Sa réponse n’a pas le mérite d’apaiser son cœur. Non, Eve l’écoute et voit dans son regard qu’il n’est pas satisfait. Que toute trace de son contentement de la veille s’est essoufflée. Eve hésite, voudrait reculer mais elle n’ose pas. A peur de faire le geste de trop. Ses doigts tremblent là où elle l’effleure. Tremblent alors que la peine se grave au fond de ses yeux d’azur à la mention de son frère. Une peine qu’ils partagent. Il lui offre pourtant sa main, en un geste invitant. Mais elle n’ose se donner l’espoir à elle-même. N’ose pas lire ce qu’elle ne devrait pas dans son comportement.
« Adam ne… »
Sa voix n’est qu’un souffle léger. Elle baisse les yeux et réalise que sa réponse ne le satisfera jamais. Récupère sa main là où elle avait souhaité se montrer encourageante avant de ne voir l’air lui être volé. Eve se rassied sans un mot et ne croise plus son regard. A cet instant précis, elle est la jeune sœur de quelqu’un. La simple Ivana qu’Andrei a tenté de protéger toute sa vie de son cœur tendre. La jeune fille avec laquelle il avait décidé de redevenir libre. Les seuls maîtres de leur monde.
Parler de lui est et reste une douleur sans nom. Parler de lui n’est que pour lui rappeler le ravin immense s’étant creusé entre eux. Eve esquisse un léger sourire qui ne reflète rien d’heureux, rien de positif. Observe ses doigts et ses paumes sans trouver comment calmer son cœur blessé.
« Il n’est pas à Paris… Il… Nous avons séparé nos chemins pour un temps… »
Lui qui refusait de vivre la vie qu’elle avait choisie. Qui ne voulait plus du feu des projecteurs, des réceptions mondaines ou royales. Lui qui ne voulait plus jouer. Qui avait perdu le goût de tout, même d’elle. Adam qui voulait trouver le repos et ne plus jamais revoir le monde. Laisser les années l’emporter jusqu’à ce qu’un jour peut-être le goût de la vie lui revienne. Mais elle… Elle ne voulait pas. N’avait pas encore trouvé l’ennui à vivre. S’était retrouvée pousser dans une existence qui, quand bien même elle était usurpée, était la sienne. Une vie qu’elle voulait vivre jusqu’au bout. Une vie qui serait la sienne et non pas un simple vol. Eve était fatiguée de voler. De fuir.
« Non… Adam et moi ne sommes… plus d’accord sur certaines choses. »
Elle n’irait pas se terrer au fond du monde. La promesse qu’il lui avait imposée, elle ne l’avait jamais réellement acceptée. Avait contourné, tordu les mots. Elle ne voulait pas. Ne voulait pas abandonner la vie. Ne voulait pas dormir pour toujours et encore plus.
Elle avait échoué. Aucune preuve tangible n’est nécessaire. Il suffit d’entendre le son de sa voix. Il suffit… Eve relève les yeux et voit ses doigts se refermer. Son invitation se retirer. Pourtant les doigts chauds de Gabriel effleurent sa joue et ce qui brille dans leurs yeux ne se répond plus. Plus exactement.
Que voulait-il au juste ? Désemparée, Eve voudrait répondre. N’a jamais eu le cœur à lui refuser la vérité. Pas ici, pas maintenant. Elle sait que ces quelques minutes sont déterminantes. A quoi, elle ne pourrait le dire. Mais elle… Elle ne veut pas. Ne veut pas le voir s’excuser. Ne veut pas entendre que tout ceci était stupide. Alors c’était ça ? Il regrettait ? Il regrettait cette nuit ? Était-ce pour sa nature ? Pour le passé ? Pour Adam ? Eve fronce les sourcils, dans une parfaite incompréhension, alors qu’il se détourne d’elle et finit par se mouvoir pour quitter le lit. Elle n’a pas de réponse, non. Les mots restent désespérément coincés au creux de sa gorge. Elle ne veut pas.
