Une fois n'était pas coutume : Constantin n'avait strictement aucune idée de comment ou de pourquoi il se retrouvait là, dans cette calèche en compagnie d'une demoiselle ARMÉE, direction la Normandie. Et tout cela pour une affaire de disparitions ! Comme si le Père Saint-Hilaire était inquisiteur espagnol ! Oh mais les ordres de l'Église étaient clairs : il fallait de suite dépêcher un représentant de Dieu pour faire taire les rumeurs de diablerie. Puisque notre prêtre avait eu la bêtise de prétendre avoir été agressé par le malin lui-même dans les jardins de Notre-Dame, c'était naturellement sur lui que c'était tombé. À crier au loup, on finit nécessairement pas l'invoquer. Super.

Pour ne rien arranger, le trajet avait été particulièrement pénible - notamment parce que Constantin s'était découvert le mal des calèches (ou du moins prétendait être souffrant en espérant convaincre Béatrice de faire demi-tour) et faisait donc arrêter la voiture à intervalles régulières. Il s'était dit qu'à ce rythme-là, le temps qu'ils arrivent, l'affaire se serait résolue d'elle-même. D'ailleurs, Dieu semblait d'accord avec lui, pour cause : les chevaux également n'en faisaient qu'à leur tête, refusant d'avancer à la moindre contrariété sur la route et trainant le sabot sur les sentiers.

Mais au final et contre toute attente, Constantin fut tout de même heureux d'arriver à bon port. Une pause de plus et Béatrice l'aurait sûrement embroché sur son siège ! En plus, il commençait à avoir des douleurs au postérieur.
Posant le pied au sol, il s'avança vers le comte et dessina le signe de croix en guise de salut :

▬ Dieu soit avec vous mon fils. Le diocèse de Paris m'envoie tenter de mettre la lumière sur cette histoire. Son regard glissa vers Béatrice. N'avait-elle pas l'intention de l'introduire ? N'était-ce pas son rôle ? Soupir. Père Saint Hilaire, archevêque de Paris. Comme s'il avait besoin de détailler tous ses titres : les bagues à ses doigts et la couleur de ses vêtements étaient gages de son rang de Grand Cardinal.

▬ Bien, pour commencer avez-vous dressé la liste des jeunes filles manquantes et la date de leurs présumées disparitions ?

Non parce qu'en vrai, s'il était content d'être arrivé, le prêtre avait tout de même hâte de repartir.

Inspectant la liste par-dessus l'épaule de son assistante, Constantin pâlit. Tant d'âmes évanouies dans la nature à intervalles rapprochées et pas beaucoup de points communs entre les victimes à part leur jeune âge... Étrange. S'il était malheureusement fréquent qu'une jeune gens disparaisse à cause d'une mauvaise chute ou autre incident naturel, le nombre de kidnappés et leurs dates de disparition effaçaient la théorie d'une malheureuse série d'accidents. C'était sûrement bien l'oeuvre de quelqu'un ou de quelque chose.
C'est en se massant la tempe que le prêtre enchérit :

▬ Bien. Avez-vous constaté des attaques sur vos bêtes avant ou pendant les faits ? Où sont vos pâturages ? Il saisit le parchemin et tapota du doigt le dernier nom. Mademoiselle Merill est la dernière disparue. Avez-vous inspecté ses affaires en quête d'indices ?

Commençons par la piste la plus récente.

Ainsi une partie des victimes enquêtaient sur ces cas. Grande nouvelle. Peut-être que sur la liste, le Comte pourrait bientôt ajouter les mentions « Constantin de Saint-Hilaire, 35 ans & Béatrice Botherel - Bruns et blonds - Disparus en remontant la piste sans escorte militaire comme deux crétins parisiens. ». Il avait hâte dis donc.

▬ C'est effectivement très attentionné de votre part. En plus il allait encore devoir partager un toit avec la demoiselle et ses caprices - à moins que cela ne soit lui l'enfant gâté ? Je suis d'accord avec vous Mademoiselle mais si Merill et son frère ont tous les deux été également enlevés, c'est probablement qu'ils avaient trouvé quelque chose sur l'auteur de ce crime. Nous devrions inspecter la chambre de cette demoiselle ainsi que le logis de Laurent. De plus, la journée est entamée et je préférerai retracer le chemin jusqu'aux pâturages au petit matin. Hors de question de se faire surprendre à la tombée de la nuit au milieu de nulle part. Se tournant vers le Comte, Constantin joignit les mains et ajouta : Pardonnez-moi d'insister, mais nous avons besoin de savoir si vos gens vous ont reporté du bétail manquant. Vos chiens de garde ou de berger se comportent-ils différemment récemment ?

