En voilà une mission à laquelle elle ne s’attendait pas. Lorsqu’elle en avait lu le descriptif à la boutique de May, elle s’était empressée d’en parler à Scar sans se douter que lui-même poserait le même sujet sur la table avant même qu’elle n’ouvre la bouche. Un devoir qui dépassait le cadre de l’Église — une première pour elle — et pourtant, cette fois seulement, elle y trouvait un peu de sens.

Ça s’avérerait sans doute être une très mauvaise idée : elle marcherait sur des œufs toute la soirée et devrait s’efforcer d’éviter ces mêmes gens qu’il lui fallait protéger. Elle n’avait pas eu la sottise de cacher l’information à Scar, après tout, ils devaient compter l’un sur l’autre, et surtout elle sur lui : Françoise Bellevallée était une amie d’enfance qui la pensait au monastère, Oscar Bellevallée un très bon ami de son père. Ça arrangerait tout et tout le monde s’il ne la découvrait pas chez eux.

La présence de Sadie fut une surprise.

S’efforçant de ne pas le dévisager tout le long de l’entretien — qu’est-ce qu’il faisait là ? —, elle resta impassible quant bien même le majordome l’ignora royalement. Ça l’arrangeait, au final, de ne pas marquer sa mémoire. Lorsque son partenaire l’attira vers lui cependant, elle eut un sourire amusé. Et lorsqu’elle remarqua les gants à ses mains, un coup d’œil reconnaissant. Elle n’était pas souvent optimiste, mais peut-être que cette fois...

(L’idée de Françoise, confinée dans sa chambre, lui fit serrer des dents. Tant mieux pour elle, mais si cette mascarade servait aussi à lui trouver un parti, ne serait-il pas mieux de la laisser se mêler aux invités ?)

À son tour, elle se tourna vers Sadie, les joues rouges comme à chaque fois que quelque chose d’inattendue se produisait et résista à l’envie d’agiter sa main dans tous les sens, franchement ravie d’être entourée d’amis pour cette tâche.

— Vous pouvez m’appeler Victoria. C’est un plaisir messire, lui dit-elle avec un regard entendu par delà sa courbette polie.

Si la tentation d’utiliser son deuxième ou troisième prénom était forte, elle préférait s’éloigner autant que possible de tout ce qui pourrait rappeler, eh bien, elle, en présence des invités. Puisque le cercle Bellevallée était aussi le cercle Botherel, de part l’amitié de leurs parents, et qu’après tout elle avait été noble, elle risquait de croiser quelques têtes connues au cours de la soirée.

— Je vous confie ça, dit-elle en tendant son épée à Scar. Elle tenait celle-ci dans ses bras depuis qu’elle s’était changée.

Il n’était pas question de s’attirer l’attention des convives en portant une arme par dessus sa robe, mais elle se sentait moins capable sans elle. Au besoin, au moins lui resterait-il toujours la dague accrochée contre sa cuisse sous le précieux tissu.

— ... Et ça, ajouta-t-elle en retirant ses gants après une seconde d’hésitation. Il fallait avouer que ses pouvoirs seraient très utiles dans pareille mission, et si on l’invitait à danser, elle aurait vite fait d’obtenir en une dizaine de minute ce que des heures d’interrogation n’auraient pas pu leur offrir.

Pour cela aussi, elle se sentait optimiste : si les bals la faisaient saigner du nez lorsqu’elle était plus jeune, sans aucun contrôle sur ce don qu’elle s’appliquait à ignorer le plus fort possible, les choses avaient changé : les derniers mois s’étaient avérés formateurs, quant bien même certains aspects de son pouvoir l’éludaient encore.

Elle revêtit finalement son masque pour cacher ses joues encore roses, hésitant à se sentir ridicule ou charmante dans le costume prêté par Georges, avant de tirer sur la longue tresse en queue de poisson qui tombait sur ses épaules. L’avantage des robes de bal, c’est qu’elles étaient faites pour danser et donc pour bouger : cela lui faciliterait grandement la tâche si un combat venait à éclater.

Le désavantage, c’était qu’elles étaient absolument magnifiques : et la famille de Françoise avait toujours été plus riche que la sienne, avant même que Belligrad Botherel ne sacrifie leur fortune pour la santé de sa mère et, il fallait l’avouer, sa fierté et jalousie. Si les tenues luxueuses avaient toujours fait battre un peu plus vite le cœur de Béatrice, ces trois ans à s’habiller comme le petit peuple lui donnait l’impression d’être une princesse qu’on avait transformé en grenouille avant de lui tendre son diadème d’antan, désormais bien trop grand pour elle.

Les budgets pour les costumes féminins et masculins n’étaient clairement pas les mêmes, mais Béatrice trouva celui de Scar étrangement approprié. Non pas pour une question de caractère mais de puissance : elle avait l’idée des sangliers comme une force de la nature, qu’élevait d’autant plus sa tenue sur le modèle des gladiateurs d’antan.

Quant à Sadie... Disons qu’il avait une jolie barbe, très longue, très soyeuse, tant dans les faits qu’elle avait beaucoup de mal à en détourner les yeux. C’était comme si tous les cheveux qu’il n’avait pas s’étaient retrouvés collés à son menton.