Mais lui a décidé. A entendu ce qu’il voulait. Mais elle n’a rien dit. Rien dit pour le faire partir. Elle lui avait soufflé qu’elle ne partirait plus. N’était-ce pas suffisant ? La situation lui échappe et elle ne réfléchit pas lorsqu’elle avance et presse son front contre sa nuque, ose effleurer son bras de ses doigts, à défaut d’oser l’étreindre.
« S’il ne s’agit pas d’un choix… Dites-moi… »
Elle ne comprenait pas. Manquait de tous les éléments pour saisir l’ampleur de la chose. Se raccroche sans pouvoir mieux faire au peu que Gabriel lui confie. Eve se mord les lèvres et rajoute, la voix serrée.
« Ne partez pas ainsi… Je ne veux pas vous entendre vous excuser… Je- Je suis désolée de vous avoir forcé la main. Vous étiez blessé et- Je n’aurai jamais dû m’imposer à vous. Dites-moi que vous regrettez… Dites-moi… Ne me dites pas de vous pardonner. »
Elle ne pourrait pas. Il n’y avait rien à pardonner, rien. Cette nuit, aussi insensée eut-elle été, avait ravi ses sens. Elle n’oserait dire que son cœur aussi, se tordait à l’idée de le voir partir pour ne plus jamais revenir. Au-delà de leurs charges, de leurs vies et de leurs obligations… Au-delà de tout ça. Eve resserre ses doigts sur lui et secoue doucement la tête d’un signe négatif contre sa nuque, la voix emprise de sa peine.
« Parlez-moi Gabriel… »
Trop. Eve en demandait certainement trop. Ne voyait pas la possibilité qu’il veuille simplement ne plus jamais entendre parler d’elle. Ne plus jamais avoir affaire à elle. Eve ferme les yeux et murmure, la voix brisée.
« Je ne comprends pas… Expliquez-moi, je vous en prie… »
Eve n’avait pas douté la moindre seconde que l’explication porterait le poids de maux qu’elle ne pourrait panser. De maux bien pires qu’une plaie à l’argent contre son bras. Bien pire que ce que leurs retrouvailles pouvaient impliquer. Eve entend. Entend sa peine et presser davantage son visage contre sa nuque, lui signifiant sans le moindre mot son soutien. Lie ses doigts aux siens lorsque ceux plus chauds de Gabriel couvrent sa main. Non, Eve n’a aucune solution. N’en a jamais eu. Les cherche elle-même depuis bien trop longtemps. Mais ce qu’elle n’attend pas… Oh, ce qu’elle n’attend pas, ce sont les implications du loup quant à elle.
Eve relève lentement la tête, la surprise mêlée d’incertitude dans ses yeux. Non, ce n’est pas un choc à proprement parler. Elle aurait dû se douter qu’Antoine… Elle aurait dû comprendre que cet alpha esseulé… Eve ne peut s’imaginer perdre son seul frère. Ne pourrait comprendre la douleur qui est la sienne. Mais ce qui tord son cœur… Ce qui brûle son âme…
Immobile de longues secondes Eve quitte les draps et le lit. Contourne lentement Gabriel et garde leurs doigts liés alors qu’elle se faufile entre ses jambes, s’agenouillant devant lui, relevant doucement son visage vers elle.
« Gabriel… »
Non, Eve n’est pas un oiseau que l’on met en cage.
« Regardez-moi, Gabriel… »
Front contre front, elle inspire longuement et caresse doucement sa joue. Cherche son regard. S’abreuve de sa peine, comme si, par miracle, elle pouvait l’atténuer. Mais ce n’est pas possible, pas vrai ? Rien de tout ça n’est possible.
Elle avait lutté toute sa vie pour exister. Pour vivre. Elle luttait aujourd’hui encore pour ne plus dépendre de qui que ce soit. Pour ne plus être l’ombre partagée d’Adam. Elle ne veut pas dormir pour une vie entière. Ne veut pas abandonner ce qu’elle a si durement gagné. Eve ferme les yeux et continue de caresser sa joue, repousse ses mèches brunes comme on rassure un enfant. La peur les retient tous les deux. Mais la peur est-elle la réponse ?