Même si cela semblait peu probable, on ne pouvait pas décemment rayer l'hypothèse d'une bête affamée devenue un peu trop confiante. Et puis si le prêtre ne s'y connaissait que peu en matière d'enquêtes, il restait fils de berger et savait écouter le langage des animaux. Les chiens ne mentaient jamais, eux.

Tant de questions, peu de réponses. Comme toujours. Les choses ne pouvaient vraiment jamais être simples. Constantin songeait à la vacuité de la condition humaine et si le péché du fruit de la connaissance valait vraiment le coup parce que chaque fois qu'il semblait sur le point de comprendre quelque chose dans sa vie, c'était pour mieux se heurter à un mur d'interrogations.
Béatrice, loin de partager toutes ses grandes réflexions, se saisit du trousseau de clefs et ouvrit la route jusqu'à leur logis pour les prochains jours à venir. Ce fut la petite pique qu'elle lui envoya qui le tira de ses pensées.

▬ C'est pécher que de s'excuser quand on ne le pense pas vraiment. Railla-t-il en posant ses affaires sur le plancher grinçant avant de croiser les bras. Elle ne se fatiguait décidément jamais celle-là.

S'il n'était pas le plus jeune des évêques de son archidiocèse, il aurait pu penser quelque chose comme « Ah la jeunesse » en la regardant filer au troisième étage, direction la chambre de Merill. Toutefois, Constantin devait bien admettre qu'elle avait raison et la curiosité mêlée au devoir lui interdisaient également d'aller tranquillement se coucher alors qu'ils étaient censés élucider cet affreux mystère.

▬ Les prédateurs s'en prennent naturellement aux proies les plus vulnérables et je ne connais pas d'espèces de chiens de garde qui aient peur d'un homme. Expliqua-t-il alors en lui emboitant le pas et en la devançant même, ouvrant la porte que leur avait désigné le Comte. Il est encore trop tôt pour rayer n'importe quelle piste mais je ne pense effectivement pas que ce soit l'oeuvre d'une meute affamée par l'hiver ou d'un ours perdu. Il n'était de plus pas impossible que cela soit un groupe ou un individu accompagné d'animaux. Il avait après tout grandi dans la peur de cette histoire sinistre qui avait secoué sa région. Un noble sinistre avait été pris la main dans le sac à torturer de jeunes filles de ses villages en utilisant ses chiens de guerre, des bêtes affreuses, aussi grandes qu'un homme et dressées pour tuer. Il avait des frissons rien qu'à les imaginer.

▬ S'il s'agit d'un tueur, je doute qu'il ait laissé quoi que ce soit de compromettant derrière lui mais nous ne savons jamais. Peut-être que cette demoiselle a eu le temps de cacher un indice quelque part...

Ce serait quand même vraiment très chouette de tomber sur une missive signée où le tueur confessait tout ses péchés et donnait la localisation exacte de ses victimes... Seigneur faîtes que pour une unique fois ce soit facile.

Frère Ferdinand... De mieux en mieux, voilà que le clergé se mêlait à cette histoire. Constantin n'ajouta rien de plus et proposa plutôt de s'arrêter là pour ce soir. Il rejoignit la chambre d'à côté en songeant que si seulement Béatrice n'avait pas été une femme, il aurait pu lui proposer de se séparer le lendemain pour couvrir plus de terrain : il aurait ainsi pu interroger ce Frère Ferdinand pendant que son partenaire retracerait le chemin menant aux pâturages à la recherche d'indices. Seulement, il était absolument hors de question de quitter des yeux la demoiselle Botherel, dès fois qu'elle ne soit la prochaine à tomber entre les griffes de ce mal inconnu. D'ailleurs, était-il bien prudent de la laisser seule dans sa chambre ? Et si quelqu'un s'introduisait à l'intérieur en brisant le carreau de sa fenêtre ? Et si quelqu'un d'autre avait la clef de leur demeure ? Dans son lit, les yeux rivés vers le plafond, le prêtre eut beau se retourner au moins une cinquantaine de fois dans ses draps, il ne trouva le sommeil que lorsque son esprit s'assomma lui-même de fatigue en ressassant un énième scénario catastrophe et en repensant aux cadavres mouvants. Toujours les cadavres...

Seulement, son repos ne fut que de courte durée. Plongé dans l'obscurité, paupières à demi-ouvertes, il vit plusieurs ombres dans les coins de la pièce grimper le long du mur pour s'avancer vers lui et une douleur affreuse à son épaule, là où une bête l'avait mordu à Paris, s'éveilla. Incapable de bouger sinon pour trembler, le prêtre entendit le bois sous son lit craquer, sentit le tissu de sa couette glisser lentement le long de son corps paralysé alors qu'une ombre s'allongeait dans son dos, s'enfonçant dans le matelas près de lui.

