, leurs cœurs bien en vue. Perdu le satin délicat d’une demeure volée, ils ne cherchent pas la douceur mais la vérité. Ces planches suffiront. Elle n’est qu’un brigand s’emparant de ce dont elle a besoin. Eve profite de cet instant pour reprendre la main. Son bras était déjà blessé, il n’était plus question de le faire souffrir davantage. Qu’importe la peine.
Sa stature féline ne se cachant plus de ses atouts féminins. Eve n’est plus maréchal. Eve se love contre son torse et l’embrasse, doigts fins contre sa nuque. Pousse de ses doigts contre son torse pour l’allonger pleinement et reprend la place qu’il s’était auparavant donnée. Surplombe Gabriel, tissu léger contre ses épaules voilé de ses cheveux blonds. Faufile ses jambes de part et d’autre de son homme et le dévore des yeux tandis qu’elle achève d’ôter sa tunique.
Revenir cueillir sa bouche et accepter que cette nuit ne soit sûrement pas la dernière.
'L'oeil a statué sur ' : 80, 28
Si l’on souffle de part et d’autre du monde que la nuit porte conseil… C’est que la majorité n’a pas conscience du genre de nuit qu’Eve a pu passer. L’épuisement l’avait emportée dans les bras rassurants d’un Morphée aux allures de Gabriel, et rien ni personne n’aurait su perturber le repos mérité qu’elle avait gagné. Rien ni personne… ?
Eve depuis toujours est son propre ennemi. Un son, un murmure léger, sera la première note de sa conscience s’éveillant alors que son corps endoloris se rappelle à elle. Qu’importe son titre ou son rôle, elle n’est qu’une personne comme les autres lorsqu’il en vient à la base même de l’humanité. Sourcils pincés en un froissement léger, elle porte lentement une main à son visage avant de doucement chavirer sur son flanc, la veste la couvrant glissant contre son dos pour s’échouer sur les draps. Eve, innocente aux premières lueurs du jour souffle doucement lorsqu’elle retrouve le côté de son partenaire. Glisse, instinctivement, ses doigts contre sa peau, une simple caresse, comme l’on peut dire bonjour du bout des doigts.
L’inconscience de l’instant est une dualité cruelle. L’esprit encore pris dans la brume de ses songes invisibles, elle se recroqueville contre lui sans réaliser qu’il ne demanderait qu’à fuir. Le manque de la veste sur sa peau la fait frissonner et la décide, dans le même temps, de se forcer à entrouvrir les yeux. La respiration de Gabriel indique sans peine qu’il ne dort plus… de la même façon que dans le silence de la pièce, les légers ratés de son cœur semblent un tambour contre ses sens. Bat des cils dans la torpeur encore rassurante d’un réveil paisible.
Sur sa peau persistent encore les traces de la veille, en partie estompées, mais contre ses hanches et sa peau vit le fantôme d’une nuit de passion. D’une nuit qui lui revient en tête sans susciter le moindre choc, de prime abord. Puis rembobine le fil de la nuit.
Le changement n’est pas distinctif. Pas un heurt. Elle se redresse dans un mouvement mesuré pour s’asseoir sur les draps, prenant appui sur son bras et libérant celui bandé de Gabriel, se mordant les lèvres. Elle ne se cache pas, qu’y aurait-il à lui révéler qu’il n’ait pas déjà vu ? Eve semble inquiète et du bout des doigts effleure son bras abîmé, celui qu’elle avait tant voulu soigner et murmure, la voix si basse.
« Vous auriez dû me réveiller… »
Car pour elle, si tout ceci devait ou non devenir regret, n’était pas encore la question. Qu’importe la conclusion de tout ceci, elle savait, avant tout, qu’il était…
Qu’était-il, après tout ?