« Ne vous attachez pas par peur de perdre… Nous avons changé, Gabriel. Nous avons grandi. Vécu tant de choses… »
Il ne regrette pas. Il ne regrette pas non, mais a-t-il fait ces choix en s’attachant au passé ? L’a-t-elle fait elle-même ?
« Mais sachez que… Je ne veux pas disparaître. »
Je tiens trop à –
Les réponses ne sont pas entre ses mains seules. Elle resserre ses doigts contre les siens et chuchote, capte son regard et s’y perd, peine et quelque chose d’autre s’y mêlant. Quelque chose de bien moins clair, de bien plus pernicieux. Quelque chose qu’elle ne peut pas contrôler. Qu’elle n’a jamais contrôlé.
L’harmonie ne s’impose pas. Ne s’invente pas. Eve hésite de longues secondes et baise sa joue. Non pas comme un au revoir, non. Comme une invitation, alors qu’elle relâche enfin ses doigts et l’étreint lentement, lui donnant le choix de ne pas être là. De ne pas être contre elle. Avec elle.
Aucune réponse ne sera juste. Aucune.
« Je suis fatiguée des regrets… Je suis fatiguée de fuir… »
Réconfort n’était pas une solution. La réplique que lui assène Gabriel est douloureuse, quand bien même elle n’en montre rien. Elle n’avait jamais- Jamais il n’avait été question de l’infantiliser. Eve avait seulement eu à cœur de prouver qu’elle ne reculerait pas face aux doutes. Qu’il n’était pas nécessaire de faire des choix hâtifs. Non, elle n’a pas idée de l’âge que peut avoir Gabriel, mais une vie entière ou plusieurs ne changeaient rien au fait qu’il ait déjà connu la souffrance. Que la guerre l’avait profondément meurtri. Au fait qu’il ne réalise pas que ses propos menaient à l’infantiliser elle.
Non, Eve ne veut pas d’un chevalier pour la sauver. Ne veut pas être le choix impulsif du désespoir. Ne voulait pas être la raison de la déchéance de qui que ce soit. Non, en aucun cas ne cherchait-elle à accompagner Gabriel à une perte qu’il semblait vouloir s’imposer seul. Non, elle ne comprend pas. Ne veut pas d’une cage. Ne veut pas être un trophée pour lequel on se bat. Vivre est une raison suffisante. Exister est une raison suffisante. Et lorsqu’il tente de l’embrasser, le frisson qui la parcourt n’est plus celui du plaisir de la veille.
La réalisation est douloureuse. Doucement, elle relâche Gabriel et pose ses deux mains sur son torse, le geste léger, le regard blessé. Cet aveu sonne comme du suicide. Sonne comme les mots d’Adam qui ne veut plus voir qu’en noir et blanc. Sonne comme…
Eve secoue la tête d’un signe négatif et se recule doucement. Gabriel prétend ne plus être un enfant, mais sa réaction a pourtant tout d’un caprice. Et elle sait mieux que quiconque ce qu’un caprice peut lui apporter.
« Savez-vous ce que deviennent les raisons que l’on impose aux autres et à soi-même ? »
Sa voix tremble, le malaise est évident. L’angoisse l’attrape à la gorge et instinctivement, elle détourne les yeux, semblant lire quelque chose qui l’effraie dans les yeux de Gabriel. Non. Elle ne veut plus être un objet à disposition de qui que ce soit. Elle ne veut plus que le lien qui l’unit à une autre personne devienne une arme qui se retournera contre elle. Un père. Un oncle. Une mère. Un frère. Un amant.
Eve secoue de nouveau la tête et sa gorge se noue, ses mains tremblent. Elle ne veut pas d’une nouvelle cage. Ne veut pas dormir dans un cercueil pour l’éternité. Ne veut pas devenir la compagne d’un alpha qui ne sait plus quelles sont les limites de la vie.