Est-ce donc là le salut que tu m'as promis ? Lui susurra une voix tordue qui ressemblait plus à un coup de vent faisant trembler les fenêtres et craquer les branches qu'à quelque chose d'humain.

Il aurait presque pu sentir une main gelée se poser sur sa nuque que la douleur à son épaule le fit hurler et ouvrir les yeux : devant lui, Béatrice le regardait, l'air désolé.

Évidemment, il ne se rendormit pas de la nuit.
Ainsi, le prêtre avait clairement la mine déconfite quand le majordome du Comte vint les chercher. Se frottant les yeux, Constantin observa la cariole d'un air mécontent puis balaya la pique de son assistante sur un ton qui trahissait qu'il n'était clairement pas d'humeur  :

▬ Je ne sais pas trop mademoiselle. Je crois que je me découvre une répulsion étrange au sarcasme de bon matin, tant et si bien que je pourrais être pris de nausée sur le champ. Faisant le tour de la charrette qui devait leur servir de transport alors qu'elle prenait place, le cardinal railla : Ne devrions-nous plutôt pas faire la route à pieds ? Nous risquerions de passer à côté de traces ou d'indices avec cet engin. Et les roues brouilleraient encore plus la piste. Marcher nous ferait le plus grand bien. N'oublions pas qu'il avait toujours mal au derrière à cause du voyage en calèche.

S'adressant au domestique sans avoir la moindre attention de monter à bord :

▬ Dîtes-moi mon brave, vous ne connaitriez pas un Frère Ferdinand dans la région par un heureux hasard ?

On se raccrochait à ce qu'on avait.

Contrairement à sa coéquipière, Constantin fut ravi de faire la route à pied et le temps que mit le majordome à ramener ses bêtes à l'étable lui permit de méditer ce qui lui redonna un peu de force pour affronter la journée et de réorganiser mentalement toutes les informations qu'ils avaient accumulé jusque-là, informations qu'il ressassa sur le chemin.

Le trajet lui fit le plus grand bien au dos et aux articulations. Même si la situation était grave, Constantin était dans le fond ravi de retrouver un peu d'air pur en dehors de Paris. Ce hameau n'avait rien de comparable avec sa région natale mais il appréciait tout de même se retrouver au milieu de la nature, à un tel point qu'il en oublia presque d'examiner le sentier. Heureusement Béatrice furetait à droite à gauche en quête d'indices et d'ailleurs si elle n'avait pas été là, Constantin se serait presque permis de siffloter gaiement un air des Alpes. Bien qu'ils ne remarquèrent aucun signe suspect, le prêtre avait retrouvé sa bonne humeur lorsqu'ils eurent rejoints leur point d'arrivée.
Notre cardinal faillit presque lâcher un cri de joie en voyant les moutons au loin mais fut interrompu dans ce moment d'enchantement par la voix de Béatrice (il en fallait bien au moins une dans le duo pour ne pas perdre le Nord). Il crut d'abord qu'elle allait suggérer de s'enfoncer dans les bois mais fut soulagé d'entendre qu'elle suggérait plutôt de commencer par la maisonnée et le pré.

▬ Bien occupez-vous de la cabane mademoiselle, je m'en vais inspecter la prairie. Son choix n'avait évidemment rien à voir avec le fait qu'il avait très envie d'aller dire bonjour aux moutons. Il fit quelques pas en direction des champs puis s'arrêta et lui jeta un regard : Faîtes tout de même attention à vous et criez si vous trouvez quelque chose.

Ce serait quand même malheureux qu'elle se fasse agresser au moment même où il l'aurait laissée seule. Mais au pire elle avait une épée, ce n'était pas simplement pour décorer pas vrai ?

Trop content d'avoir enfin un instant à lui-même, Constantin ne se fit pas prier pour gambader vers les pâturages où son premier réflexe fut d'aborder un des moutons dans l'espoir de les caresser. Quelles belles bêtes, plus grassouillettes que dans les montagnes mais à la toison moins épaisse également. Ohlàlà, c'est fascinant comme d'une région à l'autre les moutons ont des manteaux différents. Et celui-là a des tâches rousses ! Adorable !

▬ Piti piti piti piti... Les appela-t-il en s'approchant doucement.

Écoutez ça ne ferait pas progresser l'enquête mais ça rendrait Constantin heureux.