Distraite par son admiration de toute cette merveilleuse capillarité, elle se surprit du geste de Scar, toute sa familiarité, mais ne s’en éloigna pas. Hochant la tête à son propos, elle songea à la couleur de son âme qu’elle repérerait sans mal dans une foule à force de côtoyer celle-ci.

— Et moi, je vous trouverais, lui répondit-elle avec un sourire reconnaissant.

S’assurant que le majordome avait quitté la pièce, elle se tourna vers Sadie et ajouta :

— Je suis déjà venue ici à plusieurs occasions, il y a cependant un certain temps.

Il connaissait son nom et son histoire : elle ne trouvait pas l’utilité de cacher pareille information, d’autant plus que sa familiarité avec les lieux pourrait servir leur cause : protéger les Bellevallée.

Elle acquiesça à la suggestion de Scar, et désigna la direction de la salle de spectacle.

— Parfait. Elle se situe par là-bas. Je vous laisse vous y rendre tous les deux puisque les lieux me sont familiers... Vous trouverez la salle de discussion en face de nous, et les cuisines et la salle de danse dans l’aile Ouest du manoir. À bon entendeur.

Pour ce qui était de l'étage, elle ne se souvenait que de l'emplacement de la chambre de Françoise, mais préférait annoncer ce genre de choses lorsque ce serait à propos.

— Pour ma part, je pense me mêler aux convives de la salle de danse. Autant se séparer pour couvrir plus de terrain.

La salle de discussion, donc ?

— J’espère que les conversations ne seront pas trop barbantes, le salua-t-elle avec un sourire complice avant de s’engager sur son propre chemin.

Un choix surprenant, pensait-elle alors que la musique se faisait un peu plus forte. Sadie lui était toujours apparu comme un homme taciturne, et bien éloigné de la noblesse frivole qu’elle incarnait encore il n’y avait pas si longtemps... Béatrice ne pouvait que lui souhaiter tout le courage du monde.

Arrivant finalement à destination, une certaine nostalgie frappa la sorcière de plein fouet sans qu’elle ne sache si celle-ci était agréable ou douloureuse. Dans ce décor familier, elle s’attendait presque à ce que ses yeux ne croisent ceux de son frère, qui lui intimerait d’un pouce en l’air que tout se passerait bien ce soir aussi.

Tant mieux pour le masque. Elle préférait encore que les autres convives ne la trouvent pas gorgée de souvenirs.

Après une inspiration, elle se joignit à la danse, espérant que ses mains — non — ce pouvoir ne lui révèle quelques pensées privées qui les aideraient dans leurs affaires. Et entre les notes, elle ne pouvait s’empêcher de se demander comment ça se passait pour les autres de ses coéquipiers.

Béatrice ne croisa pas les yeux de son frère, non — et pourtant ceux-ci trouvèrent un autre genre de fantôme. Virevoltant gracieusement parmi les convives à l’image d’un papillon, tout aussi éphémère pensa-t-elle, songeant que la soirée se terminerait vite, pour le meilleur et pour le pire.

Son regard glissa sur son ex-fiancé une première fois tandis qu’elle changeait de partenaire, cherchant dans la foule quelqu’un à l’air un tant soit peu informé, ou peut être cancanier, avant qu’elle ne remarque que ce rouge, de cheveux comme d’âme, lui semblait étrangement familier. Elle aurait pu lâcher l’affaire tout aussi vite, pour peu qu’une fois la porte de ce grand manoir passée, elle n’ait pas envisagé combien cela serait fâcheux de croiser Bellami de Bartels ici.

Alors elle en prit connaissance une nouvelle fois, son masque dissimulant par chance son air alarmé, avant de se tourner dans la direction opposée le plus platement possible pour ne pas attirer son attention. Sous son propre costume, il aurait pu échapper à sa vigilance si seulement elle ne l'avait pas fréquenté si souvent avant que la moitié de sa famille ne périsse. Voilà qui compliquaient des choses qu’elle trouvait déjà fort ardues.

S’efforçant de sourire à son partenaire dont elle n’avait que faire de l’identité, elle résista tantôt à l’envie de trouver Bellami que de le fuir. Certes, ça l’avancerait elle, mais leur mission à tous les trois ne bougerait pas d’un iota. Elle était venue parmi les danseurs dans le but de récolter des informations, un coup d'avance sur un quelconque danger menaçant la soirée et les convives — serait-ce vraiment juste de partir simplement parce qu'elle avait croisé une figure de son passé ? Lui faudrait-elle passer par la fenêtre lorsqu'elle croiserait le maître de maison, ou sa fille ?

Les lèvres plissées, Béatrice lança un dernier regard en coin à son ex-fiancé, se détachant de la tentation de le questionner comme l'on sort d'un marécage. Dans la foule, deux autres figures, plus petites et plus jeunes, lui paraissaient également familières. Tirant à deux mains sur la laisse de son pouvoir enragé par cette vision nostalgique, aboyant aux réponses, il savait, il savait forcément, elle se dirigea vers les jumelles au bon vouloir des instruments.

— Mesdemoiselles, salua-t-elle les deux chipies comme si tout ça n’eut été qu’une grande coïncidence, effectuant une révérence polie entre deux pas de danse.

Si quelqu’un appréciait les rumeurs ici, c’était bien elles. Béatrice pouvait bien tendre l’oreille en restant dans leur entourage...