« Une mise à mort. »
Qu’importe. Gabriel était l’alpha d’une meute. Représentait le soleil pour Antoine et ceux qui persistaient encore. D’un geste mordu d’anxiété, Eve repousse finalement le bras qui la retient là avant qu’elle ne se détourne et n’attrape hâtivement sa chemise de la veille pour l’enfiler, couvrant modestement sa nudité. Elle peine à la refermer, ses doigts pris dans cette sensation incontrôlable qu’était cette machine des enfers qui tentait de l’avaler. Elle passe ses deux mains sur son visage avant de refermer ses bras autour d’elle, comme pour se protéger. Elle n’ose plus croiser son regard, de peur d’y lire ce qui la détruira.
« Si ceci… » Une inspiration douloureuse et elle chuchote. « Si je suis ce que vous désirez, alors trouvez une raison vous-même, Gabriel… Je ne suis ni geôlière ni captive… »
Rien de plus ne lui vient. Eve, le regard rivé vers le sol, n’a pas la force de se mouvoir, de protester, de lutter. Leurs deux cœurs sont meurtris, et rien ne pourrait changer ce simple fait. Elle ne voulait ni fuir, ni regretter, mais c’est tout ce que lui décida de faire. Qu’importe ses paroles, il n’entendait pas. Non, ils ne s’entendaient pas. A deux endroits diamétralement opposés de leurs vies, comment pouvaient-ils espérer panser en une nuit une blessure infectée depuis près d’un siècle ?
Eve ne fait rien pour le retenir. Ne dit rien pour l’empêcher de partir. Non, Eve ne le retiendrait pas, car il est ce qu’elle ne peut atteindre. Qu’importe l’intention de ses mots, comment pourrait-elle comprendre qu’une seule journée puisse balayer toutes les interrogations ? Qu’une seule journée soit suffisante à Gabriel pour la juger légitime à être sa compagne ? L’idée ne l’a pas un instant effleurée. Pour elle, il n’était que question d’apprendre à nouveau. De s’accorder une chance. Et toutes les mains tendues du monde ne sauraient rattraper les bouts d’eux deux qu’ils ont consumé en de maigres cendres dans le cocon de cette pièce.
Eve ne le retient pas, non. Mais elle ne peut se retenir également. Les larmes débordent sans qu’elle ne puisse les contenir, et lorsque la porte s’est refermée, c’est d’une main tremblante qu’elle étouffe le son de son souffle et de ses sanglots.
Combien de temps reste-t-elle ici, immobile, le souffle écorché par l’angoisse ? Deux coups délicats à la porte la font sursauter et elle recule, incapable de réagir en conséquence. La pièce toute entière est un cimetière à son cœur, et lorsque Sophie s’invite en silence, la mine d’Eve se décompose, les yeux rougis par ses larmes.
« Oh, mon enfant… »
Eve n’a pas la force de se cacher, pas la force de voiler la douleur qui la transcende. Sophie s’approche, prudente, et tire doucement Eve à venir poser genou à terre pour pouvoir l’envelopper de ses bras. Non, Sophie n’aura aucun mot à dire alors que soixante-dix ans auront inversé leurs rôles. Sophie n’était plus une enfant en proie à la détresse. Eve lui avait offert une chance, un toit, une nouvelle vie… Et si Sophie soufflait d’Eve qu’elle était son petit-fils, jamais personne n’avait été plus vaillant protecteur que la vampire aux boucles d’or entre ses bras. Ses sanglots lui déchirent le cœur, mais la vieille dame ne pipe mot. Caresse lentement le dos de celle qu’elle estime comme sa sœur depuis toujours, un geste rassurant. L’unique chose qu’elle puisse lui offrir.
Sophie ne demandera rien. Aidera Eve à effacer les traces d’une nuit que la vieille dame ne cherchait pas à interpréter. Aucun mot n’est échangé. Pas lorsque les draps souillés seront mis de côté. Pas lorsqu’Eve de son uniforme vêtu baise la joue de Sophie avec la douceur d’une mère. Pas lorsque la porte de la petite bibliothèque se refermera pour ne plus revoir Eve. Qu’importe la suite. Eve n’était plus une enfant brisée.
Il était des choses plus importantes que son pauvre cœur à protéger.