Ôte ses doigts et son toucher et baisse les yeux. Il n’a rien dit. Rien. Est-il confondu de remords ? Eve force un sourire. Elle ne veut pas s’excuser. N’a rien à se faire pardonner. Mais ce silence… Ce silence ne présage rien de bon. Pensait-il qu’elle l’avait berné ? Qu’elle l’avait forcé ? Eve relève les yeux sur lui. Voit d’abord la morsure à sa gorge et ses épaules s’affaissent avant qu’elle ne capte son regard. La paix de l’instant s’éteint et Eve tente de refermer son cœur, de peur qu’il ne tente de l’écraser.
« Bonjour Gabriel… »
Sa mine se peint de peine en le voyant souffrir. Elle manque d’avancer. Reste pourtant statique, de peur de mal faire. De peur de le faire fuir brusquement. Quelle ironie. Y avait-il seulement eu un matin où ils avaient échangé… ? Chaque fois le moment était le mauvais. Chaque fois les choses ne se passaient pas comme prévu. Obligations, compagnie… Son frère…
Eve ne peut retenir la légère courbe malheureuse de son sourire. Ainsi assis tous les deux, ils étaient comme deux idiots perdus dans une mauvaise farce. Une farce qu’ils ne contrôlaient plus depuis bien longtemps. Mais le silence s’étire. S’étire et la question lui fait baisser les yeux. Ramener d’un mouvement timide ses cheveux par-dessus son épaule, voilant la morsure de Gabriel comme si elle percevait que son existence dérangeait Gabriel. Eve s’humecte les lèvres et chaque mot réveille une plaie qu’elle pensait cicatrisée depuis bien longtemps.
« Je ne veux pas jouer… Je n’ai plus voulu jouer depuis longtemps… »
Pourquoi portait-elle ces vêtements ? Pourquoi ne pas simplement être Ivana, une jeune femme comme les autres ? Eve ramène ses jambes contre elle. Ne fait rien pour chercher à se vêtir à nouveau. Lie simplement ses bras autour de ses jambes fléchies et détourne les yeux. Elle inspire et souffle, si bas, n’ose pas y donner plus de force. Entendra-t-il la peine qui se cache là ?
« Déjà à l’époque je ne jouais plus… »
Eve se mord l’intérieur de la lèvre et finit par porter son regard sur Gabriel à nouveau. Et maintenant ? Maintenant…
« Voulez-vous oublier… ? Que… Cette nuit n’ait jamais existé… ? »
L’intonation de sa voix ne pourrait davantage trahir que cette idée lui est pénible. Oh, elle aimerait s’en cacher, mais l’azur de ses yeux ne saurait cacher la vérité. Pas plus que l’anxieux mouvement de ses doigts contre sa propre peau. Peut-être est-ce cela qu’il souhaitait. Les regrets. Elle les méritait. Elle garderait simplement ce souvenir impérissable d’une nuit de passion… Elle… N’était pas forcée de le côtoyer, s’il ne le souhaitait pas. L’idée la peine. Suffisamment pour qu’elle en détourne à nouveau le regard.
Mais ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, pas vrai ? Ca n’a jamais marché comme ça. Pas entre eux. Car elle pourrait se voiler la face tant qu’elle le voudrait, elle se souvenait encore de la peine tordant son cœur lorsqu’Adam lui avait sommé de quitter les lieux. Les raisons étaient justes. Elle n’aurait, de toute façon, jamais confronté l’opinion de son aîné. Et pourtant… Lorsqu’elle relève à nouveau les yeux sur lui, une détermination brille dans ses yeux. Elle ne sourit plus, non. Elle n’a pas les mots pour décrire ce qui la parcourt lorsqu’elle relâche ses jambes et s’avance à peine vers lui.
« Je ne peux pas oublier. »
Elle en avait été incapable durant soixante-dix longues années… Autant s’y ajouteraient et plus, et elle ne pourrait toujours pas. Qu’importe ses raisons, qu’importe qu’elle puisse ou non se satisfaire de ses émotions contradictoires. Elle hésite et effleure sa jambe du bout des doigts, prudente, attentive.
« Je ne veux pas. »